Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/42

Michel Lévy frères, éditeurs (p. 191-199).


XLII


Gustave se tint parole, et ne rentra que lorsque le bruit des fifres et des tambours l’avertit de l’arrivée de Bonaparte. M. Rughesi, accompagné de tous les notables de la ville, alla à la rencontre du général en chef, et le conduisit, par un péristyle orné de fleurs, jusqu’au salon où Stephania, entourée des plus jolies femmes de Milan, l’attendait pour lui offrir des bouquets de laurier rose. À l’aspect de ce groupe charmant, Bonaparte témoigna la surprise la plus flatteuse. Il est certain que la vue de toutes ces jolies femmes, vêtues à la grecque, et circulant entre des colonnes de marbre, décorées de guirlandes, rappelait une de ces fêtes antiques, si bien dépeintes par le jeune Anacharsis. Nos uniformes français, en nous ramenant aux temps modernes, donnaient un air martial à cette réunion. Aussi les poëtes ne manquèrent-ils pas à dire que cette fête semblait dédiée par la Beauté à la Victoire.

Parmi ces femmes séduisantes, Gustave n’avait point aperçu madame de Verseuil ; trop fière pour confondre son hommage avec celui des Milanaises, elle avait attendu que Bonaparte fût un peu remis de l’émotion que devait lui causer un accueil si brillant pour se présenter à ses yeux. Elle comptait, avec juste raison, sur l’avantage qu’a toujours l’élégance et la grâce françaises sur la beauté de toutes les femmes de l’Europe, et, ne doutant pas de l’effet de son arrivée, elle voulait choisir le moment où aucune distraction ne pourrait y nuire. Par ce calcul, son entrée dans le bal obtint le succès qu’elle en attendait sur tout le monde, excepté sur Gustave. Occupé à former la contredanse que le général Bonaparte devait danser avec madame Rughesi, il ne détourna pas seulement la tête pour voir qui faisait une si vive sensation dans la salle, et, donnant à l’orchestre l’ordre de commencer, il contraignit Bonaparte à interrompre la conversation qu’il entamait avec Athénaïs pour venir prendre la main de Stephania.

Madame de Verseuil devait naturellement s’attendre à figurer dans cette contredanse d’honneur ; mais Gustave, ayant l’air d’ignorer qu’elle fût arrivée, avait invité la cousine de madame Rughesi pour danser avec lui, en face du général, et, les autres places étant prises, Athénaïs en fut réduite à être simple spectatrice de cette contredanse, où elle aurait sans doute joué le premier rôle. Le soin qu’avait pris Gustave pour l’en éloigner ne lui avait pas échappé, et elle se promit d’en tirer vengeance ; mais ce projet fut bientôt déconcerté par l’insouciance apparente de mon maître, qui s’obstinait à ne rien voir des agaceries de madame de Verseuil envers le héros du jour, et à ne pas se mêler à la foule d’adorateurs qui riaient avec tant de complaisance de tout ce qu’elle disait de spirituel ou même d’assez ordinaire. Cependant, s’il avait pu la considérer dans cet accès d’amour-propre, il aurait joui du dépit qui perçait à travers sa gaieté factice, et il aurait deviné sans peine que la douleur de le voir indifférent à ses succès en détruisait le charme. Il y avait dans l’éclat de sa voix, dans ses phrases brèves, dans ses gestes animés, quelque chose de convulsif qui décelait la pénible agitation de son âme ; et l’on pouvait prévoir que le plus orgueilleux courage ne résisterait pas à cet état violent. Aussi madame de Verseuil essaya-t-elle bientôt de se rapprocher de Gustave, et de mêler à la conversation des mots qui devaient retentir à son cœur. Biais ces mots, loin de l’attendrir, lui paraissaient dictés par l’ironie. Il y répondit par un sourire dédaigneux. Enfin elle s’humilia jusqu’à lui demander s’il n’avait pas encore un roman anglais à lui prêter.

— Depuis que j’ai découvert, dit-il, qu’ils ne renferment que des sentiments faux, je n’en lis plus, madame.

