Les Maladies de la volonté/Chapitre premier


CHAPITRE PREMIER

LES AFFAIBLISSEMENTS DE LA VOLONTÉ


I. — Le défaut d’impulsion.


Nous venons de voir que ce terme volonté désigne des actes assez différents quant aux conditions de leur genèse, mais qui ont tous ce caractère commun d’être, sous une forme et à un degré quelconque, une réaction de l’individu. Sans revenir sur cette analyse, notons, pour des raisons de clarté et de précision, deux caractères extérieurs auxquels la volition véritable se reconnaît : elle est un état définitif ; elle se traduit par un acte.

L’irrésolution, qui est un commencement d’état morbide, a des causes intérieures que la pathologie nous fera comprendre : elle vient de la faiblesse des incitations ou de leur action éphémère. Parmi les caractères irrésolus, quelques-uns — c’est le très petit nombre — le sont par richesse d’idées. La comparaison des motifs, les raisonnements, le calcul des conséquences, constituent un état cérébral extrêmement complexe où les tendances à l’acte s’entravent. Mais cette richesse d’idées n’est pas à elle seule une cause suffisante de l’irrésolution ; elle n’est qu’une cause adjuvante. La vraie cause, ici comme partout, est dans le caractère.

Chez les irrésolus, pauvres d’idées, cela se voit mieux. S’ils agissent, c’est toujours dans le sens de la moindre action ou de la plus faible résistance. La délibération aboutit difficilement à un choix, le choix plus difficilement à un acte.

La volition, au contraire, est un état définitif : elle clôt le débat. Par elle, un nouvel état de conscience — le motif choisi — entre dans le moi à titre de partie intégrante, à l’exclusion des autres états. Le moi est ainsi constitué d’une manière fixe. Chez les natures changeantes, ce définitif est toujours provisoire, c’est-à-dire que le moi voulant est un composé si instable que le plus insignifiant état de conscience, en surgissant, le modifie, le fait autre. Le composé formé à chaque instant n’a aucune force de résistance à l’instant qui suit.

Dans cette somme d’états conscients et inconscients qui, à chaque instant, représentent les causes de la volition, la part du caractère individuel est un minimum, la part des circonstances extérieures un maximum. Nous retombons dans cette forme inférieure de la volonté étudiée plus haut qui consiste en un « laisser faire ».

Il ne faut jamais oublier non plus que vouloir c’est agir, que la volition est un passage à l’acte. Réduire, comme on l’a fait quelquefois, la volonté à la simple résolution, c’est-à-dire à l’affirmation théorique qu’une chose sera faite, c’est s’en tenir à une abstraction. Le choix n’est qu’un moment dans le processus volontaire. S’il ne se traduit pas en acte, immédiatement ou en temps utile, il n’y a plus rien qui le distingue d’une opération logique de l’esprit. Il ressemble à ces lois écrites qu’on n’applique pas.

Ces remarques faites, entrons dans la pathologie. Nous diviserons les maladies de la volonté en deux grandes classes, suivant qu’elle est affaiblie ou abolie.

Les affaiblissements de la volonté constituent la partie la plus importante de sa pathologie ; ils montrent le mécanisme faussé. Nous les diviserons en deux groupes :

1o Les affaiblissements par défaut d’impulsion ;

2o Les affaiblissements par excès d’impulsion ;

3o En raison de leur importance, nous examinerons à part les affaiblissements de l’attention volontaire.

4o Enfin, sous ce titre « Le règne des caprices », nous étudierons un état particulier où la volonté ne parvient jamais à se constituer ou ne le fait que par accident.


I

Le premier groupe contient des faits d’un caractère simple, net et dont l’examen est instructif. À l’état normal, on en trouve une ébauche dans les caractères mous qui ont besoin, pour agir, qu’une autre volonté s’ajoute à la leur ; mais la maladie va nous montrer cet état sous un prodigieux grossissement.

Guislain a décrit en termes généraux cet affaiblissement que les médecins désignent sous le nom d’aboulie. « Les malades savent vouloir intérieurement, mentalement, selon les exigences de la raison. Ils peuvent éprouver le désir de faire ; mais ils sont impuissants à faire convenablement. Il y a au fond de leur entendement une impossibilité. Ils voudraient travailler et ils ne peuvent… Leur volonté ne peut franchir certaines limites : on dirait que cette force d’action subit un arrêt : le je veux ne se transforme pas en volonté impulsive, en détermination active. Des malades s’étonnent eux-mêmes de l’impuissance dont est frappée leur volonté… Lorsqu’on les abandonne à eux-mêmes, ils passent des journées entières dans leur lit ou sur une chaise. Quand on leur parle et qu’on les excite, ils s’expriment convenablement, quoique d’une manière brève : ils jugent assez bien des choses[1]. »

Comme les malades chez qui l’intelligence est intacte sont les plus intéressants, nous ne citerons que des cas de ce genre. L’une des plus anciennes observations et la plus connue est due à Esquirol :

« Un magistrat, très distingué par son savoir et la puissance de sa parole, fut, à la suite de chagrins, atteint d’un accès de monomanie… Il a recouvré l’entier usage de sa raison ; mais il ne veut pas rentrer dans le monde, quoiqu’il reconnaisse qu’il a tort ; ni soigner ses affaires, quoiqu’il sache bien qu’elles souffrent de ce travers. Sa conversation est aussi raisonnable que spirituelle. Lui parle-t-on de voyager, de soigner ses affaires : je sais, répond-il, que je le devrais et que je ne peux le faire. Vos conseils sont très bons, je voudrais suivre vos avis, je suis convaincu, mais faites que je puisse vouloir, de ce vouloir qui détermine et exécute. — Il est certain, me disait-il un jour, que je n’ai de volonté que pour ne pas vouloir ; car j’ai toute ma raison ; je sais ce que je dois faire ; mais la force m’abandonne lorsque je devrais agir[2]. »

Le médecin anglais Bennett rapporte le cas d’un homme « qui fréquemment ne pouvait pas exécuter ce qu’il souhaitait. Souvent, il essayait de se déshabiller et restait deux heures avant de pouvoir tirer son habit, toutes ses facultés mentales, sauf la volition, étant parfaites. Un jour, il demanda un verre d’eau ; on le lui présente sur un plateau, mais il ne pouvait le prendre, quoiqu’il le désirât ; et il laissa le domestique debout devant lui pendant une demi-heure, avant de pouvoir surmonter cet état. « Il lui semblait, disait-il, qu’une autre personne avait pris possession de sa volonté[3]. »

Un auteur qu’il faut toujours citer pour les faits de psychologie morbide, Th. de Quincey, nous a décrit d’après sa propre expérience cette paralysie de la volonté. L’observation est d’autant plus précieuse qu’elle est due à un esprit subtil et à un écrivain délicat.

