Les Malheurs de l’amour/Partie 2

Œuvres complètes de mesdames de La Fayette, de Tencin et de Fontaines, Texte établi par Louis-Simon AugerLepetitTome III (p. 312-395).


SECONDE PARTIE.


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Eugénie fut amenée à l’abbaye du Paraclet à l’âge de six ans, sous le nom de mademoiselle d’Essei. Une espèce de gouvernante, qui la conduisait, pria madame de la Rochefoucault, abbesse de cette maison, de se charger de l’éducation de cette jeune enfant. Elle lui remit pour cela une somme assez considérable : elle ajouta qu’elle était fille d’un gentilhomme de Bresse qui avait peu de biens et beaucoup d’enfants, et qu’il fallait lui inspirer le goût de la retraite, le seul parti qui convînt à sa fortune.

Mademoiselle de Magnelais, fille du duc d’Hallwin, et plus âgée de deux années que mademoiselle d’Essei, était dans la même maison. Elles furent élevées ensemble, quoique avec beaucoup de différence. Mademoiselle de Magnelais attendait une fortune considérable, et la pauvre mademoiselle d’Essei, au contraire, n’avait que le choix de cette demeure, ou de quelque autre de cette espèce.

Leurs premières années se passèrent dans les occupations ordinaires à cet âge. Mademoiselle de Magnelais, contente d’une certaine supériorité que son rang et ses richesses lui donnaient sur sa compagne, paraissait avoir de l’amitié pour elle. La jalousie de la beauté, si propre à mettre de l’éloignement entre deux jeunes personnes, ne troublait point leur union. Les traits de mademoiselle d’Essei, qui n’étaient point encore formés, laissaient douter si elle serait belle un jour.

Mademoiselle d’Essei, sensible et reconnaissante, répondait par l’attachement le plus véritable aux marques d’amitié qu’elle recevait. Elle sentit vivement la peine de se séparer de son amie, lorsque mademoiselle de Magnelais fut retirée du couvent pour retourner dans sa famille.

Deux années après leur séparation, madame la duchesse d’Hallwin et mademoiselle de Magnelais, sa fille, qui revenaient des Pays-Bas, s’arrêtèrent quelques jours à une terre près du Paraclet. Le voisinage rappela à mademoiselle de Magnelais le souvenir de son amie ; elle voulut la voir.

Sa beauté avait acquis alors toute sa perfection. Mademoiselle de Magnelais en fut étonnée, et la trouva trop belle pour l’aimer encore. Il ne parut cependant aucun changement dans ses manières : elle lui rendit compte de ce qui lui était arrivé depuis leur séparation, bien moins par un sentiment de confiance, que par le plaisir malin d’étaler aux yeux de mademoiselle d’Essei un bonheur qu’elle ne devait jamais goûter.

L’article des amants ne fut pas oublié : c’était, en quelque façon, un dédommagement pour la vanité de mademoiselle de Magnelais, qui la consolait de la beauté de mademoiselle d’Essei. Entre tous ceux qu’elle lui nomma, le chevalier de Benauges fut celui dont elle parla avec le plus d’éloges ; elle le lui peignit comme l’homme du monde le plus aimable et le plus amoureux : elle ne dissimula point qu’elle avait beaucoup d’inclination pour lui ; mais, ajouta-t-elle, j’ai tort de vous parler de ces choses-là ; l’état où vous êtes destinée vous les laissera ignorer, et je vous plains presque d’être belle.

Elles eurent encore plusieurs conversations de cette espèce ; et, après quelques jours, mademoiselle de Magnelais prit, avec sa famille, la route de Paris, et mademoiselle d’Essei resta tristement dans sa retraite.

Deux années s’écoulèrent encore, et amenèrent le temps où elle devait s’engager. Sa répugnance augmentait à mesure qu’elle voyait ce moment de plus près : enfin, honteuse de se trouver si faible, elle résolut de faire un effort sur elle-même. Elle en parla. à madame l’abbesse du Paraclet, dont elle a toujours été très sincèrement aimée. La tendresse que j’ai pour vous, répondit madame l’abbesse, me ferait trouver un plaisir bien sensible de vous attacher à moi pour toujours ; mais, ma chère fille, cette même tendresse m’engage à consulter vos intérêts plutôt que les miens : vous n’êtes point faite pour le cloître ; votre inclination y répugne.

Je l’avoue, disait en pleurant mademoiselle d’Essei ; mais, madame, j’ai de la raison, et je n’ai pas le choix des partis. Ces chaînes-ci sont bien pesantes, répondit madame du Paraclet, quand la raison seule est chargée de les porter. Attendez encore quelques années. Je voudrais, si vous avez à embrasser la retraite, que vous connussiez un peu plus le monde ; vous y verriez bien des choses qui vous feraient peut-être trouver votre condition moins fâcheuse.

Madame de Polignac, sœur de madame du Paraclet, qui était veuve et qui avait passé le temps de son deuil dans cette maison, se mêla à cette conversation : les deux sœurs aimaient mademoiselle d’Essei comme leur propre fille, et, sans le lui dire, elles espéraient toujours que son extrême beauté pourrait lui donner un mari.

Une affaire assez considérable obligea madame de Polignac d’aller à Paris, dans le temps que les fêtes du mariage du roi y attiraient tout ce qu’il y avait de plus considérable en France. Elle n’eut pas beaucoup de peine à obtenir de sa sœur qu’elle lui confiât mademoiselle d’Essei, pour la mener avec elle.

Le comte de Blanchefort, qui faisait la même route, les rencontra au premier gîte : il fit demander à madame de Polignac, dont il était fort connu, la permission de la voir ; il passa la soirée avec elle ; il se plaignit, dans la conversation, que son équipage s’était rompu en chemin, et qu’il se trouvait très embarrassé. Madame de Polignac lui offrit une place : son offre fut acceptée ; ils partirent tous trois le lendemain.

Mademoiselle d’Essei, qui n’avait jamais vu que son couvent, parlait peu ; mais elle disait si bien le peu qu’elle disait, sa beauté simple, naïve et sans art, qu’elle semblait même ne pas connaître, la rendait si touchante, que le comte de Blanchefort ne put se défendre de tant de charmes. Il mit en usage, pendant la route, tout ce qu’il crut capable de plaire ; mais ses soins, ses empressements, ses louanges n’apprenaient point à mademoiselle d’Essei l’impression qu’elle avait faite sur lui ; ce langage de l’amour lui était inconnu, et son cœur ne lui en donnait point de leçon en faveur du comte.

Madame de Polignac, attentive à tout ce qui pouvait intéresser son amie, s’en aperçut avec joie ; l’amour du comte de Blanchefort lui parut un acheminement à la fortune qu’elle avait espérée pour mademoiselle d’Essei. À leur arrivée à Paris, le comte de Blanchefort leur demanda la permission de les voir. Il a la réputation d’un très honnête homme, disait madame de Polignac à mademoiselle d’Essei ; vous lui avez inspiré tant d’amour et tant de respect, que, puisqu’il cherche à vous voir, il n’a que des vues légitimes. Vous connaissez, répliqua mademoiselle d’Essei, ma répugnance pour le couvent ; mais je vous avoue aussi que j’aurais beaucoup de peine à épouser un homme qui ferait tant pour moi ; il me semble qu’il faut plus d’égalité dans les mariages pour qu’ils soient heureux, et je ne voudrais point devoir mon bonheur à une illusion que je craindrais toujours qui ne vînt à finir.

Madame de Polignac se moqua des délicatesses de mademoiselle d’Essei, et la fit consentir à recevoir les soins du comte de Blanchefort. Elle n’avait aucun goût pour lui, mais elle l’estimait ; et, comme elle n’avait pour personne des sentiments plus vifs, elle le traitait de façon à lui donner, du moins, de l’espérance.

Ce fut alors que les fêtes pour le mariage du roi commencèrent. Mademoiselle d’Essei suivit madame de Polignac au carrousel de la Place-Royale, où elle allait avec la comtesse de Ligny. Il y avait des échafauds dressés pour les dames, qui avaient eu soin d’y paraître avec tous les ornements propres à augmenter leur beauté : la seule mademoiselle d’Essei était vêtue d’une manière simple et modeste ; cette simplicité, qui la distinguait, fit encore mieux remarquer toute sa beauté.

Le marquis de la Valette, fils aîné du duc d’Épernon, qui s’était arrêté par hasard au-devant de l’échafaud où elle était placée, fut étonné de voir une si belle personne : il repassa encore plusieurs fois, et la regarda toujours avec un nouveau plaisir.

Toutes les dames prenaient parti pour les combattants ; mademoiselle d’Essei, qui n’avait point remarqué l’attention que le marquis de la Valette avait eue de la regarder, charmée de sa bonne grâce et de son adresse, se déclara pour lui ; et, par un mouvement très-naturel en pareille occasion, elle le suivait des yeux dans la carrière, et marquait sa joie, toutes les fois qu’il avait obtenu l’avantage.

Aussitôt que les courses furent achevées, il vint sur l’échafaud, pour demander à madame la comtesse de Ligny, sa tante, qui était cette belle personne. Venez, lui dit madame de Ligny, aussitôt qu’elle le vit ; et, sans attendre qu’il lui eût parlé, venez remercier mademoiselle d’Essei des vœux qu’elle a faits pour vous.

Mademoiselle d’Essei, embarrassée qu’un homme aussi bien fait que M. de la Valette eût des remerciements à lui faire, se pressa d’interrompre madame de Ligny : Vous allez, madame, lui dit-elle, faire croire à M. le marquis de la Valette, qu’il me doit beaucoup plus qu’il ne me doit effectivement. Vous ne voulez pas, répliqua M. de la Valette, d’un ton plein de respect, que je puisse vous devoir de la reconnaissance ; mais on vous en doit malgré vous, dès le moment qu’on a eu l’honneur de vous voir.

Cette galanterie augmenta l’embarras de mademoiselle d’Essei. Madame de Polignac, qui vit sa peine, se mêla de la conversation. Le marquis de la Valette eut l’art de dire encore mille choses qui faisaient sentir à mademoiselle d’Essei l’impression qu’elle avait faite sur lui.

Après leur avoir donné la main, pour les remettre dans leur carrosse, il courut chez madame de Ligny, pour s’informer d’elle qui était mademoiselle d’Essei. Madame de Ligny lui conta, très-naturellement, le peu qu’on savait de la naissance de mademoiselle d’Essei, et l’amour que M. de Blanchefort avait pour elle. Il me semble, répliqua le marquis de la Valette quand madame de Ligny eut cessé de parler, que Blanchefort n’est encore que souffert. Je vois ce qui vous passe dans la tête, lui répondit-elle ; mais, si vous êtes sage, vous éviterez, au contraire, de voir mademoiselle d’Essei. Il n’est plus temps, madame, dit le marquis de la Valette ; je l’ai trop vue pour ne pas mettre tout en usage pour la voir toujours.

Dès le lendemain, son assiduité chez madame de Polignac fut égale à celle de M. de Blanchefort ; ils se reconnurent bientôt pour rivaux. Leurs caractères étaient absolument opposés : le comte de Blanchefort voulait, dans toutes ses démarches, mettre le public dans ses intérêts ; et il y avait si bien réussi, que personne ne jouissait d’une réputation plus entière ; le marquis de la Valette, au contraire, ne faisait cas de la réputation qu’autant qu’elle était appuyée du témoignage qu’il se rendait à lui même ; il faisait ce qu’il croyait devoir faire, et laissait juger le public : c’était l’homme du monde le plus aimable, quand il le voulait ; mais il ne voulait plaire qu’à ceux qui lui plaisaient.

Mademoiselle d’Essei avait beaucoup d’inclination pour lui, et le traitait par-là plus froidement que son rival ; il en était désespéré. Est-il possible, mademoiselle, lui dit-il un jour, que la situation où je suis, qui m’afflige si sensiblement, de ne pouvoir vous offrir une fortune dont je ne puis encore disposer, soit un bien pour moi ! Oui, mademoiselle, je serais désespéré, si vous refusiez l’offre de ma main ; et je vois que vous la refuseriez, si j’étais en concurrence avec le comte de Blanchefort.

Mademoiselle d’Essei n’était pas en garde contre les reproches du marquis de la Valette ; elle n’écouta, dans ce moment, que son penchant pour lui : Non, lui dit-elle, avec un souris plein de charmes, vous ne croyez point qu’il fût préféré.

La joie qu’elle vit dans les yeux du marquis de la Valette, l’avertit de ce qu’elle venait de dire ; elle en fut honteuse. Il avait trop d’esprit, pour ne pas s’apercevoir de cette honte, et pour l’augmenter encore par des remerciements. Il crut avoir beaucoup obtenu, et ne chercha point à prolonger une conversation dont il sentait bien que mademoiselle d’Essei était embarrassée.

Quel reproche ne se fit-elle point, quand elle fut seule ! Me voilà donc, disait-elle, ce que j’ai craint d’être ! me voilà coquette ! j’ai deux amants, et je sais bien qu’ils peuvent tous deux se flatter d’avoir des droits sur mon cœur. Comment pourrai-je, après ce que je lui ai dit, soutenir les regards du marquis de la Valette en présence du comte de Blanchefort ? Et, comment pourrai-je agir avec ce dernier comme j’ai fait jusqu’ici, puisque j’ai donné lieu à un autre de croire que je le préférais ? Les femmes dont la conduite est la plus blâmable ont commencé comme je fais. Il faut m’arracher à cette indignité ; il faut renoncer à ces frivoles espérances d’établissement ; il faut retourner dans mon couvent ; il m’en coûtera moins de vivre dans la solitude, que d’avoir des reproches légitimes à me faire.

Mademoiselle d’Essei était dans cette disposition ; elle voulait en parler à madame de Polignac, quand elle vit entrer dans sa chambre mademoiselle de Magnelais : elles s’embrassèrent avec beaucoup de marques de tendresse. Mademoiselle de Magnelais était arrivée la veille de la campagne, où elle était depuis plusieurs mois. Après les premières caresses, elles se demandèrent des nouvelles de ce qui leur était arrivé depuis leur séparation.

Mademoiselle d’Essei n’était pas assez vaine pour faire un étalage de ses conquêtes, et d’ailleurs elle était si mécontente d’elle dans ce moment, qu’elle avait encore moins d’envie de parler : elle dit simplement que madame de Polignac avait souhaité de la garder quelque temps, et qu’elle retournerait dans peu de jours au Paraclet.

Je vous prie du moins, répondit mademoiselle de Magnelais, de ne partir qu’après mon mariage, qui se fera incessamment. Il faut qu’en épousant mon amant, j’aie encore la satisfaction de vous voir partager ma joie. C’est donc le chevalier de Renauges que vous épousez, dit mademoiselle d’Essei ?

Il m’avait trompée par un faux nom, répondit mademoiselle de Magnelais ; c’est le marquis de la Valette. Il ne sait point encore son bonheur : son père et le mien ont tout réglé, et nous sommes revenus pour faire le mariage.

Si mademoiselle de Magnelais avait fait attention au changement de visage de mademoiselle d’Essei, elle aurait soupçonné qu’elle prenait un intérêt particulier à ce qu’elle venait d’apprendre. Quel coup pour mademoiselle d’Essei ! Il ne pouvait être plus sensible. Un homme à qui elle avait eu la faiblesse de laisser voir son inclination en aimait une autre, et n’avait cherché qu’à la tromper.

Toutes les réflexions les plus affligeantes et les plus humiliantes se présentèrent à elle dans ce moment. Il fallut cependant faire un effort pour cacher son trouble. Bien résolue de partir le lendemain, elle laissa croire à mademoiselle de Magnelais qu’elle resterait jusqu’après son mariage.

Cette conversation, si pénible pour elle, finit enfin. Elle alla s’enfermer dans sa chambre pour se remettre avant que de se montrer : elle y était à peine, que madame de Polignac y entra. J’avais raison, lui dit-elle, ma fille (car elle ne lui donnait point d’autre nom), de bien espérer de votre fortune. Le comte de Blanchefort vient de me déclarer qu’il est prêt à vous épouser, et qu’il se croira trop heureux si vous trouez quelque plaisir à tenir de lui le rang et le bien dont vous jouirez.

Vous ne me répondez point, continua madame de Polignac ? Pouvez-vous être incertaine sur cette proposition ? Je ne devrais point l’être, répliqua mademoiselle d’Essei ; j’avoue pourtant que je le suis. La disproportion infinie qui est entre le comte de Blanchefort et moi me blesse. Plus je sens dans mon cœur tout ce qu’il faut pour être reconnaissante, et plus je crains la nécessité de l’être. Cette reconnaissance ne vous coûtera rien pour le plus honnête homme du monde, qui vous adore, et que vous ne pouvez vous empêcher d’estimer, répliqua madame de Polignac ; mais, vous dirai-je ce que je pense ? peut-être hésiteriez-vous moins s’il était question du marquis de la Valette.

