Les Marchands de Voluptés/27

Édition Prima (p. 163-168).

XXVII

Estelle Némorin


Ce ne fut donc pas encore chez Henriette Assourbanipal que la douce Amande put à son aise déshonorer son mari.

À ce propos, on n’imagine pas combien les difficultés s’accumulent lorsqu’un pareil projet vous vient à vous, femme… On voit couramment des épouses qui n’ont rien d’anoblissant et qui, malgré cette neutralité, se chargent pourtant de répandre sur leurs familles toutes les perles du déshonneur. Or voilà que, le désirant, Amande, elle, ne pouvait plus réaliser ce désir si légitime.

Ah ! combien la vie met parfois de bâtons dans les roues des projets les plus moraux !

Mais Amande, voyant la fatalité lui refuser, et du plaisir, et la joie de dire son nom à tous ceux qui eussent dû lui offrir de la volupté, ne se découragea cependant pas tout de suite.

Elle avait déjà vu diverses matrones qui ne lui donnaient point satisfaction. Eh bien, elle chercherait encore.

Et elle acheta un petit journal spécial pour y trouver la maison de tolérance de ses désirs.

C’est là que l’annonce faite par Estelle Némorin lui tira l’œil.

C’était un petit carré, où l’on promettait des plaisirs sans limites et inextinguibles à tous les amateurs, qu’ils aimassent les amours à la mode orientale ou occidentale, les passions italiennes, irlandaises, brésiliennes ou cafres. « Voilà ce qu’il me faut », pensa Amande.

Le lendemain matin, elle laissa dans son lit Adalbret qui cuvait sans doute les satisfactions prises avec quelque horreur de la rue la plus perdue du XXe arrondissement. D’un pas léger elle se dirigea alors vers le boulevard des Onze mille vierges, où demeurait Estelle Némorin.

La maison avait bon air. Un concierge amène, le bonnet grec sur l’oreille, la salua et lui dit que c’était au rez-de-chaussée.

Amande sonna.

Et la porte s’ouvrit aussitôt, offrant le plus délicieux spectacle qui se pût imaginer.

— Trois belles filles à peu près nues se tenaient debout devant l’huis, et chacune montra aux entrants une pancarte rose sur laquelle étaient écrits, de gauche à droite :

Entrez donc !

Nous vous attendions.

Vous en aurez, du bonheur !

Amande, légèrement surprise, referma la porte et hésita avant d’aller plus loin.

Mais les trois femmes qui avaient cru d’abord à la venue d’un homme, voyant une visiteuse, retournèrent les pancartes. Sur l’envers vert pâle Amande lut ceci :

Soyez la bienvenue !

Nous comptons sur vous

L’amour est là !

Alors, jaillissant d’un coin perdu, une fillette habillée en poupée sauta sur Amande et la prit par la main.

Elle fut aussitôt introduite dans un salon tendu de panne bleue et dont le mobilier était d’ébène.

« Oh ! pensa Amande, nous voilà dans un autre genre de maison. » Aussitôt, d’ailleurs, apparut une dame fort jolie, habillée de sa pudeur, de lumière blonde et d’un pagne en cuir, pyrogravé d’évocations galantes.

« Diable ! se dit la jeune arrivante, voilà qui se corse. Je n’avais pas encore vu de maison où la tenancière vînt ainsi au-devant des clients. »

— Asseyez-vous, madame, dit Estelle Némorin.

Amande s’assit et se mit à rire.

— Vous êtes de bonne humeur, remarqua gentiment la belle femme, mais voulez-vous me dire ce qui vous amène, madame ?

— Je voudrais vous demander, dit Amande tout à trac, si vous avez une place pour moi dans votre personnel.

— Lequel, madame ? Il y a ici trois personnels, celui des femmes qui conversent avec les hommes et que je nomme les « parleuses ». Elles sont recrutées parmi les licenciées et agrégées des Lettres. Nous avons aussi deux doctoresses et une avocate.

« Celles-là ne s’occupent pas d’amour, et, si l’envie leur en vient, elles payent et deviennent clientes…

Ahurie, Amande écoutait sans rien dire.

Estelle Némorin reprit après un silence :

— J’ai aussi celles qui ne s’occupent que de la sentimentalité. Elle ne se livrent à aucune galanterie matérielle et cela leur est même défendu. Les fornicatrices sont en effet syndiquées et disposent d’un monopole. Les sentimentales ne s’occupent par conséquent que d’amour platonique. Elles doivent porter, car je ne puis les surveiller tout le temps, une ceinture de chasteté comme les parleuses.

Quant aux « lascives », elles forment l’aristocratie de ma maison et je n’accepte aucune qui n’ait au minimum le trait d’union de la noblesse républicaine. Il y a une duchesse, deux marquises, une comtesse, une archiduchesse, la femme d’un viscount anglais et d’autres enfin…

« Voulez-vous donc me dire quel rôle vous postulez ici ?

— Ma foi, madame, dit carrément Amande, je suis pour les « lascives »

— Bien ! alors il faut passer l’examen.

— Un examen ? fit la jeune femme de plus en plus stupéfaite.

— Mais oui, madame, je suis autorisée par l’État à donner des diplômes, tout comme le Collège des Hautes Études sociales.

— Et ces diplômes ?

— Eh bien, ce sont des références dans la vie. Vous ne sauriez croire combien elles sont indispensables pour le mariage dans le monde élégant. Lorsqu’il s’agit de personnes notables, on commence toujours par demander les diplômes aux familles… avant les mariages.

Amande éclata de rire :

— Mais c’est merveilleux. Voulez-vous me dire comment se passe cet examen ?

— J’ai des professeurs, pour les « parleuses », les « sentimentales » et les « lascives ». Mais une fois l’examen passé, il est bon de compléter son savoir. Certaines sont passées dans les trois catégories.

— Eh bien, faites-moi examiner ?

— Dites-moi d’abord si vous êtes amoureuse ?

— Mon Dieu, madame, cela dépendrait des gens et des circonstances.

— Êtes-vous facile à émouvoir ?

— Non ! Mon mari n’a jamais pu, ou voulu…

— Avez-vous du goût pour certains divertissements spéciaux ?

Amande, un peu suffoquée par ce questionnaire, eut quelque rougeur malgré son toupet :

— Ma foi, madame…