Les Martyrs/Remarques sur le livre XIX

Garnier frères (Œuvres complètes de Chateaubriand, tome 4p. 524-532).

LIVRE DIX-NEUVIÈME.


1re Remarquepage 258.

La trace blanchissante, etc.

Ceux qui ont voyagé sur mer ont vu ces traces de vaisseau que les marins appellent le sillage. Dans les temps calmes, cette ligne blanche reste quelquefois marquée pendant plusieurs heures.


2e. — page 258.

Doroit et brunissoit à la fois, etc.

Je ne suis pas le premier auteur qui ait parlé de ce double effet du soleil levant sur les mers de la Grèce. Chandler l’avait observé avant moi.


3e. — page 258.

Des nues sereines, etc.

Expression du grand maître, qui peint parfaitement ces petites nues que l’on aperçoit dans un beau ciel :

Unde serenas
Ventus agat nubes.

(Virg., Georg., i, 461.)


4e. — page 259.

Et la mère d’Eudore venoit de mourir.

Petite circonstance d’où naît la peinture du purgatoire, au xxie livre.


5e. — page 259.

Le jour s’éteint, le jour renaît, etc.

Je ne sais si c’est ce passage qui a fait dire à un critique que Démodocus étoit un vieil imbécile, ou si c’est à cause de ce même passage qu’un autre critique a bien voulu comparer la douleur de Démodocus à celle de Priam.


6e. — page 260.

Deux hautes chaînes de montagnes s’étendant, etc.

Ceci est tiré mot pour mot de mon Itinéraire ; mais comme, dans un sujet si intéressant, on ne sauroit avoir trop de détails, je citerai encore un fragment de mon Voyage. Ce fragment commence à mon départ de Bethléem pour la mer Morte, en passant par le monastère du Saint-Saba.

« Les Arabes qui nous avoient attaqués à la porte du couvent de Saint-Saba appartenoient à une tribu qui prétendoit avoir seule le droit de conduire les étrangers. Les Bethléémites, qui désiroient avoir le prix de l’escorte, et qui ont une réputation de courage à soutenir, n’avoient pas voulu céder. Le supérieur du monastère avoit promis que je satisferois les Bédouins, et l’affaire s’étoit arrangée. Je ne voulois rien leur donner, pour les punir ; mais Ali-Aga (le janissaire) me représenta que si je tenois à cette résolution, nous ne pourrions jamais arriver au Jourdain ; qu’ils iroient appeler les autres tribus du désert, et que nous serions infailliblement massacrés ; que c’étoit la raison pour laquelle il n’avoit pas voulu tuer le chef des Arabes, car une fois le sang versé, nous n’aurions eu d’autre parti à prendre que de retourner promptement à Jérusalem.

« Je doute que les couvents de Scété soient placés dans des lieux plus tristes et plus isolés que le couvent de Saint-Saba. Il est bâti dans la ravine même du torrent de Cédron, qui peut avoir trois ou quatre cents pieds de profondeur dans cet endroit. L’église occupe une petite éminence dans le fond du lit. De là les bâtiments du monastère s’élèvent par des escaliers perpendiculaires et des passages creusés dans le roc, sur le flanc de la ravine, et parviennent ainsi jusque sur la croupe de la montagne, où ils se terminent par deux tours carrées. Du haut de ces tours on découvre les sommets stériles des montagnes de Judée ; au-dessous de soi, l’œil plonge dans le ravin desséché du torrent des Cèdres, où l’on voit des grottes qu’habitèrent jadis les premiers anachorètes.

« Pour toute curiosité, on montre aujourd’hui à Saint-Saba trois ou quatre cents têtes de morts, qui sont celles des religieux massacrés par les infidèles. On m’a laissé un quart d’heure seul avec ces saintes reliques. Il semble que les moines qui me donnoient l’hospitalité devinassent que j’avais le dessein de peindre la situation de l’âme des solitaires de la Thébaïde.

« Nous sortîmes du monastère à trois heures de l’après-midi, et nous arrivâmes vers le coucher du soleil au dernier rang des montagnes de Judée, qui bordent à l’occident la mer Morte et la vallée du Jourdain. La chaîne du levant, qui forme l’autre bord de la vallée, s’appelle les montagnes de l’Arabie, et comprend l’ancien pays des Moabites et des Ammonites, etc.
.............................

