Les Martyrs/Remarques sur le livre XV

Garnier frères (Œuvres complètes de Chateaubriand, tome 4p. 496-500).

LIVRE QUINZIÈME.

Ce livre n’a pas un besoin essentiel de notes, hors sur deux points : 1o Piste étoit en effet évêque d’Athènes à l’époque dont je parle, et parut au concile de Nicée ; 2o il y a plusieurs anachronismes, par rapport à Julien et aux grands hommes de l’Église que je représente au jardin de Platon. J’ai fait çà et là des corrections de style, supprimé quelques phrases, etc., etc. Je remplacerai les notes de ce livre par un long morceau de mon Itinéraire ; il servira de commentaire au voyage d’Eudore.


1re Remarquepage 202.

Il marchoit vers Argos, par le chemin de la montagne.

De Sparte à Argos, il y a deux chemins : l’un s’enfonce dans le vallon de Tégée, l’autre traverse les montagnes qui bordent le golfe d’Argos. J’ai suivi le dernier, et c’est celui que j’ai fait prendre à Eudore. Avant de citer mon Itinéraire, je dois observer qu’Argos étoit déjà en ruine du temps de Pausanias. Elle étoit si pauvre sous le règne de Julien l’Apostat qu’elle ne put pas contribuer aux frais et au rétablissement des jeux Isthmiques. Julien plaida sa cause contre les Corinthiens : nous avons ce singulier monument littéraire dans les ouvrages de cet empereur (Épist. xxv). Argos, la patrie du roi des rois, devenue dans le moyen âge l’héritage d’une veuve vénitienne, fut vendue par cette veuve à la république de Venise, pour deux cents ducats de rente viagère, et cinq cents une fois payés. Coronelli rapporte le contrat. Voilà ce que c’est que la gloire !

Itinéraire. « Des ruines de Sparte, je partis pour Argos sans retourner à Misitra. J’avois dit adieu à Ibrahim-Bey. J’abandonnai Lacédémone sans regret ; cependant je ne pouvois me défendre de ce sentiment de tristesse qu’on éprouve en présence d’une grande ruine et en quittant des lieux qu’on ne reverra jamais. Le chemin qui conduit de la Laconie dans l’Argolide étoit dans l’antiquité ce qu’il est encore aujourd’hui, un des plus rudes et des plus sauvages de la Grèce. Nous traversâmes l’Eurotas à l’entrée de la nuit, dans l’endroit où nous l’avions déjà passé en venant de Tripolizza ; puis, tournant au levant, nous nous enfonçâmes dans des gorges de montagnes. Nous marchions rapidement, dans des ravines et sous des arbres qui nous obligeoient de nous coucher sur le cou de nos chevaux. Je frappai si rudement de la tête contre une branche de ces arbres, que je fus jeté à dix pas sans connoissance. Comme mon cheval continuoit de galoper, mes compagnons de voyage, qui me devançoient, ne s’aperçurent pas de ma chute : leurs cris, quand ils revinrent à moi, me tirèrent de mon évanouissement.

« À une heure du matin, nous arrivâmes au sommet d’une haute montagne, où nous laissâmes reposer nos chevaux. Le froid devint si piquant, que nous fûmes obligés d’allumer un feu de bruyère. Je ne puis assigner de nom à ce lieu peu célèbre de l’antiquité, mais nous devions être vers les sources de Lœnus, dans la chaîne du mont Éva, et peu éloignés de Prasiæ, sur le golfe d’Argos.

