Les Maladies de la volonté/Introduction


Félix Alcan (p. 1-34).

LES MALADIES
DE LA VOLONTÉ







INTRODUCTION


Durant ces dernières années, plusieurs auteurs, surtout à l’étranger, ont exposé en détail certaines parties de la psychologie d’après le principe de l’évolution. Il m’a semblé qu’il y aurait quelque profit à traiter ces questions dans le même esprit ; mais sous une autre forme — celle de la dissolution.

Je me propose donc dans ce travail d’essayer pour la volonté ce que j’ai fait précédemment pour la mémoire, d’en étudier les anomalies et de tirer de cette étude des conclusions sur l’état normal. À beaucoup d’égards, la question est moins facile : le terme volonté désigne une chose plus vague que le terme mémoire. Que l’on considère la mémoire comme une fonction, une propriété ou une faculté, elle n’en reste pas moins une manière d’être stable, une disposition psychique sur laquelle tout le monde peut s’entendre. La volonté, au contraire, se résout en volitions dont chacune est un moment, une forme instable de l’activité, une résultante variant au gré des causes qui la produisent.

Outre cette première difficulté, il y en a une autre qui peut paraître encore plus grande, mais dont nous n’hésiterons pas à nous débarrasser sommairement. Peut-on étudier la pathologie de la volonté, sans toucher à l’inextricable problème du libre arbitre ? — Cette abstention nous paraît possible et même nécessaire. Elle s’impose non par timidité, mais par méthode. Comme toute autre science expérimentale, la psychologie doit rigoureusement s’interdire toute recherche relative aux causes premières. Le problème du libre arbitre est de cet ordre. L’un des grands services de la critique de Kant et de ceux qui l’ont continuée a été de montrer que le problème de la liberté se réduit à savoir si l’on peut sortir de la chaîne des effets et des causes pour poser un commencement absolu. Ce pouvoir, « qui appelle, suspend ou bannit, » comme le définit un contemporain qui l’a profondément étudié[1], ne peut être affirmé qu’à la condition d’entrer dans la métaphysique.

Ici, nous n’avons rien de pareil à tenter. L’expérience interne et externe est notre seul objet ; ses limites sont nos limites. Nous prenons les volitions à titre de faits, avec leurs causes immédiates, c’est-à-dire les motifs qui les produisent, sans rechercher si ces causes supposent des causes à l’infini ou s’il y a quelque spontanéité qui s’y ajoute. La question se trouve ainsi posée sous une forme également acceptable pour les déterministes et leurs adversaires, conciliable avec l’une et l’autre hypothèse. Nous espérons d’ailleurs conduire nos recherches de telle manière que l’absence de toute solution sur ce point ne sera pas même une seule fois remarquée.

J’essayerai de montrer au terme de cette étude que, dans tout acte volontaire, il y a deux éléments bien distincts : l’état de conscience, le « Je veux, » qui constate une situation, mais qui n’a par lui-même aucune efficacité ; et un mécanisme psychophysiologique très complexe, en qui seul réside le pouvoir d’agir ou d’empêcher. Comme cette conclusion générale ne peut être que le résultat de conclusions partielles fournies par la pathologie, j’écarterai provisoirement dans cette introduction toute vue systématique ; je me bornerai à étudier la volonté dans son double mécanisme d’impulsion et d’arrêt, et dans sa source, — le caractère individuel, — négligeant tous les détails qui n’importent pas à notre sujet[2].


I

Le principe fondamental qui domine la psychologie de la volonté sous sa forme impulsive, à l’état sain comme à l’état morbide, c’est que tout état de conscience a toujours une tendance à s’exprimer, à se traduire par un mouvement, par un acte. Ce principe n’est qu’un cas particulier, propre à la psychologie, de cette loi fondamentale : que le réflexe est le type unique de toute action nerveuse, de toute vie de relation. À proprement parler, l’activité dans l’animal n’est pas un commencement mais une fin, une cause mais un résultat, un début mais une suite. C’est là le point le plus essentiel qu’il ne faut jamais perdre de vue et qui seul explique la physiologie et la pathologie de la volonté, parce que cette tendance de l’état de conscience à se dépenser en un acte psychologique ou physiologique, conscient ou inconscient, est le fait simple auquel se réduisent les combinaisons et complications de l’activité volontaire la plus haute.

Le nouveau-né n’est, comme l’a défini Virchow, « qu’un être spinal. » Son activité est purement réflexe ; elle se manifeste par une telle profusion de mouvements que le travail de l’éducation consistera pendant longtemps à en supprimer ou à en restreindre le plus grand nombre. Cette diffusion des réflexes, qui a sa raison dans des relations anatomiques, traduit dans toute sa simplicité la transformation des excitations en mouvements. Qu’ils soient conscients ou qu’ils éveillent un rudiment de conscience, en aucun cas ils ne représentent une activité volontaire ; ils n’expriment proprement que l’activité de l’espèce, ce qui a été acquis, organisé et fixé par l’hérédité ; mais ce sont les matériaux avec lesquels la volonté sera construite.