« Nous descendîmes de la croupe de la montagne pour aller passer la nuit au bord de la mer Morte et remonter ensuite au Jourdain. En entrant dans la vallée, notre petite troupe se resserra, et fit silence. Nos Bethléémites armèrent leurs fusils, et marchèrent en avant avec précaution. Nous nous trouvions sur le chemin des Arabes du désert qui vont chercher du sel au lac, et qui font une guerre impitoyable aux voyageurs. Nous marchâmes ainsi pendant deux heures le pistolet à la main, comme en pays ennemi, et nous arrivâmes à la nuit close au bord du lac. La première chose que je fis en mettant pied à terre fut d’entrer dans le lac jusqu’aux genoux, et de porter l’eau à ma bouche. Il me fut impossible de l’y retenir. La salure en est beaucoup plus forte que celle de la mer, et elle produit sur les lèvres l’effet d’une forte solution d’alun. Mes bottes furent à peine séchées qu’elles se couvrirent de sel ; nos vêtements, nos chapeaux, nos mains, notre visage, furent, en moins de deux heures, imprégnés de ce minéral.

« Nous établîmes notre camp au bord de l’eau, et les Bethléémites allumèrent du feu pour faire du café. Telle est la force de l’habitude : ces Arabes avoient marché avec beaucoup de prudence dans la campagne, et ils ne craignirent point d’allumer un feu qui pouvoit bien plus aisément les trahir. Vers minuit, j’entendis quelque bruit sur le lac ; les Bethléémites me dire que c’étoit des légions de petits poissons qui viennent sauter au rivage. Ceci contrediroit l’opinion généralement adoptée que la mer Morte ne produit aucun être vivant. Pococke, étant à Jérusalem, avoit entendu dire aussi qu’un missionnaire avoit vu des poissons dans le lac Asphaltite. Ce savant voyageur avoit fait analyser l’eau de ce lac : j’ai apporté une bouteille de cette eau, jusqu’à présent fort bien conservée.

« Le 6 octobre, au lever du jour, je parcourus le rivage. Le lac fameux qui occupe l’emplacement de Sodome et de Gomorrhe est nommé mer Morte ou mer Salée dans l’Écriture, Asphaltite par les auteurs grecs et latins, et Almotanah par les Arabes (voyez d’Anville). Strabon rapporte la tradition des villes abîmées. Je ne puis être du sentiment de quelques voyageurs qui prétendent que la mer Morte n’est que le cratère d’un volcan. J’ai vu le Vésuve, la Solfatare, le Monte-Nuovo dans le lac Fusin, le pic des Açores, le Mamelife, vis-à-vis de Carthage, les volcans éteints d’Auvergne : j’ai partout remarqué les mêmes caractères, c’est-à-dire des montagnes creusées en entonnoir, des laves et des cendres où l’action du feu ne peut se méconnoître. La mer Morte, au contraire, est un lac assez long, encaissé entre deux chaînes de montagnes, qui n’ont entre elles aucune cohérence de formes, aucune homogénéité de sol. Elles ne se rejoignent point aux deux extrémités du lac ; elles continuent d’un côté à border la vallée du Jourdain, en se rapprochant vers le nord jusqu’au lac de Tibériade, et de l’autre elles vont, en s’écartant, se perdre au midi dans les sables de l’Yémen. Il est vrai qu’on trouve du bitume, des eaux chaudes et des pierres phosphoriques dans la chaîne des montagnes d’Arabie, mais je n’en ai point vu dans la chaîne opposée. D’ailleurs la présence des eaux thermales, du soufre et du bitume, ne suffit point pour attester l’existence antérieure d’un volcan. C’est dire assez que quant aux villes abîmées je m’en tiens au sens de l’Écriture, sans appeler la physique à mon secours........................
........Quelques voyageurs prétendent que dans les temps calmes on aperçoit encore au fond de la mer Morte des débris de murailles et de palais. C’est peut-être ce qui a donné à Klopstock l’idée bizarre de faire cacher Satan dans les ruines de Gomorrhe, pour contempler la mort du Christ. Je ne sais si ces débris existent. Et comment les auroit-on découverts ? De mémoire d’homme, on n’a jamais vu de bateaux sur le lac Asphaltite. Les géographes, les historiens, les voyageurs, ne parlent point de la navigation de ce lac. Il est vrai que Josèphe le fit mesurer, mais il est probable que la mesure fut prise par terre le long du rivage ; car on ne voit pas que les anciens connussent la manière de relever les distances par eau.

« Strabon parle de treize villes englouties dans le lac Asphaltite. La Genèse en place cinq in valle silvestri, Sodome, Gomorrhe, Adam, Seboim et Bala, ou Segor ; mais elle ne marque que les deux premières détruites par le feu du ciel. Le Deutéronome en cite quatre, Sodome, Gomorrhe, Adam et Séboïm ; La Sagesse en compte cinq, sans les désigner. Descendente igne in Pentapolim.