« Nous arrivâmes, à deux heures du matin, à un gros village appelé Saint-Pierre, assez voisin de la mer. On n’y parloit que d’un événement tragique qu’on s’empressa de nous raconter :

« Une fille de ce village ayant perdu son père et sa mère, et se trouvant maîtresse d’une petite fortune, fut envoyée par ses parents à Constantinople. À dix-huit ans, elle revint dans son village. Elle étoit belle ; elle parloit le turc, l’italien et le françois ; et quand il passoit des étrangers à Saint-Pierre, elle les recevoit avec une politesse qui fit soupçonner sa vertu. Les chefs des paysans s’assemblèrent, et après avoir examiné entre eux la conduite de l’orpheline, ils résolurent de se défaire d’une fille qui déshonoroit le village. Ils se procurèrent d’abord la somme fixée pour le meurtre d’une chrétienne en Turquie ; ensuite ils entrèrent pendant la nuit chez la jeune fille, l’assommèrent, et un homme, qui attendoit la nouvelle de l’exécution, alla porter au pacha le prix du sang. Ce qui mettoit en mouvement tous ces Grecs de Saint-Pierre, ce n’étoit pas l’atrocité de l’action, mais l’avidité du pacha ; car celui-ci, qui trouvoit aussi l’action toute simple, et qui convenoit avoir reçu la somme fixée pour un assassinat ordinaire, observoit pourtant que la beauté, la jeunesse, la science, les voyages de l’orpheline, lui donnoient (à lui pacha de Morée) de justes droits à une indemnité. En conséquence, sa seigneurie avoit envoyé le jour même deux janissaires pour demander une nouvelle contribution.

« Nous changeâmes de chevaux à Saint-Pierre, et nous prîmes le chemin de l’ancienne Cynurie. Vers les trois heures de l’après-midi, le guide nous cria que nous allions être attaqués. En effet, nous aperçûmes quelques hommes armés dans la montagne : après nous avoir regardés longtemps, ils nous laissèrent tranquillement passer. Nous entrâmes dans les monts Parthenius, et nous descendîmes au bord d’une rivière dont le cours nous conduisit jusqu’à la mer. On découvroit la citadelle d’Argos, Naura en face de nous, et les montagnes de la Corinthie, vers Mycènes.

« Du point où nous étions parvenus, il y avoit encore trois heures de marche jusqu’à Argos ; il falloit tourner le fond du golfe, en traversant le marais de Lerne, qui s’étendoit entre la ville et le lieu où nous nous trouvions. La nuit vint, le guide se trompa de route, nous nous perdîmes dans les rizières inondées, et nous fûmes trop heureux d’attendre le jour sur un fumier de brebis, lieu le moins humide et le moins sale que nous pûmes trouver.

« Je serois en droit de faire une querelle à Hercule, qui n’a pas bien tué l’hydre de Lerne, car je gagnai dans ce lieu malsain une fièvre qui ne me quitta tout à fait qu’en Égypte.

« J’étois, au lever de l’aurore, à Argos. Le village qui remplace cette ville célèbre est plus propre et plus animé que la plupart des autres villages de la Morée. Sa position est fort belle au fond du golfe de Nauplia ou d’Argos, à une lieue et demie de la mer. Il a d’un côté les montagnes de la Cynurie et de l’Arcadie, et de l’autre les hauteurs de Trézène et d’Épidaure.

« Mais, soit que mon imagination fût attristée par le souvenir des malheurs et des fureurs des Pélopides, soit que je fusse réellement frappé par la vérité, les terres me parurent incultes et désertes, les montagnes sombres et nues ; sorte de nature féconde en grands crimes et en grandes vertus. Je visitai les restes du palais d’Agamemnon, les débris du théâtre et d’un aqueduc romain ; je montai à la citadelle : je voulois voir jusqu’à la moindre pierre qu’avoit pu remuer la main du roi des rois.

« Qui peut se vanter de jouir de quelque gloire auprès de ces familles chantées par Homère, Eschyle, Sophocle, Euripide et Racine ? Et quand on voit pourtant, sur les lieux, combien peu de chose reste de ces familles, on est merveilleusement étonné.

 

« Je laissai la forêt de Némée à ma gauche, et j’arrivai à Corinthe par une espèce de plaine semée de montagnes isolées et semblables à l’Acro-Corinthe, avec lequel elles se confondent. Nous aperçûmes celui-ci longtemps avant d’y arriver, comme une masse irrégulière de granit rougeâtre, avec une ligne de murs sur son sommet. Le village de Corinthe est au pied de cette citadelle.