En faisant cette réponse du ton le plus méprisant, Gustave s’éloigna pour rejoindre Stephania, et laissa Athénaïs dans un profond accablement. Bonaparte venait en cet instant lui faire ses adieux. Elle s’efforça de lui sourire et d’insister pour qu’il ne quittât pas si tôt une fête dont il était le héros ; mais d’importantes occupations ne lui permettaient pas d’y rester plus longtemps, et il se retira en exigeant qu’aucun de ses aides de camp ne le suivît. Berthier seul l’accompagna. Avant de partir, il eut un entretien particulier avec M. Rughesi, et le résultat de cette conférence fut qu’une heure après M. Rughesi était en poste sur la route de Venise.

En revenant de conduire le général jusqu’à sa voiture, Gustave chercha des yeux madame de Verseuil. Elle avait disparu. Il pensa d’abord que l’objet de son nouvel intérêt venant d’abandonner le bal, elle s’était empressée de le quitter aussi ; mais ensuite l’idée de l’avoir offensée, et peut-être affligée par une réponse fort dure, vint inquiéter son imagination. Il se reprocha le ton de mépris qu’il y avait joint, et, je ne sais quelle crainte s’emparant de son esprit, il vint, dans la salle où nous étions, demander à mademoiselle Julie si sa maîtresse ne se trouvait pas indisposée.

— Je n’en sais rien, répondit-elle. Madame ne m’a point fait demander. Je l’ai vue seulement passer tout à l’heure dans le jardin.

— Avec quelqu’un, sans doute ?

— Non, monsieur, elle était seule.

— Alors Gustave s’avança sur le perron qui conduisait au jardin, et là, après avoir délibéré quelque temps sur le parti qu’il prendrait, je le vis descendre précipitamment l’escalier, et diriger ses pas vers un bosquet d’orangers qu’avaient seul respecté les lampions de la fête.

À peine eut-il fait quelques pas sous cet ombrage odorant, que la vue d’une femme assise fit battre son cœur. Le reflet des feux qui illuminaient la façade de la maison portant sur cet endroit une douce clarté, Athénaïs fut bientôt reconnue. Il fallait la fuir. Gustave sentait que son repos était attaché à cet acte de courage ; mais Athénaïs pleurait… Il était peut-être la cause de ses larmes… Et quel amant peut résister au plaisir de contempler les tourments qui le vengent ? Gustave s’approche, et, pressant d’une main tremblante celle d’Athénaïs, il dit :

— Qui vous afflige ainsi ?

— Ah ! si vous l’ignorez, répondit-elle, je n’ai plus rien à espérer de vous.

— Eh quoi ! madame, c’est lorsque votre cœur trahit tous ses serments, lorsque vous joignez l’injure à l’inconstance, enfin, c’est lorsque vous m’accablez de votre haine, que vous osez vous plaindre ?

— Oui, je me plains des torts que votre trahison me donne. Sans le désir de vous en punir, aurais-je jamais pensé à provoquer d’autres soins que les vôtres ? C’est vous, c’est votre exemple que j’ai voulu un instant imiter. Mais mon cœur n’a pu atteindre à cet excès de froideur, de perfidie, et je n’ai recueilli d’autre fruit de cette lutte cruelle que la certitude de vous inspirer autant de mépris que d’indifférence.

— Moi, de l’indifférence ! Athénaïs, vous ne le pensez pas.

— D’où vient donc que je pleure ?

— Ah ! si la crainte d’être moins aimée fait couler ces larmes qui m’accusent, laissez-moi en tarir à jamais la source.

— Non, vous ne m’aimez plus. Votre cœur est tout à une autre, et je ne veux ni le reconquérir ni le partager.

— Eh bien, gardez-le seulement.

— Il ne m’appartient plus, vous dis-je. L’infidélité, et la reconnaissance peut-être, en ont disposé malgré vous ; car je vous crois sincère dans la préférence que vous m’accordez en ce moment. Mais, j’en appelle à votre honneur, puis-je compromettre le mien, celui de ma famille, pour un homme dont les goûts inconstants me mettraient sans cesse en rivalité avec les objets de son caprice ? Non, je ne puis être la proie que d’un sentiment exclusif, et, tout en gémissant sur votre frivolité, je sens qu’elle me sauve du malheur de vous appartenir.