« Jacques Cerbus ayant remarqué que sept grands courants d’eau tombent dans la mer Morte, Reland en conclut que cette mer devoit se dégager de la superfluité de ses eaux par des canaux souterrains. Sandry et quelques autres voyageurs ont énoncé la même opinion ; mais elle est aujourd’hui abandonnée, d’après les observations sur l’évaporation par le docteur Halley : observations admises par Shaw, qui trouve pourtant que le Jourdain roule par jour à la mer Morte six millions quatre-vingt-dix mille tonnes d’eau, sans compter les eaux de l’Hernon et de sept autres torrents.................
............Je voulois voir le Jourdain à l’endroit où il se jette dans la mer Morte, point essentiel qui n’a pas encore été reconnu : mais les Bethléémites refusèrent de m’y conduire, parce que le fleuve à une lieue environ de son embouchure fait un long détour sur la gauche, et se rapproche de la montagne d’Arabie. Il fallut donc me contenter de marcher vers la courbure du fleuve la plus rapprochée du lieu où nous nous trouvions. Nous levâmes le camp, et nous cheminâmes pendent deux heures avec une peine excessive dans des dunes de sable et des couches de sel ; je vis tout à coup les Bethléémites s’arrêter, et me montrer de la main, parmi les arbrisseaux, quelque chose que je n’apercevois pas : c’étoit le Jourdain.

« J’avois vu les grands fleuves de l’Amérique avec le plaisir qu’inspirent la solitude et la nature ; j’avois visité le Tibre et recherché avec le même intérêt l’Eurotas et le Céphise : mais je ne puis dire ce que j’éprouvai à la vue du Jourdain. Non-seulement ce fleuve me rappeloit une antiquité fameuse, mais ses rives m’offroient encore le théâtre des miracles de ma religion. La Judée est le seul pays de la terre qui offre à la fois au voyageur chrétien le souvenir des affaires humaines et des choses du ciel, et qui fasse naître au fond de l’âme par ce mélange un sentiment et des pensées qu’aucun autre lieu ne peut inspirer. »


7e. — page 261.

Un fruit semblable à un citron doré.

J’ai apporté ce fruit, qui a passé longtemps pour n’exister que dans l’imagination des missionnaires. Il est bien connu aujourd’hui des botanistes. On a rangé l’arbuste qui le porte dans la classe des solanées, sous le nom de solanum sodomœum ; quand j’ai dit, dans la préface des premières éditions, que ce fruit ressemble à un citron dégénéré par la malignité du sol, je n’ai eu l’intention que de parler de l’apparence et non de la réalité.


8e. — page 263.

Les chameaux seuls, etc.

Je me sers ici d’une anecdote que j’ai rapportée dans l’Itinéraire, et dont j’ai presque été le témoin.


9e. — page 263.

On s’assied autour d’un bûcher.

C’est une scène de mœurs arabes dans laquelle j’ai figuré moi-même, ce qu’on peut voir dans le passage cité à la note précédente.


10e. — page 263.

Des lettres pour les principaux fidèles.

Ces lettres de voyage ou de recommandation étoient données par les évêques. J’ai cru pouvoir les faire donner par saint Jérôme, prêtre et docteur de l’Église latine.


11e. — page 264.

Reine de l’Orient.

Quelle Jérusalem nouvelle
Sort du fond du désert, brillante de clartés, etc.
(Racine, Ath., iii, 7.)


12e. — page 264.

La nouvelle Jérusalem ne pleure point.

Allusion à une belle médaille de Titus : un palmier, une femme assise et enchaînée au pied de ce palmier ; pour légende : Judæa capta.


13e. — page 264.

La souveraine des anges, etc.

Ceci rend naturelles et vraisemblables les courses de Cymodocée.


14e. — page 264.

Je suis Pamphile de Césarée.

Pamphile le martyr, disciple de Timothée et condisciple d’Eusèbe, a été nommé parmi les grands hommes chrétiens qu’Eudore rencontre à Alexandrie.


15e. — page 265.

Au pied du mont Aventin, etc.

On montre encore cette prison à Rome.


16e. — page 265.

Voit arriver tour à tour des amis, etc.

Ainsi, tous les personnages se retrouvent à Rome par un même événement : Démodocus, Cyrille, Zacharie, l’ermite du Vésuve, etc. ; et dans un moment le ciel va amener Cymodocée au lieu du sacrifice.


17e. — page 266.

Ces confesseurs avoient transformé la prison en une église, etc.

Cette peinture du bonheur des prisons est fidèle. Fleury seul donnera au lecteur curieux le moyen de vérifier tout ce que j’avance (Mœurs des Chrétiens et Hist. eccl.).


18e. — page 266.

Du fond d’une retraite ignorée, le pontife de Rome.

Dans les calamités publiques, il y a toujours des victimes qui échappent : tous les chrétiens, tous les chefs des chrétiens, n’étoient pas dans les cachots pendant les persécutions, comme tous les François n’étoient pas emprisonnés sous le règne de la terreur.


19e. — page 266.

La belle et brillante Aglaé.

