Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/41

Michel Lévy frères, éditeurs (p. 187-191).


XLI


Stephania et le général Verseuil attendaient, depuis longtemps, le retour d’Athénaïs. Elle reçut quelques reproches de son mari sur ce manque d’égards envers madame Rughesi ; mais tout fut bientôt excusé par le récit de la visite faite au palais archiducal. L’humeur de M. de Verseuil ne tint pas contre le plaisir d’entendre raconter à sa femme les preuves de bienveillance qu’elle venait de recevoir du général en chef. En voyant l’air sombre de Gustave, Stephania lui dit :

— Cette visite ne paraît pas vous avoir amusé ?

— Non, certes, répondit-il d’un ton amer ; et j’espère bien me dispenser dorénavant d’en recommencer de pareilles.

— En ce cas, je vous le pardonne, reprit Stephania, rassurée par l’idée que Gustave s’était ennuyé loin d’elle.

On servit le dîner. La conversation tomba naturellement sur les préparatifs de la fête du lendemain. M. Rughesi voulait qu’elle fût digne des grands personnages qui lui feraient l’honneur de l’embellir, et se proposait de mettre en réquisition tous les poëtes de la ville, pour les cantates, les transparents et les improvisations d’usage dans ces solennités. Madame de Verseuil s’inquiétait beaucoup de sa toilette, et tourmentait Stephania pour lui indiquer les moyens de se procurer à Milan tout ce qui compose un habit de bal parisien. Gustave, importuné des soins qu’elle prenait pour que rien ne manquât à sa parure ; et, présumant bien qu’elle ne se donnait tant de peine que pour plaire à d’autres qu’à lui, essaya de se venger de ce projet menaçant, en disant à Stephania :

— Quant à vous, madame, ne vous donnez pas tant de peine, croyez-moi : mettez-vous de même que le jour de cette fête où je vous vis si justement captiver l’admiration générale ; jamais vous ne serez plus belle.

Combien elle l’était alors, en écoutant ce compliment tendre ! Que de reconnaissance dans son regard ! que d’espérance dans son sourire ! Ah ! tout le prouvait en elle : rien n’embellit autant que les flatteries de ce qu’on aime.

Madame de Verseuil, sans paraître envieuse de ce compliment fait tout haut, fut très-choquée de l’épigramme qu’il renfermait contre elle ; et son dépit s’en manifesta dans tout ce qu’elle dit le reste de la soirée. Blâmant Gustave sur chaque point, sa contradiction allait jusqu’à l’impolitesse ; et dans cette occasion, son ressentiment l’emporta sur sa prudence.

Une mauvaise humeur si subite, et en apparence si peu fondée, devait être remarquée du général ; elle le fut en effet. Il l’attribua d’abord au sentiment d’envie qui agite souvent une femme lorsqu’on exalte devant elle la beauté d’une autre ; mais, sachant bien que l’esprit d’Athénaïs devait la sauver du ridicule de montrer une faiblesse si humble, il chercha un motif plus plausible à son dépit, et fut tout près de découvrir le véritable. C’est ainsi que les amants perdent souvent le fruit d’une longue contrainte ; ils mettent tous leurs soins à cacher leur bonheur, sans penser que les tourments qu’ils laissent apercevoir en sont toujours la preuve.

À dater de ce moment, M. de Verseuil fut en continuelle observation sur les moindres démarches de sa femme ; mais, comme Gustave, irrité contre elle, affectait de la fuir, il ne put soupçonner aucune intelligence entre eux. D’ailleurs, Gustave, sans cesse auprès de Stephania, paraissait uniquement occupé d’elle. Rien n’aurait empêché de le croire, s’il s’était donné moins de peine pour le prouver : mais il y avait dans les soins qu’il prodiguait à madame Rughesi une sorte de faste qui trahissait ses efforts ; et Athénaïs jouissait en secret de l’exagération qu’il mettait dans les témoignages de sa préférence pour Stephania. Celle-ci, aveuglée par tous les prestiges d’un amour exclusif, était dupe et heureuse. Hélas ! ce bonheur devait bientôt s’évanouir ! Une rivale pouvait-elle en supporter l’aspect ? et ne fallait-il point pardonner à l’infidèle, pour désespérer à jamais sa complice ?

— C’en est fait, me dit Gustave, le lendemain de cette querelle, je ne veux plus avoir rien à démêler avec madame de Verseuil. Elle a mis hier ma patience et ma politesse à une trop grande épreuve. En vérité, je ne savais quelle contenance tenir devant son mari, pendant qu’elle m’accablait ainsi d’épigrammes sanglantes ; et j’ai bien peur qu’il n’ait tiré de cet acharnement ridicule des conséquences fort graves. J’en serais désespéré ; car c’est un galant homme, dont la bienveillance m’est précieuse, et dont je n’ai pas envie de risquer l’estime, pour satisfaire au caprice d’une coquette. Certes, j’étais loin de penser à m’affranchir d’un lien qui semblait devoir charmer ma vie ; mais, puisque madame de Verseuil me rend ma liberté d’une si brusque manière, je profiterai de son inconstance, pour échapper du moins au chagrin de me brouiller avec mon général.

