Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/62

Michel Lévy frères, éditeurs (p. 307-311).


LXII


Huit heures du soir venaient de sonner lorsque nous arrivâmes à Paris. C’est l’heure des visites ; aussi à peine descendu de voiture, Gustave s’enveloppa dans un grand manteau et se rendit chez madame de Verseuil. Son premier soin fut de demander à la porte si madame était visible ; on lui répondit non, ce qui ne l’empêcha point de monter l’escalier avec tant de précipitation, que la portière, désespérant de le rattraper, le laissa aller au risque d’être grondée pour avoir manqué à la consigne.

— Elle a fait défendre sa porte, pensait Gustave ; sans doute elle n’est pas seule.

Et la tête remplie de cette idée, il passa dans l’antichambre sans apercevoir le vieux Picard qui dormait près du poêle, traversa le salon, et s’offrit tout à coup aux regards d’Athénaïs. En l’apercevant elle jeta un cri de surprise et parut un moment prête à s’évanouir. Le premier mouvement de Gustave fut de la secourir, le second de chercher à deviner si cette émotion subite n’était pas plutôt causée par l’effroi que par la joie. Mais Athénaïs était seule ; sa parure négligée, les livres ouverts sur sa table, tout annonçait le projet de consacrer sa soirée à la retraite, et Gustave se sentit un peu calmé par cet aspect. Il s’excusa de son mieux sur le saisissement qu’il venait de causer, le mit sur le compte de l’impatience qu’il avait de revoir son amie, et finit par avouer que le désir de se convaincre de la fidélité d’Athénaïs à ses promesses était bien aussi pour quelque chose dans ce brusque retour.

À cet aveu, madame de Verseuil parut beaucoup moins étonnée qu’à l’apparition de mon maître, et, prenant un ton grave, elle lui dit :

— J’ai prévu les reproches que vous ne manqueriez pas de m’adresser si vous veniez à apprendre par d’autres que par moi les visites que j’ai reçues de M. de Norvel.

En ce moment Gustave abandonna la main qu’il tenait, et lança sur Athénaïs un regard indigné.

— Ne vous irritez pas, poursuivit-elle d’un air calme ; écoutez ce que je n’ai point osé vous écrire dans la crainte d’être mal interprêtée, et vous me jugerez ensuite.

— Parlez, dit Gustave en témoignant par un sourire dédaigneux toute son incrédulité.

— Je n’ai point oublié la promesse que je vous ai faite de ne point recevoir votre ami, reprit-elle, et sans trop comprendre les craintes qu’il vous inspirait, j’étais bien décidée à les respecter, lorsqu’un événement fâcheux m’a forcée d’accepter ses services. L’été dernier je me promenais suivie de mon fidèle Picard dans une des allées solitaires des Champs-Élysées. Deux soldats ivres m’accostent ; Picard veut me protéger contre eux ; il en reçoit un coup dans la poitrine qui le renverse, et je le crois mort. Mes cris attirent les garçons d’un café voisin, et font retourner sur leurs pas deux hommes qui venaient de passer au galop. Ils descendent de cheval, volent vers nous, et dans le premier qui aide à relever le pauvre Picard, je reconnais M. de Norvel. J’avoue qu’oubliant alors ma promesse et vos craintes, je me félicitai d’être secourue par un de vos amis, et que, touchée des soins qu’il prodigua à mon vieux serviteur, je ne crus pas devoir en dissimuler ma reconnaissance.

» Après avoir ramené Picard, nous le fîmes transporter ici, et M. de Norvel, me voyant seule, s’offrit pour me reconduire. Le refuser eût été faire preuve d’une pruderie ridicule, et lui défendre ma porte, après en avoir reçu un semblable service, n’aurait paru qu’une impolitesse affectée. Enfin, j’ai préféré vous désobéir à vous humilier ; car j’aurais eu honte de laisser croire à votre ami que vous le jugiez si dangereux pour moi. Suis-je donc si coupable ? ajouta madame de Verseuil en tendant la main à Gustave et en levant sur lui un regard plein d’amour.

— Je veux vous croire… Je vous crois, dit-il, en se rapprochant d’elle ; mais si la crainte de m’alarmer vous a fait garder ce mystère avec moi, si vous avez cru convenable d’être polie avec Alméric, rien ne vous obligeait à le voir si souvent ?

