Les Masques et les visages au Louvre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 6 (p. 526-553).
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LES MASQUES ET LES VISAGES
AU LOUVRE

II[1]
DEVANT LES TABLEAUX D’ISABELLE D’ESTE

Il y a au Louvre, dans la galerie du bord de l’eau, tout auprès de la salle des primitifs italiens, deux tableaux placés au second rang, manifestement sacrifiés et qui, pourtant, intriguent le passant comme deux énigmes. Ce sont des allégories : le Combat de l’Amour et de la Chasteté du Pérugin et, en pendant, la Cour d’Isabelle d’Este, de Lorenzo Costa. Presque en face, sur la paroi opposée, sont les deux fameux panneaux de Mantegna : la Sagesse victorieuse des Vices et le Parnasse, encadrant la Vierge de la Victoire, infiniment plus beaux, mais presque aussi bizarres que les deux premiers. Le passant, qui s’attarde à ces quatre énigmes, éprouve confusément qu’il y a un lien entre elles, une pensée commune. Il ne se trompe pas : ce lien, c’est Isabelle d’Este.

Ces quatre tableaux ont été peints sous sa dictée, ainsi que beaucoup d’autres, pour décorer son petit musée du Palais de Mantoue, qu’elle appelait sa Grotta. Elle en a décidé les dimensions, les sujets, la grandeur des figures, l’éclairage exact, la place précise dans un ensemble décoratif et idéographique réglé d’avance. Aucune œuvre, fût-elle du plus grand maître, n’a été admise dans cette Grotta, si elle ne concourait pas à l’effet voulu. Ces quatre énigmes sont donc quatre fragmens d’une même pensée. Laquelle ? — C’est ce que nous allons voir.

En regardant son maschio dessiné par Léonard de Vinci, nous avons soupçonné ce que devait être, au naturel, le visage d’Isabelle d’Este ; en suivant ses lettres et les témoignages de ses contemporains, d’après MM. Luzio et Rénier, nous avons vu ce que fut sa vie subie et sa vie voulue ; mais, pour bien démêler son idéal, ce ne sont plus les textes, ce sont les tableaux qu’il nous faut lire. Ils révèlent non ce qu’elle a trouvé dans la vie, mais ce qu’elle a rêvé d’y mettre et, ce qu’elle n’a mis que dans sa collection.


I. — SES « INVENTIONS » POÉTIQUES

Regardons, par exemple, le premier panneau de Mantegna placé à gauche de la Vierge de la Victoire. Pour le passant ignorant, c’est une rencontre fort divertissante, parce qu’elle est hétéroclite, mais tout à fait inintelligible. La figurante de quelque fête mythologique, comme on en donnait souvent au XVIe siècle, chasse d’un parc princier un tas de mendians, ribaudes, estropiés, culs-de-jatte, hommes-singes et autres phénomènes de la cour des Miracles, qui s’y étaient introduits indûment, peut-être pour mendier, peut-être pour voir les rocailles colorées en rose par un feu de Bengale ; — ce qui est, en effet, fort curieux. Les pauvres gens ne savent par où fuir et les voilà à mi-corps dans un bassin, les plus valides portant leurs camarades impotens, dérangeant les nénuphars et les plantains ; leur marmaille les suit dégringolant du haut des charmilles plus vite qu’elle n’y était grimpée, tandis qu’un arbre étique, entortillé de devises comme un mirliton, lève les bras au ciel de stupéfaction devant cet épouvantable bat-l’eau…

Qu’est-ce que tout ceci veut dire ? On comprend bien que des gens si difformes et peu vêtus n’aient pas dû entrer dans un jardin où les ifs sont si bien taillés, pendant que de belles dames se sont déguisées en divinités de l’Olympe ; toutefois, la brutale façon dont on les mène inspire un peu de pitié. Or ceci, c’est la Sagesse victorieuse des Vices, et notre sympathie entière doit aller ? » cette garde champêtre, qui est Minerve, et les pauvres diables qu’elle bouscule doivent nous inspirer la plus profonde horreur. « La beauté est une chose sainte, » dit Bembo, dans le Cortigiano, de Baldassare Castiglione, « elle procède de Dieu. Elle est la face plaisante, joyeuse, agréable et désirable du bien, tandis que la laideur est la face obscure, fâcheuse, déplaisante et triste du mal. La beauté extérieure est le vrai signe de la beauté intérieure, — comme ès arbres la beauté des fleurs porte témoignage de la bonté des fruits. » Ainsi, d’après les deux grands amis de la marquise, Castiglione et Bembo, les pauvres gens de Mantegna, étant laids, sont des vices et bons à tuer.

De même, devant le tableau du Pérugin, devons-nous regarder à plusieurs fois avant de prendre parti : nous pourrions lâcher quelque sottise. En effet, quoi de plus odieux que ces grosses dames dévêtues, égorgeant les gracieux petits enfans qui grimpent après elles pour les embrasser ! Elles brandissent des lances contre ces pauvres mioches, qu’elles ont saisis aux cheveux, et c’est proprement, là, un massacre des Innocens… Pas du tout ! nous dit l’auteur, ces innocens sont des coupables, ce sont les Amours, les amours illégitimes, adultères, pour ne pas dire pire, et ces grosses dames sont les Vertus : c’est Pallas, c’est Diane, c’est tout ce qu’il y a de mieux au monde, — sauf la dame du milieu, qui se défend, comme elle peut, avec un grand bâton armé d’un plumeau contre l’arc de sa rivale. Celle-là, c’est Vénus, ce plumeau une torche insidieuse dont elle cherche à mettre le feu au cœur de l’innocente chasseresse…

Toute cette belle « invention » est d’Isabelle d’Este. Comme le Pérugin n’y comprenait rien, non plus que nous, elle ne lui a pas écrit moins de cinquante-trois lettres, pour la lui bien enfoncer dans la tête. Le malheureux artiste, — dont la tête était si dure si l’on en croit Vasari, — en demeurait stupide… Que faire, quand le courrier de Mantoue lui apportait, — en même temps que deux rubans lui indiquant la hauteur et la largeur du panneau à peindre, — des injonctions comme celle-ci : « Mon Invention poétique, que je désire vous voir peindre, est une bataille de la Chasteté contre l’Amour. Pallas semblera avoir vaincu l’Amour : elle a brisé sa flèche d’or et son arc d’argent et les a jetés à ses pieds. D’une main, elle le tient par le bandeau que porte l’aveugle, de l’autre, elle lève la lance et va le frapper. Diane doit avoir la même part dans cette victoire. Vénus aura été à peine effleurée dans quelque partie de son costume : la mitre, la guirlande ou le voile. Pour Diane, la torche de Vénus aura brûlé ses vêtemens, mais aucune des deux déesses ne sera blessée… » A force d’y songer, le Pérugin pouvait encore figurer ce rébus, bien que les traits qu’on lui donnait comme les plus significatifs soient si peu visibles, une fois traduits en lignes et en couleurs, que l’œil n’y retrouve pas du tout ce que l’esprit y a voulu mettre. Mais que faire, quand on est un peintre d’Adorations et de « Conversations sacrées, » en recevant cet ordre de bataille : « Derrière ces quatre divinités, les chastes nymphes, suivantes de Pallas et de Diane, devront, dans les modes divers qui vous conviendront, soutenir un rude combat contre la troupe lascive des faunes, des satyres et de mille autres petits amours. » — Comment faire battre tout ce monde ? se demandait-il… Ma foi, je ferai poser un mouvement et je le répéterai chez toutes ces nymphes ! Ainsi fit-il, et devant notre tableau du Louvre, on croit assister à une manœuvre d’assouplissement militaire, lorsque tous les hommes d’un peloton lèvent le même bras pour le même geste sous l’œil d’un caporal injurieux.

Enfin, se dit le peintre, je me rattraperai sur le paysage. Erreur ! tout est prévu. De même que le stratège a donné le « mouvement » et le « point de direction » et indiqué quelles devaient être les armes, il a désigné le terrain :


Afin de donner plus d’expression à la fable et l’orner davantage, l’olivier, arbuste consacré à Pallas, surgira de terre à côté d’elle ; la chouette, son oiseau symbolique, se posera sur une des branches. Du côté de Vénus fleurira le myrte, qui est son emblème, et pour plus de charme, il faudra que l’œuvre ait pour fond un fleuve ou la mer. Les faunes, les satyres, les amours fendant les flots, portés sur des cygnes ou volant, dans les airs, accourront au secours de Cupidon, anxieux de prendre part à cette amoureuse entreprise. Sur les bords du fleuve ou sur le rivage de la mer, apparaîtront Jupiter et les autres dieux ennemis nés de la Chasteté. Le premier, changé en taureau, enlève la belle Europe, et Mercure, comme un aigle qui convoite sa proie, voltige autour de la nymphe Glaucère qui tient un cyste où sont gravés les attributs de la déesse Pallas. Polyphème, avec son œil unique, court après Galatée, Phébus poursuit la nymphe déjà changée en laurier, Pluton, qui vient d’enlever Proserpine, l’emporte dans son royaume infernal et Neptune va enlever Coronis, mais au moment même, elle est métamorphosée en corneille. Tous ces traits, je vous les envoie figurés sur un petit dessin, cl, cela s'ajoutant à mes explications, vous comprendrez mieux ce que je veux. Si vous trouvez que les figures sont trop nombreuses pour le sujet, vous pouvez en diminuer le nombre, pourvu toutefois que le fond ne change point : j’entends Pallas, Diane, Vénus et l’Amour…, mais il vous est interdit de rien ajouter du vôtre.