Par l’abus prolongé de l’opium, il dut abandonner des études qu’il poursuivait autrefois avec un grand intérêt. Il s’en éloignait avec un sentiment d’impuissance et de faiblesse enfantine, avec une angoisse d’autant plus vive qu’il se rappelait le temps où il leur consacrait des heures délicieuses. Un ouvrage inachevé, auquel il avait donné le meilleur de son intelligence, ne lui paraissait plus qu’un tombeau d’espérances éteintes, d’efforts frustrés, de matériaux inutiles, de fondations jetées pour un édifice qui ne se construirait jamais. Dans « cet état de débilité volitionnelle, mais non intellectuelle, » il s’appliqua à l’économie politique, étude à laquelle il avait été autrefois éminemment propre. Après avoir découvert beaucoup d’erreurs dans les doctrines courantes, il trouva dans le traité de Ricardo une satisfaction pour sa soif intellectuelle, et un plaisir, une activité qu’il ne connaissait plus depuis longtemps. Pensant que des vérités importantes avaient cependant échappé à l’œil scrutateur de Ricardo, il conçut le projet d’une Introduction à tout système futur d’économie politique. Des arrangements furent faits pour imprimer et publier l’ouvrage, et il fut annoncé à deux fois. Mais il avait à écrire une préface et une dédicace à Ricardo, et il se trouva complètement incapable de le faire ; aussi les arrangements furent contremandés, et l’ouvrage resta sur sa table.

« Cet état de torpeur intellectuelle, je l’ai éprouvé plus ou moins durant les quatre années que j’ai passées sous l’influence des enchantements circéens de l’opium. C’était une telle misère qu’on pourrait dire en vérité que j’ai vécu à l’état de sommeil. Rarement j’ai pu prendre sur moi d’écrire une lettre : une réponse de quelques mots, c’est tout ce que je pouvais faire à l’extrême rigueur, et souvent après que la lettre à répondre était restée sur ma table des semaines et même des mois. Sans l’aide de M…, aucune note des billets soldés ou à solder n’eût été prise, et toute mon économie domestique, quoiqu’il advînt de l’économie politique, fût tombée dans une confusion inexprimable. C’est là un point dont je ne parlerai plus et dont tout mangeur d’opium fera finalement l’expérience : c’est l’oppression et le tourment que causent ce sentiment d’incapacité et de faiblesse, cette négligence et ces perpétuels délais dans les devoirs de chaque jour, ces remords amers, qui naissent de la réflexion. Le mangeur d’opium ne perd ni son sens moral ni ses aspirations : il souhaite et désire, aussi vivement que jamais, exécuter ce qu’il croit possible, ce qu’il sent que le devoir exige ; mais son appréhension intellectuelle dépasse infiniment son pouvoir non seulement d’exécuter, mais de tenter. Il est sous le poids d’un incube et d’un cauchemar ; il voit tout ce qu’il souhaiterait de faire, comme un homme cloué sur son lit par la langueur mortelle d’une maladie déprimante, qui serait forcé d’être témoin d’une injure ou d’un outrage infligé à quelque objet de sa tendresse : il maudit le sortilège qui l’enchaîne et lui interdit le mouvement ; il se débarrasserait de sa vie s’il pouvait seulement se lever et marcher ; mais il est impuissant comme un enfant et ne peut même essayer de se mettre sur pied[4]. »

Je terminerai par une dernière observation, — un peu longue, la plus longue que je connaisse, mais qui montrera la maladie sous tous ses aspects. Elle est rapportée par Billod dans les Annales médico-psychologiques.

Il s’agit d’un homme de soixante-cinq ans, « d’une constitution forte, d’un tempérament lymphatique, d’une intelligence développée surtout pour les affaires, d’une sensibilité médiocre. » Très attaché à sa profession de notaire, il ne se décida à vendre son étude qu’après de longues hésitations. À la suite, il tomba dans un état de mélancolie profonde, refusant les aliments, se croyant ruiné et poussant le désespoir jusqu’à une tentative de suicide.

Je ne néglige, dans ce qui suit, que quelques détails purement médicaux ou sans intérêt pour nous, et je laisse parler l’observateur :

« La faculté qui nous a paru le plus notablement altérée, c’est la volonté… Le malade accuse une impossibilité fréquente de vouloir exécuter certains actes, bien qu’il en ait le désir et que son jugement sain, par une sage délibération, lui en fasse voir l’opportunité ; souvent même la nécessité… »

Le malade était renfermé à la maison d’Ivry ; il fut décidé qu’il entreprendrait avec M. Billod le voyage d’Italie.