Le désir marque une étape ascendante de l’état réflexe à l’état volontaire. Nous entendons par désir les formes les plus élémentaires de la vie affective, les seules qui puissent se produire, tant que l’intelligence n’est pas née. Physiologiquement, ils ne diffèrent pas des réflexes d’ordre complexe. Psychologiquement, ils en diffèrent par l’état de conscience, souvent très intense, qui les accompagne. Leur tendance à se traduire en actes est immédiate et irrésistible, comme celle des réflexes. À l’état naturel et tant qu’il est encore pur de tout alliage, le désir tend à se satisfaire immédiatement ; c’est là sa loi, elle est inscrite dans l’organisme. Les petits enfants, les sauvages en fournissent d’excellents exemples. Chez l’adulte, le désir n’est plus à l’état naturel ; l’éducation, l’habitude, la réflexion le mutilent ou le refrènent. Mais souvent il reprend ses droits, et l’histoire nous montre que, chez les despotes que leur opinion et celle des autres placent au-dessus de toute loi, il les garde toujours.

La pathologie nous fera voir que cette forme d’activité augmente quand la volonté faiblit, persiste quand elle disparaît. Elle marque cependant un progrès sur la première période, parce qu’elle dénote un commencement d’individualité. Sur le fond commun de l’activité spécifique, les désirs dessinent vaguement le caractère individuel ; ils reflètent la façon de réagir d’un organisme particulier.

Dès qu’une somme suffisante d’expériences a permis à l’intelligence de naître, il se produit une nouvelle forme d’activité, pour laquelle l’épithète d’idéo-motrice est la plus convenable, les idées étant causes de mouvements. Elle a de plus l’avantage de montrer sa parenté avec les réflexes, dont elle n’est qu’un perfectionnement.

Comment une idée peut-elle produire un mouvement ? C’est là une question qui embarrassait fort l’ancienne psychologie, mais qui devient simple, quand on considère les faits dans leur vraie nature. C’est une vérité maintenant courante dans la physiologie cérébrale que la base anatomique de tous nos états mentaux comprend à la fois des éléments moteurs et des éléments sensitifs. Je n’insisterai pas sur une question qui a été traitée ailleurs en détail[3] et qui entraînerait une digression. Rappelons simplement que nos perceptions, en particulier les importantes, celles de la vue et du toucher, impliquent à titre d’éléments intégrants des mouvements de l’œil ou des membres ; et que si, lorsque nous voyons réellement un objet, le mouvement est un élément essentiel, il doit jouer le même rôle, quand nous voyons l’objet idéalement. Les images et les idées, même abstraites, supposent un substratum anatomique dans lequel les mouvements sont représentés en une mesure quelconque.

Il est vrai que, en serrant la question de plus près, on pourrait dire qu’il faut distinguer deux espèces d’éléments moteurs : ceux qui servent à constituer un état de conscience, et ceux qui servent à le dépenser ; les uns intrinsèques, les autres extrinsèques. L’idée d’une boule, par exemple, est la résultante d’impressions de surfaces et d’ajustements musculaires particuliers ; mais ces derniers sont le résultat de la sensibilité musculaire et, à ce titre, sont des sensations de mouvement plutôt que des mouvements proprement dits : ce sont des éléments constitutifs de notre idée plutôt qu’une manière de la traduire au dehors.

Toutefois, cette relation étroite, établie par la physiologie entre l’idée et le mouvement, nous laisse entrevoir comment l’une produit l’autre. En réalité, une idée ne produit pas un mouvement : ce serait une chose merveilleuse que ce changement total et soudain de fonction. Une idée, telle que les spiritualistes la définissent, produisant subitement un jeu de muscles, ne serait guère moins qu’un miracle. Ce n’est pas l’état de conscience, comme tel, mais bien l’état physiologique correspondant, qui se transforme en un acte. Encore une fois, la relation n’est pas entre un événement psychique et un mouvement, mais entre deux états de même nature, entre deux états physiologiques, entre deux groupes d’éléments nerveux, l’un sensitif, l’autre moteur. Si l’on s’obstine à faire de la conscience une cause, tout reste obscur ; si on la considère comme le simple accompagnement d’un processus nerveux, qui lui seul est l’événement essentiel, tout devient clair, et les difficultés factices disparaissent.

Ceci admis, nous pouvons classer grossièrement les idées en trois groupes, suivant que leur tendance à se transformer en acte est forte, modérée, ou faible, et même, en un certain sens, nulle.

1o Le premier groupe comprend les états intellectuels, extrêmement intenses (les idées fixes peuvent servir de type). Ils passent à l’acte avec une fatalité, une rapidité presque égales à celles des réflexes. Ce sont les idées « qui nous touchent ». L’ancienne psychologie, affirmant un fait d’expérience vulgaire, disait dans son langage que l’intelligence n’agit sur la volonté que par l’intermédiaire de la sensibilité. En laissant de côté ces entités, cela signifie que l’état nerveux qui correspond à une idée se traduit d’autant mieux en mouvement, qu’il est accompagné de ces autres états nerveux (quels qu’ils soient) qui correspondent à des sentiments. Cette traduction faite, on comprend pourquoi, dans le cas actuel, nous sommes si près de la phase précédente, pourquoi l’action nerveuse est plus énergique, agit sur plus d’éléments.

La plupart des passions, dès qu’elles dépassent le niveau du pur appétit, rentrent dans ce groupe comme principes d’action. Toute la différence n’est qu’en degré, suivant que, dans le complexus ainsi formé, les éléments affectifs prédominent ou inversement[4].

