Les Malheurs de l’amour/Partie 1

Œuvres complètes de mesdames de La Fayette, de Tencin et de Fontaines, Texte établi par Louis-Simon AugerLepetitTome III (p. 247-311).


LES MALHEURS
DE L’AMOUR.


Insano nemo in amore sapit. Propert.


PREMIÈRE PARTIE.


Séparateur



Mon grand-père avait acquis de grands biens dans une charge de finance, et laissa mon père à portée de les accroître par la même voie. Des richesses acquises avec tant de facilité persuadent volontiers à ceux qui les possèdent qu’elles leur sont dues, et ne leur laissent qu’une espèce de mépris pour ceux que la fortune n’a pas aussi bien traités.

Mon père était né pour penser plus raisonnablement ; il ne lui manquait, pour avoir de l’esprit et du mérite, que la nécessité d’en faire usage ; mais on ne sent guère cette nécessité, quand on jouit d’une grande fortune qu’on n’a pas eu la peine d’acquérir. Les talents et les pensées saines sont presque toujours le fruit du besoin ou du malheur.

Ma mère était d’une condition pareille à celle de mon père. Ils joignirent, par leur mariage, des richesses à des richesses, et je naquis dans le sein d’une abondance, que ma qualité de fille unique ne me donnait à partager avec personne.

Mon éducation s’en ressentit. À peine avais-je les yeux ouverts, que je savais déjà que j’étais une grande héritière. Non seulement on satisfaisait mes fantaisies ; on les faisait naître. On m’accoutumait à être fière et dédaigneuse. On voulait que je dépensasse, mais on se gardait bien de m’apprendre à donner. Enfin, on n’oubliait rien pour me rendre digne de l’état de grande dame, que je devais avoir un jour.

L’usage est établi de mettre, à un certain âge, les filles dans un couvent, pour leur faire remplir les premiers devoirs de la religion. La vanité décida de celui où je devais être. Une abbaye célèbre fut choisie, parce qu’on y mettait toutes les filles de condition, et qu’il était du bon air d’y être élevée. Le faste me suivit dans le couvent ; on n’eut garde de me laisser à la nourriture ordinaire, dont toutes les pensionnaires, qui valaient mieux que moi, s’accommodaient ; il me fallait des mets particuliers. Ma fille est délicate, disait ma mère (car il est de l’essence d’une riche héritière de l’être) ; elle ne serait pas nourrie. Cette santé, prétendue délicate, était cependant très robuste ; mais, ce qu’elle ne demandait pas, la vanité de mes parents le demandait. Il me fallait, à toute force, des distinctions ; on voulut que j’eusse, par le même principe, outre une femme pour me servir, une gouvernante en titre. Quoique ce ne fût pas l’usage de la maison, les religieuses, éblouies de la grosse pension, consentirent à tout.

Il n’est guère de lieu où les richesses imposent plus que dans les couvents : les filles qui y sont renfermées, dans le besoin continuel où elles sont d’une infinité de petites choses, regardent avec respect celles dont elles espèrent de les recevoir ; aussi eus-je bientôt une cour assidue. Loin de s’occuper à me corriger, on me louait à l’envi. J’étais la plus aimable enfant qu’on eût jamais vue. On me donnait partout la première place, et on me remplissait la tête de mille impertinences. Mon père et ma mère, charmés de ce qu’on leur disait de moi, redoublaient leurs présents, et j’en étais encore mieux gâtée. J’étais parvenue à ma quatorzième année, que je n’avais encore reçu ni chagrin, ni instruction. Une petite aventure qui m’arriva me donna l’un et l’autre.

Ma gouvernante me faisait manger quelquefois au réfectoire, pour étaler aux yeux de mes compagnes ma magnificence. Je faisais part à mes complaisantes de ce qu’on me servait ; les autres n’en tâtaient pas : c’était une leçon que ma gouvernante m’avait donnée, que je suivais cependant avec peine : il y avait dans le fond de mon cœur quelque chose qui répugnait à tout ce qu’on me faisait faire.

Mademoiselle de Renonville, d’une des premières maisons de Picardie, aussi sottement fière de sa noblesse qu’on voulait que je le fusse de mes richesses, ne s’était jamais abaissée à venir chez moi : elle fit plus ce jour-là ; elle s’empara de la place que j’avais coutume d’occuper. J’allais en prendre une autre, quand ma gouvernante, offensée de ce manque de respect, s’avisa de vouloir me faire rendre la mienne.

Cette dispute fut longue et vive. La Renonville exagéra les avantages de sa naissance, et n’épargna point les traits les plus piquants sur la mienne. Pendant ce temps-là, j’avais les yeux baissés ; je ne savais que faire de toute ma personne : je sentais confusément du dépit, de la colère et de la honte. Ce que j’entendais m’était tout nouveau, et me faisait naître des idées qui étonnaient mon petit orgueil.

Une religieuse plus raisonnable que les autres, et véritablement raisonnable, vint me tirer de cette embarrassante situation, et m’emmena dans sa chambre. Dès que nous y fûmes, je me mis à pleurer de tout mon cœur. Savez-vous ce qu’il faut faire, me dit la religieuse ? il faut, au lieu de pleurer, être bien aise de n’avoir point de tort. Hélas ! non, je n’en ai aucun, répondis-je en continuant de pleurer ; si ma gouvernante ne m’en avait empêchée, je me serais mise ailleurs, et je n’aurais pas le chagrin que j’ai ; ce qui me fâche, c’est que les pensionnaires qui me font le plus de caresses étaient bien aises de me voir mortifiée. Que veut dire mademoiselle de Renonville, que je lui dois du respect ? pourquoi lui en devrais-je ? Vous ne lui en devez point aussi, répondit la religieuse ; mais elle est fille de qualité, et vous ne l’êtes pas.

Ces distinctions étaient toutes nouvelles pour moi ; mais, par une espèce d’instinct, je craignais d’en demander l’explication. Eugénie (c’était le nom de la religieuse) n’attendit pas mes questions. Vous avez le cœur bon, me dit-elle, et je vous crois l’esprit assez avancé pour être capable de ce que j’ai à vous dire. On ne vous a mis jusqu’ici que des idées fausses dans la tête, et il faut vous en défaire.

Votre père a acquis son bien par des voies et dans des emplois peu honorables : c’est une tache qui ne s’efface jamais entièrement. Mais pourquoi, demandai-je, cette noblesse est-elle tant estimée ? C’est, me répondit-elle, que son origine est presque toujours estimable : d’ailleurs il a fallu quelques distinctions parmi les hommes ; celle-là était la plus facile.

Ma mère, qui vint me voir, interrompit cette conversation. Ma gouvernante s’empressa de lui exagérer l’affront que je venais de recevoir : ma sortie fut résolue sur-le-champ ; je n’en fus pas fâchée. J’éprouvais avec mes compagnes à peu près la même honte que si elles m’avaient vue toute nue. Je regrettais pourtant Eugénie : elle m’avait dit, à la vérité, des choses fâcheuses ; mais elle ne m’avait pas méprisée ; une lueur de raison, qui commençait à m’éclairer, me faisait sentir que j’avais besoin de ses instructions.

J’allai la trouver dans sa cellule ; je l’embrassai de tout mon cœur, et à plusieurs reprises. Ce que vous faites, me dit-elle, ma chère enfant, prouve votre heureux naturel : il serait bien triste que vous ne fussiez pas raisonnable ; vous êtes faite pour l’être ; mais les exemples que vous allez avoir devant les yeux vont vous séduire ; vous êtes encore bien jeune pour y résister. Je vous aime : je veux que vous m’aimiez aussi. Venez me voir souvent, je vous donnerai mes avis ; et, si vous avez confiance en moi, je vous ferai éviter des ridicules, et peut-être des malheurs réels.

Je l’embrassai une seconde fois : nous pleurâmes toutes deux en nous quittant, et cette conversation fut le commencement d’une liaison à laquelle je dois le peu que je vaux. Eugénie m’a éclairée sur la plupart des choses ; elle me les a fait voir telles qu’elles sont ; et, si elle ne m’a pas empêchée de faire de grandes fautes, elle me les a du moins fait sentir.

Dès que je fus retournée dans la maison paternelle, on songea à me donner des maîtres que je n’avais pu avoir dans le couvent : les plus chers furent préférés. On se persuade, quand on est riche, que les talents s’achètent comme une étoffe. Heureusement la nature avait mis ordre que la dépense ne fût pas perdue avec moi. J’étais née avec les plus heureuses dispositions : je fus bientôt la meilleure écolière de mes maîtres. J’avais, outre cela, une figure charmante : il y a si longtemps que j’étais belle, qu’il n’y a plus de vanité à dire que je l’étais en perfection.

Être belle, être excessivement riche, c’était plus qu’il n’en fallait pour attirer les prétendants ; aussi vinrent-ils en foule : heureusement mon père s’était mis dans la tête de ne me marier qu’à dix-huit ans.

Ma mère seule eût été bien capable d’attirer du monde chez elle : si elle n’était pas aussi régulièrement belle que moi, elle ne laissait pas de l’être beaucoup ; et, si elle n’eût voulu être que ce qu’elle était, elle eût été tout à fait aimable : mais elle voulait être une femme de condition ; elle en prenait, autant qu’elle pouvait, les airs et les manières ; ce n’est pas tout : elle voulait avoir plus d’esprit que la nature ne lui en avait donné. Il y a de certaines expressions que les gens du grand monde mettent de temps en temps à la mode, qui signifient tout ce qu’on veut, qui ont été plaisantes la première fois qu’on en a fait usage, mais qui deviennent précieuses ou ridicules, quand on s’avise de les trop répéter.

Ma mère tombait à tout moment dans cet inconvénient : les façons communes de parler n’étaient point de son goût ; les élégantes ne lui étaient pas familières ; elle s’y méprenait presque toujours : je ne sais si c’était pour se donner le temps de les trouver, ou si elle y entendait finesse ; mais elle traînait toutes ses paroles.

Que la façon libre dont je parle de ma mère ne prévienne point contre moi : je n’ai jamais manqué à ce que je lui devais ; je l’ai aimée tendrement, et j’étais quelquefois au désespoir du soin qu’elle prenait de gâter tout ce qu’elle avait de bon et d’aimable : je m’imaginais que mon exemple la corrigerait ; j’avais pour cela une attention continuelle à éviter tout ce qui avait la plus légère apparence d’affectation.

Du caractère dont je viens de la dépeindre, on juge bien qu’elle ne voulait vivre qu’avec les personnes de qualité : les noms, les titres faisaient tout auprès d’elle. Avec quel soin, avec quelle dépense allait-elle se chercher parmi ces gens-là des ridicules et des dégoûts ! N’importe, tout était supporté pour avoir le plaisir de se montrer aux spectacles avec une duchesse, et pour dire à quelques complaisants du second ordre : La duchesse une telle, le duc un tel, viennent souper chez moi.

Ces jours si agréables n’étaient cependant pas sans embarras : il fallait écarter de la maison ces mêmes complaisants à qui mon père avait donné le droit de venir familièrement, et dont ma mère aurait eu honte. Quelques petits parents étaient dans le même cas, et augmentaient les embarras ; car on ne voulait point absolument les montrer, et ils n’étaient nullement disposés à se cacher.

Je me rappelle encore, avec une sorte de honte, ce qui se passait les jours où les grandes compagnies devaient venir. Tout était dès le matin en l’air dans la maison. Les instructions que ma mère distribuait commençaient par mon père : on ne pouvait le renvoyer comme les autres ; il fallait du moins tâcher de lui donner les manières convenables. C’était, comme je l’ai dit, un bon homme qui aurait eu naturellement le sens droit, si sa femme lui en avait laissé le pouvoir ; mais, à force de lui vanter l’excellence de vivre dans ce qu’elle appelait la bonne compagnie, il s’en était coiffé presque autant qu’elle. On lui avait sur-tout recommandé des airs aisés : il est difficile de ne pas confondre une liberté honnête avec la familiarité ; l’usage du monde apprend seul ces différentes délicatesses ; aussi mon père et ma mère s’y méprenaient-ils toujours.

Jamais de titres, jamais de monsieur, même en leur parlant : ils n’en venaient pas avec moins d’empressement dans la maison. La liberté d’y amener qui on voulait, et plus encore peut-être le plaisir de se moquer de nous, ne laissaient pas sentir à ces grands seigneurs et à ces grandes dames, qu’il y avait autant d’indécence à eux d’y venir, qu’à nous de sottise de les recevoir.

Ma mère ne pouvait se dispenser d’être coquette ; l’état de jolie femme et de femme du grand monde l’exige : la difficulté était d’avoir des amants de bon air. Un homme qui eût été de la cour lui eût fait tourner la tête ; mais ces messieurs ont aussi leurs maximes : il serait du dernier ridicule d’accorder des soins suivis à une bourgeoise, et de s’y attacher sérieusement.

Ma présence ne nuisait à rien. L’usage qui ne permettait pas à une mère d’avoir des prétentions quand sa fille paraissait dans le monde était changé dès ce temps-là ; chacune avait ses adorateurs : il arrivait même assez souvent que l’on commençait par la mère, surtout lorsqu’il était question de mariage.

