Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/10

Michel Lévy frères, éditeurs (p. 35-40).


X


J’avoue que l’attente et l’arrivée de cette petite Louise me rendirent pendant quelque temps moins observateur des actions de mon maître ; je m’aperçus seulement qu’il revenait toujours plus calme de ses longs entretiens avec Alméric. J’en conclus que les conseils de l’amitié le ramenaient à la raison et la à santé. Je m’abusais. C’était bonnement de l’espérance que lui rendait son ami, en lui démontrant que madame de Révanne devait en agir ainsi pour mettre sa responsabilité à l’abri du soupçon de protéger l’amour de sa nièce. Car, pour son fils, elle ne pouvait lui désirer un attachement plus convenable à son âge, où les premières inclinations ont tant d’influence sur le reste de la vie. Ne valait-il pas mieux qu’il fût amoureux d’une femme comme il faut, que subjugué par quelque courtisane ? Et ne voyait-on pas clairement qu’en éloignant Lydie, la marquise voulait se réserver la possibilité d’ignorer le bonheur de son fils, et non celle d’y nuire.

Avec d’aussi bons raisonnements, on est sûr de convaincre un jeune homme bien épris. Gustave, persuadé qu’en sacrifiant Lydie à l’apparente sévérité de madame de Révanne, il en serait peut-être blâmé secrètement, s’enhardit dans l’espoir d’arriver à son but, et ne pensa plus qu’au moyen d’y parvenir. En ami dévoué, Alméric s’offrit de le servir auprès de Lydie, qu’il rencontrait souvent chez madame d’Herbelin ; mais la délicatesse de Gustave s’y refusa ; il sentit qu’on ne doit jamais exposer la femme que l’on respecte, à rougir de son amour devant un tiers indifférent qui devient un juge en pareille circonstance. De plus, il exigea d’Alméric un profond secret, même avec Lydie, sur ce qui avait rapport à leurs sentiments. M. de Norvel espérait jouer un rôle plus actif dans cette aventure ; le refus de Gustave le blessa, et sa malice se promit d’en tirer une petite vengeance, en laissant croire à son ami que madame de Civray n’était pas à beaucoup près aussi triste que ses lettres voulaient bien le dire. Ce qui est (selon l’expression d’une femme d’esprit) la plus cruelle petite chose qu’on puisse faire à un amant absent. Gustave, déjà fort habile dans la tyrannie amoureuse, adressa plaintes, menaces, injures, à celle qu’il accusait d’oser se distraire un instant de son souvenir : et sans daigner s’informer de la réalité du crime, il me chargea de porter ce paquet d’injustices.

Je partis à cheval de grand matin, après m’être fait expliquer la route de traverse que je voulais prendre pour aller à B***. Il fallait traverser les bois ; je m’orientai mal, et ne trouvant pas le village qu’on m’avait désigné, je pris le parti de descendre à une petite porte que je vis ouverte : elle donnait dans un parc, où j’entrai avec l’intention de demander mon chemin à la première personne que je rencontrerais. À peine eus-je fait dix pas, qu’un cri de surprise vint frapper mon oreille ; je me retournai, et j’aperçus madame de Civray assise au bord d’un ruisseau, et dans l’attitude d’une femme que l’on arrache à la plus triste rêverie. Je souris, malgré moi, en pensant à l’à-propos de la lettre que j’allais lui donner. Elle me questionna, avant de l’ouvrir, sur la manière dont j’étais parvenu jusqu’à elle sans avoir été vu d’aucun des gens de la maison. Je lui racontai le hasard qui m’avait conduit ; elle en parut satisfaite, et me pria d’attendre sa réponse dans le bosquet où je l’avais trouvée. En effet elle revint bientôt ; mais son visage avait changé d’expression ; on n’y voyait plus l’empreinte de cette douce mélancolie appelée justement volupté du malheur. Son regard animé, ses traits altérés, tout en elle peignait la plus vive indignation ; et je pressentis que le soin de la calmer me vaudrait plus d’une ambassade.

À mon retour au château, je rencontrai Gustave : il venait au-devant de la réponse qu’il redoutait même avant de la lire : dès qu’il en eut parcouru la moitié, il s’écria :

— Le ciel dût-il m’anéantir, il faut que je la voie ! Victor dis-moi comment elle t’a reçu, et s’il y a quelque moyen de parler sans la compromettre.

Je lui répondis que cela dépendait uniquement de la volonté de madame de Civray, mais qu’il ne fallait pas penser à la braver par une démarche imprudente avant de l’en avoir au moins menacée ; car, une fois avertie de la possibilité d’une extravagance qu’elle aurait grand soin de défendre au nom de son repos, on était bien certain qu’elle s’arrangerait de manière à la rendre moins dangereuse dans le cas où elle ne pourrait l’éviter. Cette réflexion fit prendre patience à mon maître : il se résigna à tenter l’effet d’une seconde lettre avant de risquer davantage ; et le soleil naissant me revit encore le lendemain sur la route de B*** Pour cette fois, je fus obligé de passer par la grande porte, et de décliner le nom de madame Le Noir à tous ceux à qui il plut de me demander chez qui j’allais. J’arrivai jusqu’au milieu de la cour, escorté de tous les enfants du village qui s’étaient disputé l’honneur de me conduire jusque chez madame d’Herbelin. Les domestiques, attirés par les aboiements des chiens des environs, sortirent par les différentes portes du château ; les maîtres se mirent aux fenêtres ; et jamais l’arrivée d’un messager discret ne fit autant de bruit. Lydie ne m’eût pas plutôt aperçu, qu’elle s’enferma dans son appartement, bien décidée à ne me pas recevoir ; mais je n’étais pas assez maladroit pour me présenter ainsi chez elle. Madame Le Noir eut mes premières salutations ; et je lui laissai croire pendant quelque temps, que je venais lui annoncer l’intention où était madame de Révanne de la consacrer particulièrement au service de sa nièce ; puis, lui parlant de l’arrivée de mademoiselle Louise, je lui racontai toutes les nouvelles domestiques de la maison. Elle parut très-flattée de ma visite, et de la confiance dont la marquise l’honorait, en réclamant tous ses soins pour son aimable nièce. Alors je tirai la lettre, que je dis m’avoir été donnée par la marquise pour madame de Civray. Madame Le Noir s’empressa de la porter à sa maîtresse, qui me sut probablement bon gré de mon petit mensonge, car sa femme de chambre me remit, l’instant d’après, une lettre où l’on voyait simplement sur l’adresse, au château de Révanne. J’augurai mal de la promptitude de cette réponse ; et, prévoyant la peine qu’elle causerait à mon maître, j’essayai, par mille questions, d’amener madame Le Noir à me raconter les occupations de sa maîtresse ; car je ne doutais pas que ce récit ne fût très-consolant pour Gustave. En effet tout ce qu’elle me dit de la tristesse de madame de Civray, qu’elle attribuait aux regrets d’un veuvage trop prolongé, me prouva combien M. de Norvel en avait imposé sur ce fait.