C’est le résultat de cette belle entreprise, que nous avons sous les yeux : c’est le plus mauvais tableau du Pérugin, presque aussi ennuyeux à regarder que sa description l’est à lire. Rien de ridicule comme ces petites marionnettes allégoriques répandues à l’arrière-plan : ces cygnes, ces amours, ces satyres et, toujours, cette malheureuse femme-arbuste, dont les dix doigts s’effilent en branches et palpent l’air par leurs myriades Ide papilles devenues feuilles au vent…

De quel thème ou « invenzione » est sortie l’Incoronazione ou la Cour d’Isabelle d’Este, de Lorenzo Costa, qui est placée en pendant au Pérugin ? Nous ne savons, car, sans doute, c’est de vive voix que la marquise a donné ses ordres au peintre. Mais si Lorenzo Costa n’a pas fait une œuvre aussi gauche que le Pérugin, il l’a échappé belle ! Nous comprenons bien qu’une troupe de nobles personnages, pittoresquement déguisés, est venue folâtrer à l’entrée d’un bois taillis et au bord d’un bras de mer, profondément enfoncé parmi les collines. Mais qui dira ce qu’ils font ? Qui dira, surtout, la pensée commune qui, les ayant amenés là, les réunit ? Aucun d’eux ne regarde son voisin. Nul ne s’occupe que de son action propre, qui est, à la vérité, fort singulière. Une belle dame, assise, tient dans son giron la tête d’un mouton à qui elle passe un collier de fleurs, sans le regarder. Une autre dame, en face d’elle, est également assise auprès d’un petit taureau, doux comme un mouton, et comme elle, aussi, a tressé une couronne, elle tient au-dessus de la tête bovine cette auréole de fleurs. Au second plan, une troisième couronne apparaît : ce n’est plus une tête de mouton ou de taureau qui va la recevoir, mais bien celle d’une belle dame debout en grande toilette rouge traînante, avec de ces manches tombantes, immenses et pointues par le bas que Mussati comparait à des boucliers catalans. Il nous semble bien la reconnaître pour être la fameuse marquise de Mantoue. Posant la main droite sur son cœur et relevant de la gauche le devant de sa jupe, elle penche la tête comme une victime sous le couteau du sacrificateur. C’est afin d’entrer plus aisément dans le cercle de feuillage que lui tend un petit amour ailé tenu debout sur les genoux d’une autre dame.

Tout autour, un cercle de vieux Turcs et de jeunes troubadours. Les uns, debout, jouent de la viole, de la lyre ou du monocorde ; les autres assis, tâchent d’écrire quelque chose sur leurs tablettes, malgré la grande incommodité de leur posture. Pendant qu’ainsi ces gens se divertissent, deux personnages guerriers, placés en grand’garde, à droite et à gauche, au bord du tableau, veillent à ce que nul n’approche : l’un, costumé en soldat romain, a été armé d’une longue hallebarde dont il semble se servir un peu à tort et à travers, car il a cassé une branche d’arbre et coupé la tête d’un chien, — ce dont il semble très malheureux… L’autre, une femme armée d’un arc et d’une flèche, surveille ce qui se passe au dehors, prête à intervenir. En contre-bas, à l’arrière-plan, un parti de cavaliers, bardés de fer, en attaque un autre, cependant qu’à quelques pas, des voyageurs causent paisiblement en débarquant d’une nef dont on cargue les voiles. Enfin, sous les bois, entre les fûts des saules, des lauriers ou des palmiers, de lointaines figures se poursuivent ou se joignent en des gestes d’amour.

Tel est l’aspect de cette peinture, qu’on appelle tantôt le Triomphe de la Poésie, tantôt la Cour d’Isabelle d’Este. Les deux titres se peuvent soutenir, et bien que l’affabulation soit infiniment plus compliquée qu’un simple Triomphe de la Poésie, il est probable que les personnages ainsi déguisés sont les familiers de la grande marquise. « Et ne pense point, dit Castiglione, que jamais ailleurs ait été si bien goûté le plaisir et douceur qui provient d’une chère et aimable compagnie… » Il y a beaucoup de chances pour que le guerrier romain, à l’avant du tableau, qui manie sa hallebarde comme un râteau, soit ce Castiglione lui-même, ce diplomate aux yeux bleus et à la barbe blonde qui remplit de son doux et triste regard tout le Salon Carré… Et au second plan, qui peut bien être ce musicien, coiffé d’un turban et armé d’un monocorde, qui retourne vers nous sa longue barbe pointue pour montrer, du bout de son archet, ce qui arrive à la marquise ? C’est la vision prophétique d’un Pietro Bembo, vieilli, devenu vénérable, ayant cessé de jouer et de chanter aux pieds des belles dames de son temps, auquel il suffira d’ôter ce turban et de mettre un chapeau pour en faire un cardinal… Et si le peintre avait serré d’un peu plus près le caractère des jeunes figures : le violoniste qui joue, le nez en l’air, en cherchant son inspiration dans le ciel, l’historien ou le poète coiffé d’un chaperon à plumes, qui tient son encrier comme une coupe, nous y reconnaîtrions peut-être les familiers de la marquise : les Niccolo da Corregio, les Mario Ecquicola, les Lorenzo da Pavia.

Nous reconnaissons, en tout cas, le lieu idéal où ils vivent : c’est ce pré « garni d’herbe et enrichi de diverses fleurettes variées de couleurs, ces bosquets sombres et remplis d’une révérence solitaire, cette belle fontaine industrieusement cachée en la roche vive, » que Pietro Bembo dépeint, comme l’idéal d’un parc, au début de ses Asolani. Tout cela n’est pas de la bonne peinture, mais c’est une chose qu’on regarde longtemps : elle transporte la pensée dans une région lointaine, où n’entre plus aucune des réalités de la vie. Le guerrier romain et la Diane chasseresse font bonne garde. Aucun objet n’est plus utile à rien. Aucun geste ne peut aboutir à un résultat raisonnable. Tous les regards, par une merveilleuse chance, vont hors du tableau, et ces âmes, absentes les unes des autres, qui semblent aussi absentes d’elles-mêmes, forment bien une couronne idéale à la femme qui veut régner dans le royaume de la pensée pure.

Nous n’avons pas, non plus, par écrit, l’invenzione du Parnasse, car Mantegna l’a peint, étant à Mantoue, sous les yeux de la marquise, et nous en sommes réduits, pour le déchiffrer, à nos propres lumières.

Au-dessus d’un rocher phénomène, troué, en la forme d’un pont naturel, un jeune homme cuirassé et une jeune femme nue sont debout, épaule contre épaule, renversant l’un vers l’autre leurs têtes amoureuses. Au-dessous, neuf jeunes pensionnaires dansent une sorte de ronde et leurs dix-huit petits pieds battent du bout le sol, avec infiniment plus d’esprit que n’en ont leurs neuf têtes, selon la mesure que leur donne un pauvre diable de harpiste assis dans un coin. Dans l’autre coin, une rosse lamentable, velue, poilue comme un ours, tachetée comme un paon, ailée comme une volaille, regarde son maître avec un tendre reproche de l’avoir déguisée de façon si ridicule pour la conduire en si belle compagnie. Quelques menus incidens égaient encore cette partie de campagne : un jeune polisson, qu’on a eu le tort d’y amener, souffle les pois de sa sarbacane au nez d’un pauvre habitant des cavernes, sans doute occupé à faire cuire sa soupe sur un petit fourneau et qui se défend, comme il peut, en lui envoyant sa malédiction… Au premier plan, un petit lapin, les oreilles droites, attend que tout ce vacarme ait cessé pour sortir de son trou. Or, ce rocher, c’est le Parnasse, ces pensionnaires sont les neuf Muses, le pauvre harpiste est Apollon qui joue de là lyre et le cheval velu est Pégase, mené par Mercure, dont le fouet est un caducée… Quant aux deux amoureux perchés sur l’arche montagneuse décorée, en cette occasion, comme nos estrades pour bals populaires au 14 juillet, ils figurent Mars et Vénus, tandis qu’il faut voir, dans le malheureux visé par la sarbacane d’un gamin, Vulcain que bafoue Cupidon…

La grâce infinie des gestes, la cadence parfaite des bras et des jambes, le souple déroulement des écharpes, l’équilibre harmonieux des groupes ont sauvé le ridicule de cette affabulation. Le thème idéographique disparait : on ne ressent plus que le rythme des formes, — et ce rythme est divin. Il divinise une des passions d’Isabelle d’Este et l’un de ses triomphes : la Danse, — cette musique des gestes, qu'elle apprenait dès l’Age de six ans avec le juif Ambrosio, à onze ans avec le fameux Lorenzo Lavagnolo, qu’elle étudiait dans le Trattato di Ballo, dans le Ballerino perfetto, qu’elle pratiqua presque toute sa vie. Que ce soit ou non son visage, cette figure centrale : la Muse vue de face, les mains passées derrière le dos, c’est sûrement sa passion qui agite tout le groupe divin et lui fait effleurer le sol de ses dix-huit pieds aux pointes frémissantes et tactiles. Jamais, peut-être, par aucun peintre, et non point même par Raphaël, l’« esprit » de la Danse ne fut si spirituellement rendu. Et pourtant, il suffit qu’Isabelle d’Este ait passé par là, pour que l’œuvre soit moins parfaite que telles autres œuvres de Mantegna. Les faiblesses du peintre coïncident exactement avec les figures symboliques et surérogatoires : elles viennent donc des exigences de la souveraine.