2o Le deuxième groupe est le plus important pour nous. Il représente l’activité raisonnable, la volonté au sens courant du mot. La conception est suivie d’un acte après une délibération courte ou longue. Si l’on y réfléchit, on trouvera que la plupart de nos actions se ramène à ce type, déduction faite des formes précitées et des habitudes. Que je me lève pour prendre l’air à ma fenêtre, ou que je m’engage pour devenir un jour général, il n’y a qu’une différence du moins au plus : une volition très complexe et à longue portée, comme la dernière, devant se résoudre en une série de volitions simples successivement adaptées aux temps et aux lieux. — Dans ce groupe, la tendance à l’acte n’est ni instantanée ni violente. L’état affectif concomitant est modéré. Beaucoup des actions qui forment le train ordinaire de notre vie ont été à l’origine accompagnées d’un sentiment de plaisir, de curiosité, etc. Maintenant le sentiment primitif s’est affaibli, mais le lien entre l’idée et l’acte s’est établi ; quand elle naît, il suit.

3o Avec les idées abstraites, la tendance au mouvement est à son minimum. Ces idées étant des représentations de représentations, de purs schémas, des extraits fixés par un signe, l’élément moteur s’appauvrit dans la même mesure que l’élément représentatif. Si l’on considère toutes les formes d’activité que nous venons de passer en revue comme des complications successives du réflexe simple, on peut dire que les idées abstraites sont une ramification collatérale, faiblement rattachée au tronc principal et qui s’est développée à sa manière. Leur tendance motrice se réduit à cette parole intérieure, si faible qu’elle soit, qui les accompagne, ou au réveil de quelque autre état de conscience. Car, de même qu’en physiologie la période centrifuge d’un réflexe n’aboutit pas toujours à un mouvement, mais aussi bien à la sécrétion d’une glande ou à une action trophique ; de même, en psychologie, un état de conscience n’aboutit pas toujours à un mouvement, mais à la résurrection d’autres états de conscience, suivant le mécanisme bien connu de l’association.

L’opposition si souvent notée entre les esprits spéculatifs, qui vivent dans les abstractions, et les gens pratiques, n’est que l’expression visible et palpable de ces différences psychologiques que nous venons de signaler. Rappelons encore, à titre d’éclaircissement, des vérités banales : la différence entre connaître le bien et le pratiquer, voir l’absurdité d’une croyance et s’en défaire, condamner une passion et la sacrifier. Tout cela s’explique par la tendance motrice, extrêmement faible, de l’idée réduite à elle-même. Nous ignorons les conditions anatomiques et physiologiques nécessaires pour la naissance d’une idée abstraite, mais nous pouvons affirmer sans témérité que, dès qu’elle devient un motif d’action, d’autres éléments s’y ajoutent : ce qui arrive chez ceux « qui se dévouent à une idée ». Ce sont les sentiments seuls qui mènent l’homme.


II

À s’en tenir à ce qui précède, l’activité volontaire nous apparaît comme un moment dans cette évolution ascendante qui va du réflexe simple, dont la tendance au mouvement est irrésistible, à l’idée abstraite, où la tendance à l’acte est à son minimum. On n’en peut fixer rigoureusement ni le commencement ni la fin, la transition d’une forme à l’autre étant presque insensible.

À dessein et pour des raisons de clarté, nous n’avons pas examiné le problème dans sa complexité. Nous avons même éliminé l’un des éléments essentiels, caractéristiques, de la volonté. Telle qu’on l’a considérée jusqu’ici, elle pourrait être définie : un acte conscient, plus ou moins délibéré, en vue d’une fin simple ou complexe, proche ou lointaine. C’est ainsi que paraissent l’entendre des auteurs contemporains, tels que Maudsley et Lewes, lorsqu’ils la définissent « l’excitation causée par des idées » (impulse by ideas) ou bien « la réaction motrice des sentiments et des idées ». Ainsi comprise, la volition serait simplement un « laisser faire ». Mais elle est tout autre chose. Elle est aussi une puissance d’arrêt, ou, pour parler la langue de la physiologie, un pouvoir d’inhibition.

Pour la psychologie fondée sur la seule observation intérieure, cette distinction entre permettre et empêcher a peu d’importance ; mais pour la psychologie, qui demande au mécanisme physiologique quelque éclaircissement sur les opérations de l’esprit, — et qui tient l’action réflexe pour le type de toute activité, — elle est capitale.

La doctrine courante admet que la volonté est un fiat auquel les muscles obéissent on ne sait comment. Dans cette hypothèse, il importe peu que le fiat commande un mouvement ou un arrêt. Mais si l’on admet, avec tous les physiologistes contemporains, que le réflexe est le type et la base de toute action, et si, par conséquent, il n’y a pas lieu de chercher pourquoi un état de conscience se transforme en mouvement, — puisque c’est la loi — il faut expliquer pourquoi il ne se transforme pas. Malheureusement, la physiologie est pleine d’obscurités et d’indécisions sur ce point.

Le cas le plus simple du phénomène d’arrêt ou d’inhibition consiste dans la suspension des mouvements du cœur par l’excitation du pneumo-gastrique. On sait que le cœur (indépendamment des ganglions intra-cardiaques) est innervé par des filets venant du grand sympathique, qui accélèrent ses battements, et par des filets du nerf vague. La section de ce dernier augmente les mouvements ; l’excitation du bout central au contraire les suspend plus ou moins longtemps. Il est donc un nerf d’arrêt, et l’inhibition est généralement considérée comme le résultat d’une interférence. L’activité réflexe des centres cardiaques est ralentie ou suspendue par les excitations venant du bulbe. En d’autres termes, l’action motrice du pneumo-gastrique se dépense dans les centres cardiaques en activité et produit un arrêt. Tout ceci n’a pas une portée psychologique immédiate ; mais voici qui nous touche plus.