Ah ! madame, s’écria mademoiselle d’Essei, ne me faites point cette injustice : le marquis de la Valette ne m’a jamais aimée, et je viens d’apprendre de mademoiselle de Magnelais elle-même qu’il va l’épouser. Eh bien ! dit madame de Polignac, punissez-le, en épousant le comte de Blanchefort, d’avoir voulu vous faire croire qu’il vous aimait.

Cette idée de vengeance frappa mademoiselle d’Essei. On ne se dit jamais bien nettement qu’on n’est pas aimée. Malgré la persuasion où elle était de l’amour du marquis de la Valette pour mademoiselle de Magnelais, elle croyait cependant qu’il ne verrait son mariage avec le comte de Blanchefort qu’avec peine. Un autre motif acheva de la déterminer, le plaisir d’être d’un rang égal à celui de mademoiselle de Magnelais. La différence que leur naissance avait mise entre elles ne l’avait point touchée jusque-là ; mais elle en était humiliée depuis qu’elle savait l’amour du marquis de la Valette. Le procédé de M. de Blanchefort, où il paraissait tant de noblesse, lui faisait encore mieux sentir l’injuste préférence qu’elle avait donnée à son rival, et la disposait encore plus favorablement pour lui.

Cependant, avant que de prendre aucun engagement, elle voulut lui représenter les raisons qui pouvaient s’opposer à leur mariage. Vous savez, lui dit-elle, le peu que je suis ; songez qu’un homme de votre rang doit, en quelque façon, compte au public de ses démarches ; celle que vous voulez faire en ma faveur sera sûrement désapprouvée. Je me flatte que ma conduite vous justifiera autant que vous pouvez l’être ; mais c’est un moyen lent ; et, en attendant qu’il ait quelque succès, vous serez exposé à des choses désagréables : on n’osera vous parler de votre mariage, et ce sera vous le reprocher ; vous ne trouverez peut-être plus dans le monde les mêmes agréments que vous y avez trouvés jusqu’ici.

Eh ! pourquoi ne les y trouverais-pas, répondit le comte de Blanchefort ? Je travaille, il est vrai, pour mon bonheur ; mais je fais une action digne de louange, de partager ma fortune avec la personne du monde la plus estimable. Les actions les plus vertueuses, répliqua mademoiselle d’Essei, sont dégradées quand on croit que l’amour y a part : je vous le demande, et pour vous et pour moi ; ne précipitez rien ; pour donner le temps à vos réflexions, je veux retourner à l’abbaye du Paraclet ; et si, après une absence raisonnable, vous pensez de même, je pourrai alors me déterminer.

Non, mademoiselle, lui dit-il, je ne consens point à votre éloignement : il faut que vous me haïssiez pour m’imposer des lois aussi dures. Que m’importe que mon mariage soit approuvé de ce public dont vous me menacez ? vous suffirez seule à mon bonheur : vous me seriez mille fois moins chère si vous étiez née dans le rang le plus élevé. Si ma naissance était égale à la vôtre, répondit-elle, je recevrais avec joie l’honneur que vous me faites ; mais c’est par la distance qu’il y a entre nous, que je dois me mettre à plus haut prix.

Elle achevait à peine de prononcer ces paroles, que le marquis de la Valette entra avec quelques autres personnes de la cour. Mademoiselle d’Essei était trop fière pour lui laisser croire qu’elle était touchée du procédé qu’il avait pour elle ; aussi affecta-t-elle de le recevoir de la même façon dont elle l’avait toujours reçu ; mais elle lui trouva un air si content, qu’elle en fut déconcertée, et qu’elle n’eut plus la force de soutenir la gaieté qu’elle avait affectée d’abord.

Le comte de Blanchefort sortit presque aussitôt que le marquis de la Valette fut entré : mademoiselle d’Essei se leva en même temps que lui, en disant tout haut, qu’elle allait chez mademoiselle de Magnelais. Vous la connaissez donc, mademoiselle, lui dit le marquis de la Valette ? Nous avons passé une partie de notre vie ensemble, répondit mademoiselle d’Essei, et je puis vous assurer, ajouta-t-elle en le regardant, que sa confiance pour moi a toujours été sans réserve. Et moi, mademoiselle, lui dit-il en s’approchant d’elle, et en lui parlant de façon à n’être pas entendu du reste de la compagnie, je prends la liberté de vous assurer, à mon tour, qu’elle ne vous a pas tout dit.

Mademoiselle d’Essei, qui ne voulait pas engager de conversation avec le marquis de la Valette, fit mine de ne l’avoir pas entendu, et sortit. On lui dit à la porte de mademoiselle de Magnelais, que M. le duc d’Hallwin s’était trouvé mal ; que sa fille était auprès de lui, et qu’on ne pouvait la voir. Mademoiselle d’Essei, que cette visite embarrassait, ne fut pas fâchée de s’en voir dispensée.

Aussitôt qu’elle fut seule avec madame de Polignac, elles convinrent qu’il ne fallait point différer de s’en retourner au Paraclet. Le mariage de mademoiselle de Magnelais devenait une nouvelle raison pour mademoiselle d’Essei de s’éloigner ; aussi reprit-elle, dès le lendemain, la route de son couvent. Madame de Polignac fut chargée de donner un prétexte à ce prompt départ.

Les soins du comte de Blanchefort suivirent mademoiselle d’Essei dans sa retraite : il ne laissait presque passer aucun jour sans lui donner des marques de son amour. Elle en était touchée, et n’y était point sensible : l’idée du marquis de la Valette l’occupait malgré elle : elle se rappelait le discours qu’il lui avait tenu la dernière fois qu’il l’avait vue : il lui venait alors dans l’esprit que mademoiselle de Magnelais n’en était pas aussi aimée qu’elle le croyait. Eh ! pourquoi, disait-elle, examiner si elle est aimée, ou si elle ne l’est pas ? voudrais-je conserver des prétentions sur le cœur de son amant ? voudrais-je en être aimée, moi qui viens presque de prendre des engagements avec un autre ? quel que soit le marquis de la Valette, je ne dois jamais le voir, et je me trouve coupable d’avoir besoin d’en prendre la résolution.

Cependant il semblait que l’absence eût encore augmenté l’amour du comte de Blanchefort. Madame de Polignac, engagée par ses prières, et par le désir qu’elle avait de voir cette aimable fille établie, se détermina à l’aller chercher. Il fut convenu qu’elle l’amènerait dans une de ses terres ; que le comte viendrait les y joindre ; que le mariage se ferait sans beaucoup de cérémonie, et qu’il resterait secret pendant quelque temps.

Ce projet fut exécuté. Mademoiselle d’Essei ne quitta point sa retraite sans répandre des larmes. Je ne puis, lui dit madame de Polignac, vous pardonner votre tristesse : il faut, pour vous faire sentir votre bonheur, que je vous conte le malheur de mademoiselle de Magnelais. La Valette, après l’avoir aimée depuis longtemps, l’a abandonnée dans le moment que tout était préparé pour leur mariage. Elle l’aime encore, elle est affligée ; sa douleur, qu’elle ne cache point, intéresse pour elle ; et, pour achever de se rendre odieux, la Valette s’est battu pour une femme avec Bellomont, qui lui avait sauvé la vie au siège d’Amiens. Quoiqu’il soit très-blessé, et même en grand danger, le duc d’Épernon ne veut point le voir, et menace de le déshériter. On rappelle encore, à cette occasion, son aventure avec mademoiselle de Luxembourg, qui a été depuis duchesse de Ventadour : il ne voulut point l’épouser, quoique leur mariage eût été arrêté, et qu’il y eût consenti. C’est un homme perdu dans le monde. Il a paru vous aimer ; vous ne l’auriez peut-être pas haï : voyez combien vous devez au comte de Blanchefort de vous avoir sauvée du péril où vous étiez exposée.

Le procédé du marquis de la Valette donnait à mademoiselle d’Essei tant d’indignation contre lui, et tant de colère contre elle-même de la préférence qu’elle lui avait donnée dans son cœur, que son estime pour le comte de Blanchefort en augmentait ; elle trouvait qu’elle avait à réparer avec lui. Il vint les joindre, plus amoureux encore, s’il était possible, qu’il ne l’avait été.

Madame de Polignac était un peu malade quand il arriva ; mais son mal paraissait si médiocre, que mademoiselle d’Essei n’en était point alarmée : la fièvre augmenta si fort le lendemain et les jours suivants, que l’on commença à craindre pour sa vie. Dès qu’elle connut l’extrémité où elle était, elle fit approcher mademoiselle d’Essei et le comte de Blanchefort : Ma mort, dit-elle au comte, va priver mademoiselle d’Essei des secours qu’elle pouvait attendre de mon amitié ; mais je lui laisse en vous plus qu’elle ne perd en moi : j’eusse voulu être témoin de votre union et de votre bonheur.

Non, madame, s’écria le comte de Blanchefort, nous ne vous perdrons point : le ciel vous rendra à nos larmes ; vous serez témoin de notre bonheur… Mais pourquoi le différer, poursuivit-il ? Je puis, dès ce moment, recevoir la foi de mademoiselle d’Essei, et lui donner la mienne. Consentez à mon bonheur, ajouta-t-il en se jetant aux pieds de mademoiselle d’Essei ; payez par un peu de confiance l’amour le plus tendre. Hélas ! qu’est-ce que j’exige ? que vous ne me croyiez pas le plus scélérat des hommes. Si les ménagements que j’ai à garder m’obligent dans ces premiers moments de tenir notre mariage secret, je suis sûr que je pourrai bientôt le déclarer.

Mademoiselle d’Essei fondait en larmes : ce temps d’attendrissement et de douleur fut favorable au comte de Blanchefort. D’ailleurs, un sentiment généreux lui fit trouver de la satisfaction à faire quelque chose pour un homme qui faisait tout pour elle. Moins elle l’aimait, plus elle croyait lui devoir.

L’autorité de madame de Polignac acheva de la déterminer. Donnez votre main, ma fille, au comte de Blanchefort, lui dit-elle après avoir fait appeler le curé du lieu ; jurez-vous devant nous la foi conjugale. Votre probité, continua-t-elle en s’adressant au comte, me répond de votre parole. Voici, ajouta-t-elle, en s’adressant à mademoiselle d’Essei, une cassette qui renferme quelques pierreries ; je vous prie, ma chère fille, de les accepter : si je pouvais disposer du reste de mon bien, il serait à vous.

Mademoiselle d’Essei était si troublée de l’engagement qu’elle venait de prendre, et si pressée de sa douleur, qu’elle tomba en faiblesse aux pieds de madame de Polignac : on l’emporta hors de sa chambre ; on la mit au lit ; elle passa la nuit dans des pleurs continuels. Le comte de Blanchefort fut toujours auprès d’elle.

Cependant, madame de Polignac parut un peu mieux pendant quelques jours. Cette espérance, qui donna tant de joie à mademoiselle d’Essei, ne dura guère ; le mal augmenta, et on lui annonça qu’il fallait se préparer à la mort. Elle voulut encore parler à mademoiselle d’Essei. Il faut, quand je ne serai plus, lui dit-elle, que vous retourniez auprès de ma sœur : c’est là que vous devez attendre la déclaration de votre mariage ; tout autre lieu blesserait la bienséance : vous pouvez lui confier votre secret ; la tendresse qu’elle a pour vous vous répond de sa discrétion.

Madame de Polignac ne vécut que quelques heures après cette conversation ; elle mourut entre les bras de mademoiselle d’Essei, et la laissa inconsolable. Le comte de Blanchefort l’arracha de ce château, la mena à l’abbaye du Paraclet, et de-là à une maison de campagne où l’abbesse était alors, sans qu’elle sût presque où on la menait.

Madame du Paraclet aimait tendrement sa sœur : elle la pleura avec mademoiselle d’Essei, et les premiers jours ne furent employés qu’à ce triste exercice. Mais, quand la douleur de mademoiselle d’Essei se fut un peu modérée, sa situation, à laquelle elle n’avait presque pas réfléchi, commença à l’étonner : elle en parla à madame du Paraclet : je suis persuadée, dit-elle, que le comte de Blanchefort vous tiendra sa parole. Mais enfin, il peut y manquer ; il vous voit tous les jours : il faut, sans lui marquer une méfiance injurieuse, le déterminer à ce qu’il doit faire.

La grossesse de mademoiselle d’Essei, dont elle s’aperçut alors, ne lui permettait plus de différer la publication de son mariage. Je vous ai donné, par ma confiance, dit-elle au comte de Blanchefort, la marque d’estime la plus flatteuse que je pusse vous donner ; j’attendrais même avec tranquillité les arrangements que vous êtes peut-être obligé de prendre pour déclarer notre mariage, si ma grossesse, dont je ne puis douter, m’en laissait la liberté.

Le comte de Blanchefort parut transporté de joie, dans ce premier moment, d’apprendre que mademoiselle d’Essei était grosse ; il l’embrassa avec beaucoup de tendresse. Le nouveau lien qui va être entre nous, lui dit-il, m’attache encore, s’il est possible, plus fortement à vous. Je partirai demain pour demander au connétable de Luynes, qui m’honore d’une amitié particulière, de faire approuver mon mariage au roi et à la reine : je suis nécessairement attaché à la cour par mes emplois ; il faut m’assurer que vous y serez reçue comme vous devez l’être.

Je n’ai rien à vous prescrire, répliqua mademoiselle d’Essei ; mais je vous prie de songer que tous les moments que vous retardez exposent ma réputation. Doutez-vous, lui dit-il, qu’elle ne me soit aussi chère qu’à vous ? Mon voyage ne sera que de peu de jours, et j’aurai bientôt la satisfaction de faire admirer mon bonheur à toute la cour.

Mademoiselle d’Essei, qu’aucun soupçon n’alarmait, vit partir le comte de Blanchefort sans inquiétude, persuadée qu’il viendrait remplir ses promesses.

Il revint effectivement à-peu-près dans le temps qu’il lui avait promis ; mais, dans les premiers moments qu’ils furent ensemble, elle trouva dans ses manières quelque chose de si contraint, qu’elle en fut troublée.

Qu’avez-vous, monsieur, lui dit-elle, avec beaucoup d’émotion ? vos regards ont peine à s’arrêter sur moi : vous est-il arrivé quelque malheur que vous craigniez de m’apprendre ? Ah ! ne me faites pas cette injustice ; je serai bien plus pressée de partager vos peines, que je ne le suis de partager votre fortune.

M. de Blanchefort soupirait et n’avait pas la force de répondre. Parlez, lui dit-elle encore, rompez ce cruel silence ; prouvez-moi ce que vous m’avez dit tant de fois, que je vous tiendrais lieu de tout. Je vous le répète encore, dit le comte de Blanchefort ; mais puis-je m’assurer que vous m’aimez ?

Quel doute, s’écria mademoiselle d’Essei ! oubliez-vous que c’est à votre femme que vous parlez ? avez-vous oublié les nœuds qui nous lient ? Mais, continua-t-il, m’aimez-vous assez pour entrer dans mes raisons ? voudrez-vous vous prêter aux ménagements que je dois à ma fortune ? Le connétable, à qui je voulais faire part du dessein où j’étais de vous épouser, m’a proposé de me donner sa sœur : c’était me perdre que de lui dire que j’avais pris des engagements sans son aveu : tout ce que j’ai pu faire a été de lui demander du temps. Votre grossesse ne doit point vous affliger : je prendrai des mesures pour dérober la connaissance de votre accouchement ; pour écarter les soupçons, je ne vous verrai que rarement.

Ce que je viens d’entendre, est-il possible, s’écria mademoiselle d’Essei ! Non, monsieur, vous voulez m’éprouver ; vous n’exposerez point votre femme à la honte d’un accouchement secret ; vous ne rendrez point la naissance de votre enfant douteuse : son état et le mien sont assurés, puisque j’ai votre parole.

Je conviens de ce que je vous ai promis, répondit-il ; mais vous y avez mis vous-même un obstacle insurmontable. Je me rappelle sans cesse ce que vous m’avez dit sur la manière dont mon mariage serait regardé dans le monde. Je vous l’avoue, je suis flatté de l’approbation que le public m’a accordée jusqu’ici ; je ne veux point m’exposer à en être blâmé.

Vous craignez, dit-elle, d’être exposé à quelque blâme, et vous ne craignez pas de manquer aux engagements les plus sacrés ? Voyez-moi à vos pieds, poursuivit-elle ; voyez cette femme que vous aimiez. C’est moi qui vous demande, le cœur pénétré de douleur, la grâce que vous me demandiez quand vous étiez aux miens. Ce n’est point de ma faiblesse que vous m’avez obtenue, c’est au plus honnête homme de toute la France que j’ai cru me donner. Pourriez-vous vous résoudre à perdre ce titre auprès de moi ? pourriez-vous jouir d’une réputation que vous ne mériteriez plus ? Hélas ! je n’ose vous parler de l’état où vous allez me réduire ; je sens que je ne vous touche plus : mais cette créature, qui est votre sang aussi-bien que le mien, ne mérite-t-elle rien de vous ? la laisserez-vous naître dans l’opprobre ? Condamnez-moi à vivre dans quelque coin du monde, ignorée de toute la terre : mais ne m’ôtez pas la consolation de pouvoir vous estimer ; assurez l’état de mon enfant ; et, de quelque façon que vous traitiez sa malheureuse mère, elle ne vous fera point de reproches.