Aussi, les peintres, d’un bout à l’autre de la péninsule, s’efforcent d’y échapper. Éperdus de joie, tout d’abord, à l’idée d’être sollicités par une si grande et si savante dame, pour la décoration de sa Grotta, dès que ses ordres leur arrivent, les voilà dans la consternation. « Je suis allé chez le Bellini ces jours-ci, lui écrit Pietro Bembo, dans une lettre datée de Venise, il est parfaitement disposé à servir Votre Seigneurie, à la condition qu’elle envoie les mesures de la toile. Il faut que l’invenzione qui se trouve ici, avec son dessin à l’appui, soit accommodée à la fantaisie de l’artiste qui doit l’exécuter. Bellini désire qu’on ne lui donne pas de nombreux points fixes qui contrarient son génie accoutumé ; il dit qu’il a l’habitude de se mouvoir à son aise dans ses œuvres et qu’il se charge de satisfaire ceux qui les regardent… » De fait, ce n’est pas avec les inventions de la marquise qu’il nous satisfera. Il tourne et retourne entre ses doigts, pendant trois ans, l’ordre d’Isabelle d’Este et finit par déclarer : « Il n’y a rien à faire avec cette histoire. »

Son indignation à elle, contre Bellini, n’est pas moindre, car le vieux maître ne s’avise-t-il pas de lui proposer à la place de son « invention » une Nativité ! Une Nativité ? Qu’a-t-elle à faire d’une Nativité ? Que prouve un tel sujet ? En quoi peut-il s’accorder avec la suite de ses allégories ? Elle a un plan, depuis longtemps tracé, et il faut qu’on le suive. Elle ne conçoit pas qu’un artiste ne puisse lui transposer, sur-le-champ, en formes et en couleurs son idée comme un humaniste la lui traduit en phrases : « Ah ! si les peintres étaient aussi rapides que les poètes ! » soupire-t-elle en recevant un scenario qu’elle a demandé à Paride da Ceresara. C’est que, pour elle, le sens seul d’une peinture importe et que le métier est surtout un gêneur qui alourdit, complique, retarde la transcription.

Ce dédain pour le « métier » du peintre ou sa « matière » devait éclater dans une circonstance plus mémorable encore. C’était en 1506. Le pape Jules II était à Bologne, avec toute sa Cour pontificale et faisait mine de venir visiter Mantoue : il fallait tout préparer pour le recevoir. Le marquis Gonzague, alors auprès de Sa Sainteté, écrit donc à sa femme pour lui rappeler que les fresques de Mantegna, dans la Sala degli Sposi, ont grand besoin d’être restaurées et d’aller au plus vite. « Employez à cela Mantegna, dit-il, et ses fils, et s’ils ne peuvent faire le travail, ou ne le veulent pas, faites-le faire par Francesco Bonsignori. » Mantegna ne pouvait, en effet, pour cette raison qu’il était mort… Mais On étendit, tout de même, des couleurs plus brillantes sur l’œuvre du vieux maître, à la hâte, et ce sacrilège qui déchaînerait, aujourd’hui, l’indignation de toutes les gazettes du monde, fut accompli par Isabelle d’Este avec la plus entière sérénité.

Il nous faut l’avouer. Cette femme, célébrée dans toutes les histoires de l’Art pour son goût artiste, n’était pas artiste. Elle était de ceux qui cherchent à comprendre ce qu’il ne faut que sentir. Elle aimait les œuvres d’art non pour la vie sensorielle qu’elles développent en nous, mais pour les idées qu’elles y insinuent. Elle les considérait comme des devises plus animées, comme des armes plus parlantes. La peinture, en particulier, n’était pour elle que le moyen de mieux réaliser devant ses yeux les images qu’elle se faisait d’une vie idéale : une vie où le vice n’est plus victorieux, où la vertu triomphe, où toutes les bassesses fuient à travers leurs marécages, emportant leurs impotences et cachant leurs laideurs, — bref le contraire de ce qu’elle voyait autour d’elle… Celle vie idéale, chaque époque la place où il lui plaît. Nous la plaçons soit dans l’avenir, — ce que font les sociologues et les idéologues ; — soit dans le lointain, — ce que font volontiers les artistes ; — soit dans le passé. Avec tout son siècle, Isabelle d’Este la plaçait dans le passé : dans l’antiquité mythologique, là où les dieux triomphent du mal et de la laideur.

De là, son enthousiasme pour ces formules classiques, pour ces allégories surannées, pour ces histoires compliquées, que nous trouvons si froides et si vides, dès que le génie du peintre ne les soutient pas. L’antiquité n’est pas seulement pour elle un trésor de beauté : c’est un idéal de vertu, de vérité, de loyauté, de générosité, — de tout ce qui manque à ses contemporains. Elle ne se figure pas une humanité meilleure vêtue autrement, ni sous une autre affabulation que les Dieux grecs. La mythologie est sa revanche sur la vie. Apollon la venge des libellistes et des semeurs de discordes. Minerve la venge de Lucrèce Borgia. La Vérité, avec son miroir, la venge de César. Ainsi s’expliquent les choses que les peintres font sous sa dictée. Elle aime la danse : elle commande à Mantegna le Parnasse. Elle aime la musique : elle commande à Mantegna, d’abord, puis à Costa, le Comus. Elle aime la poésie et la conversation : elle lui commande ce qu’on a appelé la Cour d’Isabelle d’Este. Elle abhorre les vices : la fourberie, la brutalité, la luxure, la paresse : elle dicte à Mantegna la Sagesse victorieuse des Vices et au Pérugin le Triomphe de la Chasteté, puis au Corrège Apollon et Marsyas et les Vertus armant la jeunesse, qui faisaient partie également de son studiolo… Quand on songe qu’elle dictait ces « inventions poétiques » au milieu des complots qui menaçaient la vie de son mari, de son fils, de son frère, après les pestes qui emportaient le tiers des habitans de Mantoue, sur un sol sans cesse ébranlé par le pas des invasions, sous un ciel sillonné par les foudres du Vatican, on commence à les regarder d’un autre œil et à ne plus les trouver si banales et si froides : elles ont la hautaine élégance d’un bouquet cueilli sous le feu de l’ennemi.

Elles ont, enfin, le charme d’une confidence. Elles ne sont pas faites pour le grand jour des expositions publiques, mais pour de toutes petites chambres à elle, bâties par elle, des Camerini, où n’entre que son intimité, qui ne sont guère plus grandes que de grands coffrets bleu et or, serrés dans un coin de l’immense Reggia, les coffrets des espoirs secrets et des paradis rêvés. Elle ordonne ses tableaux comme elle ordonne ses devises : ces mystérieuses imprese qu’elle met partout : au plafond, comme des constellations ; sur ses robes, figurées en perles, comme des broderies ; sous ses pieds, en des carreaux de faïence. Les artistes trouvent ses thèmes incompréhensibles : il lui suffit qu’elle les comprenne. Ils sont la langue conventionnelle des souvenirs, des désirs, des regrets, comme ces messages de soi-même à soi-même qu’on s’envoie à travers les années, en décorant, en rangeant les reliques de sa vie, les bibelots de sa chambre, selon un plan et un ordre que nul autre ne peut saisir… Prisonnière de son temps, prisonnière de son monde, rêvant d’horizons de justice et de bonté qu’elle ne peut apercevoir que dans le pays des dieux, elle couvre les parois de son boudoir d’inscriptions, de devises, d’images, comme font les prisonniers les murs de leur prison : — inscriptions sans doute plus joyeuses et plus calmes que celles de son malheureux beau-frère, Ludovic le More, sur le cachot de Loches, mais témoignant, tout de même, d’un immense désir d’expansion, coups de griffe de la Chimère, qui se heurte à ces parois… Est-ce, là, vraiment le rôle de l’Art ? Non, sans doute, mais c’est un rôle encore très haut et très rare. On ne peut qu’admirer une si touchante erreur.