 

« Nous quittâmes Corinthe à trois heures du matin. Deux chemins conduisent de cette ville à Mégare : l’un traverse les monts Géraniens, par le milieu de l’isthme ; l’autre côtoie la mer Saronique, le long des roches Scironiennes. On est obligé de suivre le premier, afin de passer la grand’garde turque placée aux frontières de la Morée. Je m’arrêtai à l’endroit le plus étroit de l’isthme, pour contempler les deux mers, la place où se donnoient les jeux, et pour jeter un dernier regard sur le Péloponèse.

« Nous entrâmes dans les monts Géraniens, plantés de sapins, de lauriers et de myrtes. Perdant de vue et retrouvant tour à tour la mer Saronique et Corinthe, nous atteignîmes le sommet des monts. Nous descendîmes à la grand’garde. Je montrai mon firman du pacha de Morée ; le commandant m’invita à fumer la pipe et à boire le café dans sa baraque.

 

« Trois heures après nous arrivâmes à Mégare. Je n’y demandai point l’école d’Euclide ; j’aurois mieux aimé y découvrir les os de Phocion ou quelque statue de Praxitèle et de Scopas. Tandis que je songeois que Virgile, visitant aussi la Grèce, fut arrêté dans ce lieu par la maladie dont il mourut, on vint me prier d’aller visiter une malade.

« Les Grecs, ainsi que les Turcs, supposent que tous les Francs ont des connoissances en médecine et des secrets particuliers. La simplicité avec laquelle ils s’adressent à un étranger, dans leurs maladies, a quelque chose de touchant et rappelle les anciennes mœurs : c’est une noble confiance de l’homme envers l’homme. Les sauvages en Amérique ont le même usage. Je crois que la religion et l’humanité ordonnent dans ce cas au voyageur de se prêter à ce qu’on attend de lui : un air d’assurance, des paroles de consolation, peuvent quelquefois rendre la vie à un mourant et mettre toute une famille dans la joie.

« Un Grec vint donc me chercher pour voir sa fille. Je trouvai une pauvre créature étendue à terre sur une natte et ensevelie sous les haillons dont on l’avoit couverte. Elle dégagea son bras, avec beaucoup de répugnance et de pudeur, des lambeaux de la misère, et le laissa retomber mourant sur la couverture. Elle me parut attaquée d’une fièvre putride. Je fis dégager sa tête des petites pièces d’argent dont les paysannes albanoises ornent leurs cheveux : le poids des tresses et du métal concentroit la chaleur au cerveau. Je portois avec moi du camphre pour la peste ; je le partageai avec la malade. On l’avoit nourrie de raisin ; j’approuvai le régime. Enfin, nous priâmes Christos et la Panagia (la Vierge), et je promis prompte guérison. J’étois bien loin de l’espérer ; j’ai tant vu mourir, que je n’ai là-dessus que trop d’expérience.

« Je trouvai en sortant tout le village assemblé à la porte. Les femmes fondirent sur moi, en criant : Crasi ! crasi ! du vin ! du vin ! Elles vouloient me témoigner leur reconnoissance en me forçant à boire. Ceci rendoit mon rôle de médecin assez ridicule ; mais qu’importe, si j’ai ajouté, à Mégare, une personne de plus à celles qui peuvent me souhaiter un peu de bien dans les différentes parties du monde où j’ai erré ? C’est un privilége du voyageur, de laisser après lui beaucoup de souvenirs, et de vivre dans le cœur d’un étranger, souvent, hélas ! plus longtemps que dans la mémoire de ses amis !

« Nous couchâmes à Mégare. Nous n’en partîmes que le lendemain à deux heures de l’après-midi. Vers les cinq heures du soir, nous arrivâmes à une plaine environnée de montagnes au nord, au couchant et au midi. Un bras de mer, long et étroit (le détroit de Salamine), baigne cette plaine au levant, et forme comme la corde de l’arc des montagnes ; l’autre côté de ce bras de mer est bordé par les rivages d’une île élevée (Salamine) : l’extrémité orientale de cette île s’approche d’un des promontoires du continent ; on remarque entre les deux pointes un étroit passage. Comme le jour étoit sur son déclin, je résolus de m’arrêter dans un village (Éleusis) que je voyois sur une haute colline, laquelle terminoit au couchant près de la mer le cercle des montagnes dont j’ai parlé.