Le comte de Blanchefort ne put voir à ses pieds, sans en être attendri, cette femme qu’il avait tant aimée, qu’il aimait encore, abymée de douleur et baignée de ses larmes. Il la releva avec toutes les marques de la plus grande sensibilité : il voulut, par des espérances et par des offres les plus considérables, calmer son désespoir.

Qu’osez-vous me proposer, lui dit-elle avec indignation ? que pouvez-vous m’offrir qui soit digne de moi ? vous même ne m’en avez paru digne que parce que je vous ai cru vertueux. Mais, reprit-elle en le regardant avec des yeux que ses pleurs rendaient encore plus touchants, pourrez-vous cesser de l’être ? vous êtes-vous bien peint la peine qu’il y a d’être mécontent de soi ? vous êtes-vous bien endurci contre les reproches de votre propre conscience ? avez-vous pensé à cette idée si flatteuse que j’avais de vous, à celle que j’en dois avoir ?

Je sais, reprit-il, l'horreur que vous aurez pour moi ; j’en sens tout le poids, puisque, malgré mon injustice, ma passion est encore aussi forte ; mais telle qu’elle est, je ne puis me résoudre à faire ce que vous desirez.

Et moi, lui dit-elle, je ne puis plus soutenir la vue d’un homme qui m’a si cruellement trompée. Jouissez, si vous le pouvez, de cette réputation de vertu que vous méritez si peu, tandis qu’avec une ame véritablement vertueuse j’aurai toute la honte et l’humiliation attachées au crime. Elle entra, en achevant ces paroles, dans un cabinet dont elle ferma la porte. M. de Blanchefort sortit aussitôt, monta à cheval et prit le chemin de Paris.

Madame du Paraclet, surprise de ce prompt départ, et ne voyant point mademoiselle d’Essei, alla la chercher. L’état où elle la trouva ne lui apprit que trop son malheur. Elle était baignée de ses larmes, et toute son action était d’une personne livrée au désespoir. Ah ! madame, lui dit-elle, je suis abandonnée, je suis trahie, je suis déshonorée par le plus lâche de tous les hommes !

Quoi ! s’écriait-elle, je ne serai donc plus qu’un objet de mépris ! et je pourrais vivre ! et je pourrais soutenir ma honte ! Non, il faut que la mort me délivre de l’horreur que j’ai pour ce traître, et de celle que j’ai pour moi-même. Ses larmes et ses sanglots arrêtèrent ses plaintes. Madame du Paraclet, attendrie et effrayée d’un état aussi violent, mit tout en usage pour la calmer.

Vous vous alarmez trop vite, lui dit-elle : le comte de Blanchefort vous aime, il ne résistera point à vos larmes ; d’ailleurs, il craindra le tort qu’une affaire comme celle-ci peut lui faire.

Eh ! madame, répliqua-t-elle, il a vu mon désespoir, il m’a vue mourante à ses pieds sans en être ému. Qui pourrait lui reprocher son crime ? Madame de Polignac n’est plus, et vous savez que le curé et les deux témoins de mon mariage ont été écartés par les soins d’un perfide.

Mais, quand tout vous manquerait, dit madame du Paraclet, mon amitié et votre vertu vous restent ; croyez-moi, on n’est jamais pleinement malheureuse, quand on n’a rien à se reprocher ; ne me donnez pas, ajouta-t-elle en l’embrassant, le chagrin mortel de vous perdre ; vous avez du courage ; que la tendresse que j’ai pour vous, que celle que vous me devez, vous obligent à en faire usage ; je resterai ici avec vous pendant un temps ; nous prendrons toutes les mesures convenables pour dérober la connaissance de votre malheur.

Mademoiselle d’Essei pleurait, et ne répondait point ; enfin, à force de prières, de tendresses, mêlées de l’espérance que madame du Paraclet tâchait de lui donner du repentir du comte de Blanchefort, elle se calma un peu. Je paierais son repentir de ma propre vie, disait-elle, et voyez l’affreuse situation où je suis ; ce que je souhaite avec tant d’ardeur me rendrait à un homme pour qui je ne puis avoir que du mépris.

Les journées et les nuits se passaient presque entières dans de pareilles conversations. La pitié que madame du Paraclet avait pour mademoiselle d’Essei l’attachait encore plus fortement à cette malheureuse fille.

J’étais bien destinée, disait-elle, à trouver de la mauvaise foi et de la perfidie : le marquis de la Valette aurait dû m’inspirer de la méfiance pour tous les hommes. Elle conta alors à madame du Paraclet l’amour qu’il avait feint pour elle, dans le temps qu’il était engagé avec mademoiselle de Magnelais.

Après quelques jours, elle écrivit au comte de Blanchefort, de la manière la plus propre à l’attendrir et à le toucher. Madame du Paraclet lui écrivit aussi, et lui faisait tout craindre pour la vie de mademoiselle d’Essei. Elle envoya à Paris un homme à elle, pour rendre leurs lettres en mains propres.

On juge avec quel trouble et quelle impatience mademoiselle d’Essei en attendait la réponse. Elle était seule dans sa chambre, occupée de son malheur, quand on vint lui dire qu’un homme qui lui apportait une lettre demandait à lui parler. Elle s’avança avec précipitation au-devant de celui qu’on lui annonçait, et, sans s’apercevoir qu’il la suivait, elle prit la lettre.

Quelle fut sa surprise, quand, après en avoir vu quelques lignes, elle reconnut qu’elle était du marquis de la Valette. Grand Dieu ! dit-elle en répandant quelques larmes, et en se laissant aller sur un siège, le marquis de la Valette voudrait donc encore me tromper ! Non, mademoiselle, lui dit, en se jetant à ses genoux, celui qui lui avait rendu la lettre, et en se faisant connaître pour le marquis de la Valette lui-même, je ne veux point vous tromper ; je vous adore, et je viens mettre à vos pieds une fortune dont je puis disposer présentement.

La surprise, le trouble, et plus encore un sentiment vif de son malheur, que cette aventure rendait plus sensible à mademoiselle d’Essei, ne lui laissaient ni la force de parler, ni la hardiesse de regarder le marquis de la Valette.

Vous ne daignez pas jeter un regard sur moi, lui dit-il : me suis-je trompé, quand j’ai cru vous voir attendrie en lisant ma lettre ? Vous me croyiez coupable. Vous avez pensé, comme le public, de mon procédé avec mademoiselle de Magnelais ; j’ai souffert, j’ai même vu avec indifférence les jugements qu’on a faits de moi ; mais je ne puis conserver cette indifférence avec vous ; il me faut votre estime ; celle que j’ai pour vous la rend aussi nécessaire à mon bonheur que votre tendresse même.

Tant de témoignages d’une estime dont mademoiselle d’Essei ne se croyait plus digne achevaient de l’accabler. Écoutez-moi, de grâce, poursuivit le marquis de la Valette ; c’est pour vous seule que je veux rompre le silence que je m’étais imposé ; mais il y va de tout pour moi de vous faire perdre des soupçons qui me sont si injurieux.

Sa justification devenait inutile à mademoiselle d’Essei, dans la situation où elle était ; mais l’inclination qu’elle avait pour lui, lui faisait sentir quelque douceur à ne le plus trouver coupable. Ce que vous avez à m’apprendre, lui dit-elle, après l’avoir fait relever, ne changera ni votre fortune ni la mienne. Parlez cependant, puisque vous le voulez.

Il ne suffit pas toujours d’être honnête homme, dit le marquis de la Valette ; il faut encore que la fortune nous serve, et ne nous mette pas dans des situations où le véritable honneur exige que nous en négligions les apparences.

Vous avez sans doute entendu parler de la façon dont je rompis avec mademoiselle de Luxembourg. Notre mariage était prêt à se conclure ; je n’y avais point apporté d’obstacle ; je rompis cependant presque au moment où il devait s’achever. Ce procédé, si bizarre en apparence, et qui m’attira tant de blâme, était pourtant généreux : mademoiselle de Luxembourg me déclara qu’elle aimait le duc de Ventadour, et en était aimée ; qu’elle n’aurait cependant pas la force de désobéir à son père ; qu’elle me priait de prendre sur moi la rupture de notre mariage. Pouvais-je me refuser à ce qu’elle désirait !

Le feu roi faisait alors la guerre en Picardie ; j’allai l’y joindre, avec quelques troupes que j’avais levées à mes dépens. Le désir de me distinguer me fit exposer un peu trop légèrement au siège d’Amiens ; je fus renversé par les assiégés, du haut de leurs murailles ; je tombai dans le fossé, très-blessé, et j’aurais peut-être péri, sans le secours de Bellomont, qui me releva et ne me quitta point qu’il ne m’eût remis entre les mains de mes gens.

Ce service était considérable ; ma reconnaissance y fut proportionnée : dès ce même jour, je ne voulus plus que le chevalier eût d’autre tente et d’autres équipages que les miens. Sa naissance et sa fortune sont si fort au-dessous des miennes, qu’il pouvait sans honte recevoir mes bienfaits. Nous devînmes inséparables, et les éloges que je lui prodiguai lui attirèrent, de la part du roi et des principaux officiers, des distinctions flatteuses. Plus je faisais pour lui, plus je m’y attachais, et plus je croyais lui devoir.

Il voulut m’accompagner en Flandre, où le roi m’envoya pour négocier avec quelques seigneurs qui lui étaient attachés. Comme la négociation exigeait le plus grand secret, le roi m’ordonna de n’y paraître que sous un faux nom, et en simple voyageur. J’allai à Lille, où je devais trouver ceux avec qui j’avais à traiter. C’est-là où je vis mademoiselle de Magnelais et madame sa mère, qui étaient allées dans leurs terres.

Je ne parus chez elles que sous le nom du chevalier de Benauges, que j’avais pris, et j’y fus beaucoup mieux reçu par mademoiselle de Magnelais, que ne devait l’être un homme de la condition dont je paraissais. Je crus que je lui plaisais, et je fus flatté de ne devoir cet avantage qu’à mes seules qualités personnelles : je m’attachai d’abord bien plus à elle par amour-propre que par amour ; mais je vins insensiblement à l’aimer, et j’aurais cru ne pouvoir aimer mieux, si ce que je sens pour vous ne m’avait fait connaître toute la sensibilité de mon cœur.

Comme mon déguisement était le secret du roi, je ne le dis point à mademoiselle de Magnelais ; je me faisais encore un plaisir de celui qu’elle aurait, quand je lui serais connu, de trouver dans le marquis de la Valette un amant plus digne d’elle que le chevalier de Benauges.

Mon séjour à Lille fut de trois mois : j’eus la satisfaction d’apprendre en partant que mademoiselle de Magnelais viendrait bientôt à Paris. Elle m’avait permis de mettre Bellomont dans notre confidence ; et, lorsqu’il naissait entre nous quelque petit différend, c’était toujours lui qui rétablissait la paix.

Quelques jours après mon retour, mademoiselle de Magnelais fut présentée à la reine : j’étais dans la chambre de cette princesse, et je jouis du trouble et de la joie de mademoiselle de Magnelais, quand elle m’eut reconnu. J’allai chez elle ; et, quoique j’eusse à essuyer quelques reproches du mystère que je lui avais fait, elle était si contente de trouver que le chevalier de Benauges était le marquis de la Valette, que je n’eus pas de peine à obtenir mon pardon.

Je lui rendais tous les soins que la bienséance me permettait. La douceur de notre commerce était quelquefois troublée par ses jalousies : je ne voyais point de femme dont elle ne prît ombrage, et elle me réduisait presque au point de n’oser parler à aucune : j’étais quelquefois prêt à me révolter ; mais la persuasion que j’étais aimé me ramenait bien vite à la soumission.

Quand ma conduite ne donnait lieu à aucun reproche, j’en avais d’une autre espèce à essuyer. On se plaignait que je n’étais pas jaloux. Vous voulez bien me laisser penser, lui disais-je, mademoiselle, que j’ai le bonheur de vous plaire : puis-je être jaloux, sans vous offenser, et me le pardonneriez-vous ? Je ne sais si je vous le pardonnerais, me répondit-elle ; mais je sais bien que j’en serais plus sûre que vous m’aimez.

Ce sentiment me paraissait bizarre ; je m’en plaignais à Bellomont : il justifiait mademoiselle de Magnelais, et m’obligeait à lui rendre grâces d’une délicatesse que je n’entendais point. Cependant mon attachement pour elle fit du bruit ; le duc d’Épernon, qui souhaitait de me marier, m’en parla, et ne trouva en moi nulle résistance. Le mariage fut bientôt arrêté entre M. le duc d’Hallwin et lui ; mais quelques raisons particulières les obligèrent à le différer.

Cependant, comme les paroles étaient données, j’eus beaucoup plus de liberté de voir mademoiselle de Magnelais : je passais les journées chez elle, et j’avais lieu d’être content de la façon dont elle vivait avec moi. Un jour que j’étais entré dans son appartement pour l’attendre, j’entendis qu’elle montait l’escalier avec quelqu’un que je crus être un homme. Le plaisir de faire une plaisanterie sur le défaut de jalousie qu’elle me reprochait si souvent, me fit naître l’envie de me cacher. Je me coulai dans la ruelle du lit, qui était disposé de manière que je ne pouvais être aperçu.

Vous avez tort, disait mademoiselle de Magnelais à l’homme qui était avec elle, que je ne pouvais voir ; bien loin de me faire des reproches, vous me devez des remerciements : il est vrai que je suis ambitieuse ; mais c’est bien moins par ambition que je l’épouse, que pour m’assurer le plaisir de vous voir. Pourquoi, répondit celui à qui elle parlait, que je reconnus pour Bellomont, lui faire croire que vous l’aimez ? pourquoi tous ces reproches de ce qu’il n’est pas jaloux ?

Je vous avoue, répliqua-t-elle, que la vanité que je trouvais à en être aimée m’avait d’abord donné du goût pour lui : votre amour ne m’avait pas encore fait connaître le prix de mon cœur ; je croyais presque le lui devoir. Laissons-lui penser qu’il est aimé ; cette opinion écartera ses soupçons, et, en lui reprochant sa confiance, je l’augmente encore.

Les premiers mots de cette conversation me causèrent tant de surprise, qu’elle aurait seule suffi pour arrêter les effets de ma colère ; mais tous les sentiments dont j’étais agité firent bientôt place au mépris et à l’indignation, qui prenaient dans mon cœur celle de l’amour et de l’amitié : je ne fus pas même honteux d’avoir été trompé ; tout honnête homme aurait pu l’être, et cela me suffisait.

Mademoiselle de Magnelais et Bellomont dirent encore plusieurs choses qui me firent comprendre que leur intelligence avait commencé presque aussitôt que j’avais cru être aimé. Ils se séparèrent, dans la crainte que je ne vinsse ; car, quelque sûr que l’on fût de moi, on voulait pourtant me ménager. Mademoiselle de Magnelais passa dans l’appartement de madame sa mère, et me laissa la liberté de sortir.

J’allai m’enfermer chez moi pour réfléchir sur le parti que j’avais à prendre : je pouvais perdre d’honneur mademoiselle de Magnelais ; mais n’était-ce pas la punir d’une manière trop cruelle, d’une légèreté dont il ne m’était arrivé aucun mal ? et pouvais-je employer contre elle des armes qu’elle n’aurait pu en pareil cas employer contre moi ? Pour Bellomont, il me trahissait, mais il m’avait sauvé la vie : il m’était plus aisé de pardonner l’injure, que de manquer à la reconnaissance.

Pour ne pas priver le chevalier d’une protection aussi nécessaire pour lui que celle de M. d’Épernon, je me déterminai à lui cacher ce que le hasard m’avait fait découvrir. À l’égard de mon mariage, j’avais le temps pour moi. Il ne me restait qu’à prendre des mesures pour éviter de voir mademoiselle de Magnelais : elle m’était devenue, dès ce moment-là, si indifférente, que je n’avais pas même besoin de lui faire des reproches. Je projetais un voyage à la campagne, quand j’appris que mademoiselle de Magnelais y était allée elle-même.

J’eus l’honneur, mademoiselle, de vous voir à-peu-près dans ce temps-là, et dès ce moment je n’imaginai plus qu’on pût me proposer mademoiselle de Magnelais. Cette jalousie, qu’elle m’avait demandée, et que je ne connaissais point, je la connus alors : tout ce qui vous environnait me faisait ombrage ; tout me paraissait plus capable que moi de vous plaire, et aucun ne me semblait digne de vous.

Je craignis cependant le comte de Blanchefort un peu plus que les autres : moi, qui jusque-là n’avais fait aucun cas des louanges de la multitude, je me sentis affligé de celles que cette multitude donnait à mon rival. Il pouvait aussi vous offrir sa main, et moi je ne pouvais, pendant la vie du duc d’Épernon, vous proposer qu’un mariage secret, à quoi mon respect ne pouvait consentir ; ce fut ce qui me retint le jour que j’osai vous parler du comte de Blanchefort. Quelle joie, mademoiselle, répandîtes-vous dans mon cœur ! je crus voir que vous étiez touchée de l’excès de ma passion.