Entre les familiers de la maison, le chevalier de Dammartin était le plus autorisé ; c’est lui qui donnait le ton. La malignité, plus encore la vanité, le rendaient caustique et médisant ; il méprisait tout le monde, pour s’estimer plus à son aise. À force de parler contre la noblesse des autres, on s’était persuadé l’excellence de la sienne : la même voie lui avait acquis la réputation de vertu et de probité. Il s’était établi juge. Il décidait souverainement en tout genre ; mais il ne parlait pas tous les jours. Il était établi qu’il avait de l’humeur, on la respectait ; je crois en vérité qu’on lui en faisait un mérite. Mon père était le seul pour qui il n’en eût point ; il lui souriait même quelquefois : il est vrai que cette faveur précédait toujours quelques emprunts, qu’on ne rendait jamais.

Les autres hommes qui nous faisaient l’honneur de venir se moquer de nous étaient la plupart des petits-maîtres : beaucoup de suffisance, un babil intarissable, une très grande ignorance, un souverain mépris pour les mœurs, nuls principes : vicieux par air, et débauchés par oisiveté ; voilà ce qu’ils étaient tous.

Je passai près d’une année après ma sortie du couvent, sans être admise dans les grandes compagnies : on voulut auparavant me laisser acquérir la bonne grâce du maître à danser, m’instruire de ce qu’on appelle le savoir-vivre, la politesse, et surtout me donner le bon ton.

Si je voulais me laisser aller aux réflexions, cette matière m’en fournirait beaucoup ; mais elles seraient également inutiles à ceux qui sont capables d’en faire, et à ceux qui n’en font jamais.

Je regagnais mon appartement aussitôt qu’on avait dîné ; j’y passais peut-être les plus doux moments que j’ai passés de ma vie. Dès que mes maîtres m’avaient quittée, je lisais des romans que je dévorais. Un fonds de tendresse et de sensibilité que la nature a mis dans mon cœur me donnait alors des plaisirs sans mélange. Je m’intéressais à mes héros ; leur malheur et leur bonheur étaient les miens. Si cette lecture me préparait à aimer, il faut convenir aussi qu’elle me donnait du goût pour la vertu : je lui dois encore de m’avoir éclairée sur mes amants.

Le marquis du Fresnoi, qui s’attacha à moi dès que je parus dans le monde, fut le premier qui donna lieu à mes remarques ; je lui plaisais plus qu’il ne voulait qu’on le crût ; aussi n’avait-il garde d’employer les petits soins et les complaisances ; il cachait au contraire, autant qu’il lui était possible, l’attention qu’il avait à me suivre et à me regarder.

Je crois qu’il eût voulu me le cacher à moi-même ; du moins, s’il eût osé, il m’en eût demandé le secret. Rien n’était plus plaisant que les peines qu’il prenait pour donner à ses galanteries un air cavalier ; c’était comme s’il m’eût dit : Je vous conseille de m’aimer ; mais le ton devenait différent, quand le hasard lui fournissait l’occasion de me parler en particulier. L’amour, qui n’avait rien alors à démêler avec la vanité, se montrait tendre et devenait timide.

Toute jeune que j’étais, le contraste de cette conduite me paraissait parfaitement ridicule, et me donnait pour M. du Fresnoi des sentiments très différents de ceux qu’il voulait m’inspirer. Il ne fut pas longtemps sans avoir des rivaux : ma beauté et la qualité de grande héritière lui en donnaient de deux espèces : ceux qui voulaient m’épouser, et ceux qui croyaient leur honneur intéressé à attaquer toutes les jolies femmes. Je ne sais auquel de ces deux motifs je dus l’amour du marquis de Crevant ; il était assez aimable, sans être cependant exempt des airs et des défauts des gens de son âge.

J’allais tout conter à mon Eugénie : elle riait de mes dégoûts et de mes surprises. Gardez-vous comme vous êtes, me disait-elle, le plus longtemps que vous pourrez. Votre père vous aime ; profitez de cette tendresse pour choisir un mari qui vous rende heureuse. Votre raison et votre cœur ne parlent encore pour personne. Je voudrais bien que le cœur se tût toujours ; mais je crains qu’il ne se mêle un jour de vos affaires plus qu’il ne faudrait. Vous avez un fonds de sensibilité qui m’alarme pour le repos de votre vie. Vous êtes perdue, mon enfant, si vous trouvez quelqu’un qui sache aimer et vous persuader qu’il vous aime.

Hélas ! je touchais au moment où cette prédiction devait s’accomplir. Ma mère, avide de tous les lieux où l’on pouvait se montrer, retint une loge pour la première représentation d’une pièce. Nous devions y aller avec une duchesse qui nous avait prises pour pis-aller, et qui trouva une compagnie plus convenable.

Nous voilà donc, ma mère et moi, seules dans le premier balcon. Le théâtre était plein de tout ce qu’il y avait de gens de condition à la cour et à la ville. Ma mère, pour jouir de la gloire de connaître la plupart d’entre eux, ne cessait de faire des révérences. Pour moi, uniquement occupée du plaisir d’entendre la pièce, et du soin de cacher les larmes qu’elle me faisait répandre, je ne voyais personne ; mais l’impatience d’entendre le bruit que faisait le marquis du Fresnoi, attira mes regards sur lui. Il disputait sur le mérite de la pièce avec un homme que je ne connaissais point, ou plutôt il lui reprochait de l’écouter ; car ces messieurs condamnent ou approuvent, sans savoir le plus souvent de quoi il est question. Comme il vit que je le regardais, qu’il entendait qu’on se récriait autour de lui sur ma beauté, il crut qu’il pouvait, sans se faire tort, venir un moment dans notre loge.

Je m’aperçus que celui avec qui il avait parlé lui demanda avec empressement, lorsqu’il eut repris sa place, qui nous étions. C’est la fille et la femme d’un homme d’affaires, répondit-il : la fille est jolie, comme vous voyez ; de plus ils ont un bon cuisinier ; voilà ce qui m’a fait faire connaissance avec eux. Vous n’êtes donc point amoureux, dit celui à qui il parlait ? Mais comme cela, répondit M. du Fresnoi. Si vous n’avez rien de mieux à faire, je vous y mènerai souper ce soir ; vous me ferez même plaisir : je vais engager encore deux ou trois hommes de mes amis ; car il n’est pas mal d’être les plus forts dans cette maison.

Quelque répugnance que le comte de Barbasan (c’est le nom de celui à qui il parlait) eût d’être présenté par quelqu’un dont il connaissait tous les ridicules, le désir de me voir l’emporta, et la partie fut acceptée. Ils vinrent tous deux, après la pièce, à la porte de notre loge. La présentation de M. de Barbasan fut faite légèrement : ils nous mirent dans notre carrosse, montèrent dans le leur, et furent aussitôt que nous au logis, où il y avait déjà du monde.

Quelle différence de Barbasan à tout ce que j’avais vu jusque-là. Je ne parle point des grâces de sa figure ; je me flatte que, si elles avaient été seules, elles n’auraient pas fait d’impression sur moi ; mais son esprit, son caractère, voilà ce qui me toucha ; j’eus le temps de prendre bonne opinion de l’un et de l’autre dès ce premier jour.

La conversation roula d’abord sur la pièce : nos petits-maîtres la déclarèrent détestable : je l’ai dit à Barbasan, dit le marquis du Fresnoi. Ajoutez, répliqua Barbasan, que vous me l’avez dit dès le premier acte : pour moi, je ne suis point si pressé de juger ; je vais à la tragédie pour donner de l’occupation à mon cœur ; si je suis touché, je n’en demande pas davantage ; je ne chicane point l’auteur sur la façon ; je lui sais gré, au contraire, des peines qu’il a prises pour me donner un sentiment très agréable.

De la pièce, qui était l’histoire du jour, on passa aux aventures de la cour et de la ville. Barbasan soutint toujours son caractère : il doutait ; il excusait ; enfin, il eût voulu qu’on n’eût point cherché à avoir de l’esprit aux dépens d’autrui.

Le jeu finit les disputes. Barbasan ne joua point ; je ne jouai point aussi. Nous restâmes seuls désœuvrés : je m’aperçus qu’il avait les yeux attachés sur moi ; j’en fus embarrassée. Pour assurer ma contenance, je m’approchai de la table où l’on jouait. Il n’osa d’abord m’y suivre : heureusement un incident qui attira des contestations, lui en donna le prétexte. Je crois qu’il me regarda toujours ; pour moi, je n’osai lever les yeux, quoique j’en eusse grande envie.

Je n’eus pas besoin de lire avant de me mettre au lit, comme j’en avais la coutume : un trouble agréable, que je n’avais jamais éprouvé, remplissait mon cœur. La figure de Barbasan se présentait à moi. Je repassais tout ce que je lui avais entendu dire ; je m’applaudissais de penser comme lui : je n’osais m’arrêter sur l’attention qu’il avait eue à me regarder ; je n’y pensais qu’à la dérobée. Ma nuit se passa presque entière de cette sorte. Je fus fâchée ensuite de n’avoir pas dormi. Je craignis d’en être moins jolie.

Ma toilette, qui ne m’avait point occupée jusque-là, devint pour moi une affaire sérieuse. Je voulais absolument être bien ; je ne me contentais point sur le choix de mes ajustements. Où devez-vous donc aller, me dit ma femme-de-chambre, étonnée de ce qu’elle voyait ? Sa question m’étonna moi-même et m’embarrassa ; le sentiment qui me faisait agir m’était inconnu.

Quelques-uns de ceux qui avaient soupé le soir avec nous, vinrent y dîner le lendemain. On parla du per. Comment avez-vous trouvé Barbasan, dit un de nos petits-maîtres, en s’adressant à ma mère ? il ne manque pas absolument d’esprit ; et, pour un homme qui n’a pas été dans un certain monde, il n’y est point trop déplacé. Quel est-il, dit ma mère ? On prétend, répondit celui qui avait parlé, qu’il est d’une ancienne maison de Gascogne ; mais je n’en crois rien. Pourquoi n’en parlerait-il point ? pourquoi ne s’en ferait-il pas valoir ? ce secours ne serait-il pas nécessaire à quelqu’un qui n’a aucune fortune ? Il a mieux que la fortune, dit le commandeur de Piennes, qui n’avait pas encore parlé : il a des sentiments d’honneur. À l’égard de sa naissance, je puis vous répondre que tel qui vante la sienne, et qui en rompt la tête à tout propos, lui est très inférieur par cet endroit ; mais, quoiqu’il connaisse le prix que ces sortes de choses ont dans le monde, il n’a pas le courage de leur donner une valeur qu’elles n’ont pas à ses yeux.

Je ne puis dire le plaisir que me fit cet honnête homme ; moins, à ce que je croyais, du bien qu’il avait dit de Barbasan, que de ce qu’il avait humilié l’orgueil du petit-maître.

Nous sortîmes de bonne heure pour faire des visites : jamais elles ne m’avaient paru si ennuyeuses. Ce fut bien pis encore ; ma mère, qui n’avait point de souper arrangé chez elle, s’arrêta dans une maison. Je fus louée, admirée même ; mais ce n’était pas pour tous ces gens-là que j’avais pris tant de peine d’être jolie.

Revenue au logis, je lus avec soin la liste des visites ; le nom que je cherchais ne s’y trouva point ; j’en fus piquée, et n’eus garde de m’avouer la cause de mon dépit ; je le mis sur le compte de l’impolitesse que je trouvais à ne pas venir remercier ma mère : il me parut que c’était la traiter trop cavalièrement.

Nous sortîmes encore plusieurs jours de suite, et Barbasan se trouva enfin au nombre de ceux qui étaient venus à notre porte : il était visible qu’il n’avait voulu que se faire écrire. Je crus qu’il ne nous trouvait pas assez bonne compagnie pour lui : cette pensée me revint plusieurs fois pendant la nuit : il ne me parut plus si aimable ; mais je pensais trop souvent qu’il ne l’était pas. Ce dépit me rendit presque coquette. Je voulais plaire. Mon amour-propre, ébranlé par l’indifférence de Barbasan, avait besoin d’être rassuré.

Les spectacles, les promenades me servaient à merveille ; j’y faisais toujours quelque recrue d’amants. Une espérance secrète d’y trouver mon fugitif, de me montrer à lui environnée d’une foule d’adorateurs, était pourtant ce qui me soutenait. Je le cherchais des yeux dans tous les endroits où j’étais : dès que je m’étais convaincue qu’il n’y était point, mon désir de plaire s’éteignait ; les amants dont je n’avais plus d’usage à faire, me devenaient insupportables.

Le hasard me servit enfin mieux que mes recherches. Nous sortîmes un matin pour aller chez un peintre qui avait des tableaux d’une beauté singulière. Barbasan y était. Quoiqu’il y eût assez de monde, je l’eus bientôt aperçu ; et, en vérité, je crois que je ne vis que lui. Le cœur me battit ; j’avais peur qu’il ne sortît. Ma mère, qui ne voyait là personne de sa connaissance, ne fit pas façon de l’appeler. Il vint à nous d’un air embarrassé. Elle lui fit des reproches de ce qu’il nous avait négligées : il répondit qu’il s’était présenté plusieurs fois à notre porte. Quand on veut me trouver, dit ma mère, il faut venir dîner ou souper avec moi, aujourd’hui, par exemple. Je suis désespéré, répondit Barbasan ; j’ai un engagement indispensable. Demain donc, dit ma mère. Je ne suis pas plus libre demain, répliqua-t-il.