II. SES PORTRAITS

On juge, par là, de ce que devaient endurer ses portraitistes Faire le portrait d’une belle dame est toujours une entreprise hasardeuse : elle devient tout à fait désespérée, si cette belle dame se pique de goût et aux naturelles exigences de sa vanité ajoute celles de quelque esthétique. Les plus grands maîtres ne sont pas épargnés plus que les autres, et nul prestige n’impose à leurs clientes. Tant qu’il s’agit de mythologie ou de sainteté, de plafonds, de symboles décoratifs ou d’aspects généraux de l’humanité, on les loue volontiers, on s’abandonne aux enthousiasmes de courtoisie : c’est un jeu où l’on ne risque rien, — et que cette Muse semble chlorotique ou que ce (Jénie soit goitreux, ou que ce Penseur ait l’air d’un imbécile, on n’y regarde pas de trop près. Les complimens vont, s’enflent, l’artiste va aux nues… Mais s’agit-il de portraits, chacun veut sauver sa mise, je veux dire : sa tête. On visite, en détail, les moindres fautes de l’artiste. On le rabat à terre, on lui fait sentir qu’il n’est qu’un fournisseur comme un autre et que la « beauté » et la « ressemblance » sont garanties sur facture.

« Ah ! qu’il est difficile de trouver des peintres qui attrapent bien la ressemblance d’après nature ! » s’écrie Isabelle d’Este, dans une lettre à la comtesse d’Acerra. Notez que cette lettre est datée de 1493, c’est-à-dire du moment où tous les grands maîtres ont le pouce dans la palette : Mantegna, Carpaccio Pinturicchio, Botticelli, Léonard de Vinci, Ghirlandajo, Bellini, Michel-Ange… Enfin, on va essayer de Mantegna : c’est le glorieux auteur de la Sala degli sposi, à Mantoue, et des Eremitani, à Padoue. C’est lui qui a illuminé les tristes murs du Castello et fait, dans le plafond, ce trou bleu, avec de jolies tôles autour, que le Titien déclarera « la plus belle chose qu’il ait jamais vue. » Quand Mantegna paraît dans la noire forteresse, ses longs pinceaux à la main, tout s’égaie, tout s’anime : il semble qu’il tienne une poignée de rayons… Mais sitôt en face de la grande marquise, sa souveraine, il s’effondre, ce n’est plus qu’un ouvrier dont on discute l’ouvrage. « Nous sommes très chagrinée de ne pouvoir vous envoyer notre portrait, continue Isabelle d’Este, s’adressant toujours à la comtesse d’Acerra, mais le peintre l’a si mal fait qu’il ne nous ressemble pas le moins du monde. Mais nous avons envoyé chercher un artiste étranger qui passe pour bien attraper les ressemblances et dès qu’il sera prêt, nous l’enverrons à Votre Seigneurie[2]… » Cet artiste étranger n’est autre que Giovanni Santi, d’Urbino, le père de Raphaël. D’ailleurs, il ne réussit pas mieux que l’indigène. « Très illustre Madame et très chère sœur, pour satisfaire Votre Seigneurie et non parce que notre figure est assez belle pour mériter d’être peinte, nous vous envoyons, par Simone da Canossa, un portrait sur panneau, de la main de Zohan de Sancte, peintre de la duchesse d’Urbino, qui a la réputation de faire ressemblant, bien que, d’après ce que nous entendons dire, il parait que celui-ci pourrait nous ressembler davantage… »

Quelques mois après, c’est Isabelle d’Aragon qui veut avoir le portrait de la marquise. Par qui, cette fois, le faire peindre ? Mantoue a échoué, Urbino a échoué. On va s’adresser à Parme. Le peintre Gian Francesco Maineri y mettra tous ses soins, mais hélas ! sans plus de succès. Le portrait achevé, Isabelle l’envoie à Milan, par le maître de cavalerie Negro ; mais en demandant à Ludovic le More la permission d’offrir ce souvenir à Isabelle d’Aragon, elle ne cache pas son dépit : « Je crains d’ennuyer, non seulement Votre Altesse, mais l’Italie entière avec tous mes portraits, mais je ne pouvais refuser aux instantes prières de la duchesse. J’envoie celui-ci, qui n’est pas réellement bon et qui me fait plus grosse que je ne suis[3]… » Ainsi donc tous les peintres qui ont fait son portrait, d’après nature, ont échoué. Si l’on essayait de la peindre sans la voir ?… C’est sa sœur, Lucrezia d’Este, mariée à Annibal Bentivoglio, qui a cette belle idée. A Bologne où elle règne, elle entreprend de la réaliser, avec l’aide de Francia. La marquise envoie une esquisse ou dessin, d’après lequel Francia tente de faire ce portrait. Lucrezia se tient derrière lui et lui dicte la couleur et l’expression. On essaie deux fois et on échoue. Le peintre finit par se dérober à la tutelle de Lucrezia et il fabrique, d’imagination, une figure qu’on envoie à Isabelle. Cette fois, elle est ravie : « En vérité, vous m’avez faite beaucoup plus belle par votre art que la nature ne m’a jamais faite… » Mais les yeux sont trop noirs… Tous les éloges ne sont que pour en arriver là. Isabelle demande à Lucrezia si le peintre ne pourrait pas les reloucher et les faire plus clairs. Ou se figure la stupeur des Bolonais quand ils reçoivent cette lettre ! Lucrezia répond : « Le Francia, notre peintre, paraît être au ciel, si grande est sa joie d’apprendre que son portrait a plu à Votre Excellence et plus encore d’apprendre que son art vous a faite plus belle que la nature. Ce serait, dit-il, une grande impertinence de l’art de peindre que de prétendre surpasser la nature ; néanmoins, il n’est nullement fâché de recevoir un si grand compliment d’une telle dame ! Quant à changer les yeux de noirs en clairs, le résultat serait hasardeux et c’est avec grand regret qu’il courrait le risque de gâter ce qui est bon dans le tableau et de troquer un bien certain pour un bien incertain. Il faudrait altérer les ombres du tableau pour aller avec la couleur des yeux et, alors, le vernir de nouveau, et si les yeux étaient abimés par cette opération, le tableau perdrait tout son charme. Pourtant, si vous étiez ici pour poser devant lui, il ferait de son mieux pour plaire à Votre Excellence… » — « Moi, poser ! se récrie Isabelle d’Este, jamais ! » Car cette femme qui a recours à tous les maîtres de l’Italie, et emploie tous les moyens pour en obtenir son portrait ressemblant, ne veut point s’astreindre au seul moyen qui donnerait chance d’y réussir. En 1511, Lucrezia Bentivoglio voulant lui envoyer Francia à Mantoue et lui demandant de lui accorder quelques heures de pose, elle répond : « Que Votre Seigneurie n’insiste pas davantage ! La dernière fois qu’on a fait notre portrait, nous avons éprouvé un tel ennui de cette nécessité de rester ferme et immobile que jamais cela ne nous arrivera plus… » Tels étaient les Mécènes de cette grande époque, tel, le concours que les artistes trouvaient en eux. On se demande, quelquefois, devant ces admirables portraits de la Renaissance où tout est réuni : vie, jeunesse et beauté, devant ces lèvres encore fraîches, ce qu’elles diraient si elles s’ouvraient : ne cherchons pas, nous le savons maintenant : il en sortirait des imprécations contre leur portraitiste…


III. — SA COLLECTION

Il arrive fort bien que le même esprit, incapable de concevoir les conditions essentielles de l’art, sache comprendre l’œuvre d’art une fois faite et surtout si le temps y a mis son prestige. Tel mauvais conseiller peut être excellent amateur. C’est ce qui advint pour Isabelle d’Este. Elle est la plus ancienne, peut-être, des grandes collectionneuses et sûrement la plus spontanée. Aujourd’hui, on fait une collection pour cent raisons, dont la moindre, peut-être, est le goût de ce qu’on collectionne. De son temps, c’était l’unique raison et, bien que la grande marquise ne fût ni la première, ni la seule à rechercher les beaux antiques, on ne peut attribuer sa passion à l’esprit d’imitation, ni de lucre. Mais, aussi, quel temps pour les collectionneurs !