Cependant le voyage de mademoiselle de Magnelais qui me laissait respirer, n’avait été entrepris que pour me jeter dans de nouvelles peines. Elle avait déterminé le duc d’Hallwin à ne plus différer notre mariage, et, à leur retour, le duc d’Épernon et lui en marquèrent le jour.

Mon refus m’attira la disgrâce de mon père. Je ne lui en donnai point de raisons : celles que la conduite de mademoiselle de Magnelais me fournissait n’auraient point été crues, et d’ailleurs, depuis que je vous avais vue, mademoiselle, je sentais que ce n’était pas le plus grand obstacle à notre mariage ; mais je crus aussi qu’il fallait, sur-tout dans les premiers moments, lui cacher mon attachement pour vous.

Je ne pus cependant me refuser le plaisir de vous voir le lendemain. J’étais plein de la joie de me voir libre : je voulais vous la montrer ; je me flattais que vous en démêleriez le motif ; mais cette joie ne dura guère ; vos regards et le ton dont vous me parlâtes me glacèrent de crainte. Oserai-je cependant vous l’avouer ? Me pardonnerez-vous de l’avoir pensé ? Ce que vous me dîtes de mademoiselle de Magnelais me donna lieu de me flatter qu’elle avait part au mauvais traitement que je recevais.

Cette idée me donna un peu de tranquillité, et je pris dès-lors la résolution de ne vous rien cacher de ce qui s’était passé entre elle et moi. Je retournai dans cette intention chez madame de Polignac ; j’appris d’elle-même, mademoiselle, que vous étiez retournée à l’abbaye du Paraclet ; je fis dessein d’y aller, et j’avais tout disposé pour cela.

Je reçus, la surveille de mon départ, un billet de Bellomont : il me priait de me trouver le lendemain matin à un endroit d’un faubourg de Paris, assez écarté. Je ne suis pas naturellement porté à la méfiance ; j’eusse voulu d’ailleurs le trouver moins coupable. Je me figurai qu’il avait dessein de m’avouer ce qui s’était passé, et de concerter avec moi les moyens d’épouser mademoiselle de Magnelais.

La conversation commença par les protestations de son attachement pour moi. Après le début, qui me confirmait encore dans mon idée, Comment est-il possible, me dit-il, que vous puissiez faire le malheur d’une fille dont vous êtes si tendrement aimé ? J’ai été encore hier témoin de ses larmes : c’est par son ordre que je vous parle : elle est instruite de votre amour pour mademoiselle d’Essei. Permettez-moi, mademoiselle, ajouta le marquis de la Valette, de vous taire ce qu’il eut l’audace d’ajouter.

Peut-être n’aurais-je encore payé tant d’artifice et de mauvaise foi que par le plus profond mépris ; mais je ne fus plus maître de mon indignation, quand il osa manquer au respect qui vous est dû de toute la terre. Taisez-vous, lui dis-je avec un ton de fureur, ou je vous ferai repentir de votre insolence. Vous et mademoiselle de Magnelais êtes dignes l’un de l’autre ; et je vous aurais punis de toutes vos trahisons, si le mépris ne vous avait sauvés de ma vengeance.

À qui parles-tu donc, répliqua Bellomont ? As-tu oublié que tu me dois la vie ? Mais tu ne jouiras plus d’un bienfait dont tu abuses ; il vint en même temps sur moi, et, avant que je me fusse mis en défense, il me porta deux coups d’épée : je tirai la mienne, et, comme il voulait redoubler, je le blessai à la hanche en me défendant ; il tomba, je fus sur lui, et, après l’avoir désarmé : Je te donne la vie, lui dis-je, et me voilà délivré de la honte de devoir quelque chose au plus lâche de tous les hommes.

Cependant mon sang coulait en abondance, et j’allais tomber moi-même, et être exposé à la rage de ce méchant, dont la blessure était légère, quand des paysans, qui venaient à la ville, arrivèrent dans le lieu où nous étions. Mes habits, qui étaient magnifiques, les firent d’abord venir à moi. Je me fis porter dans la plus prochaine maison, qui se trouva, par hasard, appartenir à un homme qui nous était attaché : je le chargeai d’aller avertir le comte de Ligny, avec qui j’étais lié d’amitié depuis notre première enfance. Les chirurgiens, qui avaient d’abord annoncé que ma vie était dans le plus grand péril, commencèrent, quelques jours après, à concevoir de l’espérance.

À mesure que l’extrême danger diminuait, mes inquiétudes augmentaient. La discrétion que j’avais toujours reconnue dans le comte de Ligny, et le besoin de m’ouvrir à quelqu’un, m’obligèrent à lui parler. Nous convînmes qu’il enverrait au Paraclet un homme à lui, qui devait tâcher de vous parler : j’eusse bien voulu vous écrire ; mais je n’en avais ni la force, ni même la hardiesse.

Celui qui avait été chargé d’aller au Paraclet, nous rapporta que vous n’y étiez plus, que vous étiez chez madame de Polignac, où il avait vainement tenté de vous parler. Ces nouvelles me jetèrent presque dans le désespoir. Comment se flatter que les faibles bontés que vous m’aviez marquées tiendraient contre des torts assez apparents et contre les soins de mon rival ?

Le comte de Ligny tâchait en vain de me consoler ; il était lui-même obligé de convenir que mes craintes étaient légitimes. Je voulais, tout faible que j’étais, aller moi-même chez madame de Polignac ; mais les efforts que je voulais faire retardaient encore ma guérison ; et, pour achever de m’accabler, le duc d’Épernon tomba malade dans le même temps, et mourut sans avoir voulu m’accorder le pardon que je lui fis demander. Les calomnies de Bellomont avaient achevé de l’irriter contre moi : il avait eu l’audace de lui dire que je l’avais attaqué le premier, et que je ne m’étais porté à cette violence que parce qu’il avait voulu me représenter mes devoirs.

Cette imposture exigeait de moi que je le visse encore l’épée à la main : j’attendais avec impatience que mes forces me le permissent, quand un intérêt plus pressant m’a fait différer ma vengeance. Le comte de Ligny entra, il y a trois jours, dans ma chambre, avec un air de joie dont je fus étonné : réjouissez-vous, me dit-il, le comte de Blanchefort, ce rival si redoutable, vient de faire part au roi de son mariage avec la sœur du connétable.

Mademoiselle d’Essei avait écouté jusque-là le marquis de la Valette avec un saisissement de douleur, qu’elle avait eu peine à cacher ; mais elle n’en fut plus la maîtresse.

Quoi ! s’écria-t-elle en répandant un torrent de larmes, le comte de Blanchefort est marié ! Ces paroles furent les seules qu’elle put prononcer : elle tomba en faiblesse. Le marquis de la Valette n’était guère dans un état différent : la vue de mademoiselle d’Essei mourante, et mourante pour son rival, lui faisait sentir tout ce que l’amour et la jalousie peuvent faire éprouver de plus cruel. Il fut quelques moments immobile sur son siège ; enfin l’amour fut le plus fort ; il prit mademoiselle d’Essei entre ses bras pour tâcher de la faire revenir.

Dans le même temps qu’il appelait du secours, madame du Paraclet, étonnée de ne point voir mademoiselle d’Essei, venait la chercher : sa surprise fut extrême de la trouver évanouie dans les bras d’un homme qu’elle ne connaissait point ; mais le plus pressé était de la faire revenir. Son évanouissement fut très-long ; elle ouvrit enfin les yeux, et, les portant sur tout ce qui l’environnait, elle vit le marquis de la Valette à ses pieds, qui lui tenait une main qu’il mouillait de ses larmes. La crainte de la perdre avait étouffé la jalousie : il eût consenti dans ce moment au bonheur du comte de Blanchefort.

Laissez-moi, marquis, lui dit-elle en retirant sa main ; votre amour et votre douleur achèvent de me faire mourir. Que je vous laisse, mademoiselle ! s’écria-t-il ; vous le voulez en vain : il faut que je meure à vos pieds, du désespoir de n’avoir pu vous toucher, et de vous trouver sensible pour un autre. Comment a-t-il touché votre cœur ? Quelle marque d’amour vous a-t-il donnée ? Par quel endroit a-t-il mérité de m’être préféré ? Je suis donc destiné à être trahi ou méprisé ! Hélas ! je venais mettre ma fortune à vos pieds, et c’est de mon rival que vous voulez tenir ce que mon amour voulait vous donner !

Les larmes et les sanglots de mademoiselle d’Essei l’empêchèrent long-temps de répondre ; enfin, prenant tout-d’un-coup son parti : Je vais vous montrer, lui dit-elle, que je suis encore plus malheureuse et plus à plaindre que vous. Le comte de Blanchefort est mon mari ; la raison, et peut-être encore plus le dépit dont j’étais animée contre vous, m’ont déterminée à lui donner la main ; et, dans le temps que son honneur et le mien demandent la déclaration de notre mariage, j’apprends qu’il est engagé avec une autre. Vous voyez, par l’aveu que je vous fais, que je suis, du moins, digne de votre pitié ; et j’ose encore vous dire, ajouta-t-elle en répandant de nouveau des larmes, que, si le fond de mon cœur vous était connu, je le serais de votre estime.

Oui, madame, répliqua le marquis de la Valette ; il ne m’est plus permis de vous parler de mon amour ; mais je vais, du moins, vous prouver mon estime, en vous vengeant de l’indigne comte de Blanchefort. Vous m’estimez, répondit mademoiselle d’Essei, et vous me proposez de me venger d’un homme à qui j’ai donné ma foi ! Ah ! mademoiselle, dit le marquis de la Valette, avec une extrême douleur, vous l’aimez ! l’amour seul peut retenir une vengeance aussi légitime que la vôtre.

Je vous l’ai déjà dit, répliqua-t-elle, et peut-être vous l’ai-je trop dit ; la raison seule et les conseils de madame de Polignac m’avaient déterminée ; mais la trahison du comte de Blanchefort ne m’affranchit pas de mes devoirs ; il sera père de cette misérable créature, dont je serai la mère ; et pourrais-je ne pas respecter ses jours, et pourrais-je aussi me résoudre à exposer les vôtres ? Adieu, monsieur, lui dit-elle encore ; le ciel sera peut-être touché de mon innocence et de mon malheur ; c’est à lui de me venger, si je dois l’être ; mais ne me voyez plus, et laissez-moi jouir de l’avantage de n’avoir à pleurer que mes malheurs, et non pas à rougir de mes faiblesses.

M. de la Valette, que l’admiration et la pitié la plus tendre attachaient encore plus fortement à mademoiselle d’Essei, ne s’en sépara qu’avec la plus sensible douleur. Ce qu’il m’en coûte pour vous obéir, lui dit-il en la quittant, mérite du moins, que vous daigniez vous souvenir que le pouvoir que vous avez sur moi est sans bornes.

Elle n’en était que trop persuadée pour son repos. Je suis la seule au monde, disait-elle à madame du Paraclet, pour qui la fidélité d’un homme tel que le marquis de la Valette soit un nouveau malheur ; tous mes sentiments sont contraints, ajoutait-elle, je n’ose ni me permettre de haïr, ni me permettre d’aimer.

Elle resta dans cette maison aussi long-temps qu’il fallait pour cacher son malheureux état. Elle écrivit encore à M. de Blanchefort ; elle lui manda la naissance d’un garçon dont elle était accouchée ; toutes ses répugnances cédèrent à ce que l’intérêt de cet enfant demandait d’elle ; rien ne fut oublié dans cette lettre, pour exciter la pitié de M. de Blanchefort, et tout fut inutile. Non seulement il ne lui fit aucune réponse ; il ne daigna pas même s’informer où elle était.

Mademoiselle d’Essei, quoique ce procédé l’accablât de la plus vive douleur, ne laissa pas de soutenir le personnage de suppliante pendant près de six mois que son fils vécut ; mais, dès qu’elle l’eut perdu, elle écrivit à M. de Blanchefort sur un ton bien différent. Voici ce que contenait cette lettre.

« La mort de mon fils rompt tous les liens qui m’attachaient à vous ; je n’ai rien oublié pour lui sauver la honte que vous avez attachée à sa naissance. Voilà le motif des démarches que j’ai faites, et que j’ai faites si inutilement. Je souhaite que le repentir fasse naître en vous la vertu, dont vous savez si bien affecter les dehors, tandis que le fond de votre cœur cache des vices si odieux. »

Après avoir écrit cette lettre, mademoiselle d’Essei se crut libre, et elle se disposa à prendre le voile dans l’abbaye du Paraclet. À peine y avait-il deux mois qu’elle était dans le noviciat, quand la femme qui l’avait autrefois amenée dans cette maison y vint avec un homme que son air et une croix de l’ordre de Malthe annonçaient pour un homme de condition.

Ils demandèrent à madame l’abbesse des nouvelles de la jeune fille appelée mademoiselle d’Essei, qu’on avait remise entre ses mains il y avait douze ans. Elle est dans cette maison, répondit l’abbesse, et l’intention de ses parents a été remplie, elle est religieuse. Ah ! s’écria cet homme, il faut qu’elle quitte le cloître ; il faut qu’elle vienne consoler une mère de la perte d’un mari et d’un fils unique, et jouir du bien que la mort de son frère lui laisse, et qui la rend une des plus grandes et des plus riches héritières de France. Permettez, dit-il, à madame du Paraclet, que je puisse la voir et lui parler ; la qualité de son oncle m’en donne le droit.

On alla chercher la jeune novice ; et dès qu’elle parut, son oncle s’empressa de lui apprendre qu’elle était fille du duc de Joyeuse ; que l’envie de rendre son frère un plus grand seigneur avait engagé son père et sa mère à lui cacher sa naissance, et à la faire élever dans un cloître, où l’on voulait qu’elle se fît religieuse ; mais qu’il semblait que le ciel eût pris plaisir à confondre des projets aussi injustes ; que ce frère, à qui on l’avait sacrifiée, était mort ; que son père ne lui avait survécu que peu de jours. J’ai été témoin de son repentir, dit M. le Bailli de Joyeuse, et je suis dépositaire de ses dernières volontés. Venez, continua-t-il en s’adressant à sa nièce, prendre possession des grands biens dont vous êtes la seule héritière. Oubliez, s’il vous est possible, l’inhumanité qu’on a exercée envers vous, et à laquelle je me serais opposé de toute ma force, si j’en avais eu le moindre soupçon.

Ce que vous m’apprenez, monsieur, dit mademoiselle de Joyeuse, ne changera en moi que mon nom : rien ne saurait m’obliger à rompre les engagements que j’ai pris. Vous n’avez point encore d’engagement, reprit M. le Bailli, puisque vous n’avez pas prononcé vos vœux. Les vœux, répliqua mademoiselle de Joyeuse, m’engageraient avec les autres ; mais le voile que je porte suffit pour m’engager avec moi-même.

Les raisons et les prières de M. le Bailli ne purent ébranler la résolution de mademoiselle de Joyeuse. Sans se plaindre de sa mère, elle représentait avec douceur, et cependant avec force, que la manière dont elle avait été traitée la dispensait de l’exacte obéissance. Madame du Paraclet, à qui M. le Bailli eut recours, était trop instruite des malheurs de mademoiselle de Joyeuse et de sa façon de penser, pour laisser quelque espérance à M. le Bailli. Après quelques jours de séjour au Paraclet, pendant lesquels mademoiselle de Joyeuse prit connaissance des biens dont elle avait à disposer, le Bailli partit pour aller annoncer à madame de Joyeuse la résolution de sa fille, et l’impossibilité de la faire changer.

Cependant la lettre qu’elle avait écrite au comte de Blanchefort avait non-seulement fait naître son repentir, mais lui avait redonné tout son amour. Il avait cru jusque-là qu’elle reviendrait à lui dès qu’il le voudrait. La certitude, au contraire, d’être haï, méprisé, les reproches qu’il se faisait d’avoir perdu, par sa faute, un bien dont il connaissait alors tout le prix, lui faisaient presque perdre la raison. Son mariage avec la sœur du connétable n’avait pas eu lieu : rien ne l’empêchait d’aller confirmer ses engagements avec mademoiselle d’Essei : il se flattait quelquefois que les mornes raisons qui les lui avaient fait accepter les lui ferait accepter encore, et qu’elle ne résisterait point à la fortune et au rang qu’il pouvait lui donner.

Il partit pour le Paraclet, dans la résolution de mettre tout en usage, jusqu’à la violence même, pour se ressaisir d’un bien sur lequel il croyait que la vivacité de son amour lui avait rendu ses droits. Quel nouveau sujet de désespoir, quand il sut la véritable condition de mademoiselle d’Essei, et l’engagement qu’elle avait pris ! Sa douleur était si forte et si véritable, que madame du Paraclet, qui lui avait annoncé des nouvelles si accablantes, ne put lui refuser quelque pitié, et ne put se défendre de parler à mademoiselle de Joyeuse. Obtenez de grâce, lui disait-il, qu’elle daigne m’entendre : sa vertu lui parlera pour moi : elle se ressouviendra de nos engagements : elle ne voudra point m’exposer et s’exposer elle-même aux effets de mon désespoir.