Si vous pouvez vous maintenir dans cette résolution, répondis-je, vous y trouverez, sans aucun doute, de grands avantages ; mais, croyez-vous qu’on vous tienne si facilement quitte de votre engagement ?

— Quand on en projette soi-même un autre, on doit sacrifier sans peine l’engagement qu’on trahit.

— Ne vous en flattez pas. C’est bien souvent celui auquel on tient le plus, et je pressens déjà tout ce que madame de Verseuil tentera pour vous garder en sa puissance.

— Et tu penses que je me prêterais à servir la vanité d’une femme qui ne voudrait conserver mon amour que pour s’en vanter auprès d’un nouvel amant ? Non, je ne m’abaisserai point à ce rôle misérable ; et, pour me soustraire à toutes les séductions qui pourraient m’y amener, je vais faire en sorte de rencontrer madame de Verseuil le moins souvent possible. J’ai déjà arrangé aujourd’hui, avec plusieurs de mes camarades, un dîner qui nous conduira jusqu’à l’heure de la fête. J’aurai soin de n’arriver qu’au moment où mon général et M. de. Rughesi iront au-devant de Bonaparte ; et le bal une fois commencé, je suis trop certain qu’Athénaïs ne s’occupera pas de moi.

Le profond soupir qui accompagna ces derniers mots me fit trembler pour la résolution de Gustave. Cependant il se leva pour aller prévenir Stephania du motif qui l’empêcherait de dîner avec elle ; mais, au moment d’ouvrir la porte, il revint sur ses pas pour prendre une épingle qu’il avait oubliée sur sa cheminée. C’était une pierre gravée, que je ne lui avais jamais vue, et je le priai de me la laisser regarder.

— C’est la Sapho antique, me dit-il d’un air insouciant. Elle est belle, n’est-ce pas ?

— Et fort ressemblante, répondis-je en souriant.

— Tu l’as donc connue ?

— Non ; mais je la connais.

— Allons, tu plaisantes, reprit Gustave, en attachant son épingle.

Et il s’enfuit précipitamment pour ne pas m’entendre me récrier davantage sur une ressemblance encore plus frappante à ses yeux qu’aux miens. Il ne me fut pas difficile de deviner de qui il tenait cette Sapho antique, dont les traits admirables avaient tant de rapports avec ceux de la belle Stephania. Et, quand je me rappelai que ce don de l’amour, peut-être reçu dans un moment d’ivresse comme un gage du plus doux souvenir, avait failli être oublié par l’ingrat qui le possédait, je ne pus me défendre d’un sentiment de tristesse. Je ne sais quelle superstition s’empara de mon esprit ; mais cette ressemblance dans leur beauté m’en fit craindre une pareille dans leur destinée.

Mon maître m’avait ordonné de rester chez madame Rughesi pour aider aux préparatifs du bal, et je voulus voir, pendant le dîner, comment on supporterait son absence. Stephania, qui avait été prévenue de cette absence par mon maître lui-même, ne me parut pas en souffrir. Elle était sous l’influence d’un bonheur passé depuis si peu d’instants, que l’impression en durait encore ; et sa gaieté douce contrastait avec l’air sombre de madame de Verseuil, qui, loin de partager cette aimable disposition, semblait livrée à de tristes pensées, et répondait à peine aux questions qu’on lui adressait. Le général s’apercevant qu’elle ne mangeait point lui demanda avec anxiété si elle était malade.

— Non, répondit-elle, je suis seulement un peu incommodée de la chaleur.

Alors madame de Rughesi donna l’ordre d’ouvrir les fenêtres, et Athénaïs feignit de se trouver mieux ; mais le moment ; d’après elle retomba dans sa rêverie. Alors le général parla de Gustave, loua sa conduite à l’armée, son dévouement pour ses chefs, ses manières franches, sa gaieté folle avec ses camarades, et son ton respectueux auprès des femmes : à cela, Stephania dit naïvement que c’était le jeune homme le plus aimable du monde ; et madame de Verseuil, tout à coup distraite des idées qui la préoccupaient, se mit à écouter attentivement ce que chacun disait de mon maître. Cependant elle ne mêlait pas un mot à la conversation : son mari, impatienté de lui voir garder un silence si obstiné, l’interpela hautement, et la contraignit à dire son opinion sur M. de Révanne. Je fus alors témoin d’un effet singulier, que j’ai observé plus d’une fois, sans jamais pouvoir me l’expliquer.

Madame de Verseuil employa les expressions les plus flatteuses de notre langue, les tours les plus ingénieux pour louer les qualités, les agréments de Gustave, sa bravoure, son esprit, sa bonté, son élégance, rien ne fut oublié ; et de cet éloge si juste, si bien tourné, que résulta-t-il ?… L’impression la plus défavorable à mon maître.

Voilà de ces mystères où les esprits malins sont seuls initiés. Il faudrait pouvoir noter les inflexions de voix de l’apologiste, pour donner une idée de la médisance de ses éloges. Mais les personnes exercées dans l’art des réticences et des insinuations comprendront le succès qu’obtint la malice de madame de Verseuil en cette circonstance. Moi, je me borne à le raconter.