C’est un fait bien connu que l’excitabilité réflexe de la moelle augmente, quand elle est soustraite à l’action du cerveau. L’état des animaux décapités en fournit des preuves frappantes. Sans recourir à ces cas extrêmes, on sait que les réflexes sont bien plus intenses pendant le sommeil qu’à l’état de veille. Pour expliquer ce fait, quelques auteurs ont admis dans le cerveau des centres d’arrêt. Setschenow les plaçait dans les couches optiques et la région des tubercules quadrijumeaux. Il s’appuyait sur ce fait qu’en excitant, par des moyens chimiques ou autres, les parties précitées, il produisait une dépression des réflexes. — Goltz place ces centres d’arrêt dans le cerveau proprement dit.

Ces hypothèses et d’autres analogues[5] ont été fort critiquées, et beaucoup de physiologistes admettent simplement que, à l’état normal, les excitations se répartissent à la fois dans le cerveau par une voie ascendante et dans la moelle par une voie transverse ; que, au contraire, dans les cas où le cerveau ne peut jouer un rôle, les excitations ne trouvant plus qu’une seule voie ouverte, il en résulte une sorte d’accumulation dont l’effet est une excitabilité réflexe exagérée.

Dans ces derniers temps, Ferrier[6], se plaçant à un point de vue dont l’importance psychologique est évidente, a admis dans les lobes frontaux l’existence de centres modérateurs qui seraient le facteur essentiel de l’attention.

Sans entrer dans plus de détails, on voit que, pour expliquer le mécanisme de l’inhibition, il n’y a aucune doctrine claire et universellement acceptée comme pour les réflexes. Les uns admettent que l’arrêt vient de deux tendances contraires qui s’entravent ou s’annihilent. D’autres admettent des centres d’arrêt (et même des nerfs d’arrêt) capables de supprimer une action transmise, au lieu de la renforcer. Il y a encore plusieurs hypothèses qu’il est inutile de mentionner[7]. Dans cet état d’ignorance, examinons la question de notre mieux.

Dans tout arrêt volontaire, il y a deux choses à considérer : le mécanisme qui le produit, — nous venons d’en parler ; l’état de conscience qui l’accompagne, — nous allons en parler.

D’abord, il y a des cas où l’arrêt n’a pas besoin d’être expliqué, ceux où l’incitation volontaire cesse d’elle-même : quand nous jetons de côté, par exemple, un livre décidément ennuyeux.

D’autres cas paraissent s’expliquer, par l’une des hypothèses précitées. Nous arrêtons volontairement le rire, le bâillement, la toux, certains mouvements passionnés, en mettant en action, à ce qu’il semble, les muscles antagonistes.

Pour les cas où l’on ignore comment l’arrêt se produit, où le mécanisme physiologique reste inconnu, la psychologie pure nous apprend encore quelque chose. Prenons l’exemple le plus banal : un accès de colère arrêté par la volonté. Pour ne pas nous exagérer le pouvoir volontaire, remarquons d’abord que cet arrêt est loin d’être la règle. Certains individus en paraissent tout à fait incapables. Les autres le sont très inégalement ; leur puissance d’arrêt varie au gré du moment et des circonstances. Bien peu sont toujours maîtres d’eux-mêmes.

Il faut, pour que l’arrêt se produise, une première condition : le temps. Si l’incitation est si violente qu’elle passe aussitôt à l’acte, tout est fini ; quelque sottise qui s’ensuive, il est trop tard. Si la condition de temps est remplie, si l’état de conscience suscite des états antagonistes, s’ils sont suffisamment stables, l’arrêt a lieu. Le nouvel état de conscience tend à supprimer l’autre et, en affaiblissant la cause, enraye les effets.

Il est d’une importance capitale pour la pathologie de la volonté de rechercher le phénomène physiologique qui se produit en pareil cas. On ne peut douter que la quantité de l’influx nerveux (quelque opinion qu’on ait sur sa nature) varie d’un individu à l’autre, et d’un moment à l’autre chez le même individu. On ne peut douter non plus qu’à un moment donné, chez un individu quelconque, la quantité disponible peut être distribuée d’une manière variable. Il est clair que, chez le mathématicien qui spécule et chez l’homme qui satisfait une passion physique, la quantité d’influx nerveux ne se dépense pas de la même manière et qu’une forme de dépense empêche l’autre, le capital disponible ne pouvant être employé à la fois à deux fins.