Se figure-t-on les yeux des hommes du XVIe siècle, lorsqu’ils virent lever de terre la moisson de marbres qui remplissent aujourd’hui le Vatican ? Il y a des fêtes qui se renouvellent, mais ce spectacle-là, le monde ne l’a eu qu’une fois. Un peuple de statuaires était au travail, plusieurs générations s’étaient usées à donner à cette pierre et à ce bronze les apparences de la vie, du mouvement, des grands enroulemens de gestes et de plis, un bel équilibre de forces et de masses, à faire sentir le jeu des muscles par l’affleurement, la plénitude de la santé, en des attitudes qui fissent honneur au corps humain, — sans parler de toutes sortes de procédés à trouver, pour faire un bronze d’une seule coulée, pour en détailler les finesses. Et tout d’un coup, tandis qu’ils cherchaient comme avaient cherché leurs pères et leurs aïeux : les auteurs des choses dures et raides des cathédrales que nous admirons, nous, mais qu’ils n’admiraient pas, parce qu’ils voulaient aller plus loin, voici que la chose rêvée sortait de terre : — le groupe idéal qu’ils cherchaient jaillissait radieux, jeune, parfait, complet, sans un défaut. L’Apollon était déterré dans une ferme de Grotta Ferrata, appartenant au cardinal de la Rovere. Le Dieu fleuve, le Tibre, avec la louve allaitant Romains et Rémus étaient découverts dans les fondemens d’une maison, près du couvent des Dominicains, à Santa Maria sopra Miner va. Le Laocoon sortait du Tibre sous les yeux de Michel-Ange. Un paysan bêchait son jardin dans le Campo di Fiori : il mettait au jour l’Hercule tenant l’Enfant avec la peau du lion ! On ne donnait pas un coup de pioche sans mettre à nu un chef-d’œuvre… C’était comme si les morts couchés sous la terre avaient, enfin, pitié des efforts des vivans et poussaient, peu à peu, vers eux l’ouvrage de leurs mains, pour leur dire : Ce que vous cherchez, nous l’avions trouvé : le voilà !

Toutefois, le métier de collectionneur n’était pas sans lutte ni danger. Il fallait, d’abord, prendre garde aux faux, car si facile qu’il fût de trouver, en fouillant, des antiques, on peut croire qu’il était plus aisé encore d’en fabriquer, ou bien que la fraude a un attrait que n’a pas la découverte, car les faussaires pullulaient. Un jour, l’un d’eux réussit à vendre au cardinal Riario, comme grec, un marbre fraîchement sorti de l’atelier du jeune Michel-Ange. Un autre jour, un antiquaire de Rome, qui s’appelait Raphaël et était d’Urhino, sans avoir rien de commun avec le grand peintre, expédiait à Isabelle d’Este, comme antiques, deux petites figures qui étaient l’œuvre d’un obscur contemporain. Aussi s’entourait-elle de précautions et mobilisait-elle tous ses amis, pour aller expertiser les objets qu’on lui offrait. Il y a un certain vase antique, disputé eu vente publique, sur lequel on aurait pu poser cette fiche :


VENTE : LAURENT LE MAGNIFIQUE.
COMMISSAIRE-PRISEUR : LEONARD DE VINCI.
ACQUEREUR : ISABELLE D’ESTE.


Il n’y a que le prix, 150 ducats, qui ferait sourire de pitié nos amateurs modernes.

Il faut ensuite ne point se laisser devancer. Les Anglais sont là qui, à coups de ducats, enlèvent tout. En avril IH29, après le sac de Rome, le poète Molza, ruiné, obligé de vendre sa bibliothèque, écrit au fils d’Isabelle d’Este, le cardinal Ercole : « Si Votre Excellence n’achète pas ces livres, ils vont partir sûrement pour l’Angleterre, ce qu’à Dieu ne plaise tant qu’est vivant le cardinal de Mantoue ! »

Il faut enfin, quand on a un budget modeste et un mari fastueux et qui fait courir, payer le moins cher possible. Dans la bataille que se livrent les amateurs autour des chefs-d’œuvre, on triomphe de trois façons : par la force, par la ruse et par l’amour. La force, c’est l’or ; la ruse, c’est l’attente et la furtive appropriation dans l’ombre ; l’amour, c’est la persuasion, peu à peu pénétrée au cœur de l’artiste ou du précédent possesseur, que jamais son œuvre ne sera si choyée que par soi, et que le beau n’est beau que dans la maison de celui qui l’aime. Ceux qui gagnent par la force, ce sont les riches ; par la ruse, ce sont les diplomates ; par l’amour, ce sont les artistes. Les premiers sont fiers d’avoir payé très cher, les seconds sont fiers d’avoir payé très peu, les derniers ne sont fiers de rien et sont simplement heureux de la possession de l’objet longtemps convoité. Comme la nature humaine est complexe, il arrive fort bien que le même amateur soit à la fois riche, avisé et amoureux, et qu’ainsi, il tire gloire aussi bien d’avoir payé un tableau très cher, — ce qui fait honneur à sa bourse, — ou très bon marché, — ce qui fait honneur à son flair, — et qu’après tout il ne déteste point absolument l’art qu’il prétend aimer. Mais il est bien rare qu’un de ces caractères ne domine pas tout à fait les deux autres et ne les subordonne pas jusqu’à les effacer entièrement. Les marchands, les prêteurs vivent grâce aux premiers ; ce sont les derniers qui font vivre les artistes, parce qu’ils forment celle atmosphère d’adoration et d’extase qui leur permet de respirer.

Isabelle d’Este était de ces derniers. Elle était obligée de compter, et de toutes les armes qu’elle employait pour conquérir les trésors de ses collections, l’or était certainement la plus faible. Elle brandissait la menace à l’occasion, étant à demi souveraine, souvent régente ; mais que pouvait la menace au loin ? Alors, elle se faisait toute petite, câline, prometteuse, éloquente, pathétique. Elle avait, partout, des correspondans et des pourvoyeurs : à Rome, Cristoforo Romano et Baldassare Castiglione ; à Venise, Zorzo Brognolo, Lorenzo da Pavia et Michèle Vianello ; à Bologne, Casio et son propre fils Ercole ; à Florence, Francesco Malatesta et Fra Pietro da Novellera ; à Ferrare, Zaliolo et Calipupi ; en France, parfois le même Zoliolo ; en Grèce, Fra Sabba da Castiglione. Occasionnellement, elle mobilise tous ses amis, dont elle a jusqu’en Irlande. Ce qu’elle a le moins, c’est de l’argent. Mais alors son génie supplée à sa bourse. Elle guette les ventes après décès, après révolutions ou après ruines, suit à pas de loup les armées en retraite, fond sur les cadavres avec une rapidité de gerfaut.

Tout sentiment se tait quand crie son désir. Elle aimait beaucoup son beau-frère Ludovic le More, qui avait voué un culte à sa sœur Béatrice d’Este, et qui partageait ses goûts d’art, de luxe et d’élégance. Elle avait fait, pour le maintenir sur le trône de Milan, tout ce qu’une femme pouvait faire et, en 1499, elle venait de le recevoir à Mantoue avec les plus grands honneurs, lorsqu’elle apprend sa chute et sa fuite devant les Français. Cette chute est définitive : il n’y a plus à espérer aucun retour de fortune, elle le sait. Aussitôt, elle écrit à Antonio Pallavicini, un de ceux qui ont trahi son beau-frère, afin que, dans le désordre de l’occupation par les troupes françaises et le pillage, il retrouve un certain clavecin, une merveille, que Lorenzo da Pavia avait fait, quatre ans avant, pour sa s <rur Béatrice, et, à force d’adresse, elle finit par le tirer de là, et par le mettre dans sa collection. De même, après la chute et la fuite des Bentivogli devant Jules II, qui vient d’envahir Bologne, elle pense, tout de suite, à ce qu’elle pourra en recueillir. Elle apprend que le Pape a fait raser leur palais, nouvellement décoré par Francia, et que deux bustes de marbre de la plus grande valeur, le buste d’Antonia et celui de Faustina, ont disparu durant le pillage. L’affection, quelle porte à sa sœur, Lucrezia Bentivoglio, et à son beau-frère, ne lui fait pas perdre de vue les deux bustes. Elle reçoit les fugitifs à Mantoue, mais elle retrouve, par ses agens, la piste des chefs-d’œuvre, les rattrape et les met dans sa Grotta. De la sorte, les princes dépossédés n’avaient qu’à venir la voir pour jouir, à nouveau, de leurs richesses disparues.

Elle ne guette pas seulement la chute des trônes, mais aussi la mort des artistes. Dès que la nouvelle parvient à Mantoue que Giorgione a rendu le dernier soupir, elle remue tout Venise pour avoir un certain tableau de la Nuit que, dit-on, le peintre a laissé et qui est très beau. Niccolo da Corregio vient-il à mourir à Ferrare, incontinent elle écrit à son fils Gian Galeazzo pour avoir le manuscrit des œuvres de son père : des poèmes qu’il lui a dédiés, assure-t-elle, longtemps auparavant : « Votre père me l’a montré lors des noces du duc Alfonso avec sa première femme Anna Sforza ; nous étions dans la pièce au-dessus de la chapelle, dans la cour ; il m’a montré son livre en trois parties, contenant des Sonnets, Capitoli et Canzoni avec une épître dédiant chacune de ces parties à moi-même… » Après le sac de Rome, elle ne manque pas de profiter de la tempête pour recueillir quelques épaves. Elle en recueille tant et si bien, qu’on en charge tout un vaisseau, qui, d’ailleurs, sera pris par les pirates et ne rendra jamais ses trésors.

