Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/11

Michel Lévy frères, éditeurs (p. 40-46).


XI


Qu’on se figure, sur le sommet d’une montagne, un château bâti du temps des croisades, et dont les murs, les ogives, les pilastres, recouverts d’une couche de chaux vive, produisent un effet aussi ridicule que le paraîtrait à nos yeux un vieillard habillé à l’enfant ; tout, jusqu’à la chapelle que le bien bon[1] avait eu le bien bon esprit d’adapter au style et au caractère du reste du château, est maintenant décoré à la moderne. En face se trouvent des écuries nouvellement construites, ornées de colonnes grecques, et un lavoir en marbre, assez vaste pour un hôpital, morceau d’une architecture vraiment bretonne. Voilà ce qui frappe d’abord en arrivant aux Rochers. Découragés par ce début, nous nous hâtâmes de passer dans le parc, espérant que le temps qui détruit tout se serait moins acharné contre la mémoire de madame de Sévigné, que son impitoyable successeur.

Le dessin du parterre était conservé. Il est dans le genre de celui de Versailles ; mais il n’existe pas un arbre qui ait reçu sous son feuillage la mère, le fils et la fille ; et l’on est tenté de s’écrier avec l’harmonieux chantre des jardins :

       Hélas ! qu’est devenu cet ombrage enchanté
       Qui voyait de Grignan soupirer la fierté !

L’hiver précédent avait vu tomber, sous la hache barbare, les vieux chênes de l’allée de ma fille, remplacés par de jeunes arbres, et il ne restait de la place à Madame, que deux bancs usés, seuls témoins des causeries piquantes, des tendres épanchements de cette femme aimable, vrai modèle d’amitié et d’amour maternel.

Près de là est encore le petit pavillon où elle aimait tant à se reposer, à lire, à rêver en contemplant les effets de la lune. Mais il n’existe plus un seul descendant de ce brave Pilois[2], qui arrivait la pelle sur le dos pour dire à sa maîtresse : « Madame, je viens me réjouir pas moins, parce qu’on m’a conté que madame de Grignan était accouchée d’un petit gars[3]. » Cela vaut mieux que toutes les phrases du monde, écrivait cette mère adorable, que personne, depuis son jardinier jusqu’à son roi, n’osait aborder sans lui parler de sa fille.

Un portrait de madame de Sévigné, peint par Mignard, et dont on vantait la ressemblance, est resté, par le plus grand hasard, dans la salle à manger du château. Je m’arrêtai longtemps devant cette image de la grâce parfaite ; en contemplant ces yeux si tendres, ce sourire si fin, je crus relire une de ses lettres, et je regrettai tout bas que l’amour eût laissé échapper une si belle proie.

Pendant que seul, et tout entier à mes souvenirs, je parcourais ces lieux, il s’y passait des scènes dont le marquis de Sévigné, surnommé par sa mère le roi des Bagatelles, se serait fort amusé. Rien n’était si plaisant que la colère de M. de Saumery, à chaque bouleversement qu’il trouvait. En voyant ces arbres abattus, ce pavillon dévasté, cette chambre à coucher, et ce cabinet de lecture, perdus dans des cloisons nouvelles, il s’écriait, sans penser au concierge qui l’accompagnait :

— C’est donc un pacha, un vandale, qui s’est emparé de ce château pour le traiter ainsi ?

— Non, monsieur, lui répondit le concierge sans y entendre finesse, c’est un négociant du pays.

— A-t-il aussi détruit l’écho de la place Coulanges ?

— Ah ! monsieur, cela ne se vend pas.

— Voyons un peu.

En disant ces mots, M. de Saumery entraîna Gustave qui regardait à une fenêtre s’il n’arrivait pas de voiture dans la cour, et tous deux se rendirent à cette place Coulanges, à côté de laquelle se trouve un bosquet de lilas. Gustave ne tarda pas à faire l’épreuve de l’écho, par le nom de Lydie. Il ne se lassait pas de le répéter, lorsqu’une femme sort tout à coup du bosquet, en s’écriant :

— Oh ciel ! qu’entends-je ? qui m’appelle ?

À l’émotion dont elle parait saisie, on croit qu’elle se trouve mal, on s’empresse autour d’elle ; Alméric s’avance, la soutient, et gronde son ami de la surprise qu’il vient de faire à madame de Civray. Gustave, trompé sur l’effet que produit sa présence, l’attribue à l’embarras de voir un tête-à-tête mal à propos interrompu. En moins d’une seconde, mille circonstances se représentent à son esprit pour achever de le convaincre qu’il doit être jaloux ; et le voilà qui déraisonne en conséquence. Mais comme on n’est pas dans le monde pour y parler avec franchise de ses sentiments, il s’efforce de cacher sa rage sous le masque d’une ironie piquante, avec le même courage qui fait sourire Lydie des plaisanteries qui déchirent son cœur.