Piquée de tant de refus, je ne pus me tenir de dire, d’un ton qui se ressentait de ce qui se passait en moi : Ma mère, pourquoi le contraindre ? Monsieur a mieux à faire. Je vois encore la façon dont il me regarda alors : ses yeux tendres et timides me disaient : Vous êtes bien injuste !

Les tableaux parcourus, que nous ne regardions ni l’un ni l’autre, nous sortîmes. À peine fûmes-nous de retour au logis, que Barbasan y arriva. Il dit qu’il avait trouvé le moyen de se dégager ; que, si nous voulions de lui, il passerait la journée avec nous.

Le voilà établi dans la maison, et moi d’une gaieté qui ne m’était pas ordinaire. Tout prit une nouvelle face à mes yeux : ceux-mêmes qui ne me donnaient auparavant que de l’ennui, me faisaient naître des idées plaisantes. Je crois que Barbasan était dans la même situation. Nous étions pleins, l’un et l’autre, de cette douce joie que l’on ressent quand on commence d’aimer, et que l’on paie ensuite si chèrement.

La journée se passa comme un moment, et il en fut de même de plusieurs qui lui succédèrent ; car Barbasan n’en passait plus sans nous voir. Comme je n’examinais point mes sentiments, je ne me donnais pas le tourment de les combattre. Il s’établissait cependant une intelligence entre M. de Barbasan et moi. Nous nous faisions de petites confidences sur tous ceux de la société : un coup-d’œil nous avertissait l’un et l’autre que le ridicule ne nous échappait pas. Notre intérêt conduisait nos remarques : les femmes, si elles étaient jolies, attiraient mes railleries ; et les hommes, surtout ceux qui voulaient être amoureux de moi, celles de Barbasan,

Je n’étais plus si pressée d’aller voir Eugénie : l’amitié devient bien faible, quand on commence à être occupé de sentiments plus vifs ; et, si elle reprend ses droits, ce n’est que lorsque le besoin de la confiance la rend nécessaire. Je n’en étais pas encore là. Lorsque je la revis, et que je voulus, comme à mon ordinaire, lui conter ce que j’avais fait et ce que j’avais vu de nouveau, je me trouvai embarrassée ; mon cœur battit bien fort, quand il fallut nommer le comte de Barbasan. Il semblait qu’Eugénie me devinait : elle me fit plusieurs questions sur son compte ; je ne pus résister au plaisir d’en dire du bien ; et, dès que j’eus commencé à parler de lui, je ne sus plus m’arrêter ; je parlai de sa figure, de son esprit, de sa sagesse.

Il se déguise peut-être mieux, dit Eugénie. Oh ! pour cela, non, répondis-je avec vivacité ; je l’ai bien examiné. Pourquoi cet examen, répliqua-t-elle ? Je meurs de peur qu’il ne vous plaise plus qu’il ne faudrait. Prenez garde à vous, mon enfant : quel malheur, si vous alliez vous mettre dans la tête un homme que vous ne pouvez épouser ! car je conclus, par ce que vous venez de me dire, que ce Barbasan n’est pas dans le rang où l’on vous cherche un mari : gardez votre cœur pour celui à qui vous devez le donner.

La cloche, qui l’appelait à l’église, ne lui permit pas de poursuivre ; mais elle m’en avait assez dit. Quelle triste lumière elle porta dans mon âme ! Je revins au logis, pensive, rêveuse ; je n’avais pas le courage de m’examiner ; je craignais de me connaître ; je me rassurai pourtant un peu sur ce que Barbasan ne m’avait rien dit qui ressemblât à l’amour. Il ne me paraissait pas possible que je pusse aimer quelqu’un qui ne m’aurait pas aimée.

Nous allâmes à un concert où il y avait toujours beaucoup de monde ; j’y portai les nouvelles pensées dont j’étais occupée, Barbasan se mit vis-à-vis de moi, et s’aperçut que j’étais distraite ; il crut même que j’évitais de le regarder. Inquiet, alarmé de ce changement, il m’en demanda la cause, dès qu’il put me parler. Je n’ai rien, lui dis-je d’un air qui disait que j’avais quelque chose. Je ne suis en droit, répondit-il, ni de vous questionner, ni de me plaindre ; mais, par pitié, parlez-moi.

Ces mots furent accompagnés d’un regard qui me donna l’intelligence de ce qui se passait dans nos cœurs ; nous nous entendîmes dans le moment ; nous gardâmes tous deux le silence ; et, pour la première fois, nous nous trouvâmes embarrassés d’être ensemble. Il fut rêveur le reste de la soirée, et je continuai de l’être.

Je repassai toute la nuit ce qu’Eugénie m’avait dit. Les regards, la rêverie de M. de Barbasan, ne me laissaient plus la liberté de douter de ses sentiments : je l’eusse voulu alors ; ce doute eût été un soulagement pour moi ; je m’en serais autorisée, pour ne pas examiner les miens.

Que faire ? Quel parti prendre ? Pouvais-je interdire à Barbasan la maison de mon père ? je n’en avais pas le droit ? La morale des passions n’est pas austère : je conclus que je ne devais rien changer à ma conduite, et attendre pour m’inquiéter que j’en eusse des raisons plus légitimes. Que savais-je ce qui pourrait arriver, et ce que la fortune me réservait ?

Malgré mes résolutions, mon procédé n’était plus le même pour Barbasan, ni le sien pour moi. Nous avions perdu l’un et l’autre la gaieté qui régnait auparavant entre nous. Nous nous parlions moins : les choses que nous nous disions autrefois n’étaient plus celles que nous eussions voulu nous dire ; Barbasan n’y perdait rien : je l’entendais sans qu’il me parlât.

Je passai quelque temps de cette sorte, dans un état qui n’était tout-à-fait bon, ni tout-à-fait mauvais. Mon père et ma mère eurent souvent alors des conférences, qui ne leur étaient pas ordinaires : il ne m’entra point dans l’esprit que j’y eusse part ; je n’y en avais cependant que trop pour mon malheur.

Je ne l’ignorai pas longtemps. Mon père m’envoya chercher un matin. Je le trouvai seul avec ma mère, qui m’annonça la première que j’allais être mariée avec M. le marquis de N…, fils du duc du même nom. Elle eut tout le temps de me faire un étalage aussi long qu’elle voulut des avantages de ce mariage ; que je serais à la cour, que j’aurais un tabouret ; et, comme c’était à ses yeux le plus haut point de la félicité, elle finit par me dire : Vous êtes trop heureuse ; j’ai apporté à votre père autant de bien que nous vous en donnons ; j’étais plus belle que vous ; voyez la différence de nos établissements.

Mon père, tout subjugué qu’il était, se sentit piqué de cette comparaison. Mon dieu ! ma femme, lui dit-il, je connais plus d’une duchesse qui voudrait avoir autant d’argent à dépenser que vous.

Ce discours m’autorisa à marquer mes répugnances : On m’avait promis, dis-je, qu’on ne songerait à me marier qu’à dix-huit ans ; je ne les ai pas encore ; je ne me soucie point d’être duchesse.

Si vous ne vous en souciez pas, nous nous en soucions, nous, dit ma mère, d’un ton aigre. Mais, ma mère, répondis-je, mon père dit lui-même que vous êtes plus heureuse. Votre père pense bassement, répliqua-t-elle : allez vous coiffer ; je dois sortir, peut-être vous mènerai-je avec moi.

Si j’avais été seule avec mon père, je lui aurais montré ma douleur ; je sentais qu’il m’aimait pour moi ; j’apercevais au contraire dans ma mère une tendresse qui ne tenait qu’à elle ; elle avait d’ailleurs un ton de hauteur et des manières qui m’en imposaient.

Je remontai dans mon appartement, dans un état bien différent de celui où j’en étais sortie un peu auparavant. J’avais un poids sur le cœur trop pesant pour le soutenir seule : il me fallait quelqu’un à qui je pusse parler ; je n’avais qu’Eugénie, je courus chez elle.

Deux heures de peine et de trouble avaient apporté sur mon visage un si grand changement, que, dès qu’elle me vit, elle me demanda avec inquiétude si j’étais malade. Je le voudrais, répondis-je en pleurant ; je crois que je voudrais être morte. Qu’avez-vous donc, mon enfant, me dit-elle ? Dépêchez-vous de parler ; vous me donnez une véritable inquiétude. Hélas ! répliquai-je, je suis la plus malheureuse personne du monde : mon père et ma mère viennent de m’annoncer que je suis promise à M. le marquis de N… Que ferai-je, ma chère Eugénie ? Gardez-moi avec vous ; j’aime mieux passer ma vie dans le couvent, que d’épouser un homme que je hais, qui ne veut de moi que pour mon bien, qui croit me faire trop d’honneur, qui me méprisera dès que je serai sa femme. Je ne suis touchée, ni de la condition, ni du rang : à quoi me servirait tout cela avec un mari qui me donnerait mille dégoûts, mille mortifications ? Que je suis à plaindre ! conseillez-moi, je vous en prie.

Vous obéirez, répondit Eugénie. Ah ! vous ne m’aimez plus, m’écriai-je ! vous voulez que je sois malheureuse ! Je veux, répliqua-t-elle, que vous soyez raisonnable. Vous n’avez pas même de prétexte pour refuser le marquis de N… Pourquoi voulez-vous qu’il vous méprise ? pourquoi toutes ces chimères ? êtes-vous la première fille de votre espèce qui aura été transplantée à la cour ? ayez un maintien convenable ; votre naissance alors, loin de vous nuire, vous servira : mettez, par votre conduite, le public dans vos intérêts, et votre mari lui-même n’osera vous manquer. Mais, répliquai-je, je le hais, et je le haïrai toujours.

Eugénie fixa quelques moments ses yeux sur moi, et m’obligea à baisser les miens. Vous craignez, me dit-elle, que je ne lise dans votre cœur. Hélas ! mon enfant, j’y lis depuis long-temps : le marquis de N… ne vous paraît haïssable que parce que Barbasan vous paraît aimable. Je ne vous en ai point parlé ; je sentais que vous vous seriez appuyée de ma pénétration pour vous justifier à vous-même vos sentiments. À quoi pensez-vous, continua-t-elle ? Que voulez-vous faire de cette inclination ? voulez-vous vous rendre malheureuse ? car vous ne sauriez vous flatter de l’épouser.

Le nom de Barbasan, l’impossibilité d’être à lui, que je n’avais envisagée jusque-là que vaguement, me remplirent d’un sentiment si tendre et si douloureux, qu’en un instant mon visage se couvrit de larmes. Vous me faites pitié, me dit Eugénie. Parlez-moi ; ne craignez point de me montrer votre faiblesse ; si je vous condamne, je vous plains aussi ; vous avez besoin de conseils, vous avez besoin de courage. Barbasan sait-il l’inclination que vous avez pour lui ? Hélas ! m’écriai-je. comment la saurait-il ! je ne la sais pas moi-même. Vous a-t-il parlé, continua-t-elle ? Quelle est sa conduite ? quelle est la vôtre ?

J’étais dans cet état où la confiance est un véritable besoin : l’amitié qu’Eugénie me marquait, m’y engageait encore ; et puis le plaisir de parler de ce qu’on aime ! Je contai donc avec le plus grand détail, non seulement tout ce que Barbasan m’avait dit, mais ce que je lui avais entendu dire. Si vous saviez, ajoutai-je, combien il est raisonnable, combien il est différent des autres !

Je le crois, dit Eugénie ; mais, mon enfant, ce n’est point un mari pour vous. Eh bien ! répliquai-je avec vivacité, je me mettrai dans un couvent. C’est ce que vous pouvez encore moins que tout le reste, répondit-elle. Voulez-vous faire l’héroïne de roman, et vous enfermer dans un cloître, parce qu’on ne vous donne pas l’amant que vous voulez ? Croyez-moi, votre douleur ne sera pas éternelle : il vous sera aisé d’oublier Barbasan ; il ne faut pour cela que le bien vouloir ; mais, dans un couvent, il ne suffit pas de vouloir être contente pour l’être. Gardez-vous de laisser apercevoir au marquis de N… un dégoût qu’il ne vous pardonnerait jamais : il faut être bienséante ; mais il ne faut pas être dédaigneuse.

Les discours d’Eugénie m’affligeaient et ne me persuadaient point. Je le lui reprochai en pleurant. Loin de s’offenser de mes plaintes, elle y répondit avec tant d’amitié, elle me parla d’une manière si touchante et si raisonnable, qu’elle me réduisit à lui promettre ce qu’elle voulut. Je devais fuir Barbasan, lui ôter toutes les occasions de me parler ; et, si malgré mes soins il y parvenait, je devais le prier de ne plus venir chez mon père.

Cet article fut longtemps contesté ; je disais que je n’en avais pas le droit. Ne vous faites pas cette illusion, me répondit-elle ; si Barbasan est tel que vous me le représentez, il vous obéira ; s’il est différent, il ne vaut pas le chagrin qu’il vous donne. Elle me fit promettre que je la viendrais voir, et que je ne lui cacherais rien.

Je la quittai avec une douleur de plus : elle avait porté dans mon cœur une triste lumière. Ma tendresse pour Barbasan ne me présageait que des peines ; je trouvais cependant une douceur infinie à m’y abandonner ; j’imaginais même du plaisir à souffrir pour ce que j’aimais.