— Elle a tant de goût pour la solitude, qu’on ne peut l’en arracher, dit madame Le Noir ; cependant madame d’Herbelin vient de la décider à se rendre aux instances de madame de Belrive, qui l’a priée de l’accompagner demain, dans une partie de campagne qu’elle fait avec toute sa famille ; c’est à cinq lieues d’ici ; on partira de bonne heure ; c’est pour cela que vous me voyez pressée d’achever cette robe ?

— Il y a donc quelques fêtes de ce côté ? demandai-je.

— Ah ! bien oui, des fêtes. Est-ce que madame irait ? Elle qui ne veut pas seulement venir sous les tilleuls, quand on y danse ! Bien au contraire, c’est un vieux château qu’ils vont voir ; je ne sais plus trop comment on l’appelle, mais j’ai entendu dire à madame qu’il avait été autrefois habité par une femme célèbre, et la meilleure des mères.

— C’est aux Rochers, n’est-ce pas ?

— Oui, c’est bien ce nom-là.

Je n’en demandai pas plus, et me hâtai de venir donner ces détails à mon maître. Il en eut besoin pour modérer la fureur où le mit le renvoi de cette lettre, que Lydie n’avait pas même décachetée. On devine bien que le désir de visiter l’ancien château de madame de Sévigné vint tout à coup dans l’esprit de Gustave. Sa mère, enchantée de tout ce qui pouvait le distraire, l’engagea beaucoup à faire cette promenade, en regrettant qu’une légère indisposition l’empêchât d’en être, M. de Saumery dit qu’il serait curieux de voir comment le nouvel acquéreur de ce château célèbre en massacrait tous les souvenirs.

— Car je vous préviens, ajouta-t-il, que vous y trouverez à chaque pas les traces de son irrévérence. Vous verrez que ce butor aura fait sa basse-cour de la place à Madame. En France c’est toujours ainsi ; l’intérêt du présent absorbe tout ; on se fait étouffer pour aller voir les décorations d’un café nouvellement ouvert par quelque intrigant, Italien ou Français, dont le nom finit toujours par un i, et l’on passe chaque jour dans la rue où demeurait Molière, sans daigner jeter les yeux sur la maison qu’habitait ce génie immortel. L’asile qui reçut les derniers soupirs de M. de Voltaire offre-t-il rien aux regards des étrangers qui les avertisse du lieu où s’éteignit ce flambeau des lumières du siècle ? Non ! des volets soigneusement fermés annoncent seulement le respect de la maîtresse de la maison pour une chambre consacrée par la mort de son illustre ami ; respect fort rare en ce pays, et dont il faut lui faire honneur, en la remerciant de n’avoir pas permis que quelque sot locataire, quelque antiphilosophe, vînt jusque dans son appartement braver l’ombre de ce grand homme. Mais ce sentiment religieux ne devrait-il pas être partagé par la nation qui se glorifie de l’avoir vu naître ? Et quelque monument ou une simple inscription ne devrait-elle pas au moins recommander sa dernière demeure à la postérité ? Ah ! lui-même l’a dit :

    Parfaits dans le petit, sublimes en bijoux,
    Grands inventeurs de riens, nous faisons des jaloux.
    Élevons nos esprits à la hauteur suprême
        Des fiers enfants de Romulus :
    Ils faisaient plus cent fois pour des peuples vaincus
        Que nous ne faisons pour nous-même.

(Voyage à Berlin.)

À cet exemple de notre indifférence pour les souvenirs, M. de Saumery en ajouta beaucoup d’autres ; je sortis pour donner les ordres relatifs au voyage du lendemain. Je dis qu’on tînt un cheval prêt pour moi, espérant que mon maître me permettrait de le suivre aux Rochers. J’avais lu les lettres de madame de Sévigné avec l’intérêt qu’elles inspirent ; elles m’avaient, pour ainsi dire, associé à tous les gens illustres de ce beau siècle ; et j’étais si bien accoutumé à vivre avec eux auprès d’elle, qu’en partant pour les Rochers, je crus me mettre en route pour aller voir d’anciennes connaissances. Mais l’aspect de vieilles tourelles nouvellement badigeonnées en blanc détruisit bientôt mon illusion. À cette preuve de bon goût, je reconnus le génie du nouveau propriétaire, et tout m’avertit que j’apportais plus de souvenirs que je n’en trouverais dans ce lieu célèbre.