Se refuser ainsi, n’est-ce pas se compromettre, et Gustave pouvait-il hésiter à tout sacrifier à cet espoir enchanteur ? Le serment de ne vivre que pour Athénaïs, dicté par elle, fut répété de l’accent le plus tendre. Un anneau d’or, détaché d’une main charmante, fut offert comme le gage d’un lien éternel. Gustave le reçut à genoux, en imprimant sur cette main chérie un baiser brûlant, puis il s’empara du mouchoir qui était encore baigné des larmes d’Athénaïs, et, le cachant dans son sein :

— Vous direz que vous l’avez perdu, dit-il en souriant. Alors ils entendirent marcher sur la terrasse qui dominait le bosquet d’orangers. Il leur sembla que quelqu’un les épiait, et ils s’empressèrent de regagner la salle de bal, où déjà plusieurs personnes s’inquiétaient de leur absence.

Le premier soin d’Athénaïs fut de rejoindre son mari dans le salon où elle l’avait laissé au milieu d’une partie d’échecs.

— Ah ! vous voilà, dit-il en l’apercevant. On prétendait que vous aviez déjà quitté la danse, et cet acte de sagesse me faisait trembler pour votre santé.

Athénaïs prétendit n’être sortie du bal que pour se reposer un moment, et se donner les moyens d’y rester le plus de temps possible.

En disant ces mots, elle prit le bras de Gustave, qui venait la chercher pour danser avec elle la piémontaise, dont on entendait déjà les accords.

Après s’être cru séparé pour jamais de la femme qui lui inspirait tant d’amour, Gustave jouissait du bonheur de l’avoir retrouvée, et s’abandonnait à toute l’ivresse qui succède aux terreurs de la jalousie. Heureux de voir ces yeux charmants, dont il venait d’essuyer les larmes, exprimer maintenant la tendresse et la joie, il ne se lassait point de les contempler. Mais les siens furent tout à coup frappés par l’aspect d’un fantôme, qui, debout devant lui, pâle et immobile comme la mort, semblait attendre la fin de son délire pour l’entraîner avec lui dans sa tombe. À cette vue, Gustave, saisi d’un effroi mortel, se soutient à peine.

— Grands dieux ! dit-il d’une voix étouffée, elle sait tout !

Et cette pensée détruit au même instant l’enchantement qui l’enivrait. Il ne voit plus, dans son retour au bonheur, que le désespoir de Stephania et, dans ce désespoir, la perte d’Athénaïs. Tout lui présage un événement funeste. Cependant, il veut surmonter l’affreux sentiment qu’il éprouve ; il s’efforce de croire que sa frayeur est mal fondée, et détourne les yeux de cet objet de crainte et de pitié. Mais un vain espoir les y ramène sans cesse : il se flatte que sa conscience alarmée trouble son esprit et lui fait voir, dans la pâleur et l’abattement de Stephania, autre chose que l’effet tout naturel d’une journée aussi fatigante pour elle. La nécessité de se contraindre devant tant de monde lui fait adopter cette idée, et c’est à l’aide de cette ruse envers lui-même qu’il parvient à terminer la soirée, sans laisser deviner le trouble de son âme. Mais tous ces subterfuges, qui soutiennent notre courage devant témoins, ne nous sont plus d’aucun secours dans la solitude. C’est là que le remords attend le coupable. Gustave, prévoyant bien les réflexions qui allaient l’assaillir, ne songea pas même à se mettre au lit après la fête ; mais, désirant opposer de doux souvenirs aux pressentiments des malheurs qui le menaçaient, il retourna vers le bosquet d’orangers où il avait, peu d’heures avant, juré de tout sacrifier à l’amour d’Athénaïs.

En approchant de ce lieu consacré par des serments solennels, la vue d’une femme éplorée y frappe encore ses yeux. Elle a les cheveux épars, ses vêtements sont en désordre, tout en elle prouve un égarement complet. Gustave en frémit, il s’accuse. L’aspect d’un si grand désespoir ébranle son courage. Il veut s’éloigner ; une main glacée le retient.

— Stephania ! s’écrie-t-il ; ô ciel ! dans quel état vous vois-je ! Pourquoi venir ici à cette heure ?

— Pour y mourir ! reprit-elle en tirant un poignard dont Gustave se saisit.

— Qu’osez-vous faire, insensée !…

— Je veux mourir, te dis-je, à la même place où je t’ai vu aux pieds d’une autre !

— Ah ! s’il vous faut une victime, frappez-moi, plutôt que d’attenter à votre vie. Elle m’appartient ; je la défendrai contre vous-même.