« Nous voyons, dit un physiologiste[8], que l’excitabilité de certains centres nerveux est atténuée par la mise en activité de certains autres, si les excitations qui atteignent ces derniers ont une certaine intensité : tel est le fait. Si nous considérons le fonctionnement normal du système nerveux, nous constatons qu’il existe un équilibre nécessaire entre les différents appareils de ce système. Nous savons que cet équilibre peut être rompu par la prédominance anormale de certains centres, lesquels semblent détourner à leur profit une trop grande part de l’activité nerveuse : dès lors, le fonctionnement des autres centres nous apparaît troublé… Il y a des lois générales qui président à la répartition de l’activité nerveuse dans les différents points du système, comme il y a des lois mécaniques qui gouvernent la circulation du sang dans le système vasculaire : si une grande perturbation survient dans un département vasculaire important, l’effet ne peut manquer d’être ressenti dans tous les autres points du système. Ces lois d’hydrodynamique, nous les saisissons, parce que le fluide en circulation nous est accessible et que nous connaissons les propriétés des vaisseaux qui les contiennent, les effets de l’élasticité, ceux de la contraction musculaire, etc. Mais les lois de la répartition de l’activité nerveuse, de cette sorte de circulation de ce qu’on a nommé le fluide nerveux, qui les connaît ? On constate les effets des ruptures d’équilibre de l’activité nerveuse ; mais ce sont là des troubles essentiellement variables, qui se dérobent encore à toute tentative de théorie. Nous ne pouvons qu’en noter la production en tenant compte des conditions qui les accompagnent.

Si nous appliquons ces considérations générales à notre cas particulier, que voyons-nous ? L’état de conscience primitif (colère) a évoqué des états antagonistes qui varient nécessairement d’un homme à un autre : idée du devoir, crainte de Dieu, de l’opinion, des lois, des conséquences funestes, etc. Il s’est produit par là un deuxième centre d’action, c’est-à-dire, en termes physiologiques, une dérivation de l’afflux nerveux, un appauvrissement du premier état au profit du second. Cette dérivation est-elle suffisante pour rétablir l’équilibre ? L’événement seul donne la réponse.

Mais, quand l’arrêt se produit, il n’est jamais que relatif, et son seul résultat est d’aboutir à une moindre action. Ce qui reste de l’impulsion primitive se dépense comme il peut, par des gestes à demi contenus, des troubles dans les viscères ou par quelque dérivation artificielle, comme ce soldat qui, pendant qu’on le fusillait, mâchait une balle pour ne pas crier. Très peu sont assez bien doués par la nature et façonnés par l’habitude pour réduire les réflexes à des mouvements imperceptibles.

Cette dérivation de l’influx nerveux n’est donc pas un fait primitif, mais un état de formation secondaire, constitué aux dépens du premier par le moyen d’une association.

Remarquons encore que, outre la naissance de ces deux centres d’action antagonistes, il y a d’autres causes qui tendent à affaiblir directement les impulsions primitives.

Mais nous devons examiner ici la difficulté de plus près, car la coexistence de ces deux états de conscience contraires[9], suffisante pour produire l’indécision, l’incertitude, le non-agir, ne l’est pas pour produire un arrêt volontaire, au sens réel du mot, un « je ne veux pas ». Il faut une condition de plus. Elle se rencontre dans un élément affectif de la plus haute importance, dont nous n’avons rien dit. Les sentiments ne sont pas tous des stimulants à l’action. Beaucoup ont un caractère dépressif. La terreur peut en être considérée comme le type extrême. À son plus haut degré, elle anéantit. Un homme brusquement frappé d’une grande douleur est incapable de toute réaction volontaire ou réflexe. L’anémie cérébrale, l’arrêt du cœur amenant quelquefois la mort par syncope, la sueur avec refroidissement de la peau, le relâchement des sphincters : tout indique que l’excitabilité des centres musculaires, vaso-moteurs, sécrétoires, etc., est momentanément suspendue. Ce cas est extrême, mais il nous donne un grossissement. Au-dessous, nous avons tous les degrés possibles de crainte avec tous les degrés correspondants de la dépression.

Descendons de ce maximum à la crainte modérée, l’effet dépressif diminue, mais sans changer de nature. Or, comment arrête-t-on les mouvements de colère chez l’enfant ? Par les menaces, les réprimandes ; c’est-à-dire par la production d’un nouvel état de conscience à caractère déprimant, propre à paralyser l’action. « Une enfant de trois ans et demi, dit M. B. Perez, comprend à l’air du visage, au ton de voix, qu’on la réprimande : alors son front se plisse, ses lèvres se crispent convulsivement, font un instant la moue, ses yeux s’humectent de larmes, elle est près de sangloter[10]. » L’état nouveau tend donc à supplanter l’autre non seulement par sa propre force, mais par l’affaiblissement qu’il inflige à l’être tout entier.

Si, malgré des menaces répétées, l’arrêt ne se produit pas, l’individu est peu ou point éducable sous ce rapport. S’il se produit, il en résulte, en vertu d’une loi bien connue, qu’une association tend à s’établir entre les deux états ; le premier éveille le second, — son correctif, — et, par l’habitude, l’arrêt devient de plus en plus facile et rapide. Chez ceux qui sont maîtres d’eux-mêmes, l’arrêt se produit avec cette sûreté qui est la marque de toute habitude parfaite. Il est clair, d’ailleurs, que le tempérament et le caractère importent ici encore plus que l’éducation.

Il n’est donc pas surprenant qu’une tempête cède devant de froides idées, devant des états de conscience dont la tendance motrice est assez faible : c’est qu’il y a par derrière eux une force accumulée, latente, inconsciente, comme nous venons de le voir.

Pour comprendre cet apparent miracle, il ne faut pas considérer l’adulte éduqué, réfléchi, mais l’enfant. Chez celui-ci (le sauvage, l’homme mal dégrossi ou inéducable s’en rapprochent), la tendance à l’acte est immédiate. L’œuvre de l’éducation consiste justement à susciter ces états antagonistes : et il faut entendre par éducation aussi bien celle que l’enfant doit à sa propre expérience que celle qu’il reçoit d’autrui.