J’étais à peine rentrée dans la maison, que madame la duchesse de N… vint présenter son fils dans les formes. J’avais tant pleuré, que mes yeux étaient encore rouges. La duchesse en prit occasion de me dire mille fadeurs sur le bon naturel qui me faisait craindre de quitter mes parents. Savez-vous bien, dit-elle à ma mère, qu’il y a plus de mérite que vous ne pensez, d’aimer tant une mère aussi jeune et aussi jolie que vous ? Et m’adressant la parole : Ne donnez pas toute cette tendresse à cette maman ; je veux en avoir ma part. En vérité, poursuivit-elle, je sens que je l’aime de tout mon cœur. Elle parlait ensuite des ajustements qui me conviendraient, et toujours par-ci par-là quelques mots de la cour.

J’écoutais tous ces discours avec le plus grand dégoût. Peut-être que malgré mes dispositions l’amour-propre qui ne perd jamais ses droits se faisait sentir, et que l’air distrait et presque ennuyé du fils y avait autant de part que les propos de sa mère. Je l’avais observé regardant tantôt sa montre, tantôt la pendule : l’heure du spectacle approchait ; quelle apparence que ma vue tînt bon contre la nécessité d’y aller étaler un habit de goût qu’il avait mis ce jour-là !

La duchesse, pour prévenir quelque impatience trop marquée de son fils, finit sa visite. Je vais travailler, dit-elle en nous quittant, à la duché ; je meurs d’impatience que nous finissions ; il me semble que je ne tiendrai jamais assez tôt à tous vous autres ; et tout de suite : Mais, après tout, pourquoi attendre ? Ne sommes-nous pas bien assurés que notre enfant sera duchesse ?

La vanité de ma mère me servit cette fois : comme le bienheureux tabouret était l’objet de mon mariage, elle répondit à madame de N… qu’il convenait de s’en tenir aux arrangements dont on était d’accord, et d’attendre que l’on eût fait passer sa duché sur la tête de son fils.

Je respirai du petit délai que ce discours me promettait. La fin de cette journée et les suivantes se passèrent comme à l’ordinaire. M. le marquis de N… venait se montrer dans les heures où il n’avait rien de mieux à faire.

Quoique nous ne reçussions point les compliments, on parla de notre mariage. Je compris à la tristesse de Barbasan, qu’il en était instruit : la mienne, que je ne pouvais dissimuler, dut lui apprendre aussi ce que je pensais. Je le fuyais cependant ; mais, il faut dire la vérité, moins pour le fuir que pour n’avoir pas à lui dire qu’il devait me fuir lui-même.

J’avais plus de liberté de faire ce que je voulais, depuis qu’on regardait mon établissement comme très prochain ; j’en profitais pour rester dans ma chambre. Un jour, mon maître venait de me quitter ; j’étais dans cet état de rêverie et d’attendrissement où la musique nous jette toujours quand nous avons quelque chose dans le cœur : j’avais les yeux attachés sur un papier que je ne voyais point, quand un bruit que j’entendis m’obligea de les lever, et me fit voir Barbasan à quelques pas de moi, appuyé sur le dos d’une chaise, dans une contenance si triste, le visage si changé, qu’il m’aurait fait pitié quand je n’aurais eu que de l’indifférence pour lui.

Nous demeurâmes quelques moments sans parler : je fis un mouvement pour entrer dans une chambre à côté, où travaillait la femme qui me servait. De grâce, un moment ! me dit-il d’un air interdit. S’il n’y allait que de ma vie, je ne m’exposerais pas à vous déplaire ; mais il s’agit du bonheur ou du malheur de la Vôtre : le marquis de N…, que vous devez épouser, est sans caractère, sans mœurs, et affecte même les vices qu’il n’a pas : loin de connaître et de sentir sa félicité, il est assez vain, assez présomptueux pour vous croire trop honorée de porter son nom ; la fortune que vous lui apporterez ne servira qu’à accroître ses ridicules ; il oubliera qu’il vous la doit, que vous en devez jouir ; il en fera à vos yeux l’usage le plus méprisable.

Suis-je la maîtresse, lui dis-je en essuyant quelques larmes qui s’échappaient de mes yeux ? Je ne prévois que trop les malheurs qui m’attendent. Et vous vous y soumettez, s’écria Barbasan ! Vous ne ferez point d’efforts auprès d’un père qui vous aime ! Soyez heureuse par pitié pour moi ; soyez heureuse pour m’empêcher de mourir désespéré. Hélas ! lui dis-je, emportée par mon sentiment, je ne le serai jamais. Ah ! vous le seriez, s’écria Barbasan en se précipitant à mes genoux, si la fortune ne m’avait pas traité si cruellement. Oui, un amour tel que le mien vous aurait trouvée sensible ; je n’aurais connu d’autre gloire, d’autre falicité que celle de vous adorer.

Je ne sais ce que j’allais répondre quand j’aperçus le marquis de N… à deux pas de nous, qui regagnait la porte. Il avait vu Barbasan à mes genoux ; il pouvait même avoir entendu ce qu’il m’avait dit. J’en fus troublée au dernier point : Que penserait-il de moi ? Et ce qui me touchait mille fois plus, qu’en penserait-on dans le monde ? Je reprochai à Barbasan son indiscrétion, les chagrins qu’il m’allait attirer, et je finis par fondre en larmes.

Il était si affligé lui-même de la peine qu’il me causait, qu’il n’eut besoin pour sa justification que de sa douleur. Je lui avais dit d’abord avec vivacité de sortir de ma chambre ; quoique je continuasse de le lui dire, ce n’était plus du même ton. Le cœur fournit toutes les erreurs dont nous avons besoin.

Cette aventure, qui aurait dû lui nuire auprès de moi, produisit un effet tout contraire. Je trouvais que nous avions une affaire commune : je vins à raisonner avec lui des suites qu’elle pourrait avoir, de la conduite que je devais tenir. Je me flattais que mon mariage serait rompu. Je n’ose l’espérer, me disait-il : le marquis de N… n’a ni assez d’amour ni assez d’honneur, pour avoir de la délicatesse.

Le peu d’amour du rival amenait naturellement des protestations de la vivacité du sien. Enfin, je ne sais comment tout cela s’arrangea dans ma tête, mais il me sembla que je pouvais l’écouter ; et, avant que de nous quitter, je lui promis de lui rendre compte du tour que prendrait cette affaire. Je voulais qu’il fût quelques jours sans paraître dans la maison. Il ne voulut jamais y consentir : la prudence exigeait au contraire, disait-il, qu’il ne parût aucun changement dans sa conduite. La mienne était bien déraisonnable ; mais j’avais dix-sept ans, le cœur tendre, une inclination naturelle pour Barbasan, et une aversion invincible pour le marquis de N…

Il vint souper comme à son ordinaire. Si j’avais pu douter qu’il avait vu Barbasan à mes genoux, son air et sa contenance m’en auraient fait douter : il me parla avec la même aisance, il attaqua Barbasan de conversation ; loin d’avoir de l’aigreur, il fut au contraire toujours de son avis.

Nous nous disions des yeux la surprise que cette façon d’agir nous causait : je m’imaginais que c’était par bon procédé et par ménagement pour moi qu’il voulait rompre sans éclat. Il me paraissait alors digne de mon estime ; mais je changeai bien de sentiment quand j’appris, deux jours après, qu’il pressait la conclusion de notre mariage plus que jamais, et qu’il mettait tout en usage auprès de ma mère, pour qu’elle ne s’obstinât plus à attendre que la duché fût sur sa tête.

Une conduite si indigne me redonna, avec l’éloignement que j’avais pour lui, le mépris le plus profond. Je me fis une nécessité de consulter Barbasan sur ce que j’avais à faire. Il avait si bien démêlé le caractère du marquis de N…, qu’il ne pouvait manquer de me donner des avis utiles.

Avec quelle rapidité les passions nous emportent, dès que nous leur avons cédé le moins du monde ! Je me trouvai en intelligence avec mon amant : je lui entendais dire qu’il m’aimait ; je lui laissais voir une partie de mes sentiments : je croyais qu’il m’était permis de lui parler en particulier ; que la bienséance n’en serait point blessée ; qu’il suffisait que j’eusse une femme avec moi ; et cette femme, j’avais pris soin de la mettre dans mes intérêts. J’eus donc plusieurs conversations avec Barbasan : il trouvait toujours quelques prétextes pour les rendre nécessaires ; il faut avouer qu’elles me le paraissaient autant qu’à lui.

Nous résolûmes que je parlerais à mon père ; que je lui montrerais toute ma répugnance. Il est né, disait Barbasan, avec les meilleurs sentiments du monde : ses entours n’ont gâté en lui que l’extérieur, il lui reste un fonds de raison, qui pourra prendre le dessus. Il m’est souvent venu en pensée, continua-t-il, d’acquérir son amitié et celle de madame votre mère, par les mêmes voies que d’autres les ont acquises ; mais mon cœur y a toujours répugné. C’était, d’ailleurs, vous manquer d’une manière indigne, que de travailler à augmenter des ridicules dont vous gémissez.

Les sentiments vertueux que Barbasan faisait paraître n’étaient pas perdus pour lui ; je m’en faisais une excuse de ma faiblesse.

Mon père se levait toujours assez matin ; je pris ce temps pour lui parler. Il fut étonné de me voir de si bonne heure. Je me mis d’abord à ses genoux, je lui pris la main, je la baisai plusieurs fois sans avoir prononcé une seule parole. Qu’avez-vous, me dit-il, mon enfant ? Parlez-moi ; vous savez que je vous aime. Ah ! mon père, m’écriai-je, c’est ce qui soutient ma vie ; c’est ce qui me donne de l’espérance. Non, vous ne me rendrez pas la plus malheureuse personne du monde ! vous ne me forcerez pas d’épouser le marquis de N… Mon père, continuai-je, en lui baisant encore la main, que je tenais toujours, et en la mouillant de quelques larmes, prenez pitié de votre fille !

Vous me faites de la peine, me dit-il, d’un ton plein de bonté ; remettez-vous, mon enfant. Mais, pourquoi avez-vous tant d’aversion pour le marquis de N… ? Est-ce qu’il ne vous aimerait pas ? Il fait cent fois pis, répliquai-je, il me donne lieu de le mépriser ; je suis sûre aussi qu’il n’a point d’estime pour moi ; et, ce qui achève de le dégrader dans mon esprit, il n’a nul besoin d’estimer une fille dont il veut faire sa femme.

Où prenez-vous tout cela, dit mon père ? Je n’en suis que trop sûre, répondis-je. Il allait sans doute me presser de lui dire quelles étaient ces sûretés, et je crois que je lui aurais avoué tout de suite mon inclination pour Barbasan, quand un homme, de ses amis, vint lui parler d’une affaire pressée. Mon père m’embrassa, et n’eut que le temps de me dire : Votre mère m’embarrasse, tâchez de la gagner.

Je l’aurais tenté inutilement ; mais la manière dont mon père avait parlé, me donna du courage : je restai persuadée que, s’il n’avait pas la force de s’opposer aux volontés de ma mère, du moins il me pardonnerait de lui désobéir. Je rendis compte de tout à Barbasan ; car je ne faisais rien sans le lui dire ; nos intérêts étaient devenus les mêmes. Je n’avais pourtant encore osé lui avouer que je me gardais pour lui ; mais sur cela, comme sur beaucoup d’autres choses, nous nous entendions sans nous parler.

Cependant les préparatifs des noces se faisaient. Le marquis de N… ne prenait point le dégoût que je tâchais de lui donner, et fermait les yeux sur l’intelligence de M. de Barbasan et de moi, et que, loin de lui cacher, je lui montrais au-delà de ce qu’elle était. Je touchais au moment d’éclater, quand j’en fus délivrée par un événement bien triste et bien douloureux.

Mon père, dont la santé avait toujours été admirable, fut attaqué d’une fièvre qui résista à tous les remèdes. Les amis et les parents firent des merveilles les premiers jours ; mais la longueur de la maladie les lassa. L’antichambre, qui était pleine, du matin au soir, de ceux qui venaient savoir des nouvelles du malade, se vida insensiblement. Ma mère tint bon assez longtemps ; mais enfin elle se lassa comme les autres ; elle recommença à recevoir du monde, à donner à souper ; et, pour y être autorisée, on ne manquait pas de dire que le mal de mon père n’était pas dangereux, qu’il ne lui fallait que du repos. Les médecins, pour plaire à ma mère, tenaient le même langage ; mais ils ne pouvaient me rassurer : un pressentiment secret, la tristesse profonde dont j’étais dévorée, m’avertissaient de mon malheur.

J’étais cependant obligée de me montrer au souper ; ma mère le voulait, et je ne voulais pas moi-même ajouter encore à l’indécence de sa conduite, par en avoir une tout opposée. Je prenais sur mon sommeil pour remplacer les heures que ces considérations m’obligeaient de passer hors de la chambre de mon père : j’avais obtenu de coucher dans un cabinet qui y touchait. Dès qu’il n’y avait auprès de lui que ceux qui devaient y passer la nuit, je me relevais pour obéir à mon inquiétude, et pour lui rendre des soins dont il me semblait que personne ne pouvait s’acquitter comme moi.