Généreuse et dévouée dans l’ordinaire de la vie, elle devient, lorsqu’il s’agit de ses collections, épineuse et jalouse. Elle ne veut pas que des regards trop nombreux s’y posent et les usent. Elle a un exemplaire des Strambotti et Capitoli du chanteur Seralino, composé pour elle. Louis Gonzague de Gazzuolo a grande envie de copier un capitolo fameux « sur le sommeil ; » elle lui en envoie une copie, mais elle le prie de la tenir sous clef et de ne permettre à personne de la lire, car elle ne veut pas que ces vers tombent dans le domaine public. Elle a un Eustathium grec, qu’elle prête à son cousin César d’Aragon, mais en le priant de ne pas permettre à beaucoup de gens de le voir, pour ne pas en diminuer la valeur. Elle veut bien se dévouer aux siens et leur donner tout ce qu’elle a, mais non point un objet de collection, — pas une pièce de musée !

Au lendemain de la bataille de Fornoue, où les stradiots ont pillé le camp de Charles VIII, et notamment les admirables tapisseries qui suivaient toujours le Roi, le marquis Gonzague décide d’envoyer ces merveilles à sa belle-sœur Béatrice d’Este, sans doute pour se concilier les bonnes grâces de Ludovic le More. Isabelle, consternée, ne refuse pas de lui obéir, mais ne lui obéit pas non plus, et proteste en ces termes :


Très illustre seigneur, Votre Excellence a exprimé le désir que j’envoie les quatre pièces de tapisserie qui appartenaient au roi de France, afin que vous en fassiez présent à la duchesse de Milan. Il va sans dire que je vous obéis, mais dans cette occasion, je dois dire que je le fais avec beaucoup de répugnance, car, à mon avis, ces dépouilles royales devraient rester dans notre famille pour perpétuer la mémoire de vos glorieuses actions, desquelles nous n’avons pas, ici, d’autres souvenirs. En les donnant à d’autres, vous semblez abandonner l’honneur de l’entreprise en même temps que ces trophées de la victoire. Je ne vous les envoie pas aujourd’hui, parce qu’il faut pour cela une mule, et aussi parce que j’espère que vous saurez trouver quelque excuse à faire à la duchesse, lui dire, par exemple, que vous m’aviez déjà donné ces tentures. Si je ne les avais pas vues, je n’y tiendrais pas tant ; mais comme vous me les avez données en premier lieu et qu’elles ont été acquises au péril de votre vie, je ne m’en séparerai que les larmes aux yeux. Toutefois, comme je l’ai déjà dit, j’obéirai à Votre Excellence, mais j’espère recevoir en réponse quelques explications. Ces draperies auraient mille fois plus de valeur qu’elles n’en ont, si elles avaient été acquises d’une autre façon, je serais heureuse de les abandonner à ma sœur, la duchesse, que j’aime, comme vous le savez, et que j’honore de tout mon cœur. Mais, étant données les circonstances, je dois confesser qu’il est très dur pour moi de m’en séparer. — Mantoue, le 24 juillet 1495.


L’histoire des marbres d’Urbino est plus typique encore. En juin 1502, elle jouissait des plaisirs de la villégiature dans ses beaux jardins de la villa de Porto avec son amie préférée qui était sa belle-sœur, Elisabetta Gonzague duchesse d’Urbino, lorsque, tout d’un coup, le mari de celle-ci, le duc d’Urbino, Guidobaldo, paraît, descend de cheval à demi mort d’épouvante et de fatigue, arrivant à bride abattue de ses Etats, que César Borgia a envahis et qu’il est en train de piller. Cela vient de se passer en pleine paix, et même en pleine alliance, sans aucune déclaration de guerre, et le jeu a été pour l’envahisseur d’autant plus facile, que Guidobaldo venait de lui prêter, pour lui rendre service, toute son artillerie. C’est un de ces tours qui ont valu à César Borgia les éloges de Machiavel. En attendant que la vertu fût vengée et le crime puni, les sujets de Guidobaldo étaient rançonnés, massacrés, et le palais que son père avait rempli de trésors sans nombre : manuscrits, armes, œuvres d’art, était méthodiquement dévalisé. Des files de mulets descendaient la montagne pour porter au loin, jusqu’au Vatican, les fruits de cet heureux coup de main, — car les Papes de ce temps avaient le souci des arts.

Dans ces conjonctures, Isabelle d’Este se montre bonne parente et collectionneuse meilleure encore. La parente se désole, reçoit fort bien le fugitif, pleure sur ses malheurs, lui donne asile dans son propre palais ; mais la collectionneuse n’hésite pas à profiter de l’aubaine. Elle se rappelle avoir vu, à Urbino, un beau torse antique de Vénus et un bel Amour endormi qui n’est pas un antique, bien qu’il ait été vendu précédemment comme tel au cardinal Biario, et qui est l’œuvre d’un jeune sculpteur florentin, un certain Buonarotti, — et elle les a toujours convoités. Sans perdre une minute, elle écrit à son frère le cardinal Ippolito d’Este, qui est à Borne, pour obtenir du Borgia qu’il lui cède ces deux pièces pour sa collection. Aussitôt, César Borgia, voleur galant et traître serviable, dépêche à Mantoue un homme, à lui, avec des mulets portant la Vénus et l’Amour endormi : en sorte que le duc d’Urbino voit revenir dans le palais où on lui donne asile, et comme propriété de sa belle-sœur, les deux marbres qui étaient, un mois avant, dans son propre palais, sa propriété… Jusque-là, le rôle de la collectionneuse peut se confondre avec le rôle de l’amie. Mais où il en diffère très nettement, c’est lorsque Guidobaldo, étant revenu dans ses Etats, après la chute des Borgia et ayant récupéré, à peu près, tous ses trésors, Isabelle se garde bien de lui rendre les deux antiques. Elle a eu la précaution, avant de solliciter le voleur, de s’y faire autoriser par le volé, et elle tient que cet assentiment la dispense à jamais de restituer le fruit du larcin. En sorte que, dans ces temps de tueries et de pillages, on recouvrait plus aisément ce qu’avait dérobé un bandit que ce qu’avait recueilli un collectionneur.

Ainsi, chaque désastre, chaque tempête apporte son épave à la jolie naufrageuse et, en parcourant sa Grotta, le visiteur, un Castiglione ou un Pietro Bembo, pouvait mentalement dresser le martyrologe de l’Italie. Pour elle, une couronne qui tombe, c’est un collier qui se dénoue et elle se met, s’il le faut, à plat ventre pour retrouver les perles défilées. Un artiste qui meurt, c’est une vente en perspective. Une ville qu’on met à sac, c’est un mulet qui vient chargé d’un trésor… Mais qui pourra lui tenir rigueur ? C’était une collectionneuse. Ruines de familles, ventes forcées, fins de races, pillages de monastères, fuites de rois, voilà de quels titres se réclame toute galerie d’antiquaire. Une collection n’est qu’une chaumière faite des débris de cent palais.

Et la chaumière d’Isabelle d’Este, elle-même, a été détruite et dispersée. Un siècle ne s’était pas écoulé, depuis sa mort, que ses tableaux, assemblés avec tant de peine, étaient déjà vendus par le duc qui régnait alors sur Mantoue, Vincenzo II, au roi Charles Ier d’Angleterre. C’était les confier à un asile bien peu sûr : quelques années plus tard, la révolution éclatait en Angleterre, le Roi était décapité, ses collections vendues elles-mêmes, et les tableaux d’Isabelle d’Este dispersés dans toute l’Europe. Ce qui était resté à Mantoue d’objets précieux n’avait pas eu un sort plus heureux : en 1630, lors du sac de la ville par les lansquenets de Ferdinand II, presque tout avait été pillé, chargé dans des barques sur le Mincio et disparu, émietté, au hasard des rencontres. On en trouve aujourd’hui des fragmens un peu partout : en France, en Allemagne, on Angleterre, surtout. Au fond de bien des châteaux du Royaume-Uni, il y a, sans doute, des restes de la Grotta, des portraits d’Isabelle d’Este ou de ses amis, sous les yeux de possesseurs qui les ignorent. Les restes de son fameux « service » sont dispersés dans des collections de Vienne et de Paris. Ses médailles sont à Vienne et dans des collections privées. Il n’y a qu’un endroit où on n’en trouve rien : c’est son palais à elle.


