Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/61

Michel Lévy frères, éditeurs (p. 302-307).


LXI


Nos adieux se firent à la hâte, et nous ne mîmes que dix jours pour rejoindre l’armée. Pendant la route, mon maître, agité par une idée qui lui revenait sans cesse, me fit de vifs reproches sur ma discrétion envers lui, à propos d’un mystère qui l’intéressait vivement :

— Car je ne doute pas, ajouta-t-il, que tu n’aies su par Louise tout ce qui est arrivé à madame de Civray ?

— C’est possible, répondis-je, mais monsieur ne m’ayant jamais adressé la moindre question à ce sujet…

— Tu devais m’en parler, interrompit-il, et tu as manqué en cela de ta pénétration ordinaire.

— En vérité, monsieur, j’étais fort incertain du plaisir que je vous causerais en vous racontant qu’elle en est encore à son premier amour, et qu’à la manière dont elle vit, on ne croit pas qu’elle en guérisse jamais.

— Ce n’est point cela que je te demande, reprit Gustave d’un air embarrassé ; mais tu n’ignorais pas le lien qui en dépit de tout nous attachera éternellement l’un à l’autre, et tu ne m’en as rien dit.

— J’ai cru que vous en étiez instruit, et qu’en ne me disant rien vous-même, c’était m’imposer silence à ce sujet.

— Qui a pu t’en donner l’idée ?

— Ma foi elle m’est venue tout naturellement, il y a huit jours, en vous voyant caresser l’enfant que portait dans ses bras une bonne qui traversait la cour lorsque vous attendiez M. de Norvel pour aller vous promener ensemble.

— Quoi ! c’était lui ? s’écria vivement Gustave.

— Quand je vous ai vu jouer avec ce joli marmot, le poser sur votre cheval, lui faire faire, en le soutenant sur cette grande monture, quelques pas dans la cour, lui livrer votre cravache, et vous amuser de sa joie à nous en frapper tous, je vous ai cru dans le secret…

— Et je ne l’ai pas deviné ! ces yeux bleus que je reconnais maintenant ne l’ont pas trahi… Je ne l’ai pas dévoré de caresses !… C’est ta faute aussi, pourquoi me priver d’un si grand bonheur ?

— Et comment supposer que vous ne le goûtiez pas ? À moins d’étouffer ce pauvre enfant, vous ne pouviez guère l’embrasser davantage.

— Ah ! si j’avais su que ce fût… mais je l’ai pris pour un enfant du voisinage : son sourire, sa gentillesse, m’ont attiré près de lui ; il me tendait ses petits bras, il voulait caresser mon cheval, j’ai joué avec lui, et je me suis amusé de ses cris joyeux jusqu’au moment où Alméric est venu me prendre. Ah ! si j’avais su tous mes droits sur ce petit ange !

— Qu’auriez-vous fait de plus ?

— Je l’aurais emmené avec moi !

— Où cela ? à la guerre ? Vraiment, monsieur, nous en aurions été fort embarrassés.

— Je l’aurais confié à quelque brave nourrice qui l’aurait élevé sous mes yeux.

— Au quartier général ?

— Eh ! non, reprit en souriant Gustave, mais dans un joli village aux environs de Mantoue.

— Dont nos troupes sont déjà sans doute fort éloignées.

— Et j’aurais été le voir tout le temps que je ne me serais pas battu.

— Cela me paraît fort bien arrangé ; mais pendant que vous auriez joué avec l’enfant, que serait devenue la mère ?

À cette question, Gustave ne trouva rien à répondre ; et, après un moment de silence, il me demanda si Louise m’avait parlé de la maladie dont on craignait que madame de Civray ne fût menacée.

— Elle était moins souffrante lors de notre départ, lui répondis-je. Il y a des hasards bienfaisants ; Louise avait remarqué qu’elle se portait mieux depuis le jour où, cachée derrière la persienne, elle vous a vu caresser cet enfant.

— Lydie était à Paris ! chez ma mère ? dit Gustave avec étonnement ; tu prétends qu’elle m’a vu ? Traître, pourquoi ne m’as-tu pas averti de son retour ?