Un soir que je lisais auprès de lui, pour tâcher de lui procurer quelque repos, je m’aperçus qu’il souffrait plus qu’à l’ordinaire. Son état, dont les suites me faisaient frissonner, me saisit au point que, quelques efforts que je fisse, mes larmes coulèrent, et que je fus contrainte d’interrompre ma lecture.

Mon père demeura quelque temps dans le silence ; et, me tendant ensuite la main : Ne vous affligez point, mon enfant, me dit-il : il faut se soumettre : ma vie est entre les mains de Dieu ; il m’a fait la grâce de me donner le temps de me reconnaître. La longueur de ma maladie m’a familiarisé avec la mort. Je ne regrette que vous, ma chère Pauline ; je vous laisse dans l’âge où les passions ont le plus d’empire : vous n’avez que vous pour vous conduire ; votre mère est plus capable de vous égarer que de vous guider : que ne pouvez-vous voir les choses de l’œil dont je les vois présentement ! mais les ai-je vues moi-même dans la santé ? il a fallu toucher au moment où tout disparaît, pour en sentir le néant. À quoi m’ont servi ces richesses accumulées avec tant de soin ? L’usage que j’en ai fait a été perdu même pour le plaisir. Une vue confuse de ce que j’étais, de ce qu’on pensait de moi, a répandu sur ma vie une amertume qui m’a tout gâté ; mais ces avertissements secrets avaient moins de pouvoir que ma femme. Pouvais-je lui résister ? elle m’aimait alors ; je l’adorais. Hélas ! poursuivit-il avec un soupir, c’est parce que je l’adorais qu’il eût fallu lui résister ! je l’ai livrée aux conseils pernicieux que donnent les exemples, et je meurs de la malheureuse certitude où je suis qu’elle les a trop suivis. Que m’importe après tout, continua-t-il, en essuyant quelques larmes ! c’est une raison de plus pour mourir sans faiblesse.

Ah ! mon père, m’écriai-je, en me jetant à genoux auprès de son lit, et en prenant ses mains que je baignais de mes larmes, par pitié pour moi, écartez des idées qui me tuent ! Voulez-vous m’abandonner ? Que ferais-je ! que deviendrais-je sans vous ! La douleur me suffoquait : je restai la tête penchée sur le bord du lit.

Mon père m’embrassa : Votre affliction, ma fille, me dit-il, me fait encore mieux sentir le procédé des autres. Elle m’a pourtant aimé, ajouta-t-il ; mais elle ne m’aime plus. Vous ne devez pas craindre qu’elle vous presse à l’avenir pour le marquis de N… Je prévois ses desseins pour vous, ma chère Pauline ; ne prenez, s’il vous est possible, un mari que du consentement de votre raison : défiez-vous de votre cœur ; ou, si vous l’écoutez, promettez-moi du moins de mettre à l’épreuve celui qu’il nommera : je vais vous en donner le moyen. Voilà un petit porte-feuille qui contient presque tout mon bien : celui qui paraîtra après ma mort ne sera pas assez considérable pour que l’on songe à vous épouser par des vues d’intérêt. Si c’est un homme d’un rang élevé, vous récompenserez sa générosité et son amour, en lui découvrant vos richesses : il vous en aimera davantage de lui avoir donné lieu, en les lui cachant, de s’être montré à vous par un si beau côté. Si, au contraire, celui que vous choisirez est d’une condition et d’un état médiocre, vous aurez le plaisir sensible, et qui peut-être est le plus grand de tous, de faire la fortune de ce que vous aimerez.

Mon père, en me parlant, me présentait toujours ce porte-feuille, ou plutôt ce trésor ; car c’en était véritablement un. Loin de le prendre, je me levai et m’écartai du lit. Il me semblait que l’accepter c’était me donner une certitude du malheur qui me menaçait, que c’était avancer ce fatal instant. Frappée de cette idée, je sortis de la chambre avec la même promptitude et le même saisissement que si un précipice se fût ouvert devant moi. La douleur me suffoqua ; j’allai me jeter sur un lit, où je donnai un libre cours à mes larmes. J’ai eu bien des malheurs : je ne sais cependant si j’ai eu des moments plus douloureux que celui-là.

Mon père, qui ne me vit plus, éveilla une garde qui était endormie, et m’envoya dire de revenir. Je ne pouvais m’y résoudre ; je demandai s’il se trouvait plus mal : Non, me dit la garde, mais il souhaite que vous lisiez.

Je n’étais nullement en état de lire ; mes yeux étaient remplis de larmes, et les sanglots me suffoquaient. On dit à mon père, pour me donner le temps de me remettre, que j’étais montée dans mon appartement : il ordonna qu’on vînt m’y chercher. Je remis mon visage, et j’assurai ma contenance le mieux qu’il me fut possible. Ce porte-feuille, que mon père tenait toujours, m’obligeait à me tenir écartée du lit.

Approchez-vous, approchez-vous, me dit mon père ; ne vous obstinez plus, si vous ne voulez me fâcher et me rendre plus malade ; prenez ce que je vous donne. Non, mon père, lui dis-je, je ne m’y résoudrai jamais ; vous me percez le cœur de la plus vive douleur : vous voulez donc mourir ! Mon dieu ! que je suis misérable ! Eh bien, répondit mon père, prenez ceci comme un dépôt que je vous confie : mon intérêt et mon honneur exigent qu’il soit entre vos mains : vous me le remettrez si Dieu me rend la santé ; et, s’il dispose de moi, vous exécuterez ce qui est contenu dans un mémoire écrit de ma main. Prenez les mesures les plus sages pour que ceux à qui vous ferez remettre les sommes que je marque, ne puissent savoir de qui elles viennent ; ils verraient trop que ce sont des restitutions : je mériterais d’en avoir la honte ; mais elle ne serait plus pour moi ; vous l’auriez toute seule, vous qui ne la méritez pas. Allez tout-à-l’heure, ma chère Pauline, poursuivit-il en mettant le porte-feuille dans mon sein, et en me forçant absolument de le prendre ; enfermez ceci ; n’en parlez à personne, et laissez-moi reposer ; j’en ai besoin.

Il fallut obéir. Les dernières paroles de mon père avaient même diminué ma répugnance. Je voyais que les ordres qu’il me donnait ne pouvaient être confiés qu’à moi ; mais ma douleur n’en était pas soulagée ; je souffrais au contraire une espèce de peine. Plus j’aimais mon père, plus il me marquait de confiance et de bonté, et plus il faisait pour moi, plus je m’affligeais qu’il eût des reproches à se faire.

Comme c’était à peu près le temps où je prenais quelques heures pour me reposer dans mon lit, je me couchai, non pour chercher du repos (j’en étais bien éloignée), mais pour pleurer en liberté.

Ma mère achevait encore de m’accabler ; je ne pouvais douter, par ce que je venais d’entendre, qu’elle ne fût l’unique cause de l’état où était mon père : cependant elle était ma mère ; je devais l’aimer et la respecter. Comment accorder ce devoir avec l’éloignement que je prenais, malgré moi, pour elle ? Je résolus du moins de me rendre maîtresse de mon extérieur, et de garder pour moi seule les connaissances que j’avais acquises. Barbasan lui-même ne fut pas excepté du silence que je m’imposai : il faut tout dire, un retour d’amour-propre ne me permettait pas de lui montrer quelqu’un à qui je tenais d’aussi près, par un côté si désavantageux.

Mon père parut mieux pendant plusieurs jours ; j’en avais une joie digne de ce qu’il avait fait pour moi : ce pauvre homme en était touché ; et, pour ne pas la troubler, paraissait prendre des espérances dont il était fort éloigné. J’étais souvent seule auprès de lui ; il en profitait pour me dire des choses tendres, et pour me donner des avis utiles : son sens droit, ses vertus naturelles agissaient alors sans obstacle. Vous trouverez des ingrats, me disait-il. Que vous importe ? la reconnaissance est l’affaire des autres ; la vôtre est de faire le bien que vous pouvez ; il le faudrait même pour le plaisir. Je n’ai de ma vie eu d’instant plus délicieux que celui où je rendis un service considérable à un homme que j’aimais : il l’ignora longtemps : il eût pu l’ignorer toujours, sans que j’y eusse rien perdu ; la satisfaction de m’en estimer davantage me suffisait. Je rapporte ce discours, parce qu’on verra dans la suite dans quel cas je m’en suis autorisée.

Barbasan n’avait pas imité les commensaux de la maison : il s’informait avec intérêt de la santé de mon père ; et, quand il lui était permis de le voir, il demeurait dans sa chambre aussi longtemps qu’il le pouvait. Il y avait d’autant plus de mérite, que ses soins étaient presque perdus pour lui : ma tendresse pour mon père faisait taire tout autre sentiment ; Barbasan s’en plaignait avec une douceur charmante. Vous n’êtes occupée que de votre père, me disait-il ; à peine vous apercevez-vous que je vous vois, que je vous parle ; je m’en afflige ; je ne sais cependant si je vous voudrais autrement : tout ce qui augmente l’estime que j’ai pour vous, tout ce qui confirme l’idée de perfection que je me suis formée de votre caractère, satisfait mon cœur.

Après quelques jours d’espérance, non seulement je retombai dans mes craintes, mais j’eus la cruelle certitude que mon père ne pouvait en revenir. Il languit encore quelque temps, et mourut avec la résignation d’un homme pénétré des vérités de la religion, et avec la constance d’un philosophe. On nous conduisit ma mère et moi chez une de ses parentes : j’étais pénétrée de la plus vive douleur ; ma mère, au contraire, avait peine à garder les dehors que la bienséance exige, et je m’affligeais encore de ce que j’étais seule affligée. Lorsque ma mère retourna dans la maison, je ne voulus point y retourner : je demandai la permission d’aller avec Eugénie. On me l’accorda sans peine : j’étais devenue un témoin, pour le moins, incommode.

Me voilà donc encore une fois dans le couvent ; mais, comme je n’étais plus un enfant, et que je n’y étais que parce que je voulais y être, j’eus un appartement particulier. Eugénie avait seule inspection sur ma conduite : je me soumis sans peine à une autorité que je lui avais donnée moi-même, et qui était exercée par l’amitié.

Les motifs qui m’avaient rendue discrète avec le comte de Barbasan ne subsistaient pas avec Eugénie ; aussi ne lui cachai-je rien de ce que mon père m’avait donné lieu de soupçonner. Il y a longtemps, me dit-elle, que je vous en aurais parlé, si je n’avais cru qu’il convenait de vous laisser ignorer les choses dont il ne vous est pas permis de paraître instruite.

Je ne fus pas plus mystérieuse sur le porte-feuille : nous l’ouvrîmes ensemble, non par impatience de jouir de ce qu’il contenait : je me dois le témoignage que je n’avais sur cela ni désirs, ni empressements ; je regardais, au contraire, ce bien comme un dépôt que je ne devais remettre qu’aux conditions que mon père m’avait marquées ; mais j’étais pressée d’exécuter les ordres qu’il m’avait donnés. Le secours, et surtout les conseils d’Eugénie m’étaient nécessaires : les sommes furent remises à ceux à qui elles appartenaient.

Tout le monde fut étonné du peu de bien qui parut dans la succession. Il ne fut plus question du marquis de N… ; il ne garda pas même avec moi les dehors de la politesse : une simple écriture à la porte de mon couvent, pour lui et pour sa mère, mit fin à ses prétentions.

Le marquis de Crevant se montra plus long-temps ; mais ses soins faisaient si peu d’impression sur moi, que je n’ai pas daigné en faire mention : j’étais cependant bien aise qu’il m’aimât assez pour en faire un sacrifice à Barbasan. Je ne l’avais point encore vu depuis que j’étais dans le couvent ; je demandai à Eugénie s’il ne m’était pas permis de le recevoir. Vous seriez bien fâchée, me dit-elle, si je vous disais non ; mais, après tout, je suis bien aise d’examiner son esprit, son caractère ; si je ne le trouve point tel que vous me l’avez dépeint, je ne ferai grâce ni à l’un ni à l’autre, et je n’oublierai rien pour vous séparer.

Je n’étais point alarmée de cet examen, Barbasan pouvait-il manquer de plaire ? Le cœur me battit cependant quand on vint m’annoncer qu’il était au parloir. Nos opinions, nos sentiments même cherchent encore à s’appuyer de l’approbation des autres. J’apportais à la contenance et aux discours de Barbasan une attention que je n’avais point eue jusque-là ; j’allais au-devant de ses paroles ; je crois que je l’aurais dispensé de m’aimer dans ce moment, et qu’il m’eût suffi qu’il se fût montré digne d’être mon amant. Il m’adressait inutilement la parole : attentive à l’examiner, je ne lui répondais point ; ce silence, si obligeant, s’il en avait su le motif, le toucha sensiblement ; il n’eut plus la force de soutenir la conversation ; j’y pris part à la fin, pour le faire parler ; mes yeux lui dirent ce qu’ils lui disaient toujours : il n’en fallut pas davantage pour lui rendre la liberté de son esprit ; il s’efforça de plaire à Eugénie, et il y réussit.