Je crois d’ailleurs inutile de montrer que tous les sentiments qui produisent un arrêt : crainte ou respect des personnes, des lois, des usages, de Dieu, ont été à l’origine et restent toujours des états dépressifs, qui tendent à diminuer l’action.

En somme, le phénomène d’arrêt peut s’expliquer, d’une manière suffisante pour notre dessein, par une analyse des conditions psychologiques où il se produit, quelque opinion qu’on ait sur le mécanisme physiologique. Sans doute, il serait désirable d’y voir plus clair, d’avoir une idée plus nette du modus operandi, par lequel deux excitations presque simultanées se neutralisent. Si cette question obscure était vidée, notre conception de la volonté comme puissance d’arrêt deviendrait plus précise, peut-être autre. Il faut se résigner à attendre ; nous retrouverons d’ailleurs sous d’autres formes ce difficile problème.


III

Nous avons considéré jusqu’ici l’activité volontaire sous une forme exclusivement analytique, qui ne peut en donner une idée exacte, la montrer dans sa totalité. Elle n’est ni une simple transformation d’états de conscience quelconques en mouvement, ni un simple pouvoir d’arrêt : elle est la réaction propre d’un individu. Il nous faut insister sur ce point, sans lequel la pathologie est incompréhensible.

Les mouvements volontaires ont pour premier caractère d’être adaptés ; mais c’est une marque qui leur est commune avec l’immense majorité des mouvements physiologiques : la différence n’est qu’en degrés.

En laissant de côté les mouvements d’ordre pathologique (convulsions, chorée, épilepsie, etc.) qui se produisent sous la forme d’une décharge violente et désordonnée, l’adaptation se retrouve du plus bas au plus haut.

Les réflexes ordinaires sont des réactions de la moelle épinière, adaptées à des conditions très générales et par conséquent très simples, uniformes, invariables d’un individu à l’autre (sauf des cas exceptionnels). Ils ont un caractère spécifique.

Un autre groupe des réflexes représente les réactions de la base et de la partie moyenne de l’encéphale, — bulbe, corps striés, couches optiques. — Ces réactions sont aussi adaptées à des conditions générales peu variables, mais d’un ordre beaucoup plus complexe : c’est l’activité « sensori-motrice » de certains auteurs. Elles ont encore un caractère bien plus spécifique qu’individuel, tant elles se ressemblent d’un individu à l’autre, dans la même espèce.

Les réflexes cérébraux, surtout les plus élevés, consistent en une réaction adaptée à des conditions très complexes, très variables, très instables, différant d’un individu à l’autre, et d’un instant à l’autre dans le même individu. Ce sont les réactions idéo-motrices, les volitions. Si parfaite qu’elle soit, cette adaptation n’est cependant pas pour nous ce qui importe. Elle n’est qu’un effet, dont la cause n’est pas la volition, mais l’activité intellectuelle. L’intelligence étant une correspondance, un ajustement continuel de relations internes à des relations externes, et sous sa forme la plus haute, un ajustement parfaitement coordonné ; la coordination de ces états de conscience implique celle des mouvements qui les expriment. Dès qu’un but est choisi, il agit à la manière de ce que les métaphysiciens appellent une cause finale : il entraîne le choix des moyens propres à l’atteindre. L’adaptation est donc un résultat du mécanisme de l’intelligence ; nous n’avons pas à nous y arrêter.

Mais ce qui nous intéresse, c’est ce choix, cette préférence affirmée, après une comparaison plus ou moins longue des motifs. C’est lui qui représente la réaction individuelle, distincte des réactions spécifiques, et, nous le verrons, dans la pathologie, tantôt inférieure, tantôt supérieure à elles.

Qu’est-ce que ce choix ? Considéré dans sa forme, il n’est rien de plus qu’une affirmation pratique, un jugement qui s’exécute. Qu’on le remarque bien : du côté physiologique et extérieur, rien ne distingue un mouvement volontaire d’un mouvement involontaire, le mécanisme est le même, que je cligne des yeux par action réflexe ou à dessein pour avertir un complice[11]. Du côté psychologique et intérieur, rien ne distingue le jugement au sens logique du mot, c’est-à-dire une affirmation théorique, de la volition ; sinon que celle-ci se traduit par un acte et qu’elle est ainsi un jugement mis à exécution.