« On distinguoit dans la plaine les restes d’un aqueduc et beaucoup de débris épars au milieu du chaume d’une moisson nouvellement coupée. Nous descendîmes de cheval au pied du monticule, et nous grimpâmes à la cabane la plus voisine : on nous y donna l’hospitalité.

 
 

« Nous partîmes d’Éleusis à la pointe du jour. Nous tournâmes le fond du canal de Salamine, et nous nous engageâmes dans le défilé qui passe entre le mont Icare et le mont Corydalus et débouche dans la plaine d’Athènes, au petit mont Pœcile. Je découvris tout à coup l’Acropolis, présentant dans un assemblage confus les chapiteaux des Propylées, les colonnes du Parthénon et du temple d’Érechthée, les embrasures d’une muraille chargée de canons, les débris gothiques du siècle des ducs, et les masures des musulmans. Deux petites collines, l’Anchesme et le Lycabettus, s’élevoient au nord de la citadelle, et c’étoit entre les dernières et au pied de la première qu’Athènes se montroit à moi. Ses toits aplatis, entremêlés de minarets, de palmiers, de ruines et de colonnes isolées, les dômes de ses mosquées couronnés par de gros nids de cigognes, semblables à des corbeilles, faisoient un effet agréable aux rayons du soleil levant. Mais si l’on reconnoissoit encore Athènes à quelques débris, on voyoit aussi, à l’ensemble de l’architecture et au caractère général des monuments, que la ville de Minerve n’étoit plus habitée par son peuple.

« Une enceinte de montagnes, qui se termine à la mer, forme la plaine ou le bassin d’Athènes. Du point où je voyois cette plaine au petit mont Poncile, elle paroissoit divisée en trois bandes ou régions, courant dans une direction parallèle du nord au midi. La première de ces régions, et la plus voisine de moi, étoit inculte et couverte de bruyères ; la seconde offroit un terrain labouré où l’on venoit de faire la moisson ; la troisième présentoit un long bois d’oliviers qui s’étendoit un peu circulairement depuis les sources de l’Ilissus, en passant au pied de l’Anchesme, jusque vers le port de Phalère. Le Céphise coule dans cette forêt, qui par sa vieillesse semble descendre de l’olivier que Minerve fit sortir de la terre. L’Ilissus a son lit desséché de l’autre côté d’Athènes, entre le mont Hymette et la ville.

« La plaine n’est pas parfaitement unie : une petite chaîne de collines détachées du mont Hymette en surmonte le niveau, et forme ces différentes hauteurs sur lesquelles Athènes plaça peu à peu ses monuments.

« Ce n’est pas dans le premier moment d’une émotion très-vive que l’on jouit le plus de ses sentiments. Je m’avançois vers Athènes dans une espèce de trouble qui m’ôtoit le pouvoir de la réflexion. Nous traversâmes promptement les deux premières régions, la région inculte et la région cultivée, et nous entrâmes dans le bois d’oliviers. Je descendis un moment dans le lit du Céphise, qui étoit alors sans eau, parce que dans cette saison les paysans la détournent pour arroser leurs oliviers. En sortant du bois, nous trouvâmes un jardin environné de murs, et qui occupe à peu près la place du Céramique. Nous mîmes une demi-heure pour nous rendre à Athènes, à travers un chaume de froment. Un mur moderne renferme la ville. Nous en franchîmes la porte, et nous pénétrâmes dans de petites rues champêtres, fraîches et assez propres. Chaque maison a son jardin planté d’orangers et de figuiers. Le peuple me parut gai et curieux, et n’avoit point l’air avili et abattu des Moraïtes. On nous enseigna la maison de M. Fauvel, qui demeure près du portique d’Adrien, dans le voisinage de Pœcile et de la rue des Trépieds. »