« Lorsqu’on lui annonça son prochain départ : « Je ne pourrai jamais, dit-il ; cependant cela m’ennuie. » La veille, il déclare de nouveau « qu’il ne pourra jamais ». Le jour même, il se leva à six heures du matin pour aller faire cette déclaration à M. M… On s’attendait donc à une certaine résistance ; mais, lorsque je me présentai, il ne fit pas la moindre opposition ; seulement, comme s’il sentait sa volonté prête à lui échapper : « Où est le fiacre, dit-il, que je me dépêche d’y monter. »

« Il serait oiseux d’emmener avec nous le lecteur et de le faire assister à tous les phénomènes offerts par le malade pendant ce voyage. Ces phénomènes peuvent très bien se résumer en trois ou quatre principaux que je donnerai comme critérium de tous les autres…

« Le premier s’est présenté à Marseille. Le malade devait avant de s’embarquer faire une procuration pour autoriser sa femme à vendre une maison. Il la rédige lui-même, la transcrit sur papier timbré et s’apprête à la signer, lorsque surgit un obstacle sur lequel nous étions loin de compter. Après avoir écrit son nom, il lui est de toute impossibilité de parapher. C’est en vain que le malade lutte contre cette difficulté. Cent fois au moins, il fait exécuter à sa main, au-dessus de la feuille de papier, les mouvements nécessaires à cette exécution, ce qui prouve bien que l’obstacle n’est pas dans la main ; cent fois la volonté rétive ne peut ordonner à ses doigts d’appliquer la plume sur le papier. M. P… sue sang et eau ; il se lève avec impatience, frappe la terre du pied, puis se rassied et fait de nouvelles tentatives : la plume ne peut toujours pas s’appliquer sur le papier. Niera-t-on ici que M. P… ait le vif désir d’achever sa signature et qu’il comprenne l’importance de cet acte ? Niera-t-on l’intégrité de l’organe chargé d’exécuter le paraphe ? L’agent paraît aussi sain que l’instrument ; mais le premier ne peut s’appliquer sur le second. La volonté fait évidemment défaut. Cette lutte a duré trois quarts d’heure ; cette succession d’efforts a enfin abouti à un résultat dont je désespérais : le paraphe fut très imparfait, mais il fut exécuté. J’ai été témoin de cette lutte ; j’y prenais le plus vif intérêt, et je déclare qu’il était impossible de constater plus manifestement une impossibilité de vouloir, malgré le désir[5].

« Je constatai quelques jours après une impossibilité du même genre. Il s’agissait de sortir un peu après le dîner. M. P… en avait le plus vif désir ; il eût voulu, me dit-il, avoir une idée de la physionomie de la ville. Pendant cinq jours de suite, il prenait son chapeau, se tenait debout et se disposait à sortir ; mais, vain espoir, sa volonté ne pouvait ordonner à ses jambes de se mettre en marche pour le transporter dans la rue. « Je suis évidemment mon propre prisonnier, disait le malade ; ce n’est pas vous qui m’empêchez de sortir, ce ne sont pas mes jambes qui s’y opposent : qu’est-ce donc alors ? » M. P… se plaignait ainsi de ne pouvoir vouloir, malgré l’envie qu’il en avait. Après cinq jours enfin, faisant un dernier effort, il parvient à sortir et rentre cinq minutes après, suant et haletant, comme s’il eût franchi en courant plusieurs kilomètres et fort étonné lui-même de ce qu’il venait de faire.

« Les exemples de cette impossibilité se reproduisaient à chaque instant. Le malade avait-il le désir d’aller au spectacle, il ne pouvait vouloir y aller ; était-il à table à côté de convives aimables, il eût voulu prendre part à la conversation, mais toujours la même impuissance le poursuivait. Il est vrai que souvent cette impuissance n’existait pour ainsi dire qu’en appréhension ; le malade craignait de ne pas pouvoir, et cependant il y parvenait, même plus souvent qu’il ne l’appréhendait ; mais souvent aussi, il faut le dire, ses appréhensions étaient légitimes. »

Après six jours passés à Marseille, le malade et le médecin s’embarquèrent pour Naples ; « mais ce ne fut pas sans une peine inouïe. » Pendant ces six jours, « le malade exprima formellement le refus de s’embarquer et le désir de retourner à Paris, s’effrayant d’avance à l’idée de se trouver avec sa volonté malade dans un pays étranger, déclarant qu’il faudrait le garrotter pour le conduire. Le jour du départ, il ne se décida à sortir de l’hôtel que quand il me crut décidé à faire intervenir un appareil de force ; étant sorti de l’hôtel, il s’arrêta dans la rue, où il fût resté sans doute, sans l’intervention de quatre mariniers, qui n’eurent d’ailleurs qu’à se montrer… »

« Une autre circonstance tend encore à faire ressortir davantage la lésion de la volonté. Nous arrivâmes à Rome le jour même de l’élection de Pie IX. Mon malade me dit : « Voilà une circonstance que j’appellerais heureuse, si je n’étais pas malade. Je voudrais pouvoir assister au couronnement ; mais je ne sais si je pourrai : j’essayerai. » Le jour venu, le malade se lève à cinq heures, tire son habit noir, se rase, etc., etc., et me dit : « Vous voyez, je fais beaucoup, je ne sais encore si je pourrai. » Enfin, à l’heure de la cérémonie, il fit un grand effort et parvint à grand’peine à descendre. Mais dix jours après, à la fête de saint Pierre, les mêmes préparatifs, les mêmes efforts n’aboutirent à aucun résultat. « Vous voyez bien, dit le malade, je suis toujours mon prisonnier. Ce n’est pas le désir qui me manque, puisque je me prépare depuis trois heures ; me voici habillé, rasé et ganté, et voilà que je ne peux plus sortir d’ici. » En effet, il lui fut impossible de venir à la cérémonie. J’avais beaucoup insisté, mais je n’ai pas cru devoir le forcer.

« Je terminerai cette observation déjà bien longue par une remarque : c’est que les mouvements instinctifs, de la nature de ceux qui échappent à la volonté proprement dite, n’étaient pas entravés chez notre malade comme ceux qu’on peut appeler ordonnés. C’est ainsi qu’en arrivant à Lyon, au retour, notre malle-poste passa par-dessus une femme que les chevaux avaient renversée. Mon malade recouvra toute son énergie et, sans attendre que la voiture fût arrêtée, rejeta son manteau, ouvrit la portière et se trouva le premier descendu près de cette femme. »

L’auteur ajoute que le voyage n’eut pas l’efficacité qu’il supposait ; que le malade se trouvait mieux cependant en voiture, surtout quand elle était dure et la route mauvaise, qu’enfin le malade rentra dans sa famille, à peu près dans le même état[6].

Les cas précités représentent un groupe bien tranché. Il en ressort quelques faits très nets et quelques inductions très probables.

Voyons d’abord les faits :

1o Le système musculaire et les organes du mouvement sont intacts. De ce côté, nul empêchement. L’activité automatique, celle qui constitue la routine ordinaire de la vie, persiste.