Voilà la fin de l’histoire d’Aglaé, de Pacôme et de Boniface, dont on a vu le commencement au cinquième livre ; on va voir aussi la fin de l’histoire de Genès.


20e. — page 267.

Mon fils, répond le descendant, etc.

Ce simple récit de Zacharie est fondé sur l’histoire. Constance subjugua en effet quelques tribus des Francs, et les transporta dans les Gaules, aux environs de Cologne.


21e. — page 268.

L’heureuse arrivée de Constantin.

Par là le dénoûment est préparé, et le triomphe de la religion annoncé.


22e. — page 268.

Valérie avoit été exilée en Asie.

Cela est conforme à la vérité. Ces deux personnages, n’étant plus nécessaires, sont mis à l’écart. On ne les a appelés ici que pour satisfaire le lecteur, qui auroit pu demander ce qu’ils étoient devenus.


23e. — page 268.

Il vouloit engager Dioclétien, etc.

On verra Eudore se reprocher ce dessein comme criminel, mais ce dessein entretient l’espérance dans l’esprit du lecteur jusqu’au dernier moment, et rappelle en même temps le trait le plus connu et le plus frappant de l’histoire de Dioclétien. Il falloit d’ailleurs, selon la règle dramatique, que le héros fût coupable d’une légère faute.


24e. — page 268.

Ils s’aperçurent bientôt, etc.

En passant en Amérique avec des prêtres qui fuyoient la persécution, j’ai été témoin d’une scène à peu près pareille. Quand il survenoit un orage, les matelots se confessoient aux mêmes hommes qu’ils venoient d’insulter.


25e. — page 268.

Le Sauveur aperçoit le vaisseau de Cymodocée, etc.

L’intervention du merveilleux étoit absolument nécessaire ici. Sans blesser toutes les convenances, et même toutes les vraisemblances, Cymodocée ne pouvoit aller de son propre mouvement chercher Eudore en Italie ; mais le ciel, qui veut le triomphe de la croix, conduit cette innocente victime au lieu du sacrifice.


26e. — page 269.

Le vent, qui jusqu’alors, etc.

Je ne peins dans ce naufrage que ma propre aventure. En revenant de l’Amérique, je fus accueilli d’une tempête de l’ouest qui me conduisit en vingt-un jours de l’embouchure de la Delaware à l’île d’Origny, dans la Manche, et fit toucher le vaisseau sur un banc de sable. Dans mon dernier voyage sur mer, j’ai mis soixante-deux jours à aller d’Alexandrie à Tunis ; toute cette traversée, au milieu de l’hiver, fut une espèce de continuel naufrage ; nous vîmes périr trois gros vaisseaux sur Malte, et le nôtre étoit le quatrième en danger. C’est peut-être acheter un peu cher le plaisir de ne peindre que d’après nature.


27e. — page 269.

Les flots se dérouloient avec uniformité.

Il faut l’avouer : au milieu des plus furieuses tempêtes, je n’ai point remarqué ce chaos, ces montagnes d’eau, ces abîmes, ce fracas qu’on voit dans les orages des poëtes. Je ne trouve qu’Homère de vrai dans ces sortes de descriptions, et elles se bornent presque toutes à un trait, la noirceur des ondes. J’ai bien remarqué, au contraire, ce silence et cette espèce de régularité que je décris ici, et il n’y a peut-être rien de plus effrayant. Des marins à qui j’ai lu cette tempête m’ont paru frappés de la vérité des accidents. Les critiques qui pensent qu’on peut bien imiter la nature sans sortir de son cabinet sont, je crois, dans l’erreur. Que l’on copie tant qu’on voudra un portrait fidèle, on n’attrapera jamais ces nuances de la physionomie que l’original peut seul donner.


28e. — page 270.

L’écueil voisin semble changer de place.

Il faut avoir été dans une position semblable pour bien juger de la joie et de la terreur d’un pareil moment. Je regrette de n’avoir point la lettre que j’écrivis à M. de Chateaubriand, mon frère, qui a péri avec son aïeul M. de Malesherbes. Je lui rendois compte de mon naufrage. J’aurois retrouvé dans cette lettre des circonstances qui ont sans doute échappé à ma mémoire, quoique ma mémoire m’ait bien rarement trompé.


29e. — page 271.

On précipite au fond de la mer des sacs remplis de pierres.

Les anciens arrêtoient ainsi leurs vaisseaux sur des fonds vaseux, lorsque l’ancre glissoit, ou, comme parlent les marins, lorsque le vaisseau filoit sur son ancre. L’ancre sacrée étoit une ancre réservée pour les naufrages. On l’appelle parmi nous l’ancre de salut. Les anciens ont fait souvent allusion à cette ancre sacrée, entre autres Plutarque, qui se sert volontiers d’images empruntées de la navigation et des vaisseaux.