Les Marchands de Voluptés/21

Édition Prima (p. 127-132).

XXI

Des surprises


Amande fut donc enrôlée, à la maison de Mme Mouste, pour être la jeune femme de bonne bourgeoisie que des déboires et la difficulté de boucler son budget jettent dans les maisons où l’on vend du plaisir aux hommes.

Et ce rôle de principe assumé, elle se tint dans un petit salon avec une autre ingénue, en attendant la clientèle…

Sa compagne du moment était très authentiquement ce qu’elle disait d’elle-même. Femme d’un petit bonhomme méfiant, qui tenait une boutique sur les boulevards, elle se trouvait, quoique la situation de fortune du mari fut remarquable, en nécessité de payer de son corps toutes les fanfreluches qu’il lui plaisait d’acquérir. Son époux ne voulait, en effet, ni la voir dans sa demeure commerciale, où il trônait comme un dieu, ni lui verser plus que des sommes dérisoires pour se vêtir et parer leur appartement.

Au demeurant, il ne lui demandait jamais d’explications sur ses actes et la laissait absolument libre de mener sa barque selon son gré. Il est probable, quoiqu’il n’en dît rien, que les frasques de sa femme lui fussent agréables, si elles se manifestaient productrices. Marchand pur, il voyait intelligence et vertu partout où il y avait négoce à bénéfice…

Sa femme profitait donc de la liberté accordée pour fréquenter, au titre de fournisseuse de passions diverses, les maisons de rendez-vous.

Au demeurant, cette femme avait beaucoup de morgue et la certitude de sa supériorité en tout. Elle parlait de ses amants comme de gens qui risqueraient la hart et la roue pour accourir lui porter et de l’or et du plaisir.

Mais ce plaisir, elle avouait le réserver, selon les lois morales les plus strictes, à son seul mari.

À ses questions, Amande répondit en inventant divers mensonges sur sa propre vie, car la vérité lui semblait, avec juste titre, devoir paraître bien fâcheuse.

Et lorsqu’on la crut femme d’un officier supérieur, fille d’un amiral et en proie à des jalousies inextinguibles, tout le monde fut satisfait…

Car elle commençait d’hésiter à dire brutalement sa pensée, non par pudeur, certes, mais parce qu’il lui semblait bien que la vérité est de valeur morale négative, dans un monde où personne ne croit autrui et où tout le monde ment…

Et voilà qu’on sonna chez Mme Mouste. C’était un vieillard plein de la plus ténébreuse sottise, mais d’une sordide avarice. Il demanda à la patronne du lieu si elle avait une oiselle de nouveau style.

— J’ai ce qui vous faut, monsieur le duc !

Car le personnage, dans la réalité marchand de chiffons en gros, voulait essentiellement être nommé « monsieur le duc » dans les maisons de passe.

— Faites voir !

— Venez dans le salon à côté, là, je vais vous la montrer. Il entra, et Amande fut avertie d’avoir à passer d’un air élégant et galant devant le visiteur.

— Souriez, lui dit Mme Mouste.

Amande se sentit, à son début, un rien émue. Elle ouvrit la porte avec souci, puis entra là où le macrobite attendait, et, marchant simplement, s’en alla sortir à l’autre bout de la pièce.

Elle vit sans le regarder un vieux bougre édenté et fumeux, avec des yeux fibrillés de sang et des mains légèrement tremblantes, qui la contemplait avec un air féroce. Sitôt qu’elle fut dehors, Mme Mouste la remplaça près du marchand de chiffons.

— Eh bien ! qu’en dites-vous ?

— Elle n’a pas du tout l’air vicieux.

— Vous ne vous y connaissez pas assez bien. Cette petite est le chef-d’œuvre de la lubricité.

— Combien sera-ce ?

— Oh ! bien plus cher que toutes autres…

— Non, alors ! chaque fois que je viens chez vous le prix augmente, comme si vous le faisiez exprès.

Mme Mouste, qui connaissait son client, le regarda avec un demi-sourire et dit :

— Cette enfant est la femme d’un baron on ne peut plus authentique, riche et important. Elle est la fille d’un grand écrivain…

— Vous vous moquez de moi…

— Pas du tout. Elle ne sait même pas que je connais tout ce qui la concerne et me tient pour dupe de ses petits mensonges, mais vous devez bien savoir que nous autres…

Elle se mit à rire, en tenant, pour ne pas l’ébranler, sa gorge à deux mains…

— Nous autres sommes outillés pour pénétrer les secrets d’autrui.

— Alors pourquoi est-elle ici si elle n’a besoin que de rien.

— Pour le vice et pour le plaisir, dit victorieusement Mme Mouste.

— Le plaisir, murmura sentencieusement le vieux type, mais en ce cas réservez-la à un jeune homme, moi, vous savez…

— Si vous voulez. Mais ne venez plus me demander de vous fournir des femmes étonnantes. La première que je trouve vous fait donc peur ?

— Peur, non pas, seulement vous la mettez sur un socle.

— C’est qu’elle le mérite.

— Allons, combien ?

— Deux mille cinq !

— C’est trop cher.

— N’en parlons plus.

Le bonhomme se mit à réfléchir.

— Quinze cents pour vous, et vous la paierez, moi je ne lui donne rien.

— Non, certes ! J’ai des frais. Elle me coûte un prix fou, cette petite-là. Vous ne semblez pas vous douter que j’ai donné deux billets de mille à l’homme qui me l’a amenée.

— Joli métier que vous faites ! répondit le marchand de chiffons, que la morale, subitement, hantait sans qu’on pût deviner pour quelle raison. Mais c’était certainement la question du prix…

— Allons ! je vous rembourse vos deux mille si vous voulez ?

— Non deux mille trois, si vous voulez. Je ne vais pas au delà. Si elle me quitte après cette aventure, j’en serai de ma poche.

— Deux mille deux ?

— Allons, puisqu’il faut passer par où vous voulez.

Et Mme Mouste tendit la main.

Le macrobite tira son portefeuille en rechignant et versa l’honoraire voulu…