La perfidie du comte de Blanchefort, répondit mademoiselle de Joyeuse quand madame du Paraclet voulut s’acquitter de sa commission, m’a affranchie de ces engagements qu’il ose réclamer : je ne crains point les effets de son désespoir : qu’il rende, s’il en a la hardiesse, mon aventure publique : ma honte sera ensevelie dans cette maison, et j’aurai moins de peine à la soutenir que je n’en aurais de voir et d’entendre un homme pour qui j’ai la plus juste indignation et le plus profond mépris.

Ces premiers refus ne rebutèrent point M. de Blanchefort : il mit tout en usage pour parler à mademoiselle de Joyeuse ; et, n’ayant pu y réussir, il attendit, caché dans une maison du bourg, le temps où elle devait prendre les derniers engagements, résolu d’y mettre obstacle ; mais, lorsqu’elle parut avec le voile qui la couvrait ; qu’il aperçut le drap mortuaire sous lequel elle devait être mise ; qu’il se représenta que c’était lui, que c’étaient ses perfidies qui l’avaient contrainte à s’ensevelir dans un cloître ; que cet état, peut-être si contraire à son inclination, lui avait paru plus doux que de vivre avec lui, il se sentit pénétré d’une douleur si vive, et fut si peu maître de la cacher, qu’on l’obligea de sortir de l’église.

M. le vicomte de Polignac, neveu de madame l’abbesse, qui était présent, le mena dans l’appartement des étrangers : son désespoir était si grand, qu’il fallut le sauver de sa propre fureur. Enfin, après bien de la peine, il obéit à l’ordre de partir qu’on lui donna de la part de mademoiselle de Joyeuse, et se retira dans une de ses terres, occupé uniquement de son amour et du bien qu’il avait perdu : une maladie de langueur termina au bout de quelques mois sa vie et ses peines.

Cependant la scène qui s’était passée dans l’église, si nouvelle pour les religieuses, excita leurs murmures : les plus accréditées représentèrent à madame du Paraclet qu’un éclat de cette espèce demandait que mademoiselle de Joyeuse fût examinée de nouveau, et que la profession fût différée. Il fallut se soumettre à cette condition. Le temps qu’on avait demandé pour cet examen n’était pas encore écoulé quand M. de la Valette arriva au Paraclet. Le changement de fortune et d’état de mademoiselle de Joyeuse ne lui avait pas été long-temps caché : si, par respect pour elle, il s’était soumis à l’ordre qu’elle lui avait donné de renoncer à la voir, il n’en avait pas été moins attentif et moins sensible pour elle. Quoiqu’il n’eût conservé aucune espérance, il n’avait cependant jamais envisagé l’horreur d’une séparation éternelle : cette idée se présenta à lui pour la première fois, lorsqu’il sut que mademoiselle de Joyeuse avait pris le voile.

Il courut à l’abbaye du Paraclet. Mademoiselle de Joyeuse ne put se résoudre à le traiter comme elle avait traité M. de Blanchefort : elle vint au parloir où il l’attendait. Ils furent assez long-temps sans avoir la force de parler ni l’un ni l’autre : le marquis de la Valette, suffoqué par ses larmes et par ses sanglots, après avoir considéré mademoiselle de Joyeuse presque ensevelie dans l’habillement bizarre dont elle était revêtue, restait immobile sur la chaise où il était assis. Je n’aurais pas dû vous voir, dit enfin mademoiselle de Joyeuse. Ah ! s’écria le marquis, que vous me vendez cher cette faveur ! Je mourrai, oui je mourrai à vos yeux si vous persistez dans cette résolution. Mes malheurs, répliqua mademoiselle de Joyeuse, ne m’ont pas laissé le choix de ma destinée ; il faut vivre dans la solitude, puisque je ne saurais plus me montrer dans le monde avec honneur. Eh ! pourquoi, dit M. de la Valette, vous faire cette cruelle maxime ? pourquoi vous punir de ce que le comte de Blanchefort est le plus scélérat des hommes ? Il n’en coûte guère, répliqua mademoiselle de Joyeuse, de quitter le monde quand on ne peut y vivre avec ce qui nous l’aurait fait aimer.

Que me faites-vous envisager, s’écria le marquis de la Valette ? Serais-je en même temps le plus heureux et le plus malheureux des hommes ? Non, poursuivit-il en la regardant de la manière la plus tendre, je ne renoncerai point à des prétentions que votre cœur semble ne pas dédaigner. J’avoue, répliqua mademoiselle de Joyeuse, que, si je l’avais écouté, il n’eût parlé que pour vous. Il faut vous avouer plus, ajouta-t-elle ; ce fut pour me venger de vous, dont je croyais avoir été trompée, que je me précipitai dans l’abyme des malheurs où je suis tombée. Accordez-moi donc, interrompit le marquis de la Valette, la gloire de les réparer. C’est assez pour moi, répliqua mademoiselle de Joyeuse, que vous ayez pu en concevoir l’idée ; mais j’en serais bien indigne si j’étais capable de m’y prêter. Quand ma funeste aventure serait ignorée de toute la terre, quand j’aurais une certitude entière que vous l’ignoreriez toujours, il me suffirait de la savoir, il me suffirait de la nécessité où je serais de vous cacher quelque chose, pour empoisonner le repos de ma vie.

Ah ! dit le marquis de la Valette avec beaucoup de douleur, je me suis flatté trop légèrement, et vous-même vous vous êtes trompée ; vous avez cru me vouloir quelque bien, seulement parce que je ne vous suis pas aussi odieux que M. de Blanchefort. Il serait à souhaiter pour mon repos, reprit-elle, que je fusse telle que vous le pensez : croyez cependant que l’oubli des injures que j’ai reçues n’est pas le seul sacrifice que j’aie à faire à Dieu en me donnant à lui. Il faut, ajouta-t-elle, finir une conversation trop difficile à soutenir pour l’un et pour l’autre. Adieu, monsieur, je vais faire des vœux au ciel pour votre bonheur ; souvenez-vous quelquefois à quoi j’eusse borné le mien.

Elle sortit en prononçant ces paroles, et laissa le marquis de la Valette dans un état plus aisé à imaginer qu’à représenter. Madame du Paraclet, que mademoiselle de Joyeuse en avait priée, vint pour remettre quelque calme dans son esprit. Il ne fut de long-temps en état de lui répondre ; ses actions, ses discours se ressentaient du trouble de son âme ; il voulait voir mademoiselle de Joyeuse, il voulait lui parler encore une fois : Je ne lui demande, disait-il, que quelque délai ; je me soumettrai ensuite à tout ce qu’elle voudra m’ordonner.

La sensibilité que mademoiselle de Joyeuse s’était trouvée pour M. de la Valette la pressait, au contraire, de se donner à elle-même des armes contre sa propre faiblesse : De grâce, dit-elle à madame du Paraclet, obtenez du marquis qu’il me laisse travailler à l’oublier ; obligez-le de s’éloigner : ce qu’il m’en coûte, ajouta-t-elle, pour le vouloir ne le dédommage que trop.

M. de la Valette ne pouvait se résoudre à ce départ auquel on le condamnait ; mais madame du Paraclet lui représenta avec tant de force la peine qu’il faisait à mademoiselle de Joyeuse, et l’inutilité de sa résistance, qu’il se vit contraint d’obéir. Toujours occupé de son amour et de ses regrets, il passa deux années dans une de ses terres, et ne retourna à la cour que lorsque la nécessité de remplir les fonctions de sa charge l’y obligea.

Mademoiselle de Joyeuse qui, en prononçant ses vœux, avait pris le nom d’Eugénie, eut peu de temps après la douleur sensible de perdre madame l’abbesse du Paraclet. Il ne lui fut plus possible, après cette perte, de rester dans un lieu où tout la lui rappelait : elle obtint de venir à Paris dans l’abbaye de Saint-Antoine. Les arrangements qu’elle avait pris en disposant de son bien, la mirent en état d’y être reçue avec empressement.

M. le marquis de la Valette, après son retour à la cour, apprit qu’elle y était, et lui fit demander la permission de la voir. Soit effectivement que le temps, l’absence, et la perte de toute espérance, eussent produit sur lui leur effet ordinaire, ou qu’il eût la force de se contraindre, il ne montra à Eugénie que les sentiments qu’elle pouvait recevoir. Le commerce qui s’établit dès-lors entre eux leur a fait goûter à l’un et à l’autre les charmes de la plus tendre et de la plus solide amitié. Eugénie a voulu en vain le déterminer à se marier ; il lui a toujours répondu qu’il voulait se garder tout entier pour l’amitié.

Vous voyez, me dit Eugénie, quand elle eut achevé de me conter son histoire, que, si les malheurs que l’on a éprouvés dans le monde étaient une sûreté pour trouver de la tranquillité et du repos dans la retraite, personne n’avait plus de droit de l’espérer que moi : j’avoue cependant, à la honte de ma raison, qu’elle m’a souvent mal servie, et que mes regards se sont plus d’une fois tournés vers ce monde, où j’avais éprouvé tant de différentes peines.

Puisque mes aventures, dis-je, ne sont pas ignorées, le mariage ne saurait être pour moi qu’une source de peines. Eugénie me répondit que le président l’avait prévenue sur cet article ; qu’il ne demandait de ma part qu’une entière sincérité : la vérité est auprès de lui presque de niveau avec l’innocence ; d’ailleurs vous n’avez rien à avouer qui blesse l’honneur.

Je n’étais pas aussi persuadée qu’elle de l’indulgence du président d’Hacqueville : je ne pouvais croire qu’il voulût d’une femme qui avait poussé aussi loin le mépris de toute sorte de bienséance : je me flattais que l’aveu que j’en ferais le dégoûterait de m’épouser, et que, sans qu’il y eût de ma faute, ce mariage, dont je ne pouvais m’empêcher de sentir les avantages, et pour lequel j’avais cependant tant de répugnance, se trouverait rompu.

Il fallait ne guère connaître le cœur humain pour concevoir une pareille pensée. Les malheurs, les trahisons qu’une jolie femme a éprouvés ne la rendent que plus intéressante : les miens d’ailleurs n’étaient qu’une suite de ma bonne foi ; et, en peignant mon cœur si tendre, si sensible, je ne fis qu’augmenter le désir de s’en faire aimer, et j’en fis naître l’espérance. Le président d’Hacqueville m’écoutait avec une attention où il était aisé de démêler le plus tendre intérêt ; et, lorsque je voulais donner à mes folies leur véritable nom, il me les justifiait à moi-même : toute autre aurait fait ce que j’avais fait, se serait conduite comme moi : il faisait plus que de me le dire, il le pensait.

J’eus avec lui plusieurs conversations de cette espèce, qui durent le convaincre de ma franchise. Je fus convaincue aussi que j’étais aimée comme je pouvais désirer de l’être. Mon esprit était persuadé ; mais il s’en fallait beaucoup que mon cœur fût touché. Eugénie et le commandeur de Piennes ne cessaient de me dire qu’il suffisait, quand on était honnête personne, d’estimer un mari ; mais, sans le dépit et la jalousie dont j’étais animée, leurs raisons eussent été sans succès.

Un homme de confiance que j’avais envoyé à Francfort, il y avait déjà quelque temps, revint alors : j’appris de lui que la femme de Barbasan était allée le joindre ; qu’elle avait amené avec elle l’enfant dont elle était accouchée, et qu’il n’avait pas été possible de découvrir le lieu où ils s’étaient retirés.

Cette attention de se cacher ne pouvait regarder que moi. Je crus qu’on craignait de ma part quelque trait de passion pareil à mon voyage de Francfort. Je voulais ôter à mon ingrat une crainte si humiliante : je voulais, quelque prix qu’il pût m’en coûter, le convaincre qu’il n’était plus aimé : je me figurais encore qu’il sentirait ma perte dès qu’elle deviendrait irréparable. Voilà ce qui me déroba la vue du précipice où j’allais me jeter, et ce qui m’arracha le consentement qu’on me demandait.

Mon courage se soutint assez bien pendant le peu de jours qui précédèrent mon mariage. Si je n’étais pas gaie, je ne montrais du moins aucune apparence de chagrin. M. d’Hacqueville était comblé de joie, et me peignait sa reconnaissance de façon à augmenter celle que je lui devais.

Mais quel changement produisit en moi ce oui terrible, ce oui qui me séparait pour jamais de ce que j’aimais ! Que devins-je, grand Dieu ! quand je me vis dans ce lit que mon mari allait partager avec moi ! Toutes mes idées furent bouleversées. Je me trouvais seule coupable ; je trahissais Barbasan ; si je l’avais bien aimé, aurais-je dû m’autoriser de son exemple ? Il pouvait revenir à moi : je m’ôtais le plaisir de lui pardonner ; je m’ôtais du moins celui de penser à lui, de l’aimer sans crime. Étais-je digne de la tendresse de M. d’Hacqueville ? N’était-ce pas le tromper que de l’avoir épousé, le cœur rempli de passion pour un autre ?

Après avoir renvoyé tous ceux qui étaient dans la chambre, il me demanda la permission de se mettre au lit. Mes larmes et mes sanglots furent ma première réponse. L’état où vous me voyez, lui dis-je enfin, ne vous apprend que trop ce qui se passe dans mon cœur. Ayez compassion de ma malheureuse faiblesse ; n’exigez point ce que je n’accorderais qu’au devoir : laissez à mon cœur le temps de revenir de ses égarements : je suis trop pleine d’estime et d’amitié pour vous, pour n’en pas triompher.

Que me demandez-vous, madame, s’écria mon mari ! Comprenez-vous le supplice auquel vous me condamnez ? Il se tut après ce peu de mots : nous restâmes tous deux dans un morne silence. Je l’interrompis après quelques moments pour lui demander pardon. C’est à moi, madame, me dit-il, à vous le demander : je vous ai forcée par mes importunités à vous faire à vous-même la contrainte la plus affreuse. J’en suis bien puni. Ne craignez rien de ma part ; je ne serai du moins jamais votre tyran. Je vous prie seulement, ajouta-t-il en se levant pour passer dans un cabinet, et je vous en prie, pour votre intérêt plus que pour le mien, de dérober à tout le monde la connaissance de ce qui vient de se passer entre nous. Cette précaution n’était pas nécessaire ; ma conduite me paraissait à moi-même si blâmable que je n’étais nullement tentée d’en parler.

Je passai la nuit à me repentir et à m’applaudir de ce que je venais de faire. Je connaissais mon injustice ; je me la reprochais ; mais je ne pouvais m’empêcher de sentir une secrète joie d’avoir donné au comte de Barbasan une marque d’amour que j’eusse pourtant été désespérée qu’il eût pu savoir.

M. d’Hacqueville sortit de ma chambre sur le matin, et me dit seulement qu’il me conseillait de feindre d’être malade, pour lui donner un prétexte de reprendre son appartement. Cette feinte indisposition nous exposa à beaucoup de plaisanteries. Enfin, après quelques jours, nous fûmes traités comme de vieux mariés, et l’on ne prit plus garde à nous.

À l’exception d’un seul point, je mettais tout en usage pour contenter M. d’Hacqueville. Tous ses amis devinrent bientôt les miens : je me conformais à tous ses goûts ; mes soins et mes attentions ne se démentaient pas un moment ; mais nos tête-à-tête étaient difficiles à soutenir ; nous trouvions à peine quelques mots à nous dire. M. d’Hacqueville me regardait, soupirait et baissait les yeux ; il commençait souvent des discours qu’il n’osait achever ; il me serrait les mains, il me les baisait ; il m’embrassait, quand nous nous séparions, avec une tendresse qui me disait ce qu’il n’osait me dire.

Je sentais qu’il n’était point heureux, et j’en avais honte ; je me reprochais sans cesse de faire le malheur de quelqu’un qui n’était occupé que de faire mon bonheur. Et quel obstacle encore s’opposait à mes devoirs ! une passion folle, dont mon amour-propre seul aurait dû triompher. La tristesse où M. d’Hacqueville était plongé, l’effort généreux qu’il faisait pour me la cacher excitaient ma pitié, et m’attendrissaient encore. L’estime, l’amitié, la reconnaissance, me composaient une sorte de sentiment qui me fit illusion ; et, à force de vouloir l’aimer, je me persuadais que je l’aimais ; je désirais sortir de l’état de contrainte où nous étions l’un et l’autre. Je lui avais d’abord parlé, sans beaucoup de peine, du penchant malheureux qui m’entraînait vers Barbasan ; quand je crus en avoir triomphé, je me trouvai embarrassée de le lui dire.

Nous avions passé l’automne dans une maison de campagne que mon mari, toujours occupé de me plaire, avait achetée, seulement parce que j’en avais loué la situation. Comme elle était à peu de distance de Paris, nous y avions toujours beaucoup de monde. J’en étais souvent importunée ; c’était, de plus, un obstacle au dessein qui me roulait dans l’esprit, et que la mélancolie de mon mari me pressait d’exécuter.

