Les Machabées de la Nouvelle-France/Chapitre sixième
CHAPITRE SIXIÈME
D’Iberville à la Baie d’Hudson. — Massacre de Lachine. — Prise de Corlar. — Nouveaux exploits d’Iherville. — Le siège de Québec par Phipps. — Mort de MM. de Sainte-Hélène et de Bienville et de Mme LeMoyne, leur mère.
Les Anglais ne s’étaient point laissés décourager par les désastres qu’ils avaient essuyés à la Baie d’Hudson en 1686 ; ils y revinrent avec trois vaisseaux, deux ans plus tard, et mirent le siège devant le fort de Kitchitchouanne que d’Iberville commandait avec une garnison de quatorze hommes seulement. En dépit de ce petit nombre de défenseurs, les Anglais furent repoussés et leurs vaisseaux capturés et amenés par d’Iberville à Québec. Aussi M. de Denonville lui écrivait-il en 1689 pour le féliciter de ses succès : « Je vous assure que je n’oublierai pas de rendre compte à M. le marquis de Seignelay de votre conduite et de votre savoir-faire, pour soutenir votre courage. »
C’est dans l’automne de cette année, 1689, qu’eut lieu l’affreux massacre des habitants de Lachine par les Iroquois. Irrités des récentes défaites qu’ils avaient éprouvées, et excités contre nous par les habitants de la Nouvelle-York et de la Nouvelle-Angleterre qui leur fournissaient des armes, quatorze cents Iroquois envahirent la colonie, et, dans la nuit du 4 août, tombèrent inopinément sur l’établissement de Lachine, à quelques milles de Montréal. Plus de deux cents personnes furent massacrées par ces barbares qui se livrèrent sur elles à des cruautés inouïes ; des femmes furent empalées, des enfants rôtis sur des cendres chaudes ; toutes les maisons furent brûlées et les bestiaux tués ou enlevés. Pendant deux mois les Iroquois furent maîtres de toute la partie du pays qui environne Montréal et la terreur était à son comble.
Les colons palpitaient encore d’épouvante, lorsque le comte de Frontenac, nommé pour la seconde fois gouverneur du Canada, arriva à Québec le quinze octobre. Grâce à ses talents et à sa fermeté, le nouveau gouverneur ne devait pas tarder à rétablir le prestige des armes françaises dans l’Amérique du Nord. À bord du vaisseau qui l’avait amené étaient revenus les Iroquois qui avaient survécu à leur captivité en France, et parmi eux se trouvait un chef Goyogouin nommé Ouréouaré dont M. de Frontenac avait su gagner la confiance et l’amitié pendant la traversée. Son intention était d’abord d’user d’esprit de conciliation avec les Iroquois, et il pensait que l’amitié d’Ouréouaré lui serait très-utile pour atteindre ce but. Mais comme il fallait, en même temps, venger le massacre des victimes de Lachine, il décida de punir les fauteurs de cette boucherie, c’est-à-dire les colons anglais qui en avaient inspiré l’idée aux sauvages. Il organisa, coup sur coup, trois expéditions pour prouver aux habitants de la Nouvelle-York et de la Nouvelle-Angleterre qu’il nous restait encore assez de force pour aller les châtier chez eux de leur perfidie. Ces trois partis de guerre furent dirigés, le premier du côté d’Albany, le second vers la rivière de Connecticut, et le troisième sur quelques villages qui s’échelonnaient entre Boston et Pentagouet. Disons en deux mots que les deux dernières expéditions furent couronnées d’un plein succès par la prise de Salmon Falls et de Casco. Nous n’avons à nous occuper ici en détail que de la première, à laquelle prirent part trois des frères LeMoyne. Organisé à Montréal, ce parti de guerre se composait de quatre-vingt-seize sauvages alliés et de cent quatorze colons français. MM. de Sainte-Hélène et d’Aillebout de Mantet commandaient en chef. Sous eux venaient d’Iberville que la saison morte empêchait de retourner à la Baie d’Hudson, et M. Repentigny de Montesson. M. de Bienville, frère d’Iberville, et MM. de Bonrepos, de LaBrosse, LeBert du Chesne et Lamarque de Montigny, servaient en qualité de volontaires.