2o L’intelligence est parfaite ; rien, du moins, n’autorise à dire qu’elle ait subi le moindre affaiblissement. Le but est nettement conçu, les moyens de même, mais le passage à l’acte est impossible.

Nous avons donc ici une maladie de la volonté, au sens le plus rigoureux. Remarquons en passant que la maladie fait pour nous une expérience curieuse. Elle crée des conditions exceptionnelles, irréalisables par tout autre moyen : elle scinde l’homme, annihile la réaction individuelle, respecte le reste ; elle nous produit, dans la mesure du possible, un être réduit à l’intelligence pure.

D’où vient cette impuissance de la volonté ? Ici commencent les inductions. Il n’y a que deux hypothèses possibles sur sa cause immédiate : elle consiste en un affaiblissement ou bien des centres moteurs[7] ou bien des incitations qu’ils reçoivent.

Esquirol nous a conservé la réponse remarquable que lui fit un malade après sa guérison. « Ce manque d’activité venait de ce que mes sensations étaient trop faibles pour exercer une influence sur ma volonté. » Le même auteur a aussi noté le changement profond que ces malades éprouvent dans le sentiment général de la vie. « Mon existence, lui écrit l’un d’eux, est incomplète ; les fonctions, les actes de la vie ordinaire me sont restés ; mais dans chacun d’eux il manque quelque chose, à savoir la sensation qui leur est propre et la joie qui leur succède… Chacun de mes sens, chaque partie de moi-même est pour ainsi dire séparée de moi et ne peut plus me procurer aucune sensation. » Un psychologue exprimerait-il mieux à quel point la vie affective est atteinte, dans ce qu’elle a de plus général ? — Billod rapporte le cas d’une jeune Italienne « d’une éducation brillante », qui devint folle par chagrin d’amour, guérit, mais pour tomber dans une apathie profonde pour toute chose. « Elle raisonne sainement sur tous les sujets ; mais elle n’a plus de volonté propre, ni de force de vouloir, ni d’amour, ni de conscience de ce qui lui arrive, de ce qu’elle sent ou de ce qu’elle fait… Elle assure qu’elle se trouve dans l’état d’une personne qui n’est ni morte ni vivante, qui vivrait dans un sommeil continuel, à qui les objets apparaissent comme enveloppés d’un nuage, à qui les personnes semblent se mouvoir comme des ombres et les paroles venir d’un monde lointain[8] »

Si, comme nous le verrons longuement plus tard, l’acte volontaire est composé de deux éléments bien distincts : un état de conscience totalement impuissant à faire agir ou à empêcher, et des états organiques qui seuls ont ce pouvoir ; il faut admettre que les deux événements, d’ordinaire simultanés parce qu’ils sont les effets d’une même cause, sont ici dissociés. L’impuissance à agir est un fait. L’intensité de l’état de conscience (qui, en tout cas, est intermittente) est-elle un fait ? Alors il faudrait admettre que les conditions nécessaires et suffisantes se rencontrent, mais pour cet événement seul. Est-elle une illusion ? J’incline à le supposer. L’ardente envie d’agir que quelques-uns de ces malades croient éprouver me paraît une simple illusion de leur conscience. L’intensité d’un désir est une chose toute relative. Dans cet état d’apathie générale, telle impulsion qui leur paraît vive est en fait au-dessous de l’intensité moyenne : d’où l’inaction. En étudiant l’état de la volonté dans le somnambulisme, nous verrons plus tard que certains sujets sont persuadés qu’il ne tiendrait qu’à eux d’agir, mais que l’expérience les oblige finalement à avouer qu’ils ont tort et que leur conscience les trompe complètement[9].

Au contraire, quand une excitation est très violente, brusque, inattendue, c’est-à-dire qu’elle réunit toutes les conditions d’intensité, le plus souvent elle agit. Nous avons vu plus haut un malade retrouver son énergie pour sauver une femme écrasée[10].

Chacun de nous peut d’ailleurs se représenter cet état d’aboulie ; car il n’est personne qui n’ait traversé des heures d’affaissement où toutes les incitations, extérieures et intérieures, sensations et idées, restent sans action, nous laissent froids. C’est l’ébauche de l’« aboulie ». Il n’y a qu’une différence du plus au moins et d’une situation passagère à un état chronique.

Si ces malades ne peuvent vouloir, c’est que tous les projets qu’ils conçoivent n’éveillent en eux que des désirs faibles, insuffisants pour les pousser à l’action. Je m’exprime ainsi pour me conformer à la langue courante ; car ce n’est pas la faiblesse des désirs, à titre de simples états psychiques, qui entraîne l’inaction. C’est là raisonner sur des apparences. Comme nous l’avons montré précédemment, tout état du système nerveux correspondant à une sensation ou à une idée, se traduit d’autant mieux en mouvement qu’il est accompagné de ces autres états nerveux, quels qu’ils soient, qui correspondent à des sentiments. C’est de la faiblesse de ces états que résulte l’aboulie, non de la faiblesse des désirs, qui n’est qu’un signe.

La cause est donc une insensibilité relative, un affaiblissement général de la sensibilité ; ce qui est atteint, c’est la vie affective, la possibilité d’être ému. Cet état morbide lui-même, d’où vient-il ? C’est un problème d’un ordre surtout physiologique. À n’en pas douter, il y a chez ces malades une dépression notable des actions vitales. Elle peut atteindre un degré tel que toutes les facultés soient atteintes et que l’individu devienne une chose inerte. C’est l’état que les médecins désignent sous les noms de mélancolie, lypémanie, stupeur, dont les symptômes physiques sont le ralentissement de la circulation, l’abaissement de la température du corps, l’immobilité presque complète. Ces cas extrêmes sortent de notre sujet ; mais ils nous révèlent les causes dernières des impuissances de la volonté. Toute dépression dans le tonus vital, légère ou profonde, fugitive ou durable, a son effet. La volonté ressemble si peu à une faculté régnant en maîtresse qu’elle dépend à chaque moment des causes les plus chétives et les plus cachées : elle est à leur merci. Et cependant, comme elle a sa source dans les actions biologiques qui s’accomplissent dans l’intimité la plus profonde de nos tissus, on voit combien il est vrai de dire qu’elle est nous-mêmes.