Enfin, quelques jours avant celui où nous avions fixé notre retour à Paris, nous nous trouvâmes seuls. J’étais restée dans ma chambre, pour quelque légère indisposition ; il vint m’y trouver, et s’assit au pied d’une chaise longue où j’étais couchée.

Mon Dieu ! lui dis-je, que le monde est quelquefois importun ! Je ne sais si vous êtes comme moi ; mais j’avais besoin d’un peu de solitude. Que ferons-nous de cette solitude, me répondit M. d’Hacqueville ? et, tombant tout de suite à mes genoux : Je vous adore, ma chère Pauline, poursuivit-il, vous connaissez mon cœur, vous savez si je connais le prix du vôtre. Serai-je toujours malheureux ! Je baissai les yeux. Mon mari prit ma main, la baisa et la mouilla de quelques larmes. Je n’étais pas éloignée d’en répandre. Me pardonnerez-vous, lui dis-je ? Mon mari ne me répondit que par les transports les plus vifs. Ses caresses n’étaient interrompues que pour me rendre de nouvelles grâces.

Après s’être mis en possession de tous ses droits, il m’en demandait encore la permission ; il eût bien voulu partager mon lit ; mais, comme c’était une nouveauté pour mes femmes, je ne pus m’y résoudre, et mon mari voulut bien se prêter aux précautions que j’exigeais pour cacher notre commerce. Ce mystère, qui laissait toujours à M. d’Hacqueville quelque chose à désirer, soutenait la vivacité de sa passion, et lui donnait pour moi ces attentions, ces soins, qui ne sont mis en usage que par les amants, et dont ils se dispensent même bien vite quand ils se croient aimés.

À notre retour, Eugénie, que nous voyions presque tous les jours, remarqua avec plaisir la joie et la satisfaction de M. d’Hacqueville. Je n’étais pas de même ; mais je n’avais plus ce trouble et cette inquiétude dont on ne se délivre jamais entièrement quand on s’écarte de ses devoirs. Enfin, je faisais ce que je pouvais pour me trouver heureuse, et je l’étais autant qu’on peut l’être par la raison.

Notre maison de campagne avait acquis de nouveaux charmes pour M. d’Hacqueville ; il voulut y retourner dès le commencement de la belle saison. Quelques arrangements domestiques m’obligèrent à le laisser partir seul.

Le lendemain de son départ, je reçus un billet par le curé de notre paroisse. On me priait, au nom de Dieu, de venir dans un endroit qu’on m’indiquait ; on ajoutait, qu’on avait des choses importantes à me dire, et qu’il n’y avait point de temps à perdre. Le curé, homme d’honneur, s’offrit de me conduire. Ce billet, et ce qu’il contenait, me donnèrent une telle émotion, que je n’eus pas l’assurance de demander à mon conducteur l’éclaircissement de cette aventure.

Dès que je fus entrée dans la chambre où il me mena, et à portée du lit, une personne qui y était couchée fit un effort pour se mettre sur son séant. Je vous demande pardon, madame, me dit-elle d’une voix faible et tremblante, d’oser paraître devant vous. Je suis cette malheureuse qui vous ai causé tant de peines ; c’est moi qui vous ai séparée de ce que vous aimiez ; c’est moi qui ai causé les malheurs de l’un et de l’autre, et c’est moi qui cause son éloignement et peut-être sa mort ; mais l’état où je suis vous demande grâce. Ayez pitié de moi ; daignez adoucir l’amertume de mes derniers moments par un pardon généreux. J’ose plus encore, j’ose implorer votre bonté pour une misérable créature : c’est le fruit de mon crime ; mais c’est l’enfant de celui que vous avez aimé, et ma mort va le laisser sans aucun secours.

Les larmes que cette femme répandait en abondance l’empêchèrent de continuer. Je suis naturellement bonne, et j’eusse été sensiblement touchée de l’état où je la voyais, si un vif sentiment de jalousie n’eût étouffé tout autre sentiment. Cet étalage de tout ce qu’elle avait fait contre moi, le pardon qu’elle me demandait, étaient une nouvelle injure ; je m’en sentais humiliée.

Le bon ecclésiastique, qui n’avait garde de pénétrer ce qui se passait dans mon cœur, m’exhortait avec tout le zèle que la charité lui inspirait, d’avoir pitié et de la mère et de l’enfant. L’un et l’autre, dis-je enfin, n’ont aucun besoin de moi. Madame de Barbasan, ajoutai-je, a des titres pour demander la restitution des biens de son mari. Hélas ! madame, s’écria douloureusement cette personne, je ne suis point sa femme. Vous ne l’êtes point, lui dis-je avec beaucoup de surprise ? Non, madame : je vois ce qui vous a donné lieu de le croire. Écoutez-moi un moment ; je vous dois à vous, madame, et à M. de Barbasan l’aveu de ma honte. Qu’importe ce que j’en souffrirai ; mes peines ne méritent pas d’être comptées ; elles ne sont que trop dues à mes folies.

Je suis fille du geôlier à qui le soin des prisons du Châtelet était commis. Ma mère, qui mourut en accouchant de mon frère et de moi, n’avait point laissé d’autre enfant à mon père. La ressemblance, assez ordinaire entre les jumeaux, était si parfaite entre nous, qu’il fallait, pour nous reconnaître dans notre première enfance, nous donner quelque marque particulière ; et, dans un âge plus avancé, ceux qui n’y regardaient pas de bien près y étaient encore trompés.

Une petite partie de société nous avait engagés à prendre les habits l’un de l’autre le jour que M. de Barbasan fut conduit au Châtelet. Mon père, qui me trouva la première, m’ordonna d’aller avec lui conduire le prisonnier dans la chambre qui lui était destinée. Je m’aperçus, quand nous y fûmes, qu’il y avait quelques marques de sang sur ses habits : je lui demandai, avec inquiétude, s’il n’était point blessé. Il ne l’était point, et j’en sentis de la joie. Son air noble, sa physionomie, les grâces répandues sur toute sa personne firent dès ce moment leur impression sur moi.

Quelle différence de la nuit qui suivit, avec toutes celles que j’avais passées jusque-là ! J’étais dans une agitation que je prenais pour l’effet de la simple pitié ! Hélas ! si j’avais connu quel sentiment s’établissait dans mon cœur, peut-être aurais-je eu la force de le combattre et d’en triompher. J’obtins le lendemain de mon frère que j’irais à sa place servir le prisonnier.

Je devançai le temps où le nouveau venu devait être interrogé, pour lui offrir mes soins : la tristesse dont il était accablé se répandait dans mon âme. Je n’ai guère passé d’heure plus agitée que celle que dura son interrogatoire : il semblait que le péril me regardait. Les témoins qui lui étaient confrontés me paraissaient mes propres ennemis. Chaque jour, chaque instant ajoutait à ma peine. J’entendais dire à mon père, que je ne cessais de questionner, que l’affaire devenait très-fâcheuse, et que les suites ne pouvaient en être que funestes.

La maladie de M. de Barbasan arrêta les procédures, sans ralentir la haine de ceux qui voulaient le perdre, et me fit éprouver une inquiétude encore plus cruelle que celle ou j’étais livrée.

Je ne quittais presque point le malade : je n’avais pas même besoin pour cela d’user de déguisement : il faisait si peu d’attention à moi, qu’à peine en étais-je aperçue. Combien de larmes le danger où je le voyais me faisait-il répandre ! Ce danger augmentait encore mon attendrissement, et ma passion en prenait de nouvelles forces. Enfin, après avoir lutté plusieurs jours entre la vie et la mort, sa jeunesse et la force de son tempérament le rétablirent.

Ce fut dans ce même temps qu’on fit des propositions pour la liberté du prisonnier. L’établissement dont mon père jouissait lui paraissait préférable à une fortune plus considérable, pour laquelle il eût fallu abandonner sa patrie, et s’exposer même aux plus grands périls ; mais sa tendresse pour mon frère et pour moi l’emporta : il céda à nos prières et à nos importunités, et nous le déterminâmes enfin à ce qu’on souhaitait de lui. Je n’avais point fait mystère à mon frère de ma passion ; je la lui avais montrée aussi violente qu’elle était, bien sûre que l’amitié qu’il avait pour moi l’engagerait à me servir.

Je lui avais persuadé que j’étais aimée autant que j’aimais ; que M. de Barbasan m’épouserait dès que nous serions en sûreté. Mon frère était chargé d’accompagner M. de Barbasan, et mon père et moi devions prendre une route différente de la leur. Au moment du départ, mon frère consentit à me donner sa place : la chose était d’autant plus facile, que nous ne pouvions partir que la nuit, et qu’il avait été résolu entre nous que je suivrais mon père avec des habits d’homme : mon frère s’était chargé de lui apprendre, lorsqu’ils seraient en chemin, mon prétendu mariage. Je disais que, s’il en eût été instruit plus tôt, il en eût parlé à M. de Barbasan, et lui eût par-là donné lieu de soupçonner que je me méfiais de lui.

Comment vous peindre ce qui se passait dans mon cœur ? Mes alarmes sur la réussite de notre entreprise, l’impatience d’en voir arriver le moment, et la joie que j’allais goûter d’être avec M. de Barbasan, de ne partager avec personne le plaisir de le servir, toutes ces différentes pensées me donnaient un trouble et une agitation peut-être plus difficiles à soutenir qu’un état purement de douleur. Le moment marqué pour notre fuite fut retardé par un accident qui faillit à me faire mourir de frayeur.

J’étais déjà dans la chambre de M. de Barbasan ; je lui avais donné un habit de religieux, à la faveur duquel il pouvait sortir comme s’il fût venu de confesser quelque prisonnier malade, lorsque mon père vint nous avertir qu’il avait ordre de ne se point coucher. Cet ordre, dont nous n’imaginions pas les motifs, nous fit craindre que notre dessein n’eût été découvert, et nous jeta dans le désespoir. Nous en fûmes heureusement quittes pour la peur : il ne s’agissait que d’un prisonnier qu’on devait amener cette même nuit : il arriva vers le minuit ; et son arrivée, qui occasionna plusieurs allées et venues dans la prison, servit encore à favoriser notre fuite.

Nous arrivâmes à Nancy sans aucune mauvaise rencontre, et sans que M. de Barbasan eût le moindre soupçon de mon déguisement. Après quelques heures de repos, nous remontâmes à cheval. Mon cher maître (c’était le nom que je lui donnais, et que mon cœur lui donnait encore plus que ma bouche) mourait d’impatience d’être à Mayence. L’empressement qu’il eut de demander ses lettres, avant même que nous fussions descendus de cheval, l’avidité avec laquelle il lut et relut celle que le caractère me fit juger d’une femme, tout cela me fit sentir mon malheur. Ce qui se passait dans mon cœur me donnait l’explication de ce que je voyais : M. de Barbasan aimait.

Combien de soupirs, combien de larmes cette cruelle connaissance me fit-elle verser ! La jalousie avec toutes ses horreurs vint s’emparer de moi. J’accusais M. de Barbasan d’ingratitude, presque de perfidie. Il aurait dû deviner mes sentiments : il aurait dû deviner ce que j’étais : se serait-il mépris s’il n’avait pas été prévenu pour une autre ? Pardonnez-moi, madame ; je ne pouvais m’imaginer que cette autre eût fait autant pour lui. Mon pays abandonné, mon père, mon frère, pour qui j’aurais donné ma vie dans d’autres temps, exposés aux plus grands dangers : enfin, que n’avais-je point fait ! Hélas ! disais-je, je m’en tenais payée par l’espérance d’être aimée. Un moindre bien m’aurait satisfait : il m’eût suffi qu’il n’eût eu pour personne les sentiments qu’il me refusait. Il me passa plusieurs fois dans la tête de me jeter à ses pieds, de répandre devant lui les larmes que je dévorais en secret ; mais un reste de pudeur, que je n’avais pas encore perdu, me retint.

Les bottes qu’il portait, et qui n’étaient pas faites pour lui, l’avaient blessé si fort, que nous fûmes obligés de séjourner plusieurs jours à Mayence. Comme les nouvelles qu’il attendait n’en étaient pas retardées, M. de Barbasan se résolut à se reposer. Je fus chargée, deux jours après, d’aller à la poste chercher ses lettres. Voici, madame, où commencent mes trahisons : j’en trouvai deux ; l’une de ce caractère à qui je voulais tant de mal, et l’autre de celui d’un homme. J’ouvris d’abord la première : ma curiosité était excitée par un intérêt trop pressant pour pouvoir m’en défendre. J’en fus punie : ce que je lus ne m’apprit que trop que celle qui l’avait écrite méritait d’être aimée, et je m’en désespérais. Je n’avais point encore pris mon parti de la supprimer : celle que j’ouvris ensuite m’y détermina.

Elle était d’un homme qui paraissait votre ami aussi-bien que celui de M. de Barbasan : il l’exhortait par honneur, par reconnaissance, par amour même, de renoncer à vous : Voulez-vous, lui disait-il, en faire une fugitive ? Voulez-vous qu’elle devienne la femme d’un proscrit ? Soyez assez généreux pour vous laisser soupçonner de légèreté. Nous ferons valoir, madame Eugénie et moi, votre changement, et nous tâcherons d’établir la tranquillité dans le cœur de quelqu’un à qui vous devez trop pour ne pas lui rendre le repos, quelque prix qu’il puisse vous en coûter.

Cette lettre, que je lus et relus, m’affranchit de tout scrupule. Bien loin de me repentir de ce que je venais de faire, je trouvai que je rendais un très-grand service à M. de Barbasan, de travailler à le guérir d’une passion qui ne pouvait jamais être heureuse. Le plus sûr moyen était de supprimer toutes vos lettres. Je commençai par celle que je tenais ; il me parut très important, au contraire, de lui rendre celle de cet ami, que je recachetai.

J’examinai, avec une attention inquiète, l’impression qu’elle faisait sur lui. Hélas ! il ne put la lire d’un œil sec ; sa douleur, son accablement, furent si extrêmes, et j’en étais si attendrie, qu’il y avait des moments où j’étais tentée de lui rendre celle que je retenais : mais ma passion, que je masquais de l’intérêt même de M. de Barbasan, m’arrêta et m’affermit dans le projet que j’avais formé. Tous les paquets qui arrivèrent furent supprimés. Je ne laissai passer que ceux de cet ami, dont les conseils étaient si conformes à mes desseins.

Le chagrin de M. de Barbasan aigrit son mal ; nous fûmes obligés de séjourner à Mayence pendant plusieurs mois. Nous en partîmes enfin ; mais à peine eûmes-nous fait deux journées que je me trouvai hors d’état de poursuivre le voyage. La fièvre qui me prit fut d’abord si violente, que M. de Barbasan, par humanité et par un sentiment d’amitié (car il en a eu pour moi aussi long-temps qu’il a ignoré qui j’étais) s’arrêta au bourg où nous étions, avec d’autant moins de peine que c’était le chemin des courriers.

Je fus plusieurs fois au moment d’expirer. Mes rêveries auraient découvert à M. de Barbasan et mon sexe et mes sentiments, s’il y avait fait attention ; mais je crois qu’il les ignorerait encore, si une femme qu’on avait mise auprès de moi pour me servir ne l’en eût instruit. Les soins qu’il faisait prendre de moi firent croire à cette femme que je lui étais fort chère : elle voulut se faire un mérite de garder notre secret. M. de Barbasan ne comprenait rien aux assurances qu’elle ne cessait de lui donner de sa discrétion. Enfin, à force de questions, il l’obligea de lui parler clair. La découverte d’une chose qui me perdait d’honneur l’affligea sensiblement, et autant que s’il avait eu à se la reprocher. Il résolut, dès que je serais rétablie, de me chercher un mari, et de me mettre jusque-là dans un couvent.

À mesure que mon mal diminuait, ses visites furent plus courtes et moins fréquentes : j’en étais désespérée, et n’osais m’en plaindre d’autre façon que par la joie que je lui marquais lorsque je le voyais.

Quelques jours après que j’eus quitté la chambre, il me fit dire de passer dans la sienne : cet ordre n’avait rien qui dût m’étonner ; j’en fus cependant troublée ; un pressentiment m’avertissait du malheur qui me menaçait. Que devins-je, grand Dieu ! lorsque après m’avoir fait asseoir, et m’avoir dit qu’il n’ignorait plus ce que j’étais, il finit par m’annoncer qu’il fallait nous séparer.