— Crains plutôt de me la rendre, perfide ; car je ne puis plus vivre que pour me venger de toi, de ton indigne complice. Oui, j’irai dévoiler à tous ceux dont vous redoutez la puissance les infâmes liens qui vous unissent. Je révélerai ta perfidie, ma honte et la sienne. Elle apprendra comment tu sais trahir l’amour le plus dévoué. Elle apprendra comment, encore ivre de cet amour, tu peux quitter la femme qui t’adore pour venir en tromper une autre. Elle verra, dans mon désespoir, le sort qui l’attend ; et si ce fatal exemple ne la détache pas à jamais de toi, c’est elle qui subira tout le poids de ma vengeance !

— Barbare ! abjure cette affreuse menace, ou je cours en prévenir l’effet ; et je pars ensuite, pour ne revoir jamais le monstre qui peut concevoir un tel crime.

— Ah ! ne m’abandonne pas dans cet état horrible, s’écria la malheureuse Stephania en se traînant aux genoux de Gustave. Prends pitié de mon égarement. Empêche-moi d’accomplir un projet exécrable. Toi seul peux retenir mon bras ; toi seul peux me sauver du crime et du remords. Ah ! le ciel m’en est témoin, je n’étais pas née pour concevoir d’aussi affreux sentiments. Il me fallait t’adorer, te perdre, ingrat, pour devenir aussi coupable. Mais je ne me connais plus, et je t’implore pour t’épargner le plus grand des malheurs. Rends-moi l’illusion qui t’assurait de mon obéissance ; ordonne-moi le pardon de ta perfidie. Dis-moi que mes yeux m’ont abusée ; qu’un autre que toi était aux genoux de ma rivale ; que tu n’as pas cessé de m’aimer ; enfin daigne me tromper encore, et je supporterai la vie… Mais non ! la feinte est maintenant inutile… Tout est fini pour moi… je me meurs !…

À ces mots, ses forces l’abandonnèrent, elle tomba inanimée dans les bras de Gustave.

— Stephania ! ma chère Stephania ! s’écriait-il. Ô ciel !… elle expire !

Et il brisait avec violence les liens qui attachaient lis vêtements de cette infortunée ; et, portant la main sur ce cœur déchiré de douleur, il cherchait s’il battait encore ; mais ses battements si faibles semblaient être le dernier combat d’une vie qui succombe au malheur. Gustave, saisi de remords et d’effroi, se reproche déjà la mort de Stephania. Il jure de ne point lui survivre ; et, des larmes de son repentir, il baigne le sein de sa victime. Ce baume consolant semble la ranimer. Elle entr’ouvre les yeux, voit les pleurs de Gustave, et voudrait vivre encore. Mais la douleur qui a glacé ses sens les replonge de nouveau dans l’anéantissement. Un tremblement général s’empare d’elle ; des mouvements convulsifs paraissent annoncer son agonie ; et Gustave au désespoir la dépose sur le sable pour aller demander du secours. J’étais à la porte du jardin. Je vole chercher les femmes de Stephania ; nous la transportons dans son lit. Un médecin est appelé. Il déclare que madame Rughesi est frappée d’un coup de sang. Il ordonne plusieurs saignées, et recommande le plus grand calme autour d’elle. Gustave, qui redoute un arrêt funeste, ne laisse partir le docteur Corona, qu’après lui avoir fait répéter plusieurs fois qu’il croit madame Rughesi hors de danger.

— Mais, prenez-y garde, ajoute le docteur, une crise pareille la mettrait au tombeau. J’ignore ce qui peut avoir provoqué cette révolution ; vous, qui le savez sans doute mieux que moi, tâchez qu’aucun événement ne la ramène ; car, si la fièvre devient inflammatoire, je ne réponds de rien.

La recommandation n’était pas nécessaire ; et Gustave, accablé des souffrances dont il était la cause, ne pensait plus qu’à les adoucir. Tout entier à la pitié, à la reconnaissance, à Stephania, c’est dans toute sa sincérité qu’il se promettait d’immoler ses espérances et son propre bonheur au généreux soin de la rendre à la vie. Aurait-il pu jouir du moindre plaisir, avant d’avoir ramené le calme dans ce cœur passionné ? Ah ! l’on accorde sans peine aux malheureux les sacrifices que leur malheur impose : pourquoi n’a-t-on pas le même respect pour la félicité qu’on parvient à leur rendre ?