Malgré le plaisir que j’avais de le voir, j’avais une vraie impatience que la visite finît, pour l’entendre louer tout à mon aise. Ai-je tort, dis-je à Eugénie, dès que nous fûmes seules ? Vous ne m’en feriez pas la question, répliqua-t-elle, si vous n’étiez assurée de ma réponse. Il est vrai qu’il est aimable ; et, ce que j’estime bien davantage, il a l’air d’un honnête homme, et peut-être n’est-il qu’un bon comédien. Ah ! m’écriai-je, cette pensée est bien injuste ! et vous êtes cruelle de me la présenter. Je fais, dit Eugénie, le personnage de votre raison. Quel malheur pour vous si cet esprit, si ces grâces, enfin si ces dehors séduisants cachaient des vices. Il ne faudrait pas même de vices, de défauts dans l’humeur ; de la légèreté, de l’inconstance, suffiraient pour vous rendre malheureuse. Non, ma chère Eugénie, il n’a rien de tout cela, lui dis-je en l’embrassant. Promettez-moi que vous ne serez point contre lui. Promettez-moi aussi, répondit-elle, de ne prendre aucun parti sans mon aveu, et de m’en croire sur l’examen que je ferai de votre amant. Je lui promis tout ce qu’elle voulut, et je le promis de bonne foi. Croit-on courir quelque risque de laisser examiner ce qu’on aime !

Voilà donc Barbasan établi dans mon parloir ; il y passait les journées presque entières ; l’amour répandait sur nos moindres occupations ce charme secret qu’il répand sur tout ; et, quand je ne le voyais plus, je subsistais de cette joie douce dont il avait rempli mon cœur.

Ma mère venait me voir fort rarement : malgré ce que nous étions l’une à l’autre, nous ne nous tenions presque plus. Je ne pouvais être alors un objet d’ambition : mon bien paraissait trop médiocre pour faire un mariage brillant. Je n’étais donc qu’une grande fille, propre seulement à déparer une mère et à la vieillir. Mes dispositions n’étaient pas plus favorables : ce que mon père m’avait dit ne me sortait point de la tête.

La conduite de ma mère ne le justifiait que trop. Ses liaisons avec le marquis de N…, dont je ne pouvais plus être le prétexte, commencèrent à faire du bruit dans le monde. Elle avait formé apparemment le dessein de l’épouser, dès qu’elle avait espéré de devenir libre. Quand le temps d’exécuter son projet fut venu, elle me tint de ces sortes de discours vagues qui ne signifient rien, et qui mettent pourtant en droit de vous dire : Je vous l’avais dit.

J’appris, à quelques jours de là, que le mariage était fait. Mon tuteur eut ordre de m’en instruire. Cet homme, qui avait eu son éducation chez mon père, et qui y avait fait une espèce de fortune, m’aimait comme si j’eusse été sa fille, et s’affligeait d’un événement qui, selon lui, me faisait grand tort. Mon insensibilité le consola, et surtout la ferme résolution où je lui parus de rester dans mon couvent. Hélas ! elle ne me coûtait guère. Quel lieu plus agréable que celui où je voyais ce que j’aimais !

Le mariage de ma mère, qui ne me touchait pas pour moi, me toucha cependant par un autre endroit ; il me rappelait la mort de mon père ; ce père qui m’aimait si tendrement, l’avais-je assez pleuré ? Je me reprochais, et je reprochais à Barbasan d’avoir trop tôt séché mes larmes. Vous m’avez arraché, lui disais-je, une douleur légitime. Que sais-je si vous ne m’en donnerez point quelque jour que je devrai me reprocher ! Mon dieu ! de quelle façon il me répondait ! quelles expressions ! quelle vivacité ! quelle douleur que je pusse former des doutes ! Il fallait, pour arrêter ces plaintes, lui demander pardon. Je le demandais avec un plaisir que la douceur de me soumettre à ce que j’aimais augmentait encore.

J’avais dit à Eugénie que je me destinais à Barbasan ; mais je n’avais encore osé le lui dire à lui-même. Le mariage de ma mère amena la chose naturellement. Après en avoir raisonné avec lui, je conclus que j’en étais plus libre : il baissait les yeux ; son air était tendre et embarrassé ; il n’osait parler. Je vous entends, lui dis-je, entendez-moi aussi : aurais-je reçu vos soins ? vous aurais-je laissé voir ce qui se passe dans mon cœur ?… La joie de Barbasan ne me permit pas de poursuivre ; il tomba à mes genoux : quels ravissements ! quels transports ! de combien de façons il m’exprimait sa reconnaissance !

Ce bonheur qui le ravissait était encore éloigné ; il fallait attendre que j’eusse vingt-cinq ans, et je n’en avais que vingt. Qu’importe, dit Barbasan à Eugénie, qui voulut lui en faire faire la réflexion ! je la verrai, je l’aimerai, je lui serai soumis : en faut-il davantage ! Vous éprouverez mon cœur, me disait-il, j’en aurai plus de droits sur le vôtre. Hélas ! il n’en avait pas besoin ; une inclination naturelle, que loin de combattre je cherchais même à fortifier, lui donnait ce droit qu’il voulait acquérir. Quel temps heureux que celui que je passais alors ! J’étais contente de ce que j’aimais ; et, ce qui me flattait encore plus, il l’était de moi.

Notre bonheur se soutint pendant quelques mois ; mais il était trop parfait pour pouvoir durer. La fortune commença à se déclarer contre moi par la grossesse de ma mère. J’allais tenir par-là à la famille de mon beau-père. Il ne convenait pas de me laisser maîtresse de ma destinée. Mon bien, tout médiocre qu’il était, excitait ses désirs ; il reviendrait aux enfants de ma mère, supposé que je pusse rester fille. Il fallait pour cela éloigner tous les mariages, et sur-tout celui de Barbasan.

Le commandeur de Piennes, qui avait pris beaucoup d’amitié pour moi, vint m’avertir qu’on me préparait des traverses. M. le duc de N…, me dit-il, sait vos liaisons avec Barbasan ; il s’en autorisera, pour exercer son pouvoir. Ne vous y trompez pas, ajouta-t-il ; il peut très bien obtenir un ordre qui vous séparerait de votre amant, peut-être pour jamais.

Ce discours, qui me glaçait de crainte, me fit voir tout possible. Je résolus, par le conseil du commandeur, que je ne verrais Barbasan que rarement. La difficulté fut de l’y déterminer : il se moquait de ma prudence ; c’était se donner, disait-il, le malheur qu’on me faisait appréhender ; il était, d’ailleurs, si indigné contre mon beau-père, que j’eus besoin de toute mon autorité, pour l’empêcher de faire quelque folie.

Il me dit, à quelque temps de là, que la nécessité de terminer une affaire qui lui importait l’obligerait de faire un petit voyage du côté de Chartres. La veille du jour où il avait fixé son départ, nous eûmes une peine extrême à nous quitter. Barbasan revint deux ou trois fois de la porte ; il lui restait toujours quelque chose à me dire.

Un valet de chambre, qui était auprès de lui depuis son enfance, m’apportait tous les matins une lettre : je ne devais pas douter qu’il ne vînt le lendemain à l’heure ordinaire, puisque son maître devait attendre son retour, pour monter à cheval ; je lui répétai, cependant, une infinité de fois, de ne pas manquer à me l’envoyer. Je me levai plus matin qu’à l’ordinaire. J’allai chercher Eugénie, uniquement pour lui parler du chagrin où j’étais de ce que Barbasan serait quelques jours absent.

L’heure où j’avais accoutumé d’attendre son homme n’était pas encore venue, que je m’impatientais de ce qu’il ne paraissait point. Ce fut bien autre chose, quand cette heure et plusieurs autres furent passées. Mon laquais, que j’envoyai aux nouvelles, après s’être fait attendre deux autres heures, qui me parurent deux années, vint me dire qu’il n’avait trouvé personne.

Je passai, de cette sorte, dans une agitation qui ne me permettait pas d’être un moment dans la même place, une grande partie de la journée. Quelqu’un vint alors avertir Eugénie qu’on la demandait à mon parloir. Cette nouveauté acheva de m’alarmer ; j’y courus ; j’y trouvai le vieux valet de chambre. Où est votre maître, lui dis-je, d’une voix tremblante ? Ah ! s’écria-t-il, tout est perdu !

Ces paroles, qui me portèrent dans l’esprit les idées les plus funestes, furent les seules que j’entendis. Je me laissai tomber sur ma chaise, sans aucun sentiment. Eugénie vint à mon secours, et me fit porter dans ma chambre. Elle apprit de ce garçon, que Barbasan n’avait point paru le soir ; qu’après l’avoir attendu toute la nuit, il avait été le chercher dans les endroits où il pouvait en apprendre des nouvelles ; qu’à son retour dans la maison, il avait trouvé un de ses amis qui venait l’avertir que son maître s’était battu contre le marquis du Fresnoi ; qu’il l’avait tué sur la place, et qu’on ne savait où il s’était réfugié. Les soins que Beauvais (c’est le nom du valet de chambre) s’était donnés pour en savoir davantage avaient été inutiles.

Ces nouvelles, tout affligeantes qu’elles étaient, ne laissèrent pas, quand je les appris, de me donner de la consolation. La mort de Barbasan, qui m’était d’abord venue dans l’esprit, et qui avait fait une telle impression sur moi que je fus plusieurs heures sans connaissance, me fit regarder un moindre mal comme un bien ; mais, lorsque, revenue de ma première impression, je réfléchis sur cette aventure, je fus dans un état peu différent de celui où j’avais été d’abord.

J’eus recours au commandeur de Piennes, pour avoir quelque éclaircissement. Il revint le même jour ; et, malgré les ménagements qu’il tâcha d’employer, il me perça le cœur par son récit.

Barbasan s’était retiré dans une maison de sa connaissance, et comptait en sortir la nuit, pour prendre la poste ; mais il avait été arrêté dans le moment qu’il se disposait à partir. Le commandeur de Piennes ajouta qu’il allait mettre tout en usage pour faire disparaître les témoins.

Que l’on juge, s’il est possible, quelle nuit je passai : tout ce qu’il y a de plus noir, de plus tragique, se présentait à mon imagination. Eugénie ne me quitta point. Elle avait trop d’esprit et de sentiment pour chercher à adoucir ma peine par de mauvaises raisons ; elle s’affligeait avec moi, et me donnait par-là la seule consolation dont j’étais susceptible.

Le commandeur vint, comme il me l’avait promis. Son visage triste et son air consterné portèrent la terreur dans mon âme. On avait plus de preuves qu’il n’en fallait : les témoins venaient de toutes parts. Le nombre, ajouta le commandeur, est trop grand, pour qu’il puisse être vrai ; leurs dépositions seront contestées, et nous gagnerons du temps.

Quoique j’eusse pleuré tout le temps que le commandeur avait été avec moi, sa présence, ses discours m’avaient cependant un peu soutenue ; dès que je ne le vis plus, loin de conserver quelque espérance, je ne comprenais pas même que j’eusse pu en concevoir.

Cette nuit fut mille fois plus affreuse que toutes les précédentes ; je tressaillais d’horreur de ce qui pouvait arriver. Cette idée faisait une telle impression sur moi, que je ne pouvais même en parler à Eugénie. Je crois que je serais morte, de prononcer les mots terribles d’échafaud et de bourreau. Ce que je sentais alors a laissé de si profondes traces dans mon esprit, qu’après quarante ans, je ne puis le penser et l’écrire sans émotion.

J’avais appris, par le commandeur de Piennes, que de mauvais discours, tenus sur mon compte par le marquis du Fresnoi, avaient engagé Barbasan à l’appeler en duel. Cette circonstance n’ajoutait cependant rien à ma douleur. Est-il besoin, pour sentir les malheurs de ce qu’on aime, de les avoir causés ?

N’étais-je pas assez malheureuse ! non, il fallait que j’eusse encore à trembler pour un danger plus prochain.

J’appris que Barbasan était malade à l’extrémité, et qu’il refusait tous les secours. Que faire ? Aller lui dire moi-même qu’il me donnait la mort ? Le commandeur et Eugénie s’opposèrent de toutes leurs forces à cette résolution : mais ils me virent dans un si grand désespoir, qu’ils se trouvèrent forcés d’y consentir, et même de m’aider.

Le commandeur engagea une dame de ses amies, qui avait soin des prisonniers, de me mener avec elle. Il m’annonça sous un faux nom, et me supposa proche parente de Barbasan. On devait me venir prendre le lendemain matin. Jamais nuit ne me parut si longue ; j’en comptais les minutes ; et, comme si ma diligence eût avancé le jour, j’étais prête plusieurs heures avant que le commandeur fût venu.

Nous allâmes ensemble : ma tristesse paraissait si profonde, il y avait en ma personne une langueur si tendre, que la dame fut d’abord au fait des motifs de ma démarche. Elle n’en fut que plus disposée à me servir : les femmes, en général, ont toujours de l’indulgence pour tout ce qui porte le caractère de tendresse, et les dévotes en sont encore plus touchées que les autres. Celle-ci avait de plus, pour prendre part à mes peines, le souvenir d’un amant que la mort lui avait enlevé.

Je parvins, bien cachée dans mes coiffes, jusqu’à une chambre, ou plutôt un cachot, qui ne recevait qu’une faible lumière d’une petite fenêtre très haute, et grillée avec des barreaux de fer qui achevaient d’intercepter le jour. Barbasan était couché dans un mauvais lit, et avait la tête tournée du côté du mur. La dame s’assit sur une chaise de paille, qui composait tous les meubles de cette affreuse demeure.