Ma douleur fut presque sans bornes quand j’entendis ce funeste arrêt. Pourquoi, dis-je, a-t-on pris tant de soin de ma vie ? Pourquoi m’a-t-on arrachée à la mort ? C’était alors qu’il fallait m’abandonner ; je serais morte du moins avec la douceur de penser que, si vous eussiez connu mes sentiments, vous en auriez été touché, et j’ai au contraire l’affreuse certitude que je vous suis odieuse. Pourquoi, si vous ne me haïssez pas, vouloir que je vous quitte ? Pourquoi m’envier le bonheur de rester auprès de vous ? S’il faut, pour obtenir cette grâce, vous promettre que je ne vous donnerai jamais aucune connaissance de mes sentiments, que je me rendrai maîtresse de mes actions, de mes paroles ; je vous le promets. Oui, je vous aime assez pour vous cacher que je vous aime. Le plaisir de vous voir, d’habiter les mêmes lieux, me suffira. Enfin, que ne dis-je point ! Mais tout fut inutile : il demeura ferme sur le parti du couvent. J’obtins seulement, après beaucoup de larmes, que celui où j’entrerais serait dans le lieu où M. de Barbasan fixerait sa demeure.

Nous partîmes le lendemain de cette conversation. Jour malheureux ! jour funeste pour M. de Barbasan et pour moi ! nous descendîmes dans un hôtellerie si pleine de monde, qu’à peine pûmes-nous obtenir une très-petite et très-mauvaise chambre. Il n’y avait qu’un lit : M. de Barbasan, par égard pour mon sexe, et aussi à cause de la langueur où j’étais encore, voulut que je l’occupasse : je m’en défendis autant que je pus ; mais il fallut obéir.

Peu de moments après que je fus couchée, j’eus une espèce de faiblesse qui obligea M. de Barbasan à s’approcher de mon lit. Il avait pris mon bras pour me tâter le pouls ; je lui retins la main lorsqu’il voulut la retirer ; je la serrai quelque temps entre les miennes avec un sentiment si tendre que je ne pus retenir mes larmes : elles tombaient sur cette main que je tenais ; il en fut apparemment plus touché qu’il ne l’avait été jusque-là.

Que vous dirai-je, madame ? Il oublia dans ce moment ce qu’il vous devait, et j’oubliai ce que je me devais à moi-même. Il n’est guère possible qu’un homme de l’âge de M. de Barbasan puisse résister aux occasions, sur-tout quand il se voit passionnément aimé.

Au bout de quelque temps, je m’aperçus que j’étais grosse : loin de m’en affliger, j’en eus une extrême joie. M. de Barbasan ne fut pas de même ; il en eut au contraire un très-vif chagrin. Peut-être mon état lui représentait-il plus vivement le tort qu’il avait avec vous, et même avec moi. Il ne pouvait oublier qu’il me devait la vie. Mon père, dans la vue d’assurer pour toujours un protecteur à mon frère et à moi, ne lui avait pas laissé ignorer ce que nous avions fait pour lui ; sans doute cette considération, plus encore que mes larmes, l’engagea à ne pas m’abandonner. J’obtins que je resterais avec lui jusqu’au temps que je pourrais entrer dans un couvent.

Nous arrivâmes à Francfort, où je pris les habits de mon sexe : on me fit l’honneur de croire que j’étais sa femme. Cette opinion me flattait trop pour ne pas chercher à l’accréditer. M. de Barbasan, qui ne voyait personne, n’en était point informé. J’avais pris aussi le soin d’empêcher mon père et mon frère de nous joindre à Francfort, sous le prétexte qu’il fallait attendre que nous fussions à Dresde, où je supposais que nous devions fixer notre séjour.

La solitude dans laquelle nous vivions, quelques agréments que l’on trouvait en moi, firent penser que M. de Barbasan était très-amoureux et même jaloux. Ma conduite ne détruisait pas ces soupçons. Je ne le quittais presque jamais. Sa tristesse, qui augmentait tous les jours, lui faisait chercher les promenades les plus solitaires ; ou je l’y accompagnais, ou j’allais l’y chercher ; mais je n’osais troubler ses rêveries, ni lui en marquer ma peine ; je craignais des reproches que bien souvent il ne pouvait retenir. Je les méritais trop pour m’en offenser.

Je m’en faisais ta moi-même de bien cruels. Quel était le fruit de mes tromperies et de ma folle passion ! Je m’étais précipitée dans un abyme de malheurs, et, ce qui est encore au-dessus des malheurs, je m’étais couverte de honte. Les nuits entières étaient employées à pleurer. Hélas ! aurais-je pu penser que je regretterais un état si affreux ? Comment m’imaginer que des malheurs mille fois plus grands m’attendaient encore.

Un jour, que, malgré la vue d’une mort prochaine, je ne puis encore me rappeler qu’avec douleur, je sortis pour aller à l’église, M. de Barbasan y vint un moment après moi : je crus m’apercevoir qu’il avait l’air distrait et quelque nouvelle inquiétude. Je me fis effort pour lui dire quelque bagatelle ; il n’y répondit point, et sortit le premier. Une femme de ma connaissance m’arrêta quelques moments, et m’empêcha de le suivre. Lorsque je rentrai dans la maison, j’appris qu’il n’y était pas encore revenu : je l’attendis une partie du jour ; je le fis chercher et le cherchai moi-même dans tous les endroits où il pouvait être, et même dans ceux où il n’allait jamais. Le jour et la nuit se passèrent sans que j’en apprisse aucune nouvelle.

Grand Dieu ! quel jour et quelle nuit ! Mon inquiétude et mon impatience me causaient une douleur presque aussi sensible que celle que je ressentis en lisant la fatale lettre qu’un inconnu remit le lendemain à une femme qui me servait.

La voici, me dit Hippolyte en me présentant cette lettre ; je la pris en tremblant, et j’y lus ces paroles :

« Les remords dont je suis déchiré, que je n’ai cessé de sentir, même dans les moments où je me rendais le plus coupable, me forcent de vous abandonner. L’abyme de malheurs où je vous ai précipitée achève de me rendre le plus indigne de tous les hommes : si je vous avais montré mon cœur, si vous aviez connu la passion dont il était rempli, si je vous avais appris par combien de liens j’étais attaché à ce que j’adore, vous auriez surmonté une malheureuse inclination qui nous a perdus tous deux. Adieu pour jamais, je vais dans quelque coin du monde, où le souvenir de mon crime me rendra aussi misérable que je mérite de l’être. »

Quelle révolution cette lettre et ce que je venais d’entendre produisirent en moi ! Quelle tendresse se réveilla dans mon cœur ! Barbasan se présentait à mon imagination, accablé de douleur pour une faute qui n’en était plus une, que je ne lui reprochais plus, puisqu’il m’avait toujours aimée ; et, quand il eût été le plus coupable de tous les hommes, quel crime un repentir tel que le sien n’aurait-il pas effacé ? Moi seule je restais chargée de son malheur et du mien.

Cette femme, que j’avais regardée d’abord comme une rivale odieuse, devint pour moi un objet attendrissant. Je plaignais son malheur, j’excusais ses faiblesses, je sentais même de l’amitié pour elle. Pouvais-je la lui refuser ? Elle semblait n’avoir aimé Barbasan que pour me donner des preuves qu’il ne pouvait aimer que moi.

J’exhortai à mon tour le curé de donner tous ses soins pour le soulagement de la malade : je l’assurai des secours dont elle aurait besoin. Je me fis apporter cet enfant malheureux : je le considérais avec attendrissement ; je sentais qu’il me devenait cher. Ma tendresse pour le père se tournait au profit du fils. Nul scrupule ne me retenait ; il me semblait au contraire que la simple humanité aurait exigé de moi tout ce que je faisais.

La malade me pria de faire emporter cet enfant : Je sens, dit-elle en répandant quelques larmes, que c’est m’arracher le cœur ; mais je n’avance que de peu de jours une séparation que ma mort rendra bientôt nécessaire. Peut-être, ô mon Dieu ! poursuivit-elle, daignerez-vous me regarder en pitié ! peut-être que ce sacrifice, tout forcé qu’il est, désarmera votre justice ! Voilà, dit-elle en embrassant son fils, les dernières marques que tu recevras de ma tendresse : puisses-tu être plus heureux que ton père ; et puissent les malheurs de ma vie servir à ton instruction, et t’apprendre dans quel abyme de maux on se précipite, quand on quitte le chemin de la vertu.

Le curé se chargea de chercher un lieu où cet enfant pût être élevé ; je voulais qu’on n’y épargnât rien ; mais le secret que j’étais obligée de garder ne me permit pas de faire tout ce que j’aurais voulu.

La singularité de cette aventure, le plaisir d’avoir appris, par ma rivale même, que Barbasan m’avait toujours été fidèle, le spectacle d’une femme mourante, qui ne mourait que de la douleur d’avoir été abandonnée, et qui ne l’avait été que pour moi, m’avaient mise dans une situation où je ne sentis d’abord que de la tendresse et de la pitié ; mais lorsque, rendue à moi-même, je fis réflexion à ce que je devais à mon mari, à ce que la reconnaissance, à ce que le devoir exigeaient de moi, je me sentis accablée de douleur.

Comment soutenir la présence de ce mari, dont les bontés, dont la confiance, me reprocheraient dans tous les instants ce que j’avais dans le cœur ? Comment recevrais-je des témoignages d’une estime dont je n’étais plus digne ? Comment répondrais-je aux marques d’une passion que je payais si mal ? Les idées dont j’avais le cœur et la tête remplie m’occupaient le jour et la nuit. J’avais promis de ne rester qu’un jour ou deux à Paris ; mais il me fallait plus de temps pour me rendre maîtresse de mon extérieur.

Eugénie, à qui j’allai conter ce qui venait de m’arriver, lut dans mon cœur, à travers toutes mes douleurs, une joie secrète que me donnait la fidélité de Barbasan. Voilà votre véritable malheur, me disait-elle ; vous ne combattez que faiblement des sentiments auxquels il me semble que votre devoir seul met obstacle ; il faut cependant en triompher, et votre repos l’exige autant que votre devoir. Quoique l’offense que vous feriez à votre mari fût renfermée dans le fond de votre cœur, elle n’en serait pas moins une offense, et vous ne devriez pas moins vous la reprocher. Il faut même, poursuivit-elle, vous précautionner pour l’avenir : M. de Barbasan peut reparaître en ce pays-ci ; il peut chercher à vous voir. Ah ! m’écriai-je, je ne serai pas assez heureuse pour être dans le cas de l’éviter : il aura trouvé la mort qu’il allait chercher, et vous voulez m’ôter la triste consolation de le pleurer.

Mes larmes, qui coulaient en abondance, ne me permirent pas d’en dire davantage. Eugénie, à qui je faisais pitié, était prête à en répandre ; mais son amitié toujours sage ne lui laissait pour ma faiblesse que des instants d’indulgence : elle me pressa d’aller trouver mon mari : sa présence, dit-elle, vous soutiendra. J’avais de la peine à suivre ce conseil ; mais Eugénie l’emporta, et me fit partir. J’étais si changée que M. d’Hacqueville me crut malade ; ses soins, ses tendresses, ses inquiétudes, redoublaient ma peine ; j’éprouvais ce que j’avais déjà éprouvé dans le commencement de mon mariage, qu’il n’est point d’état plus difficile à soutenir que celui où l’on est mal avec soi-même.

La mort d’Hippolyte, que j’appris quelques jours après, me coûta encore des larmes. Hélas ! pourquoi la pleurai-je ! Son sort était préférable au mien : elle ne sentait plus l’affreux malheur de n’avoir point été aimée, et je n’osais sentir le plaisir de l’être. Quelle contrainte ! Lorsque j’étais seule avec mon mari, je ne trouvais plus rien à lui dire : il m’était également impossible de dissimuler ma tristesse, et de cacher mon embarras lorsqu’il m’en demandait la cause.

Après plusieurs mois passés de cette sorte, où je n’avais eu de consolation que d’aller de temps en temps prodiguer mes caresses au fils de Barbasan, j’appris un matin que M. d’Hacqueville était parti dès la pointe du jour pour aller à une terre qu’il avait dans le fond de la Gascogne.

Ce départ si prompt, dont il ne m’avait point parlé, aurait dû me donner de l’inquiétude ; j’aurais pu même m’apercevoir, depuis quelque temps, que mon mari n’était plus le même pour moi ; mais ce que j’avais dans la tête et dans le cœur me dérobait la vue de tout ce qui ne tenait pas à cet objet dominant. Je crus donc ce qu’on vint me dire, que M. d’Hacqueville, sur des nouvelles qu’il avait reçues, avait été obligé de partir sur-le-champ. Comme on m’assurait que je recevrais bientôt des lettres, je les attendis pendant dix ou douze jours : elles ne vinrent point : ce long silence n’était pas naturel ; je ne me dissimulai pas que j’étais en quelque sorte coupable.

Eugénie, à qui j’allai porter cette nouvelle inquiétude, approuva la résolution que j’avais prise, d’aller joindre mon mari sans attendre qu’il m’en eût donné la permission, sans même la lui demander. Je le trouvai dans son lit avec la fièvre : elle me paraissait si médiocre que je n’aurais pas dû en être alarmée ; je le fus cependant beaucoup ; quelque chose me disait que j’avais part à son mal, et la façon dont je fus reçue ne me le confirma que trop. Au lieu de ces empressements auxquels j’étais accoutumée, je ne trouvai qu’un froid méprisant ; à peine pus-je obtenir un regard ; et, se démêlant de mes bras lorsque je voulus l’embrasser : Épargnez-vous, me dit-il, toutes ces contraintes, ou plutôt tous ces artifices ; je ne puis plus y être trompé.

Quoi ! monsieur, m’écriai-je, vous m’accusez d’artifice ? Eh ! par laquelle de mes actions ai-je pu m’attirer un reproche si sensible, si amer ? Ne me demandez point, me dit-il, un éclaircissement inutile et honteux pour l’un et pour l’autre. Non, non, m’écriai-je encore, il faut me dire mon crime, ou me rendre une estime sans laquelle je ne puis vivre !

Vous l’auriez conservée, reprit-il, si vous aviez eu pour moi la sincérité que je vous avais demandée ; elle vous aurait tenu lieu d’innocence ; loin de vous reprocher vos faiblesses, j’aurais mis tous mes soins à vous en consoler, à vous les faire oublier ; mais vous ne m’avez pas assez estimé pour me croire capable d’un procédé généreux : il vous a paru plus sûr de me tromper, et vous n’avez pas même daigné prendre les précautions nécessaires pour y réussir.

J’étais si étonnée, si troublée de ce que j’entendais, que M. d’Hacqueville eut le temps de me dire tout ce que son ressentiment lui inspirait, avant que j’eusse la force de répondre ; j’étais cependant bien éloignée de comprendre que l’on me croyait mère du fils de Barbasan. Ce que je ressentis, lorsque enfin je fus instruite de mon prétendu crime, ne se peut exprimer. Toutes mes douleurs passées étaient faibles au prix de celle-là ; on n’a point de courage contre un malheur de cette espèce, ou l’on serait peu sensible à l’honneur si on avait la force d’en faire usage.

Mes larmes furent long-temps ma seule défense : Quoi ! dis-je d’un ton qui, à travers le désespoir, marquait ma surprise et mon indignation, vous accusez votre femme d’un crime honteux ! Vous la réduisez à la nécessité de se justifier ! vous lui faites subir cette humiliation ! Ah ! poursuivis-je, vous serez pleinement éclairci. M. le curé de Saint-Paul vous apprendra de quelle façon j’ai eu connaissance de ce malheureux enfant. Me dira-t-il aussi, dit M. d’Hacqueville avec un souris amer, par quel hasard cet enfant ressemble à votre amant ? Je ne devrais, dis-je, reconnaître personne à ce titre : je vous l’ai avoué ; j’ai eu de l’inclination, même de la tendresse, pour un homme que j’en ai cru digne ; mais, si je me suis souvenue de lui depuis que mon devoir m’a fait une loi de l’oublier, j’en étais punie et vous en étiez vengé par les reproches que je m’en faisais. Tout autre enfant que le sien aurait, dans des circonstances pareilles, obtenu mon secours ; c’est des mains de sa mère et de sa mère mourante que je l’ai reçu ; mais ce n’est point moi que vous en devez croire ; mon honneur demande un éclaircissement qui ne laisse aucun doute ; peut-être alors aurez-vous quelque regret de la douleur que vous me causez.

La vérité a des droits qu’elle ne perd jamais entièrement : quelque prévenu que fût M. d’Hacqueville, elle fit sur lui son impression. Je me croyais, dit-il, plus fort contre vous : finissons de grâce une conversation que je ne suis plus en état de soutenir. Ses gens, qu’il avait appelés, entrèrent dans le moment ; il me dit devant eux qu’il avait besoin de repos ; qu’il me priait d’aller dans l’appartement qui m’était destiné. Mon inquiétude ne me permit pas d’y demeurer ; je revins passer la nuit dans sa chambre, et je ne le quittai plus.

La fièvre augmenta considérablement dès cette nuit-là ; et le cinquième jour de mon arrivée, elle fut si violente que l’on commença à désespérer de sa vie. M. d’Hacqueville connut son état plus tôt que les médecins. Loin d’en être alarmé, la vue du péril lui donna une tranquillité et un repos dont il avait été bien éloigné jusque-là : je ne voyais que trop que ce repos et cette tranquillité étaient l’effet de la plus affreuse douleur, et mon cœur en était déchiré. Quels reproches ne me faisais-je pas de l’imprudence de ma conduite ! j’aurais évité le malheur où je touchais, si je n’avais point caché ma dernière aventure. L’amitié que, malgré ma malheureuse inclination, j’avais ressentie pour mon mari, se réveillait dans mon cœur : je ne pouvais penser que j’allais le perdre, sans être pénétrée de douleur. J’étais sans cesse baignée dans mes larmes : la nécessité de les lui cacher m’obligeait, malgré moi, de m’éloigner de temps en temps du chevet de son lit.