On peut risquer une autre hypothèse et chercher l’explication de l’aboulie dans l’ordre des manifestations motrices. Entre la résolution qui se traduit par un « Je veux » et qui est un acte purement mental, et l’exécution des mouvements voulus qui est un acte purement physique, il y a une étape intermédiaire qui est le réveil et l’excitation des images motrices. Tous nos mouvements, exécutés d’abord au hasard, laissent après eux des traces, des résidus, qui constituent une mémoire motrice, grâce à laquelle, après une période de tâtonnements et d’apprentissage, la volonté maîtresse de son instrument n’a qu’à parler pour être obéie. Ne pourrait-on pas supposer que ces images motrices sont altérées ou perdues et que par suite la volition reste suspendue dans le vide et impuissante à passer à l’acte ? Si spécieuse que soit cette hypothèse, elle n’est pas acceptable. Elle équivaudrait à dire que ces maladies de la volonté sont des maladies de la mémoire : mais l’aboulie n’est pas une amnésie. L’agraphique qui, par perte des images motrices, ne sait plus écrire, diffère totalement du malade de Billod, qui, au moment où il parvient à agir, écrit comme tout le monde.

Il serait plus admissible de rapprocher l’aboulie des paralysies psychiques étudiées par Reynolds, Charcot et d’autres auteurs. Dans les cas de ce genre, le malade est paralysé parce qu’il se croit paralysé. Toute la thérapeutique consiste à extirper de son esprit cette image débilitante. Dès qu’il se croit capable d’agir, il agit[11]. Toutefois ceci ne nous ramène-t-il pas indirectement à la première hypothèse ? Car, l’idée d’une impuissance motrice, comment peut-elle agir, sinon par l’état de dépression qui l’accompagne, c’est-à-dire par un affaiblissement d’excitation.

Le lecteur choisira entre les deux hypothèses qui viennent d’être exposées : nos préférences sont pour la première[12].


II

Le deuxième groupe ressemble au premier par les effets (affaiblissement de la volonté), par les causes (influences dépressives). La seule différence, c’est que l’incitation à agir n’est pas éteinte. Le premier groupe présente des causes positives d’inaction, le deuxième groupe des causes négatives. L’arrêt résulte d’un antagonisme.

Dans toutes les observations qui vont suivre, l’affaiblissement volontaire vient d’un sentiment de crainte, sans motif raisonnable, qui varie de la simple anxiété à l’angoisse et à la terreur qui stupéfie. L’intelligence paraît intacte dans certains cas, affaiblie dans d’autres. Aussi quelques-uns de ces cas sont d’un caractère indécis, et il est difficile de dire s’ils dénotent une maladie de la volonté seule[13].

L’observation suivante fait la transition d’un groupe à l’autre : à vrai dire, elle appartient aux deux.

Un homme, à l’âge de trente ans, se trouve mêlé à des émeutes qui lui causent une grande frayeur. Depuis, quoiqu’il ait conservé sa parfaite lucidité d’esprit, qu’il gère très bien sa fortune et dirige un commerce important, « il ne peut rester seul ni dans une rue ni dans sa chambre ; il est toujours accompagné. Lorsqu’il est hors de chez lui, il lui serait impossible de rentrer seul à son domicile. S’il sort seul, ce qui est très rare, il s’arrête bientôt au milieu de la rue et y resterait indéfiniment sans aller ni en avant ni en arrière, si on ne le ramenait. Il paraît avoir une volonté, mais c’est celle des gens qui l’entourent. Lorsqu’on veut vaincre cette résistance du malade, il tombe en syncope[14]. »

Plusieurs aliénistes ont décrit récemment sous les noms de peur des espaces, peur des places (Platzangst), agoraphobie, une anxiété bizarre qui paralyse la volonté et contre laquelle l’individu est impuissant à réagir ou n’y parvient que par des moyens détournés.

Une observation de Westphal peut servir de type. Un voyageur robuste, parfaitement sain d’esprit et ne présentant aucun trouble de la motilité, se trouve saisi d’un sentiment d’angoisse à la vue d’une place ou d’un espace quelque peu étendu. S’il doit traverser une des grandes places de Berlin, il a le sentiment que cette distance est de plusieurs milles et que jamais il ne pourra atteindre l’autre côté. Cette angoisse diminue ou disparaît s’il tourne la place en suivant les maisons, s’il est accompagné, ou même simplement s’il s’appuie sur une canne.

Carpenter rapporte d’après Bennett[15] une « paralysie de la volonté » qui me paraît du même ordre. « Lorsque un certain homme se promenait dans la rue et qu’il arrivait à quelque point d’interruption dans la rangée des maisons, il ne pouvait plus avancer ; sa volonté devenait soudainement inactive. La rencontre d’une place l’arrêtait infailliblement. Traverser une rue était aussi chose fort difficile, et, lorsqu’il passait le seuil d’une porte pour entrer ou sortir, il était toujours arrêté pendant quelques minutes. »

D’autres, en pleine campagne, ne se sentent à l’aise qu’en marchant le long des taillis ou à l’abri des arbres. On pourrait multiplier les exemples, mais sans profit, car le fait fondamental reste le même[16].

Les discussions médicales sur cette forme morbide n’importent pas ici. Le fait psychologique se réduit à un sentiment de crainte, comme il s’en rencontre tant d’autres, et il est indifférent que ce sentiment soit puéril et chimérique quant à ses causes ; nous n’avons à constater que son effet, qui est d’entraver la volition. Mais nous devons nous demander si cette influence dépressive arrête seule l’impulsion volontaire, intacte par elle-même, ou si le pouvoir de réaction individuelle, lui aussi, est affaibli. La deuxième hypothèse s’impose ; car, le sentiment de la peur n’étant pas insurmontable (ces malades le prouvent dans certains cas), il faut bien admettre que la puissance de réaction de l’individu est tombée au-dessous du niveau commun ; en sorte que l’arrêt résulte de deux causes qui agissent dans le même sens.