IV. — SON PALAIS A MANTOUE

On nous dit souvent qu’il faut, pour les comprendre, remettre les œuvres d’art dans le cadre qui les a contenues la première fois. Renan a écrit, là-dessus, des pages qu’on lit peu, mais qu’on cite volontiers. Supposons, un instant, que ce soit possible. Faisons un rêve : le jour est venu où chaque peuple recouvre les œuvres d’art qu’il a enfantées. Les volets de l’Adoration reviennent à Gand, les Panathénées reviennent sur l’Acropole, le tombeau de Jules II est rassemblé, les Vierges remontent sur les autels. Il nous est permis de rendre les tableaux de Mantegna, du Pérugin, de Costa, du Corrège, aux murailles qu’ils ont dû animer jadis. Nous quittons ce palais du Louvre, si régulier, si ordonné en son architecture et si plein, avec ses cours mouvantes de foules, ses fenêtres ouvertes sur une rivière vivante et les grandes rumeurs cosmopolites qui y entrent par bouffées, — et nous transportons nos trésors, à travers la plaine lombarde, jusqu’à Mantoue. Nous franchissons la ceinture d’eaux mortes qui l’isolent du reste du monde ; nous voilà, suivant ces rues étroites et sinistres, bordées d’arcades noires, aux maisons hydropiques tassées sur leurs colonnades comme des vieilles sur leurs béquilles ; nous entrons dans ce chaos de châteaux forts, vides, ruinés, silencieux, sur ces montagnes de briques moisies dans les eaux vertes des fossés, au bord du lac où traîne le reflet des nuages paresseux… Où allons-nous les mettre ?

Les salles que les gardiens montrent avec le plus d’orgueil, la Salle des Fleuves, la Salle des Miroirs, la Salle des Marquis, sont des salles de casinos : on est étonné de ne pas voir, des ombres de joueurs autour d’un fantôme de trente-et-quarante. Du haut des corniches, des grappes de statues menacent ruine, quelques-unes, décharnées, laissent voir leur squelette de fer… Rien n’est du temps, ni de l’idéal d’Isabelle d’Este. Ce n’est pas ici qu’on peut mettre le Parnasse ou la Sagesse victorieuse des Vices… Allons plus loin. Traversons les jardins et les cours intérieures. Rejoignons les plus lointaines chambres, du plus lointain de ces palais. Tout est délabré, tout s’effrite, tout croule : cent cinquante ans, les Autrichiens ont campé là dedans, mangé, bu, fumé, cuisiné, fait litière… Où donc pourrons-nous accrocher nos chefs-d’œuvre ? Comment trouver le lieu exact pour lequel on les a conçus et où ils furent placés autrefois ?

Cela n’est pas facile. Isabelle d’Este a vécu dans trois régions distinctes de ce palais, et fort éloignées les unes des autres. Pour voir ce qui reste de son premier appartement, celui où elle a passé les trente années de son mariage, c’est-à-dire toute sa jeunesse et un peu plus que sa jeunesse, il faut aller tout au bout des palais, jusqu’au bord du lago mezzo, dans le vieux Castello sombre, sentinelle avancée de Mantoue vers le Nord. Deux tours carrées, hérissées de mâchicoulis, flanquent ses extrémités : dans celle de l’Ouest, on trouve la chambre peinte par Mantegna, la Sala degli Sposi, avec ses fresques admirables ; dans celle de l’Est, il n’y a rien ; mais entre les deux, dans un petit avant-corps qui s’avance vers le lac comme un cap, une chambre exiguë, voûtée en berceau, retient l’attention. Certes, ce petit réduit, éclairé par une étroite barbacane, ressemble plus à une casemate qu’à un boudoir. Pourtant, on se croit entré dans un coffret précieux ; sous la voûte, on voit des restes d’outremer et d’or : toute une décoration, d’une délicatesse infinie, encadre deux motifs alternés, toujours les moines : une portée de musique où sont figurées des notes qui ressemblent à des pauses et des gerbes de bandes de parchemin, liées par des rubans dont les bouts flottent au vent. Voilà tout ce qui reste du premier appartement d’Isabelle d’Este, de ce studiolo célèbre, où elle vécut de l’année 1490, date de son mariage, jusqu’à l’année 1520, après la mort de son mari, et où elle rassembla ses premiers trésors d’art.

Elle habitait sûrement là, quand elle commanda nos Mantegna, mais où les mettre ? Où sont les chambres qui les pourraient contenir ? On ne saurait les accrocher dans ce réduit large, ou plutôt étroit, de deux mètres cinquante, qui semble n’être qu’un passage et qui n’était qu’un passage, en effet. Au bout, là où ce petit avant-corps se termine à pic, était autrefois un autre palais petit, bas, carré, bâti du vivant même d’Isabelle d’Este, pour sa jeune belle-fille, la princesse Paléologue, et appelé pour cela la Palazzina della Palcologa. Et pour passer du Castello ancien à ce nouveau palais, on dut percer notre casemate à la voûte bleu et or. Pendant plusieurs siècles, elle ne lut donc qu’un corridor. Puis la Palazzina della Palcologa tomba en ruines. On l’a démolie il y a quelque douze ans : la chambre voûtée est donc maintenant dégagée, reçoit directement l’air et la lumière comme du temps d’Isabelle d’Este. Mais son studiolo n’en a pas moins disparu, et c’est ailleurs qu’il nous faut chercher un asile pour nos tableaux.

Sera-ce la suite de petites chambres ou camerini, connue sous le nom de Paradiso ? C’esl la partie la moins détruite et la moins restaurée des anciens palais. Elle est dans ce qu’on appelle la Corte Vecchia, au premier étage, avec vue au levant sur le lac. Entrons-y. Nous la trouvons, telle, à peu près, que l’a quittée Isabelle d’Este, et les soldats ou les locataires successifs qui y ont habité n’ont pu effacer entièrement ses traces… Le vent seul habite le reste des palais, — et le silence et la solitude : ici, on se sent chez quelqu’un. Ce fut toujours le goût des Italiens de bâtir d’immenses palais pour ensuite n’y habiter que des cellules étroites, et y vivre comme des rats dans un transatlantique ; et aussi sur des sommets d’où la vue peut embrasser le monde, de réduire le jour à des sortes d’embrasures haut perchées et incommodes, qui ne visent guère que le ciel. Rarement, ce goût fut poussé plus loin que chez la grande marquise. On le voit dans ce Paradiso entièrement conçu par elle et pour elle, après la mort de son mari et où elle est venue passer les dix-neuf dernières années de sa vie, de 1520 à 1539,. et finir ses jours. Mais rarement aussi, cellule fut décorée plus amoureusement ; jamais on ne vit profiter d’un espace si réduit pour signifier aux yeux et à l’esprit tant de choses.

La porte de communication, entre les deux principaux camerini, est un poème de marbres de toutes les couleurs : sur les chambranles jaunes, noirs ou rouges sont posés des médaillons de marbre blanc comme des cachets sur des scellés, et dans ces médaillons des statues en miniature d’une délicatesse infinie. On les attribue à Cristoforo Romano : elles sont dignes des plus grands maîtres. Tous les symbolismes d’Isabelle d’Este se voient dans ce cadre de porte. Minerve, debout, s’appuie sur sa lance et sur son bouclier, entre une armure dressée sur un tronc d’arbre et l’olivier symbolique ; la Musique, trône entre des pupitres et des tablatures ; Orphée suspend sa lyre à un arbre ; une figure singulière de femme porte des livres sur sa tête et foule, du pied, dans sa course, une tête de mort… Deux médaillons d’un marbre violacé, couleur de lilas, plaqués au milieu des chambranles, et un troisième, au front du linteau, semblent remplacer des œuvres volées ou détruites. Mais les délicates marges de marbre blanc, creusées en forme de feuilles de chêne ou d’acanthe, s’enroulent encore autour de ces miroirs vides. Et dans l’épaisseur du mur que franchit la porte, six autres médaillons prolongent, comme des échos, ce que disent les premières figures. Derrière la Musique, un oiseau, un rossignol sans doute, avec l’inscription χαιρε προκνη ; derrière l’Orphée, un singe vêtu d’une collerette avec un miroir ; derrière la Minerve, le hibou ; derrière la mystérieuse figure qui par le Livre dompte la Mort, un paon ; enfin, derrière les médaillons vides, un léopard et deux pigeons.

Regardons autour de nous. Les murs sont tapissés de marqueteries d’un beau jaune violon de Crémone, noires dans les creux. Voici, peu à peu, visibles, des villes fantastiques, des architectures de palais entassés, des instrumens de musique : une viole, un virginal, un luth : à chaque coin, on découvre une pensée présente. Les fibres des bois divers s’arrangent pour figurer une portée de musique, la notation d’un air populaire du XVIe siècle, un air français dont les premiers mots sont écrits : Prendes sur moy, avec le nom du célèbre musicien flamand Okenghem. Sur un petit étendard gonflé comme une voile, on lit aisément ISAR et en dessous ELLA. Il y a plus d’ « intentions » dans ces panneaux quatre fois centenaires que sur un buffet de Gallé.