« Ces braves, » dit M. Ferland, « se mirent en marche dans les premiers jours du mois de février, saison la plus froide de l’année. Le fusil en bandoulière, le paquet de provisions sur les épaules, les raquettes aux pieds, la gaieté et l’espérance au cœur, les compagnons de Sainte-Hélène et d’Iberville poursuivaient leur pénible voyage. Ils couchaient sur la neige, sans abri, sous un ciel pur et brillant comme le ciel de Naples, mais glacé comme celui de la Sibérie ; ils brisaient leur pain avec la hache et l’arrosaient d’une eau qu’ils obtenaient sous une couche de glace, épaisse de plus d’un pied. »
Après avoir balancé entre Albany et Corlar ou Shenectaday, les chefs de l’expédition se décidèrent d’attaquer Corlar, bourg situé sur la rivière des Agniers. Cet établissement, le plus rapproché des villages iroquois, comprenait quatre-vingts maisons entourées d’une enceinte de palissades.
Le 18 février, à onze heures du soir, les Français envahirent la place, qui n’était pas gardée, au milieu des tourbillons de neige fouettée par un vent violent, et se précipitèrent sur un petit fort dont les quelques défenseurs furent culbutés en un instant. Les unes après les autres les maisons furent assaillies, emportées d’assaut et livrées aux flammes. Soixante personnes, hommes, femmes et enfants, furent massacrées dans la chaleur de l’action.
Après s’être quelque peu reposé, le parti revint à Montréal avec vingt-huit prisonniers et un bon nombre de chevaux. Sur le retour on eut cependant à regretter la perte d’une quinzaine d’hommes qui furent tués ou pris par des Iroquois pour s’être imprudemment séparés du gros de la troupe.
Ces trois expéditions répandirent la terreur dans la Nouvelle-York et la Nouvelle-Angleterre pendant qu’elles rendaient aux canadiens la confiance. Au printemps de la même année, d’Iberville, commandant le vaisseau la Sainte-Anne, retourna à la Baie d’Hudson ou il prit et détruisit les deux forts de Nelson de New-Savane, et s’empara de deux navires anglais. Il revenait à Québec, chargé d’un riche butin, lorsque, arrivé à la hauteur de l’île aux Coudres, il rencontra son frère, M. de Longueuil qui lui apprit qu’une flotte anglaise assiégeait Québec. D’Iberville dépêcha aussitôt un courrier au gouverneur pour l’informer du succès de l’expédition, et, ne se sentant pas assez fort pour aller se mesurer avec la flotte ennemie, il rebroussa chemin pour conduire ses deux prises en France, tandis que M. de Longueuil remontait à Québec pour y reprendre le commandement des milices de Montréal que M. de Frontenac lui avait confié.
Justement effrayés des attaques audacieuses des Français, les habitants des colonies anglaises s’étaient, pour la première fois, réunis en congrès au printemps de l’année 1690, et avaient décidé d’en finir d’un seul coup avec leurs dangereux voisins de la Nouvelle-France ; et il avait été convenu qu’un corps de troupe marcherait contre Montréal par le lac Champlain, tandis qu’une flotte s’en viendrait, par le Saint-Laurent, mettre le siège devant Québec. Disons tout de suite que l’expédition dirigée contre Montréal par Winthrop échoua complètement grâce à la mésintelligence qui survint entre les clefs, et la petite vérole qui se mit aussi de la partie pour dissiper cette bande d’envahisseurs, et voyons si la flotte commandée par l’aventurier Phipps qui se donnait le titre pompeux d’amiral, devait avoir plus de succès dans le Saint-Laurent.
Le 16 octobre, trente-quatre bâtiments anglais, dont huit gros vaisseaux de guerre, jetaient l’ancre en face de Québec. Après avoir signifié rondement à Phipps, qui le sommait de se rendre, qu’il allait « lui répondre par la bouche de ses canons, » le vieux comte de Frontenac — il n’aimait rien tant que l’odeur de la poudre — fit ouvrir le feu contre la flotte anglaise.
M. de Sainte-Hélène, qui passait pour le meilleur artilleur de la colonie, commandait une batterie de canons établie sur l’un des quais de la basse-ville ; une des premières pièces qu’il pointa, abattit le pavillon amiral qui tomba dans le fleuve où quelques canadiens allèrent le chercher à la nage. Ce trophée fut porté en triomphe à la cathédrale à la voûte de laquelle il resta suspendu jusqu’en 1759.