Après quelques moments et quelques mots de consolation au malade, elle se leva pour aller visiter d’autres prisonniers, et me laissa seule auprès de lui. Il s’était mis sur son séant, pour remercier la personne qui lui parlait. J’étais debout devant son lit, tremblante, éperdue, abîmée dans mes larmes, et n’ayant pas la force de prononcer une parole. Barbasan fixa un moment les yeux sur moi, et me reconnut. Ah ! mademoiselle, que faites-vous, s’écria-t-il ?

Les larmes, qu’il voulut en vain retenir, ne lui permirent pas d’en dire davantage. Les moindres choses touchent de la part de ce qu’on aime, et l’on est encore plus sensible dans les temps de malheur. Ce titre de mademoiselle, qui était banni d’entre nous, me frappa d’un sentiment douloureux. Je ne suis donc plus votre Pauline, lui dis-je en lui prenant la main, et la lui serrant entre les miennes ? vous voulez mourir, vous voulez m’abandonner !

Sans me répondre, il baisait ma main et la mouillait de ses larmes. À quel bonheur, dit-il enfin, faut-il que je renonce ! Oubliez-moi, poursuivit-il en poussant un profond soupir ; oui, je vous aime trop pour vous demander un souvenir qui troublerait votre repos. Ah ! m’écriai-je à travers mille sanglots, par pitié pour moi, mon cher Barbasan, conservez votre vie ; c’est la mienne que je vous demande. Hélas ! ma chère Pauline, répliqua-t-il, songez-vous à la destinée qui m’attend ? songez-vous que je vous perds, vous que j’adore, vous qui seule m’attachez à la vie ? Qu’importe après tout, continua-t-il après s’être tu quelques moments, de quelle façon je la finisse ! je vous aurai du moins obéi jusqu’au dernier moment.

La dame avec qui j’étais venue rentra : elle avait fait apporter un bouillon ; je le présentai à Barbasan ; il le prit en me serrant la main : nous n’étions ni l’un ni l’autre en état de parler ; nos larmes nous suffoquaient. Hélas ! je pensai dans ce moment que nous nous voyions peut-être pour la dernière fois.

Ma dévote, à qui je faisais pitié, baissa elle-même mes coiffes, me prit sous le bras, m’entraîna hors de cette chambre, et me fit monter dans son carrosse. Nous fîmes en silence le chemin jusque chez elle, où le commandeur de Piennes et ma femme de chambre m’attendaient. La fièvre me prit dès la même nuit avec beaucoup de violence. Je fus à mon tour pendant plusieurs jours entre la vie et la mort. Mon mal, tout grand qu’il était, ne prit rien sur le sentiment dominant : uniquement occupée de Barbasan, j’en demandais des nouvelles à chaque instant.

Eugénie ne quittait le chevet de mon lit que pour s’en informer : elle ne me disait que ce qui lui paraissait propre à calmer mes inquiétudes, et elle ne les calmait point : je me faisais des sujets d’alarmes d’un geste, d’un mot, d’un air un peu plus triste que j’apercevais sur son visage : enfin après quinze jours j’eus la certitude de la guérison de Barbasan. La mienne en dépendait. Mais, dès que je n’eus plus à craindre les suites de sa maladie, je repris toutes mes alarmes sur sa malheureuse affaire. La prison où je l’avais vu, augmentait encore ma sensibilité et mon attendrissement.

Le commandeur de Piennes y mit le comble par ce qu’il vint m’apprendre. La procédure était poussée avec une vivacité qui décelait un ennemi secret ; cet ennemi était mon indigne beau-père. On comprend, sans que je le dise, les raisons qu’il avait de haïr Barbasan. Je m’étonne encore comment je ne mourus pas sur-le-champ, quand le commandeur m’annonça cette affreuse nouvelle. Il n’y a d’autre ressource, me dit-il, que de gagner le geôlier et de faire sauver Barbasan.

L’argent en était le seul moyen : celui que mon père m’avait laissé pouvait-il être mieux employé ? Je remis au commandeur une somme très considérable ; et, quoiqu’il ne cessât de me répéter qu’il y en avait beaucoup plus qu’il ne fallait, je voulus à toute force y ajouter encore. Je croyais m’assurer mieux par-là de la liberté de Barbasan, et au milieu de mes douleurs je sentais une secrète satisfaction de ce que je faisais pour lui. J’attendais le succès de la négociation, comme l’arrêt de ma vie ou de ma mort.

Un petit billet du commandeur m’apprit que tout se disposait selon mes souhaits ; il vint me l’apprendre lui-même : le geôlier était gagné ; mais il exigeait que ses enfants aussi bien que lui suivissent le prisonnier, et qu’on leur assurât de quoi vivre dans les pays étrangers. Cet article était aisé : non-seulement j’aurais vidé mon porte-feuille, mais j’aurais donné tout ce que j’avais au monde.

Barbasan ne savait encore rien des mesures que l’on prenait ; le fils du geôlier, qui lui portait à manger, se chargea de les lui apprendre. Ce n’était point assez d’assurer sa liberté : il fallait lui préparer des secours dans le lieu où il se retirerait. Nous nous étions déterminés pour Francfort ; un moindre éloignement n’eût pas suffi pour calmer mon imagination. Le commandeur de Piennes prit des lettres de change sur un fameux banquier de cette ville. Je les enfermai dans un paquet qui devait être rendu à Barbasan à son arrivée ; je voulais, s’il était possible, qu’il ignorât qu’elles vinssent de moi, et attendre pour le lui apprendre, un temps plus heureux.

Tous les arrangements étaient faits, et le jour marqué pour la fuite, qui devait s’exécuter sur le minuit. J’attendis toute la nuit, avec une impatience et un saisissement que je laisse à imaginer, le signal dont le commandeur et moi étions convenus : le jour vint sans que j’eusse rien appris. Le commandeur, chez qui j’avais envoyé plusieurs fois, vint enfin me dire que le fils du geôlier était absent depuis deux fois vingt-quatre heures, que son père voulait absolument l’attendre.

Voilà donc encore ma vie attachée au retour de ce fils. Il n’y avait pas un moment à perdre : le jugement devait être prononcé dans trois jours. Quoique le commandeur ne me dît que ce qu’il ne pouvait s’empêcher de me dire, je ne voyais que trop de quoi il était question : j’étais moi-même sur l’échafaud, et je ne crois pas possible que ceux qui y sont effectivement soient dans un état plus déplorable que celui où je passai la nuit.

La joie succéda à tant de douleurs, quand j’appris à sept heures du matin, par un billet, que tout avait réussi, et que Barbasan était en sûreté. Je baisais ce cher billet ; j’embrassais Eugénie ; je me jetais à genoux pour remercier Dieu avec des larmes aussi douces que celles que j’avais répandues auparavant étaient amères. Barbasan m’écrivit de la route. Quelle lettre ! que d’amour ! que de reconnaissance ! que de protestations ! Elle m’eût payé de mille fois plus que de ce que j’avais fait.

J’avais un cœur avec lequel je ne pouvais être longtemps tranquille. Je commençai à m’affliger de ce que nous étions séparés peut-être pour toujours. Il ne pouvait revenir dans le royaume : le projet d’aller le joindre me paraissait aussi difficile qu’il m’avait paru aisé quand j’en avais formé d’abord la résolution. Il fallait, pour l’exécuter, que j’eusse atteint mes vingt-cinq ans. Que savais-je si je ne trouverais point de nouveaux obstacles ?

Ces différentes pensées m’occupaient sans cesse, et me jetaient dans une tristesse dont l’amitié d’Eugénie s’alarmait. Quel cœur que le sien ! jamais de dégoût, jamais d’impatience ; elle écoutait avec la même attention, avec le même intérêt, ce que je lui avais déjà dit mille fois ; de grands services coûtent moins à rendre et prouvent moins qu’une pareille conduite : on est payé par l’éclat qui les accompagne ordinairement ; mais cette tendresse compatissante n’a de récompense que le sentiment qui la produit.

Divers prétextes, dont je m’étais servie depuis la malheureuse aventure de Barbasan, m’avaient laissé la liberté de rester dans mon couvent. Ma mère n’y était point venue : j’envoyais régulièrement savoir de ses nouvelles ; on répondait qu’elle se portait bien, et que sa grossesse ne lui permettait pas de sortir. Comme elle ne me faisait point dire d’aller chez elle, je jugeai que mon beau-père ne voulait pas qu’elle me vît. On vint un matin m’avertir qu’elle était près d’accoucher ; on ajouta qu’elle me demandait ; je sortis au plus vite ; je trouvai en arrivant les domestiques en larmes. Sans oser les questionner, je m’acheminais vers son appartement, quand une femme de chambre vint à moi en poussant de grands cris. Ah ! mademoiselle, me dit-elle, où allez-vous ? vous n’avez plus de mère.

Je ne puis exprimer ce que je sentis dans ce moment, la révolution qui se fit en moi ; tous les torts que j’avais trouvés à ma mère, tout ce que mon père m’avait laissé penser, tout ce que sa conduite à mon égard avait eu de reprochable, tout cela disparut, et ne me laissa que le souvenir des tendresses qu’elle m’avait marquées dans mon enfance : je fus véritablement touchée. Mon tuteur, qui était dans la maison, m’emporta malgré moi dans le carrosse qui m’avait amenée, et me remit entre les mains d’Eugénie. Ce nouveau malheur renouvela toutes mes douleurs ; c’est un aliment pour un cœur qui en est déjà rempli ; il semble qu’on trouve une espèce de soulagement à voir croître ses peines.

Mon beau-père, dans l’intention de s’assurer des biens considérables, avait sacrifié la vie de ma mère pour sauver l’enfant dont elle était grosse, et y avait réussi ; son fils vécut ; il fallut régler nos partages. Je n’aurais pas du faire de grâce ; mais, par respect pour la mémoire de ma mère, je cédai tout ce qu’il voulut.

Le temps, il faut l’avouer, et un temps assez court, sécha mes larmes. Ma tendresse pour Barbasan, qui dominait sur tous mes sentiments, me fit bientôt trouver la consolation dans la pensée que j’étais devenue libre et en état de disposer de ma main ; j’eus d’ailleurs une persécution à essuyer, qui produisit naturellement de la distraction.

Le marquis de Crevant avait perdu son père peu de jours avant la mort de ma mère. Il m’aimait de bonne foi ; son amour avait tenu bon contre mes rigueurs, et avait produit en lui ce qu’il produit toujours quand il est véritable ; il lui avait donné des mœurs, et l’avait corrigé des airs et des ridicules attachés à la qualité de petit-maître. Dès que la mort de son père le laissa libre, il vint m’offrir sa fortune et sa main. Eugénie et le commandeur voulaient que je l’acceptasse. Crevant était précisément dans le cas que mon père m’avait marqué, pour choisir un mari. Il le fallait, disaient-ils, pour me sauver de ma propre faiblesse, et pour me mettre à couvert de la folie, et presque de la honte d’aller épouser un homme comme Barbasan, banni de son pays, et retranché de la société.

Il ne lui reste donc que moi, m’écriai-je, et vous me pressez de l’abandonner ! Que m’a-t-il fait ? Est-il coupable, parce qu’il est malheureux ? J’irai, s’il le faut, vivre avec lui dans un désert.

Cette idée, qui flattait la tendresse de mon cœur, s’affermissait encore dans mon esprit, par le plaisir de me trouver capable d’une action qui se peignait à moi comme généreuse. Dès ce moment je formai une ferme résolution d’aller le joindre. Les représentations du commandeur et d’Eugénie furent inutiles : le marquis de Crevant fut congédié.

Cependant il y avait plus d’un mois que je n’avais eu de nouvelles de Barbasan : j’allai me mettre dans la tête qu’il avait eu connaissance du dessein du marquis de Crevant, et qu’il en était jaloux ; l’impatience de me justifier vint encore accroître celle que j’avais de partir. Les apprêts de mon voyage furent bientôt faits. Je dis que j’allais avec mon tuteur, que j’avais d’avance mis dans mes intérêts, voir une terre qui composait tout le bien qu’on me connaissait.

Nous eûmes des passeports sous le nom d’un seigneur allemand. Dès que je fus au premier gîte, Fanchon (c’était le nom de ma femme de chambre) et moi, prîmes des habits d’homme. Comme j’étais grande et bien faite, ce déguisement me convenait ; j’étais encore plus belle qu’avec mes habits ordinaires ; mais je paraissais si jeune, que ma beauté, la délicatesse de mon teint et la finesse de mes traits ne blessaient point la vraisemblance.

Après dix jours de marche, et plusieurs petites aventures qui ne méritent pas d’être dites, nous arrivâmes à Francfort à huit heures du soir. Nos postillons, à qui j’avais fait dire que je ne voulais point aller dans un cabaret, nous menèrent chez une Française qui louait des appartements. À peine étais-je dans le mien, que je m’informai à elle de Barbasan. J’avais forcé les postes pour le voir dès ce soir-là. Vraiment, me dit-elle ! je viens de le rencontrer qui rentrait chez lui avec madame ; et tout de suite : C’est celui-là qui est un bon mari !

Suivant l’usage de ces sortes de gens, elle me conta, sans que je le lui demandasse, tout ce que l’on disait des aventures de Barbasan. Hélas ! j’étais bien éloignée de pouvoir lui faire des questions ; les noms de mari et de femme m’avaient frappée comme un coup de foudre, dès qu’elle les eut prononcés. Mon tuteur et ma femme de chambre, plus tranquilles que moi, prirent ce triste soin. Elle leur dit que M. Barbasan avait fait connaissance avec sa femme dans le temps qu’il était prisonnier ; qu’elle avait exposé la vie de son père, qui était le geôlier, celle d’un frère et la sienne propre pour le sauver ; que, pour payer tant d’obligations, M. de Barbasan l’avait épousée, et qu’elle était grosse.