Quand on lève les yeux vers la voûte, on se sent encore dominé par une pensée mystérieuse. En un écheveau d’or terni sur un fond d’un bleu sombre, les entrelacs, les tiges et les feuilles d’acanthe ou de lauriers, les rubans et les nœuds se déroulent, se mêlent, se rejoignent, s’enroulent, semblent aussi confus que la voûte d’une forêt. Puis, peu à peu, comme dans la nuit étoilée, on distingue les constellations, voici que dans ce fouillis de points d’or, on reconnaît des symboles. Voici l’α et l’ω, commencement et fin de tout ; voici les gerbes formées par les cartes du lotto, symboles du hasard qui régit les destinées humaines, voici un candélabre en triangle, duquel une seule lumière brille encore et qui rappelle, avec les lettres U. T. S., la devise choisie par la marquise aux heures sombres où il ne lui restait plus qu’une chose au monde, l’espérance : unum in tenebris sufficit ; voici la portée musicale avec les clefs singulières et les notes mystérieuses que nul n’a jamais pu déchiffrer. On les appelle les Pauses, ou les Silences, bien que ce soit en réalité des notes et des sons, mais des notes écrites comme on ne les écrivait plus depuis deux cents ans, et arrangées avec un souci décoratif bien plus apparent que le souci musical. Voici enfin le XXVII, qui annonce les sectes vaincues, et partout, sous toutes les formes, la devise qui a dominé toute la vie vécue ici : NEC SPE, NEC METU… NEC SPE, NEC METU… Nous sommes bien chez Isabelle d’Este.

Mais nos tableaux y seront-ils ? Y ont-ils jamais été ? Charles Yriarte le croyait et avait fait un projet de reconstitution du Paradiso avec l’emplacement de toutes ces œuvres. Mais manifestement les panneaux de ces camerini, aujourd’hui occupés par des décorations sans valeur, sont trop petits pour contenir nos peintures. Ils ne les ont jamais contenues. Nos Mantegna seraient bien ici, chez elle, mais ils ne seraient pas chez eux. Il faut donc leur trouver un autre asile…

Reprenons notre course à travers le dédale de la Reggia et cherchons le troisième appartement de la marquise. Au rez-de-chaussée, nous trouvons une cour pleine d’arbustes et ornée d’un petit temple de marbre, qu’on appelle la Cour des Quatre Platanes. Tout le long de ce jardin abandonné, passe une large galerie, et, s’ouvrant sur cette galerie, une suite de petites salles où les Autrichiens avaient installé leur chancellerie (Scalcheria) et divers autres services : enfin, au bout de ces salles, une cour ouverte, un cortile en ruines, les pavés arrachés, remplacés par de l’herbe, les frises ruinées, des creux dans le mur qui doivent avoir été des niches à statues, où l’on voit encore quelques restes de mosaïque, enfin, si l’on regarde bien, tout autour de la frise, usée par le vent, cuite par le soleil, noircie par la pluie, disjointe par les lézardes, ébréchée, on finit par retrouver les lettres qu’il faut pour figurer ces mots au début : ISABELLA ESTENSIS… et à la fin :… FECIT APARTU VIRGINIS MDXXII. C’est bien, ici, comme l’a dit le poète Toscana :


Le lieu que le monde a surnommé la Grotte.
Elle cache en son riche sein
Ce que la belle Italie a de plus précieux ;
C’est la magnanime Isabelle d’Este
Qui l’a construite et splendidement ornée.
Cinq chambres la composent, mais deux d’entre elles
Ont été destinées à abriter les choses de l’Art…


Nous sommes, cette fois, sans doute possible, sur le sol et sous le ciel où nos tableaux du Louvre vécurent leur jeunesse. Ici, à droite de la fenêtre, était l’Incoronazione ou Cour d’Isabelle d’Este, de Lorenzo Costa, la Lotta di Amorini e di Ninfe, du Pérugin, ici, était le Parnasse de Mantegna, qu’on appelait aussi Venere con Vulcano ed Orfeo ; ici, était la Virtû vite scaccia i Vizii, de Mantegna, enfin peut-être, ici, et certainement près d’ici, et sûrement dans le même palais, l’Antiope du Corrège et la Mise au Tombeau du Titien.

Si quelque chose des visages demeurait dans les lieux où les âmes ont vécu fortement et si le souvenir suffisait à les réaliser devant nous, comme un rais de soleil les impondérables corpuscules suspendus dans l’air, nous verrions paraître, ici, la tête pleine de Baldassare Castiglione, du Louvre, la tête osseuse et aiguë de Machiavel, du Bargello, le crâne dénudé et la barbe flottante de Pietro Bembo, le front fuyant de l’Arioste, la ronde frimousse de Niccolo da Corregio, la solennelle coupole du Titien, le divin profil de Léonard, le museau secret de Ludovic le More, la mâchoire prognathe de Charles-Quint… Tout ce qui a aimé, tout ce qui a souffert, tout ce qui, au seuil du XVIe siècle, a deviné la nature plus complexe ou désiré l’humanité meilleure, a passé ici, a médité devant nos tableaux du Louvre, a regardé danser nos Muses, rêver notre Apollon, dégringoler nos petits Amours aux ailes de libellules, converser nos philosophes, combattre notre Minerve, contre les Vices ou contre Vénus. Ces ébauches d’une vie idéale animèrent ces ruines.

Nous pourrions donc les y suspendre par l’imagination, mais quelle vie y mèneraient-elles ? Elles y seraient isolées, dépaysées, perdues. Du temps d’Isabelle d’Este, ces salles étaient pleines à déborder de marbres, de bronzes, de camées, de cristaux, de livres précieux, presque tous mythologiques. Tout parlait la langue des Dieux. Les dalles elles-mêmes du Cortile, faites de faïences colorées, étaient de petits tableaux symboliques. On posait le pied, tantôt sur des brandons arrangés en tour de Babel, avec cette mystérieuse inscription : AMUMOC, OU les familiers de la maison d’Este savaient lire amomos, ou immaculata, tantôt sur le gantelet de fer entouré de cette devise : huena fede non es mudable, tantôt sur la mèche de brandon allumée et la colombe, avec la devise : vrai amour ne se change, tantôt sur le soleil flamboyant et dardant, de tous côtés, ses pointes avec la devise per un dexir… On maniait les éditions nouvelles d’Alde Manuce, on caressait des matières ivorines, marmoréennes, ligneuses, cristallines, — un régal du toucher. Nous sommes bien dans le lieu géographique, mais toute l’ambiance esthétique a disparu… Quand on lève les yeux sur les parois de la Scalcheria, vainement on cherche les manuscrits qui enchantaient l’Arioste ou Bembo, et quand on cherche, du pied, le fameux pavimento de faïence, couvert des devises des Gonzague, on ne trouve que du trèfle : il est dans un hôtel du boulevard Haussmann… Restituer l’art au sol qui l’a produit n’a un sens que si on lui restitue, du même coup, toutes les moissons de la même saison, tous les jaillissemens de la même source. Le remettre, là, quand tout est mort de ce qui l’avait fait naître, quand tout a passé de ce qui vivait de lui, c’est un simulacre vain : c’est rallumer, sur l’emplacement d’un temple rasé, un feu inutile…

Mais patience ! Le hasard qui s’amuse à reconstruire comme à détruire a, peu à peu, rassemblé les plus belles épaves d’Isabelle à Paris et les pousse insensiblement vers le Louvre, comme vers le port. Les mythologies de Mantegna, du Pérugin et de Costa, achetées par le cardinal de Richelieu peu après le sac de Mantoue, à quoi elles avaient échappé, et transportées au château du Plessis sont, de là, venues au Louvre. En 1707, la Vierge de la Victoire, enlevée par nos troupes à la chapelle de la Via San Simone, est venue les rejoindre. Les êtres qui entourèrent la grande marquise, qui firent partie de sa « collection d’âmes » se rapprochent aussi. Le portrait de son ami Baldassare Castiglione, par Raphaël, est au Salon Carré, tout près du lieu où n’est pas la Joconde. Le portrait d’une de ses admiratrices, la belle Lucrezia Crivelli, maîtresse de Ludovic le More, est dans la salle du bord de l’eau sous le nom de Belle Ferronnière. Le buste de sa sœur Béatrice d’Este est au rez-de-chaussée, dans la salle du bord de l’eau, dite « de Michel-Ange. » La voici enfin, elle-même, dans ce Paris qu’elle a tant désiré voir, dans ce Louvre dont elle a si souvent entendu parler, respirant cette atmosphère de sociabilité sans laquelle elle ne pouvait vivre. La seconde vie qu’un portrait donne à son modèle est quelquefois celle qu’il a rêvée.


ROBERT DE LA SIZERANNE.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre 1911.
  2. « Perche il pittore ne ha tanto mal facta che non ha alcune de le nostre simiglie : havemo mandato per une forestere, quel ha fama de contralare bene et naturale. »
  3. « Ritrovadomi questo anchor non mi sia molto simile, per essere uno poco piu grasso che non sono io… »