— Cela est vrai, reprit Athénaïs avec cet air de candeur qui prête tant de charme à l’aveu d’un tort, et qui ne permet pas de soupçonner qu’on en puisse dissimuler un plus grand. Oui, j’aurais pu me dispenser de causer avec lui si longtemps lorsque le plaisir de parler de vous l’attirait chez moi. Je l’aurais dû peut-être, car il n’était pas difficile de prévoir le parti que la méchanceté tirerait de ces fréquents entretiens ; mais je confesse qu’en m’apprenant tout ce que votre famille, vos amis tentaient pour nous séparer, les espérances que votre mère conservait à cet égard, et les nouveaux moyens qu’elle se promettait d’employer pour arriver à ce but, M. de Norvel me devint chaque jour plus nécessaire. Son amitié pour vous, la connaissance qu’il a de votre caractère, les assurances qu’il me donnait de votre fermeté à braver des préventions injustes, m’aidaient à supporter des humiliations dont je vous épargne le récit ; je ne vous reproche pas les larmes qu’elles m’ont fait répandre, ne me reprochez pas à votre tour l’unique consolation que j’aie trouvée dans une situation où il ne m’était pas même permis de me plaindre à vous.

— Serait-il possible ! s’écria Gustave, quoi ! ma mère, si bonne, si indulgente…

— Lorsqu’il ne s’agit pas de vos intérêts, interrompit Athénaïs ; mais, en cette occurrence, elle ne voit que les sacrifices que vous me faites, et me blâme avec raison de les accepter. Elle ignore le refus que j’en ai fait cent fois, et que je suis prête à répéter ; elle oublie surtout le sentiment qui m’a fait renoncer à de semblables biens pour vous consacrer ma vie, et croit de son devoir de vous détourner d’un lien qui contrarie son ambition maternelle. Je sens qu’à sa place j’agirais peut-être de même, et vous n’avez qu’un mot à dire pour me voir seconder ses projets ; mais si je suis aussi indispensable à votre bonheur que vous l’êtes au mien, aucun obstacle ne m’empêchera de l’accomplir.

Ce discours, suivi des plus tendres assurances, dissipa entièrement les soupçons de Gustave ; mais sa colère se reporta aussitôt sur les personnes qu’il accusait de persécution envers madame de Verseuil, et de despotisme envers lui. L’idée que M. de Léonville lui avait été envoyé par sa mère pour lui dénoncer Athénaïs s’empara de son esprit ; il se persuada qu’il était l’objet d’une conspiration de famille qui tendait à lui faire rompre ses engagements avec madame de Verseuil, et, révolté de se voir ainsi le jouet d’une autorité tyrannique, il s’affermit dans le dessein de résister aux conseils qui lui seraient donnés au nom de cette amitié suspecte qui peut calomnier avec les meilleures intentions du monde. Il alla même jusqu’à se promettre de conserver chez madame de Révanne une attitude si fière que personne n’oserait l’attaquer sur sa résolution.

Livré à l’amertume de ces pensées, Gustave hésitait à revoir sa mère. Cependant la crainte de ne pouvoir rester plus longtemps incognito à Paris le décida à paraître arriver chez elle le lendemain de notre retour. On peut se figurer l’étonnement de madame de Révanne en voyant son fils l’aborder d’un air contraint, et recevoir sans émotion ses tendres embrassements. Sa première idée fut de le croire en disgrâce auprès de Bonaparte, puisqu’il ne l’avait point accompagné à Rastadt. Rassurée sur ce point, elle hasarda d’autres questions auxquelles Gustave répondit si brièvement, que, désespérant d’apprendre de lui la cause d’une froideur si marquée, elle s’abandonna à de tristes conjectures, et au chagrin d’avoir pour la première fois à se plaindre du cœur de son fils.

Malgré la distance qui nous séparait, je m’étais souvent associé aux peines de madame de Révanne, et quand je les avais prévues, j’en souffrais avant elle ; mais aucune ne m’inspira une plus profonde pitié que celle dont je la vis accablée ce jour-là. Il est vrai qu’en amitié, comme en amour, un accueil glacé m’a toujours paru le plus cruel des mécomptes de l’âme.