On ignore malheureusement les conditions physiologiques de cet affaiblissement. Beaucoup de conjectures ont été faites. Cordes, atteint lui-même de cette infirmité, la considère « comme une paralysie fonctionnelle, symptomatique de certaines modifications des foyers centraux moteurs et capable de faire naître en nous des impressions. Dans l’espèce, ce serait une impression de peur qui donnerait naissance à la paralysie passagère : effet presque nul si l’imagination seule entre en jeu, mais porté au plus haut degré par l’adjonction des circonstances environnantes. » La cause primitive serait donc « un épuisement parésique du système nerveux moteur, de cette portion du cerveau qui préside non seulement à la locomotion, mais aussi à la sensibilité musculaire. »

Cette explication, si elle était bien établie, serait pour notre sujet d’une grande importance. Elle montrerait que l’impuissance de la volonté dépend d’une impuissance des centres moteurs, ce qui aurait l’avantage de donner à nos recherches une base physiologique assurée. Mais il serait prématuré de tirer ici des conclusions qui seront mieux placées à la fin de notre travail.


Je ne parlerai pas longuement de l’état mental appelé folie du doute ou manie de fouiller (Grübelsucht). Il représente la forme pathologique du caractère irrésolu, tout comme l’aboulie est celle du caractère apathique. C’est un état d’hésitation constante pour les motifs les plus vains, avec impuissance d’arriver à un résultat définitif.

L’hésitation existe d’abord dans l’ordre purement intellectuel. Ce sont des interrogations sans fin que le malade s’adresse. J’emprunte un exemple à Legrand du Saulle. « Une femme fort intelligente ne peut sortir dans la rue sans se demander : Va-t-il tomber d’une fenêtre quelqu’un à mes pieds ? Sera-ce un homme ou une femme ? Cette personne se blessera-t-elle ou se tuera-t-elle ? Si elle se blesse, sera-ce à la tête ou aux jambes ? Y aura-t-il du sang sur le trottoir ? Si elle se tue, comment le saurai-je ? Devrai-je appeler du secours, ou m’enfuir, ou réciter une prière ? M’accusera-t-on d’être la cause de cet événement ? Mon innocence sera-t-elle reconnue ? etc. » Ces interrogations continuent sans fin, et il existe un grand nombre de cas analogues, consignés dans des études spéciales[17].

Si tout se bornait à cette « rumination psychologique », comme s’exprime l’auteur cité, nous n’aurions rien à en dire ; mais cette perplexité morbide de l’intelligence se traduit dans les actes. Le malade n’ose plus rien faire sans des précautions sans fin. S’il écrit une lettre, il la relit plusieurs fois, craignant d’avoir oublié un mot ou d’avoir péché contre l’orthographe. S’il ferme un meuble, il vérifie à plusieurs reprises le succès de son opération. De même pour son appartement : vérification répétée de la fermeture, de la présence de la clef dans sa poche, de l’état de sa poche, etc.

Sous une forme plus grave, le malade, poursuivi d’une crainte puérile de la malpropreté ou d’un contact malsain, n’ose plus toucher les pièces de monnaie, les boutons de porte, etc.[18], l’espagnolette des fenêtres, et vit dans des appréhensions perpétuelles. Tel ce suisse de cathédrale dont parle Morel qui, depuis vingt-cinq ans tourmenté de craintes absurdes, n’ose toucher à sa hallebarde, se raisonne, s’invective et triomphe de lui-même, mais par un sacrifice qu’il appréhende de ne pouvoir faire le lendemain[19].

Cette maladie de la volonté résulte en partie de la faiblesse du caractère, en partie de l’état intellectuel. Il est bien naturel que ce flux d’idées vaines se traduise par des actes vains, non adaptés à la réalité ; mais l’impuissance de la réaction individuelle joue un grand rôle. Aussi trouvons-nous un abaissement du ton vital. Ce qui le prouve, ce sont les causes de cet état morbide (névropathies héréditaires, maladies débilitantes) ; ce sont les crises et la syncope que l’effort pour agir peut amener ; ce sont les formes extrêmes de la maladie où ces malheureux, dévorés par des hésitations sans trêve, n’écrivent plus, n’écoutent plus, ne parlent plus, « mais se parlent à eux-mêmes à demi-voix, puis à voix basse, et quelques-uns finissent par remuer simplement les lèvres, exprimant leurs idées par une sorte de mussitation. »

Pour terminer, notons les cas où l’affaiblissement de la volonté confine à l’anéantissement. Lorsqu’un état de conscience permanent et qui s’impose, est accompagné d’un sentiment de terreur intense, il se produit un arrêt presque absolu, et le malade paraît stupide, sans l’être. Tel est ce cas rapporté par Esquirol d’un jeune homme qui paraissait idiot, qu’il fallait habiller, coucher, nourrir et qui, après sa guérison, avoua qu’une voix intérieure lui disait : « Ne bouge pas ou tu es mort[20]. »

Guislain rapporte aussi un fait curieux, mais où l’absence de documents psychologiques laisse dans l’embarras et ne permettrait qu’une interprétation équivoque. « Une demoiselle, courtisée par un jeune homme, fut atteinte d’une aliénation mentale dont on ignorait la vraie cause et dont le trait distinctif était une forte opposition de caractère qui ne tarda pas à se transformer en un mutisme morbide. Pendant douze années, elle ne répondit que deux fois aux questions : la première fois, sous l’influence des paroles impératives de son père ; la seconde, à son entrée dans notre établissement. Dans les deux cas, elle fut d’un laconisme étrange, surprenant. »

Pendant deux mois, Guislain se livra à des tentatives répétées pour amener la guérison. « Mes efforts furent vains et mes exhortations sans effet. Je persistai, et je ne tardai pas à constater un changement dans les traits, une expression plus intelligente des yeux ; un peu plus tard, mais de temps à autre, des phrases, des explications nettes, catégoriques, interrompues par de longs intervalles de silence ; car la malade montrait une répugnance extrême à céder à mes instances… On pouvait voir que chaque fois son amour-propre était satisfait du triomphe qu’elle obtenait sur elle-même. Dans ses réponses, jamais on ne remarqua la moindre idée délirante ; son aliénation était exclusivement une maladie de la volonté impulsive. Souvent une espèce de honte semblait retenir cette malade, que je commençais à considérer comme décidément convalescente. Pendant deux, trois jours, elle cessa de parler, puis, grâce à de nouvelles sollicitations, la parole lui revint, jusqu’à ce qu’enfin de son propre mouvement elle prit part aux conversations qui s’engageaient autour d’elle… Cette guérison est une des plus étonnantes que j’aie vues dans ma vie[21]. » L’auteur ajoute que le rétablissement fut complet et durable.