Mais qu’est-il, considéré dans son fond et non plus dans sa forme ? Insistons sur ce point fondamental, et essayons de l’éclaircir. En descendant à quelques faits biologiques très humbles, nous verrons mieux peut-être en quoi consiste un choix. Pour ne pas m’égarer dans de lointaines analogies, je ne dirai rien de l’affinité physique (par exemple de l’aimant pour le fer). Dans le règne végétal, je rappellerai seulement que les plantes insectivores, comme la dionée, choisissent, à l’exclusion des autres, certains corps qui viennent à leur contact. L’amibe choisit de même certains fragments organiques dont elle se nourrit. Ces faits sont incontestables : l’interprétation est difficile. On les explique, en général, par un rapport de composition moléculaire entre ce qui choisit et ce qui est choisi. Sans doute ici le choix s’exerce dans un champ très restreint ; mais aussi n’en est-ce que la forme la plus grossière, presque physique. La naissance et le développement d’un système nerveux de plus en plus complexe transforment cette affinité aveugle en une tendance consciente, puis en plusieurs tendances contradictoires dont l’une l’emporte, — celle qui représente le maximum d’affinité (le chien qui hésite entre plusieurs mets et finit par en choisir un). Mais partout le choix exprime la nature de l’individu, à un moment donné, dans des circonstances données et à un degré donné ; c’est-à-dire que plus l’affinité est faible, moins la préférence est marquée. Nous pouvons donc dire que le choix, qu’il résulte d’une tendance, de plusieurs tendances, d’une sensation présente, d’images rappelées, d’idées complexes, de calculs compliqués et projetés dans l’avenir, est toujours fondé sur une affinité, une analogie de nature, une adaptation. Cela est vrai chez l’animal inférieur ou supérieur et chez l’homme, pour le vice ou la vertu, la science ou le plaisir ou l’ambition. Pour nous en tenir à l’homme, deux ou plusieurs états de conscience surgissent à titre de buts possibles d’action : après des oscillations, l’un est préféré, choisi. Pourquoi, sinon parce que, entre cet état et la somme des états conscients, subconscients et inconscients (purement physiologiques) qui constituent en ce moment la personne, le moi, il y a convenance, analogie de nature, affinité ? C’est la seule explication possible du choix, à moins d’admettre qu’il est sans cause. On me propose de tuer un ami : cette tendance est repoussée avec horreur, exclue ; c’est-à-dire qu’elle est en contradiction avec mes autres tendances et sentiments, qu’il n’y a aucune association possible entre elle et eux et que par là même elle est annihilée.

Chez le criminel, au contraire, entre la représentation de l’assassinat et les sentiments de haine ou de cupidité, un lien de convenance, c’est-à-dire d’analogie, s’établit ; il est par suite choisi, affirmé comme devant être. Considérée comme état de conscience, la volition n’est donc rien de plus qu’une affirmation (ou une négation). Elle est analogue au jugement, avec cette différence que l’un exprime un rapport de convenance (ou de disconvenance) entre des idées ; l’autre les mêmes rapports entre des tendances ; que l’un est un repos pour l’esprit, l’autre une étape vers l’action ; que l’un est une acquisition, l’autre une aliénation ; car l’intelligence est une épargne et la volonté une dépense. Mais la volition, par elle-même, à titre d’état de conscience, n’a pas plus d’efficacité pour produire un acte que le jugement pour produire la vérité. L’efficacité vient d’ailleurs. Nous reviendrons dans la conclusion sur ce point très important[12].

La raison dernière du choix est donc dans le caractère, c’est-à-dire dans ce qui constitue la marque propre de l’individu au sens psychologique et le différencie de tous les autres individus de son espèce.

Le caractère ou — pour employer un terme plus général — la personne, le moi, qui est pour nous une cause, est-il à son tour un effet ? À n’en pas douter ; mais nous n’avons pas à nous occuper ici des causes qui le produisent. La science du caractère, que Stuart Mill réclamait, il y a plus de quarante ans, sous le nom d’éthologie, n’est pas faite, ni, à ce qu’il me semble, près de l’être. Le fût-elle, nous n’aurions qu’à en accepter les résultats, sans tenter une excursion sur son domaine ; car remonter toujours d’effets en causes, par une progression sans fin, ce serait suivre les errements de la métaphysique. Encore une fois, pour le sujet qui nous occupe, le caractère est une donnée ultime, une vraie cause, bien que, pour un autre ordre de recherches, elle soit un effet. Remarquons, en passant et à titre de simple suggestion, que le caractère — c’est-à-dire le moi en qu’il tant réagit — est un produit extrêmement complexe que l’hérédité, les circonstances physiologiques antérieures à la naissance et postérieures à la naissance, l’éducation, l’expérience, ont contribué à former. On peut affirmer aussi sans témérité que ce qui le constitue, ce sont bien plutôt des états affectifs, une manière propre de sentir, qu’une activité intellectuelle. C’est cette manière générale de sentir, ce ton permanent de l’organisme qui est le premier et véritable moteur. S’il fait défaut, l’homme ne peut plus vouloir : la pathologie nous le fera voir. C’est parce que cet état fondamental est, suivant la constitution des individus, stable ou labile, continu ou variable, énergique ou faible, qu’il y a trois types principaux de volonté — ferme, faible, intermittente — avec tous les degrés et nuances que ces types comportent ; mais, nous le répétons encore, ces différences proviennent du caractère de l’individu, qui dépend de sa constitution propre : il n’y a rien à chercher au delà.

Nous sommes donc complètement d’accord avec ceux qui nient que la prédominance d’un motif explique à elle seule la volition. Le motif prépondérant n’est qu’une portion de la cause et toujours la plus faible, quoique la plus visible ; et il n’a d’efficacité qu’autant qu’il est choisi, c’est-à-dire qu’il entre à titre de partie intégrante dans la somme des états qui constituent le moi, à un moment donné, et que sa tendance à l’acte s’ajoute à ce groupe de tendances qui viennent du caractère, pour ne faire qu’un avec elles.

Il n’est donc en rien nécessaire de faire du moi une entité ou de le placer dans une région transcendante, pour lui reconnaître une causalité propre. C’est un fait d’expérience très simple, très net ; le contraire ne se comprend pas.