— Ceci est autre chose. On m’avait défendu de dire à qui que ce fût qu’elle habitait le pavillon du jardin qui donne sur la cour ; car madame de Civray n’a consenti à venir passer les premiers mois de son deuil près de sa tante, qu’à la condition de laisser ignorer son séjour à Paris, et je me serais cru fort coupable de trahir un secret auquel elles attachaient beaucoup d’importance, et qui me semblait n’en avoir pas pour vous.

Alors Gustave fit un mouvement que je traduisis par ces mots : Qu’en sais-tu ? Mais aussitôt, retenu par je ne sais quelle idée, il dit :

— Je ne t’en veux point d’avoir obéi à ma mère… Elle a bien fait ; sa nièce était malade, elle avait besoin d’être soignée, consolée par une amie… Ma mère devait lui épargner des visites importunes… le monde est si insupportable aux malheureux !…

Et par suite de cette réflexion mélancolique, Gustave repassa toutes les situations de sa vie où il aurait voulu fuir pour jamais ce monde ennemi de tout repos, et finit par me confier la résolution qu’il avait prise de se consacrer désormais aux seuls intérêts de sa gloire militaire.

J’en dois convenir, cette fois il se tint parole ; car tout le temps que dura cette campagne, je ne lui connus d’autres distractions à ses travaux que le plaisir d’écrire à Paris et d’en recevoir des lettres. Il avait quelque mérite à ne pas s’amuser davantage ; car son amabilité et sa tristesse même le faisaient rechercher de toutes les jolies françaises qui marchaient pour ainsi dire à la suite de nos bataillons. Madame Bonaparte, en venant se fixer à Milan pendant l’été, avait attiré une grande partie des femmes dont les maris étaient employées à l’armée ; et pour celles que le monde gouverne, il était indispensable de parcourir le théâtre de nos conquêtes, ne fût-ce que pour en rapporter des chaînes de Venise ou des camées antiques. Milan était alors le séjour des plaisirs, et le salon de madame P…, celui de madame Bonaparte, où se réunissaient chaque soir l’admirable madame V… la jeune et belle madame R… de S-J…-d’A…, la sémillante madame H… la bonne et spirituelle madame A… et vingt autres femmes charmantes, offraient la réunion de tout ce qui peut charmer l’esprit et les yeux. Mais toutes les séductions imaginables n’auraient point déterminé Gustave à rentrer dans cette ville, et il refusa plusieurs fois la faveur que son général croyait lui accorder en le chargeant de porter ses dépêches aux autorités de Milan. Ce séjour si agréable pour tous les officiers ne lui présentait plus que l’aspect d’un tombeau, et peut-être, en l’éloignant de ces plaisirs dangereux, l’ombre de Stephania lui a-t-elle sauvé de nouveaux remords.

Au moment où j’écris ces Mémoires, j’apprends qu’il en vient de paraître dans lesquels les événements de cette seconde campagne sont retracés avec autant d’exactitude que de talent, et que les auteurs mêmes se sont emparés de tous ces petits détails qui composaient ma fortune. Ainsi dépouillé de mes faibles ressources, il ne me reste plus qu’à parler de nos intérêts particuliers ; aussi dirai-je tout simplement qu’après s’être distingué dans les affaires les plus périlleuses de cette illustre campagne, mon maître, honoré d’un grade supérieur, fut admis par le général en chef au nombre de ses aides de camp, et qu’après la signature du traité de Campo-Formio, et la promotion de Bonaparte au commandement en chef de l’armée des côtes de l’Océan, Gustave reçut l’ordre d’aller attendre son général à Paris, pendant que ce dernier se rendrait à Rastadt pour y présider la légation française.