Cet état d’inertie morbide dont l’aboulie est le type, où le « je veux » n’est jamais suivi d’action, montre combien la volition à titre d’état de conscience et le pouvoir efficace d’agir sont deux choses distinctes. Sans insister sur ce point pour le moment, arrêtons-nous à ce fait de l’effort, capital dans la psychologie de la volonté, et qui fait défaut ici.

Le sentiment de l’effort musculaire a été étudié par M. William James[22] d’une manière si approfondie et si rigoureuse qu’il n’y a pas lieu d’y revenir et qu’il suffit de rappeler brièvement ses conclusions. Ce physiologiste a montré que le sentiment de l’énergie musculaire déployée dans un acte quelconque est « une sensation afférente complexe, qui vient des muscles contractés, des ligaments tendus, des articulations comprimées, de la poitrine fixée, de la glotte fermée, du sourcil froncé, des mâchoires serrées, etc. » Il a discuté pied à pied, en s’appuyant sur l’expérience, l’opinion qui en fait une sensation efférente, liée à la décharge motrice, coïncidant avec le courant de sortie de l’énergie nerveuse. Il a montré notamment, après Ferrier et d’autres, comment dans les cas de paralysie, si l’on conserve le sentiment de l’effort, bien qu’on ne puisse à aucun degré remuer le membre paralysé, c’est parce que les conditions de la conscience de l’effort continuent d’exister, le malade remuant le membre ou l’organe du côté opposé.

Mais M. James distingue avec raison l’effort musculaire de l’effort volitionnel, qui, lui, n’implique dans beaucoup de cas aucun mouvement immédiat ou rien qu’une énergie musculaire extrêmement faible. Tel est, pour lui emprunter un de ses exemples, le cas de l’homme qui, après une longue hésitation, prend le parti de mettre de l’arsenic dans le verre de sa femme pour l’empoisonner. Tout le monde connaît d’ailleurs par sa propre expérience cet état de lutte où l’effort est tout intérieur. — Ici, nous nous séparons à regret de l’auteur, qui place cet effort dans une région à part, supra-sensible. Pour nous, il ne nous paraît différer de l’autre qu’en un point : ses conditions physiologiques sont mal connues, et l’on ne peut hasarder que des hypothèses.

Il y a deux types de cet effort volitionnel : l’un qui consiste à arrêter les mouvements de l’instinct, de la passion, de l’habitude, l’autre, à surmonter la mollesse, la torpeur, la timidité ; l’un est un effort à résultat négatif, l’autre un effort à résultat positif ; l’un produit un arrêt, l’autre une impulsion. Ces deux types peuvent eux-mêmes se ramener à une formule unique : il y a effort quand la volition suit la ligne de la plus grande résistance. Cet effort volitionnel n’a jamais lieu quand l’impulsion (ou l’arrêt) et le choix coïncident, quand nos tendances naturelles et le « je veux » vont dans le même sens ; en termes plus clairs, quand ce qui est immédiatement agréable à l’individu et ce qui est choisi par lui ne font qu’un. Il a toujours lieu quand deux groupes de tendances antagonistes luttent pour se supplanter réciproquement. En fait, tout le monde le sait, cette lutte a lieu entre les tendances inférieures, dont l’adaptation est bornée, et les tendances supérieures, dont l’adaptation est complexe. Les premières sont toujours les plus fortes par nature ; les secondes le sont quelquefois par artifice. Les unes représentent une puissance enregistrée dans l’organisme, les autres une acquisition de fraîche date.

Comment donc celles-ci peuvent-elles triompher parfois ? C’est que le « je veux » est un appoint en leur faveur. Non, bien entendu, à titre de simple état de conscience, mais parce que sous cette volition, qui est un effet, il y a des causes connues, demi-connues et inconnues, que nous avons si souvent résumées d’un mot : le caractère individuel. Toutes ces petites causes agissantes, qui résument l’individu physique et psychique, ne sont pas des abstractions. Ce sont des processus physiologiques ou psychophysiologiques : ils supposent un travail dans les centres nerveux, quels qu’ils soient. Est-il téméraire de soutenir que le sentiment de l’effort volitionnel est, lui aussi, un effet de ces processus physiologiques ? On ne peut nous objecter que l’impuissance actuelle d’en déterminer le mécanisme. Ce point est d’autant plus obscur que le mécanisme doit différer suivant qu’il s’agit de produire une impulsion ou un arrêt : aussi le sentiment de l’effort volitionnel n’est pas identique dans les deux cas.

La lutte intérieure est accompagnée d’un sentiment de fatigue souvent intense. Quoiqu’on n’en sache pas bien long sur la nature et les causes de cet état, on admet en général que, même dans l’effort musculaire, le siège de la fatigue est dans les centres nerveux qui ordonnent la contraction, non dans les muscles ; qu’il y a un épuisement nerveux, non un épuisement musculaire. Dans les contractions réflexes, il n’y a pas de fatigue perçue. Chez les hystériques, on voit des contractures persister presque indéfiniment, sans que le patient éprouve le moindre sentiment de lassitude ; c’est donc l’effort volontaire qui fatigue et non le raccourcissement du muscle[23].