Physiologiquement, cela signifie que l’acte volontaire diffère et du réflexe simple où une seule impression est suivie d’un ensemble de contractions, et des formes plus complexes où une seule impression est suivie d’un ensemble de contractions ; qu’il est le résultat de l’organisation nerveuse tout entière, qui reflète elle-même la nature de l’organisme tout entier et réagit en conséquence.

Psychologiquement, cela signifie que l’acte volontaire, sous sa forme complète, n’est pas la simple transformation d’un état de conscience en mouvement, mais qu’il suppose la participation de tout ce groupe d’états conscients, ou subconscients, qui constituent le moi à un moment donné.

Nous sommes donc fondés à définir la volonté : une réaction individuelle et à la tenir pour ce qu’il y a en nous de plus intime. Le moi, quoique un effet, est une cause. Il l’est au sens le plus rigoureux, de façon à satisfaire toutes les exigences.

En résumé, nous avons vu que, du réflexe le plus bas à la volonté la plus haute, la transition est insensible, et qu’il est impossible de dire exactement le moment où commence la volition propre, c’est-à-dire la réaction personnelle. D’un extrême à l’autre de la série, la différence se réduit à deux points : d’un côté, une extrême simplicité ; de l’autre, une extrême complexité ; — d’un côté, une réaction toujours la même chez tous les individus d’une même espèce ; de l’autre, une réaction qui varie selon l’individu, c’est-à-dire d’après un organisme particulier limité dans le temps et l’espace. Simplicité et permanence, complexité et changement vont de pair.

Il est clair qu’au point de vue de l’évolution toutes les réactions ont été à l’origine individuelles. Elles sont devenues organiques, spécifiques, par des répétions sans nombre dans l’individu et la race. L’origine de la volonté est dans cette propriété qu’a la matière vivante de réagir, sa fin est dans cette propriété qu’a la matière vivante de s’habituer, et c’est cette activité involontaire, fixée à jamais, qui sert de support et d’instrument à l’activité individuelle.

Mais, chez les animaux supérieurs, le legs héréditaire, les hasards de naissance, l’adaptation continuelle à des conditions variant à chaque instant, ne permettent pas à la réaction individuelle de se fixer ni de prendre une même forme chez tous les individus. La complexité de leur milieu est une sauvegarde contre l’automatisme.

Nous terminons ici ces préliminaires, en rappelant que leur seul but était de préparer à la pathologie, que nous allons maintenant aborder.

  1. Renouvier, Essai de critique générale, 2e éd., I, p. 395-406.
  2. On trouvera dans le livre récent de Schneider : Der menschliche Wille vom Standpunkte der neueren Entwickelungstheorien, Berlin, 1882, une bonne monographie de la volonté, à l’état normal et du point de vue de l’évolution. Nous regrettons de n’en avoir eu connaissance que quand ce travail était à peu près achevé.
  3. Revue philosophique, octobre 1879, p. 371 et suiv.
  4. L’indépendance relative de l’idée et du sentiment comme causes de mouvement est nettement établie par certains cas pathologiques. Il arrive que l’idée d’un mouvement est à elle seule incapable de le produire ; mais, si l’émotion s’ajoute, il se produit. Un homme atteint de paralysie ne peut par aucun effort de volonté mouvoir son bras ; tandis qu’on le verra s’agiter violemment sous l’influence d’une émotion causée par l’arrivée d’un ami. Dans les cas de ramollissement de la moelle épinière entraînant la paralysie, une émotion, une question adressée au malade peut causer des mouvements plus violents dans les membres inférieurs sur lesquels sa volonté n’a pas d’action.
  5. Pour l’historique complet de la question, on peut consulter Eckhard, Physiologie des Rückenmarks dans la Physiologie de Hermann, 2e volume, 2e partie, p. 33 et suiv. On y trouvera les expériences et interprétations de Setschenow, Goltz, Schiff, Herzen, Cyon, etc., etc.
  6. Ferrier, Les fonctions du cerveau, p. 103, 104.
  7. Voir Wundt, Mechanik der Nerven ; Leves, Physical Basis of Mind, p. 300-301.
  8. François Franck, Dict. encycl. des sciences médicales, art. Nerveux, p. 572.
  9. Il est bien entendu que nous ne les séparons pas de leurs conditions physiologiques, qui sont l’élément principal.
  10. La psychologie de l’enfant, p. 33.
  11. On distingue en physiologie les muscles volontaires des muscles involontaires, mais en faisant remarquer que cette distinction n’a rien d’absolu. Il y a des personnes, comme le physiologiste E.-F. Weber, qui peuvent à volonté arrêter les mouvements de leur cœur ; d’autres, comme Fontana, produire une contraction de l’iris, etc. Un mouvement est volontaire, lorsque, à la suite d’essais heureux et répétés, il est lié à un état de conscience et sous son commandement.
  12. Nous venons d’exprimer sous une autre forme ce fait évident que le choix va toujours dans le sens du plus grand plaisir. Tout animal, dénué ou doué de raison, sain ou malade, ne peut vouloir que ce qui lui paraît, au moment actuel, son plus grand bien ou son moindre mal. L’homme même qui préfère la mort au déshonneur ou à l’apostasie choisit le parti le moins désagréable. Le caractère individuel et le développement de la raison font que le choix tantôt monte très haut, tantôt tombe très bas ; mais toujours il tend vers ce qui agrée le plus. Le contraire est impossible. C’est là une vérité psychologique si claire que les anciens l’avaient déjà posée en axiome, et il a fallu des volumes de métaphysique pour l’obscurcir.