Après plusieurs engagements qui ne leur réussirent guère qu’à prendre pied à terre à la Canardière, les troupes anglaises s’ébranlèrent dans la journée du vingt octobre et tentèrent de se rapprocher de la rivière Saint-Charles, espérant après l’avoir traversée à gué, pouvoir facilement escalader les hauteurs de la Ville dont ils tenteraient l’assaut, tandis que les soldats et les marins de la flotte feraient une diversion du côté du fleuve.
Pendant que le gouverneur se tenait sur la rive droite de la rivière Saint-Charles avec près de mille hommes, MM. de Longueuil et de Sainte-Hélène à la tête d’un petit corps de volontaires attaquaient la tête de l’armée anglaise et la harcelaient par un de ces feux de tirailleurs où nos Canadiens excellaient. Après une vive escarmouche pendant laquelle une balle cassa la jambe à M. de Sainte-Hélène, tandis que M. de Longueuil en recevait une autre qui l’eût tué si sa corne à poudre n’eût amorti le coup, les nôtres retraitèrent en bon ordre, ôtant pourtant à messieurs les Anglais l’idée de s’aventurer de ce côté-ci de la rivière.
Parfaitement revenu de ses velléités de conquérant, l’amiral Phipps fit rembarquer ses troupes avec tant de précipitation, dans la nuit du vingt-et-un au vingt-deux octobre, qu’ils abandonnèrent sur le rivage de Beauport cinq canons avec leurs affûts de campagne et cent livres de poudre, outre une cinquantaine de boulets. Enfin, dans l’après-midi du vingt-deux, les vaisseaux anglais mirent à la voile et disparurent en arrière de la Pointe-Lévy, comme une nuée d’oiseaux de proie qui, après avoir jeté quelques rauques clameurs, s’enfuient à tire d’aile à la vue du chasseur.
La joie immense que cette victoire répandait dans la colonie devait être pourtant troublée par la perte de M. de Sainte-Hélène qui mourut à l’Hôtel-Dieu des suites de sa blessure, dans les premiers jours du mois de décembre.
Le deuil causé par la mort de ce vaillant capitaine durait encore, quand une autre perte, non moins douloureuse et regrettable vint frapper la colonie et la famille LeMoyne, le sept juin de l’année suivante. Les Iroquois recommençaient leurs sanglantes incursions, et plusieurs de leurs partis de guerre s’étaient répandus aux environs de Montréal, lorsque M. de Vaudreuil, avec François de Bienville, le chevalier de Crisasy et le capitaine de la Mine, se portèrent au-devant des barbares avec une centaine de soldats et de miliciens. Le sept juin 1691 la petite troupe se dirigea sur Repentigny, où une bande d’Onnéyouts s’étaient logés dans une maison que les habitants avaient désertée à rapproche des maraudeurs. On arriva de nuit près de cette habitation, devant laquelle quinze Iroquois dormaient aussi paisiblement que s’ils eussent été couchés dans leur village. On les massacra sans pitié, et l’on attaqua la maison où les douze Iroquois, qui s’y étaient rétranchés, opposèrent la plus vigoureuse résistance. Dans la chaleur de l’action, le sieur de Bienville s’étant trop exposé, reçut en plein corps une arquebusade qui le renversa mort. Exaspéré par la perte de son brave compagnon, M. de Vaudreuil fit mettre le feu à la maison. Les Iroquois, forcés dans leurs retranchements, tentent une sortie dans laquelle huit succombent, tandis que les autres sont repoussés dans les flammes, qui les enveloppent et les consument en un instant. Les Canadiens commençaient à comprendre que, pour amener ces barbares à les traiter plus humainement, il fallait d’abord user à leur égard des mêmes procédés dont ils se servaient envers nous.
Madame LeMoyne était une femme trempée à l’antique, et pourtant la perte cruelle et si rapprochée de deux de ses fils brisa son cœur de mère. Elle mourut cette année-là même, à Montréal, où elle fut inhumée au milieu des regrets de tous ceux qui l’avaient connue, et qui avaient pu apprécier toutes les belles qualités de son âme.