En ce moment madame de Belrive et sa fille les rejoignent, en s’excusant d’être restées si longtemps à parler d’affaires avec le régisseur des Rochers, qui l’était aussi d’une terre voisine appartenant à madame de Belrive.

— Depuis cette belle Révolution, ajouta-t-elle avec humeur, c’est à nous à courir après tous ces gens-là ; autrefois ils se donnaient la peine de nous apporter eux-mêmes l’argent qu’ils avaient à nous remettre ; maintenant il faut venir le chercher, et les remercier encore de vouloir bien ne pas le garder pour eux.

Ce peu de mots expliquait assez clairement par quel motif Lydie était restée seule avec Alméric, et livrait Gustave à la honte d’avoir conçu un injuste soupçon. Il se rapprocha de Lydie dans l’intention de réparer sa faute par quelque signe de repentir, mais ce fut inutilement ; la femme la plus indulgente ne pardonne jamais qu’après avoir puni. Gustave, repoussé avec mépris, se persuada qu’en blessant ainsi le cœur de son amie, il l’avait perdu pour toujours ; et le désespoir s’emparant de son âme, il lui dit de manière à n’être entendu que d’elle :

— Puisque vous avez résolu ma perte, c’en est fait, ce soir même, à minuit, à la porte de votre parc qui donne dans la forêt, vous trouverez le dernier adieu d’un homme qui ne vous importunera plus.

À ces mots, il s’éloigne brusquement de Lydie, et la laisse dans un trouble impossible à décrire.

Ces grandes agitations, plus ou moins bien dissimulées, ne troublèrent en rien le babil du reste de la société. Madame de Belrive, enchantée de rencontrer des gens de sa connaissance, les invita avec instances à partager le dîner champêtre qu’elle avait fait préparer dans une salle de verdure où se trouvait autrefois le labyrinthe que madame de Sévigné appelait son galimatias. Lorsque j’y vins pour aider les gens de madame de Belrive à tout disposer pour le repas, mon maître me donna l’ordre de faire mettre ses chevaux dès qu’on se lèverait de table, en prétextant le désir de revenir assez tôt pour passer la soirée avec sa mère. M. de Saumery approuva cet aimable empressement, et dit qu’il regrettait bien que madame de Révanne n’eût pu les accompagner :

— Car, ajouta-t-il, elle est venue si souvent ici recueillir tous les souvenirs du château, qu’elle nous en aurait fait les honneurs à merveille.

— Dites même à s’y tromper d’un siècle, interrompit Alméric, qui manquait rarement l’occasion de dire un mot flatteur sur madame de Révanne.

Puis, se penchant vers madame de Civray, il ajouta :

— Ne trouvez-vous pas que Gustave servirait très-bien à l’illusion, et que mademoiselle de Belrive la compléterait, en se chargeant du rôle de mademoiselle Duplessis ?

La comparaison n’était guère juste relativement à Gustave, dont l’air accablé ne rappelait d’aucune manière alors la gaieté du brillant marquis de Sévigné. D’ailleurs rien n’était moins propre à ramener les idées du siècle de Louis XIV, que les continuelles élégies de madame de Belrive sur la Révolution, qu’elle accusait de tout le mal présent et à venir, et qu’elle attribuait à tout le mal passé. À l’entendre, Pharamond lui-même n’en était pas innocent ; et le Grand-Mogol en serait bientôt victime. Pleuvait-il, grêlait-il, c’était encore l’influence de cette maudite Révolution qui avait bouleversé jusqu’aux astres. Enfin cette éternelle rancune contre la Révolution me donnait envie de la défendre par le même sentiment qui fait prendre le parti de gens qu’on déteste, lorsqu’on les voit attaquer avec un acharnement ridicule.