J’étais pendant ce terrible récit, dans un état plus aisé à imaginer qu’à décrire. Fanchon, qui voyait, par les changements de mon visage, ce qui se passait en moi, congédia notre hôtesse ; et pour me donner plus de liberté, renvoya aussi mon tuteur.

Il ne m’aime donc plus, disais-je en répandant un torrent de larmes ! que lui ai-je fait pour n’être plus aimée ? J’expose ma réputation, j’abandonne ma patrie, et tout cela pour un ingrat ! Mais, Fanchon, crois-tu qu’il le soit ? crois-tu que je sois effacée de son souvenir ? Voilà donc pourquoi je ne recevais plus de ses lettres ! Hélas ! je le croyais jaloux. Ce sentiment n’est plus pour moi.

Toute la nuit se passa dans de pareils discours : je voulais le voir, lui reprocher son ingratitude, l’attendrir par mes larmes, et l’abandonner pour jamais. Il me passait aussi dans la tête de lui faire remettre le bien que j’avais apporté. Je voulais, à quelque prix que ce fût, me faire regretter. C’était la seule vengeance dont j’étais capable contre mon ingrat. Mon tuteur, qui n’entendait rien à toutes ses délicatesses, s’opposa à ce projet et me conserva, malgré moi, ce qui me restait du porte-feuille de mon père.

Il n’y avait pas à hésiter sur le parti que j’avais à prendre. Je pouvais, en me montrant promptement à Paris, dérober la connaissance de la folle démarche que j’avais faite. Mon tuteur, qui s’était repenti plus d’une fois de sa complaisance, me représentait la nécessité de ce prompt retour : je la sentais comme lui ; mais il fallait m’éloigner pour jamais de Barbasan, de ce Barbasan que j’avais tant aimé, qu’au mépris de toutes sortes de bienséances j’étais venu chercher si loin. Comment partir sans le voir, ne fût-ce même que de loin ? Comment résister à la curiosité de voir ma rivale, et renoncer à l’espérance de ne la pas trouver telle qu’on me l’avait dépeinte ?

Mon hôtesse, sans s’informer des motifs de ma curiosité, me mena à une église où tout le beau monde allait à la messe. Je me plaçai de manière que je pouvais voir ceux qui entraient.

Me voilà dans mon poste, avec une palpitation qui ne me quitta point et qui augmentait toutes les fois que j’entendais arriver quelqu’un. Celle qui me causait tant de trouble parut enfin : je ne la trouvai que trop propre à faire un infidèle. Loin que la jalousie dont j’étais animée diminuât ses agréments, il semblait que, pour augmenter mon supplice, elle y ajoutait encore. Je n’ai jamais vu de physionomie plus intéressante, tant de grâces, tant de beauté, jointes à la fraîcheur de la première jeunesse et à l’air le plus doux et le plus modeste. Elle tournait la tête à tout moment pour voir, à ce que je jugeai, si Barbasan la suivait ; il ne tarda pas ; elle lui dit quelque chose à l’oreille ; il répondit par un souris qui acheva de me désespérer.

Comme je n’étais pas éloignée du lieu où ils étaient, il m’aperçut : ses yeux restèrent assez longtemps attachés sur mon visage ; il les baissa ensuite, et je crus m’apercevoir qu’il soupirait : il me regarda de nouveau avec plus d’attention. Après ce second examen, je le vis sortir de l’église : si j’en eusse eu la force, je l’aurais suivi dans mon premier mouvement ; mais les jambes me tremblaient au point que je fus contrainte de rester où j’étais.

Que de réflexions sur ce qui venait de se passer ! Il m’avait reconnue sans doute. Était-ce la honte de paraître devant moi après sa trahison ? était-ce la crainte de mes justes reproches qui l’avaient déterminé à me fuir ? cette crainte l’aurait-elle emporté, si quelque chose lui eût encore parlé pour moi ? Je sentais dans ces moments que le plus faible repentir, le plus léger pardon m’eût tout fait oublier : peut-être l’aurais-je demandé moi-même. Je me croyais presque coupable de ce qu’il ne m’aimait plus. L’effet que cette pensée produisit en moi paraîtra incompréhensible à ceux qui n’ont jamais eu de véritable passion.

Ma réputation exposée, la trahison dont on payait ma tendresse, ce mariage qui mettait une barrière insurmontable entre nous, ne faisaient presque plus d’impression sur moi. Tout était couvert par cette douleur déchirante que je n’étais plus aimée. Je voulais du moins avoir la triste consolation de répandre des larmes devant lui.

Mon tuteur fut chargé de l’aller chercher, de ne rien oublier pour l’amener, de ne pas craindre d’employer les prières les plus capables de l’y engager. Il ne le trouva point chez lui : il y retourna plusieurs fois ; il apprit enfin qu’il était monté à cheval au sortir de l’église, et qu’on ne savait quelle route il avait prise.

Dès que nous sommes malheureux, tous ceux qui nous environnent prennent de l’empire sur nous. Mon tuteur, ma femme-de-chambre même se croyaient en droit de me parler avec autorité. Sans m’écouter, sans égard aux prières que je leur faisais d’attendre encore quelques jours, ils m’obligèrent à partir sur-le-champ ; et, pour rendre mon absence aussi courte qu’il était possible, on me fit faire la plus grande diligence.

Me voilà revenue à Paris et dans les bras de ma chère Eugénie. Ce prompt retour, la douleur où elle me vit plongée, mes larmes et mes sanglots, lui firent juger que Barbasan était mort. Les consolations qu’elle cherchait à me donner m’apprirent ce qu’elle pensait : je n’avais pas la force de la désabuser ; j’avais honte pour Barbasan et pour moi de dire qu’il m’avait trahie, abandonnée ; mon cœur répugnait aussi à parler contre lui.

Je sentais une peine extrême à lui faire perdre l’estime d’Eugénie, à le lui montrer si différent de ce qu’elle l’avait vu jusque-là. Malgré mes répugnances, il fallut tout avouer. Quelle fut la surprise et l’indignation de mon amie ! quel mépris pour Barbasan ! quelle pitié, mêlée de colère, de me trouver encore de la sensibilité pour un ingrat, pour un scélérat, pour le dernier des hommes !

Ménagez ma faiblesse, lui disais-je, puisque vous la connaissez : épargnez un malheureux : hélas ! peut-être a-t-il fait autant d’efforts pour m’être fidèle, que j’en fais pour cesser de l’aimer. Plus vous cherchez à diminuer son crime, répondait Eugénie, plus vous me le rendez odieux. Le dépit devrait vous guérir ; la raison le devrait encore mieux ; mais le dépit est un nouveau mal, et la raison est bien tardive. Je voudrais que vous cherchassiez de la dissipation ; je voudrais que votre amour-propre trouvât des dédommagements : vous ne le croyez pas, ajouta-t-elle ; mais comptez sur ma parole, qu’il fait une partie de votre douleur. J’étais effectivement bien éloignée de le penser : la terre entière à mes genoux ne m’aurait pas dédommagée du cœur que j’avais perdu.

Ces dissipations, qu’on me conseillait et que je n’aurais jamais cherchées, vinrent me trouver malgré moi. Mon beau-père, que sa prodigalité mettait dans un besoin continuel d’argent, et qui n’était arrêté par aucun scrupule sur les moyens d’en acquérir, ne voulut point s’en tenir à l’accommodement que nous avions fait ; il fallut entrer en procès. Le sentiment dont j’étais animée contre lui (car je le regardais, avec raison, comme l’auteur de mes malheurs) me donna une vivacité et une suite que l’intérêt n’aurait jamais pu me donner : je sus bientôt mon affaire mieux que mes avocats.

La beauté ne produit pas toujours de l’amour, mais elle nous rend toujours intéressantes pour les hommes, même les plus sages. La mienne me donnait un accès facile auprès de mes juges, et ajoutait un nouveau poids à mes raisons : elle fit encore plus d’impression sur M. le président d’Hacqueville, l’un des plus accrédités par sa naissance, par sa place, et surtout par l’estime qu’il s’était acquise. Il me déclara, à la troisième ou quatrième visite que je lui rendis, qu’il ne pouvait plus être de mes juges : Ne m’en demandez point la raison, ajouta-t-il ; je n’oserais vous la dire ; je me borne à souhaiter que vous daigniez la deviner.

Mon embarras lui fit voir que je la devinais. Nous gardions tous deux le silence, quand mon avocat, qui s’était arrêté avec quelqu’un dans la chambre, entra dans le cabinet ; sa présence fit également plaisir à M. d’Hacqueville et à moi ; car son embarras était égal au mien ; mais il se remit assez promptement. Je ne serai pas, lui dit-il, des juges de mademoiselle ; je veux la servir plus utilement : venez demain au matin, et m’apportez ses papiers ; nous irons ensuite rendre compte à mademoiselle de ce que nous aurons fait.

Je sortis sans avoir prononcé une parole. Ne craignez point, me dit le président en me donnant la main, de recevoir des services dont je ne demande et dont je n’attends d’autre récompense que la satisfaction de vous les rendre.

Eugénie, à qui je contai mon aventure, ne la prit pas aussi sérieusement que je la prenais. Que voulez-vous, lui disais-je, que je fasse d’un amant ? Je veux, me répondit-elle, que vous en fassiez votre vengeur ; que vous vous amusiez de sa passion. Que savez-vous ? il vous plaira peut-être : vous connaissez sa figure ; son esprit est bien au-dessus ; c’est par son mérite, plus encore que par sa naissance, qu’il est parvenu à la charge de président à mortier, dans un âge où l’on est à peine connu dans les places subalternes : le cœur me dit qu’il est destiné pour mettre fin à votre roman.

Hélas ! elle était bien loin de deviner : on verra, au contraire, que je n’en fus que plus malheureuse. Sous prétexte de mes affaires, le président d’Hacqueville me voyait presque tous les jours. Ses soins et son assiduité me parlaient seuls pour lui ; d’ailleurs, pas un mot dont je pusse prendre droit de lui défendre de me voir. Tant d’attention, tant de respect, auraient dû faire sur moi une impression bien différente de celle qu’ils y faisaient : ils me rappelaient sans cesse le souvenir de Barbasan ; c’était ainsi qu’il m’avait aimée : il ne m’aimait plus, et je soupirais avec une extrême douleur.

Eugénie me reprochait souvent ma faiblesse : comment, me disait-elle, pouvez-vous conserver cette tendresse pour quelqu’un que vous ne sauriez estimer ? L’estime, répliquais-je, ne fait pas naître l’amour ; elle sert seulement à nous le justifier à nous-mêmes : j’avoue que je n’ai plus cette excuse à donner à ma faiblesse ; mais je n’en suis que plus malheureuse : ayez pitié de moi, ma chère Eugénie, ajoutais-je ; que voulez-vous ! je ne puis être que comme je suis.

Après quelques mois, elle et le commandeur de Piennes me parlèrent plus clairement. Mes affaires étaient toutes terminées à mon avantage, et je devais aux soins du président d’Hacqueville la justice qu’on m’avait rendue, et la tranquillité dont j’aurais pu jouir, si mon cœur avait été autrement fait. Il n’y avait plus moyen de recevoir assidûement des visites dont les prétextes avaient cessé. J’étais embarrassée de le dire à M. le président d’Hacqueville ; je voulais qu’Eugénie et le commandeur en prissent la commission. Il nous en a donné une bien différente, répondit le commandeur ; il veut vous épouser ; et, pour vous laisser la liberté de répondre sans aucune contrainte, il nous a priés de vous en faire la proposition ; et, tout de suite, ils me dirent l’un et l’autre que j’étais trop jeune et d’une figure qui m’exposait à trop de périls pour rester fille : mon beau-père, encore aigri par le mauvais succès de son procès, pouvait m’attirer quelques nouvelles persécutions : mon aventure n’était pas entièrement ignorée, et me faisait une espèce de nécessité de changer d’état.

Eugénie ajouta, quand je fus seule avec elle, que je devais me craindre moi-même ; la tendresse que je conservais pour le comte de Barbasan la faisait trembler. S’il revenait, me disait-elle, vous n’attendriez pas même, pour lui pardonner, qu’il vous demandât pardon. Eh bien ! lui dis-je, je prendrai le voile. Vous voulez donc, répondit-elle, parce que Barbasan est le plus indigne de tous les hommes, vous enterrer toute vive. Croyez-moi, ma chère fille, ces sortes de douleurs passent et laissent place à un ennui peut-être plus difficile à soutenir que la douleur. Je vous ai souvent promis de vous conter les malheurs qui m’ont conduite ici. Il faut vous tenir parole. Peut-être en tirerez-vous quelque instruction : vous apprendrez du moins, par mon exemple, qu’il y a des malheurs bien plus grands que ceux que vous avez éprouvés.

Ce qu’elle m’apprit de ses aventures me fit tant d’impression, que, pour avoir la satisfaction de les relire, je la priai de consentir que je les écrivisse ; et c’est ce que j’ai écrit que je donne ici.