Sauf notre ignorance, nous n’avons donc aucune raison d’attribuer à l’effort volitionnel un caractère à part. Dans tous les cas où cet effort doit se produire, les éléments nerveux sont-ils capables de fournir un surcroît de travail pendant une période donnée ? ou bien, par nature, par défaut d’éducation et d’exercice, sont-ils vite épuisés et incapables de recouvrer de nouvelles forces ? Ont-ils, oui ou non, une quantité suffisante de force disponible emmagasinée en eux ? Le problème de l’action dans le sens de la plus grande résistance est réduit là à ses derniers termes. C’est ce travail caché, presque inconnu, qui se traduit par le sentiment de l’effort volitionnel. Le sentiment de l’effort sous toutes ses formes est donc un état subjectif qui correspond à certains événements accomplis dans les centres nerveux et d’autres parties de l’organisme, mais qui leur ressemblent aussi peu que les sensations de son et de lumière ressemblent à leur cause objective. Pour être capable de grands efforts musculaires, il faut que les centres nerveux adaptés soient en état de produire un travail considérable et prolongé : ce qui dépend de leur nature et de leur rapidité à réparer les pertes. Pour produire un grand effort moral ou intellectuel, il faut de même que les centres nerveux adaptés (quels qu’ils soient, et notre ignorance à cet égard est à peu près complète) soient en état de produire un travail intense et répété, au lieu de s’épuiser à bref délai et sans retour. La possibilité de l’effort est donc, en dernière analyse, un don naturel.

Prenons, pour être moins vague, l’exemple vulgaire d’un homme vicieux. Si jamais dans sa vie, de lui-même ou sous l’influence des autres, il n’a éprouvé quelque velléité de conversion (en supposant que ce cas se rencontre), c’est que les éléments moraux avec les conditions physiologiques correspondantes lui font complètement défaut. Si dans une circonstance quelconque l’idée de se corriger surgit en lui, remarquons d’abord que cet événement est involontaire ; mais il suppose la préexistence et la mise en activité de certains éléments psychophysiologiques. Ce but est-il choisi, affirmé comme devant être, voulu ; si la résolution ne dure pas, c’est que l’individu est incapable d’effort, c’est qu’il n’y a pas dans son organisation, la possibilité du travail répété dont nous avons parlé ; si elle dure, c’est qu’elle est maintenue à force d’effort, par ce travail intérieur qui produit l’arrêt des états contraires. Tout organe se développe par l’exercice ; ici de même, en sorte que la répétition devient plus facile. Mais si un premier élément n’est pas donné par la nature et avec lui une énergie potentielle, rien n’aboutit. Le dogme théologique de la grâce, à titre de don gratuit, nous paraît donc fondé sur une psychologie bien plus exacte que l’opinion contraire[24], et l’on voit combien il est facile de lui faire subir une transformation physiologique.

Pour en revenir aux cas morbides qui nous occupent, il y aurait une impossibilité d’effort, temporaire, accidentelle, mais qui s’étend à l’organisation presque entière.

  1. Guislain, Leçons orales sur les phrénopathies, tome I, p. 479, p. 46 et p. 256. Voir aussi Griesinger, Traité des maladies mentales, p. 46 ; Leubuscher, Zeitschrift für Psychiatrie, 1847.
  2. Esquirol, I, 420.
  3. Bennett, ap. Carpenter, Mental Physiology, p. 385.
  4. Th. de Quincey, Confessions, etc., p. 186, 188.
  5. Je transcris littéralement cette observation, sans rien préjuger sur la doctrine psychologique de l’auteur.
  6. Billod, Annales médico-psychologiques, tome X, p. 172 et suivantes. L’auteur cite plusieurs autres faits d’un caractère beaucoup moins net, que nous ne rapporterons pas (V. p. 184 et 319 sq.).
  7. Remarquons qu’il s’agit de l’état non des organes moteurs mais des centres, quelque opinion qu’on ait d’ailleurs sur leur nature et leur localisation.
  8. Billod, Annales médico-psychologiques, loc. cit., p. 184.
  9. Voir ci-après, chapitre V.
  10. J’ai appris par M. Billod que ce malade recouvra son activité à la suite des journées de juin 1848 et de l’émotion qu’elles lui causèrent.
  11. Ces paralysies psychiques peuvent être produites par suggestions en état d’hypnotisme. On peut paralyser les organes de la parole, un bras, une jambe, etc. Une affirmation les crée, l’affirmation contraire les détruit.
  12. Pour l’étude très détaillée d’un cas d’aboulie (maladie du doute) voir le travail de M. Pierre Janet, Revue philosophique, mars et avril 1891. L’auteur l’explique par une « désagrégation psychique ».
  13. Il est bon de faire remarquer une fois pour toutes que, n’étudiant ici que les désordres exclusivement propres à la volonté, nous avons dû éliminer les cas où l’activité psychique est atteinte dans sa totalité et ceux où les désordres de la volonté ne sont que l’effet de la traduction du délire intellectuel.
  14. Billod, loc. cit., p. 191.
  15. Loc. cit., p. 385.
  16. Pour plus de détails, voir : Westphal, Archiv für Psychiatrie, t. III (deux articles) ; Cordes, ibid. ; Legrand du Saulle, Annales médico-psychologiques, p. 405, 1876, avec discussion sur ce sujet ; Ritti, Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, art. Folie avec conscience ; Maudsley, Pathologie de l’esprit, trad., p. 339 et suiv.
  17. Consulter en particulier : Legrand du Saulle, La folie du doute avec délire du toucher, 1875 ; Griesinger, Archiv für Psychiatrie, 1869 ; Berger, ibid., 1876 ; Ritti, Dict. encycl., loc. cit.
  18. On trouvera sur ce point des faits curieux, et en grand nombre, dans Legrand du Saulle, ouvr. cité, et Baillarger, Annales médico-psychologiques, 1866, p. 93.
  19. Archives générales de médecine, 1866.
  20. Esquirol, tome II, p. 287.
  21. Guislain, ouvr. cité, tome II, p. 227, 228.
  22. The feeling of effort, in-4o, Boston, 1880.
  23. Richet, Physiologie des nerfs et des muscles, p. 477-490. — Delbœuf, Étude psychophysique, p. 92 et suiv. dans les Éléments de psychophysique, t. I.
  24. La doctrine de la grâce se rencontre déjà chez les Hindous, notamment dans la Bhagavad-Gitâ, XI, 53. Voir Barth, Les religions de l’Inde, p. 48 et 136.