Celui de madame de Belrive était fondé, comme tous ceux de ce genre, sur des intérêts personnels. Elle souffrait surtout de l’obligation d’assurer à ses enfants un sort qu’elle avait crut fixer pour jamais en mettant l’un sous la garde de Dieu, et l’autre sous la protection du roi. Débarrassée par cette précaution des soins qu’aurait exigés d’elle l’éducation de sa fille et l’avancement de son fils, madame de Belrive se proposait de reporter sur elle-même la dose d’intérêt qu’elle avait jusqu’alors partagée entre eux, et elle ne pouvait pardonner à la Révolution de l’avoir ainsi distraite du plaisir de s’occuper d’elle seule par la nécessité de songer de nouveau à l’avenir de ses enfants. Il n’était pas facile de préparer une douce existence à ce pauvre Antonin. Ses premières habitudes contrastaient si fort avec celles des hommes destinés à servir la patrie par leurs divers talents, que sa mère ne savait quel état lui choisir. Cependant il fallait l’occuper, et surtout le soustraire à la vie militaire, que sa santé n’aurait pu supporter. C’est pourquoi madame de Belrive avait imaginé de lui faire apprendre l’allemand, et de lui faire porter des lunettes ; ce qui n’ajoutait d’agrément ni à son esprit, ni à sa personne. À ces deux avantages, il avait voulu joindre celui de savoir monter à cheval ; et pour son début, il s’était décidé à suivre en cet équipage la voiture qui avait amené ces dames. Mais son noble coursier, irrité par les mouvements d’une main inhabile, s’était emporté à toutes jambes dans une des routes de la forêt, sans que son cavalier, cramponné au pommeau de la selle, pensât à autre chose qu’à s’y maintenir tant qu’il lui plairait de galoper. Il fit plus d’une lieue ainsi emporté, puis, s’arrêtant tout court près des poteaux d’un moulin, son cheval voulut bien lui permettre de reprendre haleine, et de boire un verre d’eau pour remettre ses sens, trop émus du danger qu’il venait de courir. Après avoir bien examiné si le froissement des arbres ne lui avait brisé aucun membre, et s’être convaincu qu’il n’avait à regretter dans cet événement que la moitié d’un verre de ses besicles, il remonta courageusement sur sa bête, à la condition qu’un des fils du meunier le conduirait par la bride jusqu’aux Rochers, où il croyait sa famille dans une grande inquiétude. C’était la calomnier, car personne n’avait remarqué son absence. Madame de Belrive avait seulement dit : « La fatigue de trotter à cheval aura forcé Antonin à retourner sur ses pas. » Et lorsqu’on le vit arriver au milieu du dîner, conduit par ce petit meunier, qui n’avait jamais consenti à le laisser descendre avant de l’avoir réuni à cette famille sensible dont il espérait bien quelque récompense particulière, chacun fut si gaiement frappé de leur tournure burlesque, que maîtres, valets, tous éclatèrent de rire. Antonin n’avait pas prévu un semblable accueil : il l’attribua au désordre de sa toilette et à ce verre rompu, qui, le faisant loucher, donnait à sa figure un air assez étrange. Il se disposait à ôter ses lunettes ; mais madame de Belrive, qui répétait sans cesse devant ses nouveaux domestiques, que, sans le secours de ses besicles, son fils ne voyait pas même à se conduire, lui fit signe de les garder. Il obéit, et seconda d’autant mieux l’intention de sa mère, que ses yeux postiches changeant tous les objets à ses yeux naturels, il avait la mine et les gestes d’un véritable aveugle. Enfin je ne puis mieux rendre le comique de cette scène, qu’en disant qu’elle triompha un instant du sérieux de Lydie et du chagrin de mon maître. Il c’est pas rare de voir le rire se faire jour à travers les sentiments les plus pénibles, et je me rappelle à ce sujet le récit qu’un brave homme nous fit un jour de la mort de son père. Les circonstances, racontées avec simplicité, en étaient fort touchantes ; et l’on s’attendrissait sur les regrets de ce bon fils, lorsqu’il dit en pleurant :

— Enfin j’arrivai assez tôt pour fermer l’œil de mon père.

— L’œil ! s’écria-t-on, et pourquoi pas les yeux ?

— Hélas ! il était borgne, reprit l’héritier.

Et l’on se mit à rire comme on allait pleurer.

Mais ces éclairs de gaieté ne changent rien au fond l’âme ; et Lydie ne s’en trouva pas moins malheureuse, lorsqu’au moment de quitter Gustave, elle se vit dans l’impossibilité de lui dire un mot qui pût le détourner de sa résolution. Une seule fois elle espéra qu’il allait s’approcher d’elle : en traversant le parterre, il s’était arrêté près d’un oranger semé par madame de Sévigné le jour de la naissance de sa fille. Elle se plaisait à le cultiver elle-même, et les gens du pays le montrent comme la seule relique qui vienne de cette femme célèbre. L’arbre portait de jeunes fruits ; Gustave demanda la permission d’en prendre quelques-uns. Lydie ne douta point que ce ne fût pour elle ; mais elle s’abusait, et les larmes lui vinrent aux yeux, lorsqu’elle entendit Gustave qui disait :

— Ce sera un souvenir de plus pour ma mère.

  1. Nom que madame de Sévigné donnait à son oncle l’abbé de Coulanges.
  2. Nom du jardinier de madame de Sévigné.
  3. Lettre du 2 décembre 1671 de madame de Sévigné.