Aucune aventure galante n’ayant occupé mon maître durant cette longue absence, je pensai que son cœur, partagé entre le souvenir de cet enfant dont il parlait sans cesse, et l’image adorée de madame de Verseuil, n’éprouverait désormais que les combats d’une double tendresse. Il en eût été ainsi sans le hasard qui amena M. de Léonville en Italie au moment où nous allions la quitter. Gustave éprouva d’abord un vif plaisir à embrasser l’ami de sa famille, à l’entendre parler de madame de Révanne ; mais quand M. de Léonville eut satisfait à toutes ses questions sur sa mère, on passa à des intérêts moins chers, et Gustave ayant demandé ce que devenait Alméric, fut frappé comme par la foudre en entendant cette réponse :

— Ce que devient Alméric ? Vraiment vous devez le savoir mieux que moi ; car il passe, dit-on, sa vie chez madame de Verseuil.

— C’est impossible, avait répliqué vivement Gustave ; je sais qu’il ne met point les pieds chez elle, et c’est pour se venger de n’y point être reçu qu’il se vante d’y passer sa vie. Je reconnais bien là son incorrigible fatuité.

— Pourquoi vous emporter ainsi ; vous ai-je dit qu’il lui fît la cour ?

— Mais s’il est toute la journée chez elle ?

— Ne peut-il y venir pour lui parler de vous ? Sans doute il n’ignore pas plus que tout Paris la folie que vous allez faire, ajouta M. de Léonville, et je ne pense pas qu’il ait envie de se brouiller avec vous pour le mince avantage d’inscrire sur sa liste une femme de plus. D’ailleurs je répondrais de madame de Verseuil en cette circonstance ; car si je n’ai pas pour elle autant d’estime que vous, je la crois incapable de vous trahir… si tôt.

— Voilà une justification pleine d’avenir ; mais n’importe, ajouta Gustave d’un ton amer. Comme les jugements portés sur les gens que l’on ne connaît pas ne sauraient être des arrêts irrévocables, j’espère que vous reviendrez bientôt sur ceux que vous prononcez si légèrement aujourd’hui.

Et, changeant de conversation, Gustave fit tous ses efforts pour cacher le trouble qu’un seul mot venait de jeter en son âme.

Depuis plusieurs mois, je m’apercevais que mon maître évitait les occasions de me parler de madame de Verseuil : Cette discrétion m’avait fait présumer que ses sentiments pour elle étaient un peu plus raisonnables ; mais je fus bien désabusé de cette erreur en le voyant tout à coup passer de la tristesse silencieuse à tous les transports de la jalousie. La mélancolie se passe de confident, le malheur en réclame ; et, dès que Gustave se sentit livré à la torture des soupçons, il éprouva le besoin de me confier son tourment. Je fus effrayé du ravage que ce mal affreux avait déjà fait dans son cœur, et je le blâmai vivement de s’abandonner ainsi à des idées de trahison sur le simple rapport d’une personne mal instruite.

— Non, me disait-il d’une voix étouffée, M. de Léonville a dit vrai ; elle seule me trompe. Ne m’avait-elle pas juré de ne point recevoir Alméric ? Va, elle n’a pu violer sa promesse que pour me trahir ; mais je saurai me venger de tous deux.

J’avoue qu’à force d’accuser sa maitresse, Gustave m’avait fait, malgré moi, partager ses soupçons, et je commençais à redouter le succès de la ruse qu’il méditait pour la surprendre. Je frémissais surtout à la seule pensée de le voir se couper la gorge avec son ami ; et, pour leur épargner peut-être une scène sanglante, je pris sur moi de faire avertir secrètement madame de Verseuil du retour de mon maître, en lui recommandant toutefois d’en paraître étonnée ; car il ne me pardonnerait pas d’ôter à son arrivée tous les charmes de la surprise.

Rassuré par cette précaution, je me prêtai de fort bonne grâce au désir que témoigna Gustave de descendre à l’hôtel des Colonies, et d’y rester un jour et une nuit avant d’aller reprendre son logement chez sa mère. Cette démarche prouve assez le désordre qui régnait alors dans l’esprit de mon maître. Après dix mois d’absence, se retrouver à Paris, si près de sa mère, et ne pas voler dans ses bras ; ne pas chercher cet enfant qu’il brûlait de revoir ; sacrifier autant de bonheur au plaisir humiliant d’épier sa maîtresse. Ah ! l’affreuse jalousie peut seule étouffer de si doux sentiments !