J’étais retirée dans un cabinet qui touchait à sa chambre, lorsqu’il demanda à me parler. La mort, me dit-il lorsqu’il me vit seule auprès de lui, va nous séparer ; elle fera ce que je n’aurais peut-être jamais eu la force d’exécuter. Ah ! m’écriai-je en versant un torrent de larmes, que me faites-vous envisager ? le comble de la honte et du malheur. Est-il possible que je vous sois devenue si odieuse ? C’est par un sentiment tout contraire, reprit-il, que j’aurais dû vous affranchir du malheur de vivre avec un mari que vous n’avez pu aimer, et qui vous a mise en droit de le haïr. Innocente ou coupable, les offenses que je vous ai faites sont de celles que l’on ne pardonne jamais.

L’état où vous me voyez, lui dis-je, répond pour moi : je rachèterais votre vie de la mienne propre. Qu’en ferais-je, reprit-il ? elle ne serait qu’une source de peines. Ma fatale curiosité m’a ôté l’illusion qui me rendait heureux. J’ai vu par moi même votre tendresse pour cet enfant. Je n’ai rien ignoré de ce que vous avez fait pour lui : je vous ai soupçonnée. Que sais-je si je ne vous soupçonnerais pas encore ? que sais-je si vous pourriez vous justifier pleinement, et quelle serait la destinée de l’un et de l’autre ? toujours en proie à mon amour et à ma jalousie, je finirais peut-être parce que je crains le plus, par être votre tyran. Adieu, madame, continua-t-il, je sens que ma fin s’approche. Par pitié, ne me montrez point vos larmes ; laissez-moi mourir sans faiblesse.

Il se retourna, en prononçant ces paroles, de l’autre côté de son lit ; et, quelque effort que je fisse, il ne me voulut plus entendre. Sa tête, qui avait été libre jusque alors, s’embarrassa dès la même nuit ; la connaissance ne lui revint plus, et il expira dans mes bras.

Ma douleur était telle, que l’horreur du spectacle ne trouvait rien à y ajouter. Je perdais un mari le plus honnête homme du monde, qui m’avait adorée, à qui je devais toute sorte de reconnaissance, que je regardais comme mon ami, pour qui j’avais la plus tendre amitié ; et c’était moi qui causais sa mort, c’était moi qui lui avais enfoncé un poignard dans le sein.

Il y a des douleurs qui portent avec elles une sorte de douceur ; mais il faut pour cela n’avoir à pleurer que ce qu’on aime, et n’avoir pas à pleurer ses propres fautes. J’étais dans un cas bien différent. Tous mes souvenirs m’accablaient : je ne pouvais supporter la vue de moi-même, et je ne pouvais me résoudre à me montrer dans le monde : il me semblait que mes aventures étaient écrites sur mon front. Je ne m’occupais que de la perte que j’avais faite. Barbasan même ne me faisait aucune distraction.

Je ne pensai à lui dans les premiers moments que pour m’affermir dans la résolution d’y renoncer pour toujours : je trouvais que je devais ce sacrifice à la mémoire de mon mari. Mais ce n’est pas de la solitude qu’il faut attendre un remède contre l’amour. Ma passion se réveilla insensiblement ; la mélancolie où j’étais plongée y contribua encore. Mes rêves se sentaient de la noirceur de mes idées : Barbasan y était toujours mêlé. J’en fis un où je crus le voir tomber à mes pieds tout couvert de sang ; et, lorsque je voulus lui parler, il ne me répondit que ces mots : Vous vous êtes donnée à un autre.

Quelle impression ce rêve fit-il dans mon cœur ! je crus qu’il m’annonçait la mort de Barbasan, et je crus qu’il était mort plein de ressentiment contre moi. J’allais porter cette nouvelle matière de douleur, peut-être la plus accablante de toutes, dans un bois de haute-futaie, qui faisait ma promenade ordinaire. La solitude et le silence qui y régnaient y répandaient une certaine horreur conforme à l’état de mon âme. Je m’accoutumai insensiblement à y passer les journées presque entières : mes gens m’avaient vainement représenté qu’il était rempli de sangliers ; qu’il pouvait m’y arriver quelque accident. Les exemples qu’on me citait de ceux qui y étaient déjà arrivés ne pouvaient m’inspirer de la crainte. Je trouvais que ces sortes de malheurs n’étaient pas faits pour moi ; et puis, qu’avais-je à perdre ? une malheureuse vie dont je souhaitais à tout moment la fin.

J’étais restée un soir dans la forêt encore plus tard qu’à l’ordinaire. Dans le plus fort de ma rêverie, je me sentis tout d’un coup saisie par un homme qui, malgré mes cris et mes efforts, m’emportait, quand un autre, sorti du plus épais du bois, vint à lui l’épée à la main : je profitai de la liberté que leur combat me donnait pour fuir de toute ma force : mes gens, que mes cris avaient appelés, coururent au secours de mon défenseur. J’étais si troublée et si éperdue, qu’on fut obligé de me mettre au lit dès que je fus arrivée.

Peu de temps après, j’appris que celui qui m’avait secourue avait blessé à mort l’homme qui voulait m’enlever ; mais qu’il l’avait été lui-même d’un coup de pistolet par un autre homme venu au secours du premier ; que mon défenseur avait eu assez de force pour aller sur cet homme ; qu’il lui avait passé son épée au travers du corps, et l’avait laissé mort sur la place ; que ceux qui gardaient, à quelque distance de là, des chevaux et une chaise, apparemment destinée pour moi, avaient pris la fuite.

J’ordonnai qu’on portât au château mon défenseur, et je fis en même temps monter à cheval plusieurs personnes pour aller chercher les secours dont il avait besoin. Mon homme d’affaires, par humanité, et dans la vue de tirer quelque éclaircissement sur les auteurs de cette violence, y fit porter en même temps l’autre blessé, et cette précaution ne fut pas inutile.

Cet homme, à qui les approches de la mort faisaient sentir l’énormité de son crime, apprit à mon homme d’affaires que le duc de N…, mon beau-père, était l’auteur de cet enlèvement ; que son dessein était de me conduire dans un vieux château qui lui appartenait, situé dans les montagnes du Gévaudan ; que les biens considérables que l’on m’avait reconnus quand je m’étais mariée, lui avaient fait naître le dessein de s’en rendre maître, et que, pour y parvenir, il avait voulu s’assurer de ma personne, pour m’obliger, le poignard sur la gorge, de faire une donation à mon frère. Cet homme ajouta que mon beau-père ne m’eût pas laissé le temps de révoquer ce que j’aurais fait ; mais que je n’avais plus rien à craindre, et que c’était lui qui avait été tué par celui qui m’avait secourue.

Mon homme d’affaires, qui me rendit compte de ce qu’il venait d’apprendre, me glaça d’effroi. Le péril que j’avais couru augmentait encore ma reconnaissance et mon inquiétude pour mon défenseur : j’en demandais des nouvelles à tout moment. Mes gens, qui voyaient que j’avais besoin de repos, me cachèrent le plus long-temps qu’il leur fut possible le malheureux état où il était. La connaissance ne lui revint que lorsqu’on eut sondé ses blessures : il voulut savoir son état, et le demanda de façon que les chirurgiens furent contraints de lui avouer qu’il n’avait pas vingt-quatre heures à vivre. Un homme, que l’on jugea son valet de chambre, vint dans la nuit ; dès qu’il le vit, il pria qu’on les laissât seuls.

Ce ne fut que le lendemain qu’on m’annonça ces affligeantes nouvelles ; et peu d’heures après, on m’apprit qu’il allait expirer. On pense aisément à quel point je fus touchée de la mort de quelqu’un à qui je devais la vie. J’étais encore dans le saisissement, quand on me dit que l’homme qui avait passé la nuit auprès de lui demandait à me voir : il s’approcha de mon lit, et voulut me présenter une lettre qu’il tenait, mais je n’étais pas en état de la recevoir. J’eus à peine jeté les yeux sur lui que je perdis toute connaissance : elle ne me revint qu’après plusieurs heures, et ce ne fut que pour quelques moments : je passai de cette sorte tout le jour et toute la nuit.

Dès que je pus parler, je demandai à revoir cet homme : malgré les effets qu’on en craignait, on fut contraint de m’obéir ; ce fut alors qu’il me remit la lettre que voici.

« Daignerez-vous, madame, reconnaître le caractère de ce malheureux que vous devez regarder comme le plus coupable et le plus perfide de tous les hommes ? Hélas ! madame, je me suis peut-être jugé plus rigoureusement que vous ne m’auriez jugé vous-même. Mon repentir et ma douleur m’ont fait un supplice de tous les instants de ma vie. Je me suis cru indigne de porter à vos pieds ce repentir et cette douleur, et ce n’est que dans ce moment, où je n’ai plus que quelques heures à vivre, que j’ose vous dire que, tout criminel que je suis, je n’ai jamais cessé un moment de vous adorer. Je ne serai plus, madame, quand vous recevrez cette lettre. Si vous vous ressouvenez quelquefois du misérable Barbasan, souvenez-vous aussi quel a été son repentir. »

À peine pouvais-je discerner les caractères au travers des pleurs dont mes yeux étaient remplis. Il est mort, m’écriai-je après l’avoir lue ! je ne le verrai plus ! Je ne pourrai jamais lui dire que je l’ai toujours aimé. Pourquoi m’a-t-il sauvé la vie ? Que je serais heureuse si je l’avais perdue !

Beauvais (car c’était ce fidèle domestique) pleurait avec moi : sa douleur me le rendait nécessaire ; je ne voulais voir que lui ; je passais les jours et les nuits à lui parler de Barbasan et à m’en faire parler. Je l’obligeais de me dire ce qu’il m’avait déjà dit mille fois.

Il me conta qu’il avait été joindre son maître à Francfort ; qu’il l’avait trouvé plongé dans la plus profonde tristesse ; qu’autorisé par ses longs services, il avait pris la liberté de lui en demander la cause plusieurs fois, et long-temps sans succès ; qu’enfin Barbasan, accablé de ses peines, n’avait pu se refuser la consolation de les lui dire.

Beauvais me répéta alors ce que je savais de la fille du geôlier : il ajouta que Barbasan m’avait vue dans une église ; qu’il avait été d’abord fort éloigné de penser que ce fût moi ; mais que la seule ressemblance lui avait fait une impression si vive, et avait augmenté ses remords de telle sorte, qu’il ne lui avait plus été possible de supporter la vue d’Hippolyte ; qu’il avait été se réfugier chez un Français de sa connaissance ; et que, pressé par son inquiétude, il avait envoyé Beauvais s’informer de cet étranger.

Beauvais, après plusieurs recherches inutiles, avait enfin découvert, par hasard, la femme chez qui j’avais logé. Les détails qu’il apprit d’elle éclaircirent pleinement Barbasan. Cette nouvelle marque de ma tendresse, si singulière, si extraordinaire, augmenta sa confusion et son désespoir à un tel point, qu’il était près d’attenter sur sa vie : il voulait me suivre : il voulait s’aller jeter à mes pieds ; il trouvait ensuite qu’il n’était digne d’aucune grâce. Que lui dirai-je, disait-il ? que tandis qu’elle faisait tout pour moi, je la trahissais d’une manière si indigne ! M’en croira-t-elle quand je lui protesterai que je l’ai toujours adorée ?

Enfin, après bien des irrésolutions, le désir de me voir l’emporta : il se mit en chemin, bien résolu de me suivre en France. Loin qu’il fût arrêté par le péril qu’il y avait pour lui d’y paraître, il y trouvait au contraire de la satisfaction : c’était du moins me donner une preuve du prix dont j’étais à ses yeux. Il suivit la route que j’avais prise : sa diligence était si grande, que, malgré l’avance que j’avais sur lui, il m’aurait jointe infailliblement sans l’accident qui le retint.

Le gouverneur de Philisbourg venait de recevoir ordre d’arrêter une homme de grande importance, qui avait quitté le service de l’empereur pour passer dans celui de France. Les instances que Barbasan fit à la poste pour avoir des chevaux, et plus encore sa bonne mine, firent soupçonner qu’il était celui que cet ordre regardait. On l’arrêta, et on le conduisit chez le gouverneur, homme exact et incapable de se relâcher sur ses devoirs. Tout ce que Barbasan put lui dire fut inutile : il l’envoya prisonnier à la citadelle.

Il y fut retenu pendant plus d’une année, et il n’en sortit que quand la place fut prise par le maréchal d’Estrées.

Barbasan en était connu, et en était particulièrement estimé. Le maréchal lui conseilla de passer au service du roi de Suède. Mon mariage, qu’il apprit dans le même temps, le détermina à prendre un parti où il espérait trouver la fin de ses maux. Il fit, en cherchant la mort, des actions si héroïques, que le roi de Suède crut ne pouvoir trop le récompenser ; mais il refusa constamment tout ce qu’on lui offrit, et ne voulut point sortir de l’état de simple volontaire.

Beauvais me dit encore que Barbasan, toujours plein de son amour et de sa douleur, était revenu en France, sans autre projet, sans autre espérance que de me voir, ne fût-ce même que de loin ; qu’il était arrivé à Paris précisément dans le temps que j’en étais partie pour aller joindre mon mari en Gascogne ; que, persuadé de la part que le commandeur de Piennes et Eugénie avaient à mon mariage, il n’avait voulu les voir ni l’un ni l’autre ; mais que, sans leurs secours, il avait été instruit de tout ce qu’il avait intérêt de savoir ; qu’il n’avait pas hésité de me suivre en Gascogne ; qu’il s’était arrêté à Marmande, petite ville à un quart de lieue de la terre où j’étais, et que c’était là qu’il avait appris la mort de mon mari, et mon extrême affliction ; que, comme je ne sortais point du château, il avait cherché à s’y introduire, et qu’il m’avait vue plusieurs fois, pendant la messe, dans la chapelle du château, et toujours avec un nouveau saisissement ; que, lorsque je commençai à aller dans la forêt, il quitta Marmande, et vint se loger dans une petite maison attenante à cette même forêt ; qu’instruit par son hôte du péril où j’étais exposée, il me suivait avec encore plus de soin ; que l’épaisseur du bois lui donnait toute sorte de facilités de se cacher ; qu’il fut cent fois au moment de se jeter à mes pieds, d’obtenir son pardon ou de se donner la mort ; mais que les larmes qu’il me voyait répandre, et qu’il croyait que je donnais au seul souvenir de M. d’Hacqueville, le retenaient et lui faisaient éprouver en même temps ce que la jalousie a de plus cruel ; qu’enfin ce jour fatal, ce jour qui devait mettre le comble à toutes les infortunes de ma vie, le malheureux Barbasan, qui ne pouvait plus soutenir l’excès de son désespoir, s’avançait vers moi, lorsqu’il entendit mes cris, et qu’il vit le péril où j’étais.

Ce récit que me faisait Beauvais, me perçait le cœur, et c’était pourtant la seule chose que j’étais capable d’entendre.

Le corps de Barbasan avait été mis, par mon ordre, dans un cercueil de plomb ; j’allais l’arroser de mes larmes. Je nourrissais ma douleur de l’espérance que du moins un jour la même terre nous couvrirait tous deux.

J’aurais passé le reste de ma vie dans cette triste occupation, si le commandeur de Piennes n’était venu m’arracher de ce lieu. Ses prières et ses instances eussent cependant été inutiles, si le désir de revoir cet enfant, que la mort de son père m’avait rendu mille fois plus cher, et qui était devenu mon unique bien, ne m’avait rappelée à Paris. Je trouvai que la mort du duc de N… y était déjà oubliée. Sa famille, qui avait voulu cacher la honte de mon aventure, avait pris soin de publier qu’il était mort d’apoplexie dans ses terres du Gévaudan.

J’allai m’enfermer avec ma chère Eugénie ; et, sans m’engager par des vœux, je renonçai au monde pour jamais. Mes malheurs m’ont fourni, pendant un grand nombre d’années, assez d’occupation pour vivre dans la solitude. Le temps a enfin un peu affaibli la vivacité du sentiment ; mais il m’est resté un fonds de tristesse et de mélancolie qui m’accompagnera jusqu’à mon dernier moment. La fortune de ce malheureux enfant est la seule chose qui a pu faire quelque distraction à ma douleur. Je l’ai mis de bonne heure dans les troupes ; il y jouit d’une réputation brillante : il est actuellement dans les premiers grades. J’ai cru devoir lui laisser toujours ignorer ce qu’il est. Il ne sait pas même d’où lui vient le bien qu’il reçoit : j’ai mieux aimé renoncer à sa reconnaissance que de lui donner la mortification de se connaître.