Les Machabées de la Nouvelle-France/Chapitre premier

Imprimerie de Léger Brousseau (p. 13-22).


LES MACHABÉES
DE LA NOUVELLE-FRANCE


CHAPITRE PREMIER


Une colonie naissante. — Fondation de Montréal. — Chiens-sentinelles. — Première attaque des Iroquois contre Montréal. — Belle conduite de M. de Maisonneuve. — Il tue un chef iroquois. — Ruses des sauvages.


Au printemps de 1641, un gentilhomme champenois, Paul de Chaumedy, sieur de Maisonneuve, chargé par la Société de Notre-Dame de Montréal d’aller établir au Canada une colonie consacrée à la sainte Vierge, faisait voile de La Rochelle avec deux vaisseaux, tandis qu’un troisième navire, qui devait aussi faire partie de la même expédition, s’éloignait des blanches falaises de Dieppe et voguait avec les deux autres bâtiments vers les côtes lointaines de la Nouvelle-France. Ces trois vaisseaux portaient la fortune naissante de Montréal et les deux personnes qui devaient le plus contribuer à en assurer la fondation et l’existence : M. de Maisonneuve, nommé gouverneur de la colonie qu’il allait établir, et mademoiselle Mance, fille d’un procureur royal à Nogent-le-Roi, et chargée par madame de Bullion, veuve d’un surintendant des finances, d’aller établir un hôpital à Montréal.

On sait que M. de Maisonneuve, mademoiselle Mance et leur suite passèrent l’hiver de 1641 à Sillery, près de Québec, et qu’ils ne jetèrent les fondations de Montréal, nommée d’abord Ville-Marie, qu’au printemps de l’année suivante, le 18 mai 1642.

M. de Montmagny remplaçait alors comme gouverneur-général de la Nouvelle-France M. de Champlain qui, depuis six ans, reposait dans cette terre que, le premier, il avait réussi à coloniser, et sur laquelle il avait jeté le fructueux grain de sénevé de l’évangile et de la civilisation.

Le temps étaient alors des plus difficiles au Canada, et de cette époque date ce que l’on est convenu d’appeler la période héroïque de notre histoire.

Au milieu des fatigues du défrichement, à plus de mille lieues de la patrie, le colon, perdu au sein de forêts profondes, avait à lutter, sous un climat extrêmement rigoureux, contre les Iroquois, ces implacables ennemis des Français. Membres de la grande confédération des cinq cantons d’Agnier, d’Onneyout, d’Onnontagué, de Goyogouin et de Tsonnontouan, situés entre le lac Ontario et la rivière Hudson, les Iroquois n’avaient pu oublier que Champlain avait pris contre eux fait et cause pour les Hurons ; aussi, avaient-ils juré une haine mortelle aux alliés de leurs ennemis, et leur disputaient-ils pied à pied l’immense contrée que les nouveaux venus tentaient d’arracher à la barbarie et d’assujétir à la domination française.

M. de Maisonneuve s’aperçut, en arrivant à Québec, qu’il lui faudrait déployer la plus grande vigilance ; car les Iroquois, qui déjà commençaient à harceler les colons de Québec et des Trois-Rivières, ne manqueraient certainement pas de faire tous leurs efforts pour empêcher les Français de s’établir encore plus près des Cinq-Cantons. C’est ce que les événements ne tardèrent pas à démontrer.

Une bande d’Iroquois, ayant reconnu le fort de Montréal dans l’automne de 1643, revint en plus grande force pour attaquer la place, dès le commencement de l’année suivante. Le 30 mars 1644, les chiens « qui faisaient tous les matins une grande ronde sous la conduite d’une chienne nommée Pilote, » pour découvrir les ennemis qui pouvaient être cachés aux environs, se mirent à aboyer vivement. Chacun courut aux armes et vint se ranger sous les ordres de M. de Maisonneuve, qui, à la tête de trente hommes seulement, sortit bravement du fort pour charger deux cents Iroquois que l’on voyait rôder sous les bois. Outre leur grande infériorité numérique, les Français avaient aussi contre eux l’énorme difficulté de marcher dans une neige molle, dans laquelle ils enfonçaient à chaque pas, tandis que les sauvages, chaussés de leurs raquettes, couraient aussi facilement que s’ils eussent été sur la terre dure. C’était comme une charge d’infanterie contre un corps de cavalerie.

Tous ces désavantages n’empêchèrent pas la petite troupe de courir à la rencontre des ennemis. M. de Maisonneuve déploya son monde derrière les arbres et l’on commença à se fusiller vivement de part et d’autre. Accablés cependant par le nombre et manquant de munitions, M. de Maisonneuve et ses hommes durent songer à la retraite. Elle commença avec ordre et lentement, les blessés passant les premiers, les hommes valides ensuite, et enfin, à l’extrême arrière-garde, M. de Maisonneuve qui voulait être le dernier à se retirer.

À ce moment, les Iroquois quittent le lieu où ils sont embusqués, et s’élancent vers les fugitifs qui, se voyant suivis de trop près, précipitent leur course vers le fort, et laissent leur commandant loin derrière eux. Sans un chemin de traînage, qui servait à transporter le bois destiné à la construction de l’hôpital et offrait une surface assez ferme pour les porter, tous les nôtres eussent été faits prisonniers ou massacrés sur les lieux. M. de Maisonneuve continuait de retraiter bravement en faisant face, de temps à autre, aux poursuivants qu’il maintenait à une certaine distance au moyen de ses deux pistolets braqués sur eux.

Mais, pendant que notre troupe retraitait de la sorte, un autre danger la menaçait du côté du fort. Une pièce de canon était pointée en plein sur le chemin qui menait à la place, de manière à le prendre en enfilade. Un de ceux qui étaient restés dans le fort, voyant accourir les nôtres en désordre, sans distinguer Français d’Iroquois, mit dans sa frayeur le feu à la pièce. Heureusement que l’amorce se trouva mauvaise et que le coup ne partit point, car cette belle équipée nous eût tué tout notre monde.

Quant aux Iroquois, qui voulaient faire prisonnier M. de Maisonneuve, qu’ils avaient reconnu pour le gouverneur de Montréal, ils se gardaient bien de tirer sur lui et se contentaient de le poursuivre pour le prendre vivant. Serré de trop près par eux, M. de Maisonneuve se retourne soudain et ajuste son homme. Le pistolet rate, et l’Iroquois qui s’était baissé pour éviter le coup, se relève pour sauter à la gorge du commandant. Celui-ci saisit son second pistolet, fait feu sur le sauvage qu’il étend raide mort à ses pieds, et bondit dans le fort dont la porte se ferme aussitôt sur le dernier des fugitifs[1].

Pendant les années qui suivirent, il ne s’écoula presque pas un mois sans que les Iroquois vinssent rôder aux portes de Montréal et y fissent de nombreuses victimes parmi ceux des habitants que la nécessité ou une trop grande témérité en faisaient sortir. « L’hôpital ne fut pas plutôt fait, » dit l’auteur de l’Histoire du Montréal, « qu’il se trouva assez de malades et de blessés pour le fournir tous les jours, les Iroquois par leurs boucheries y fournissant sans cesse de nouveaux hôtes. » Et plus loin : « Tantôt les ennemis venaient par ruse afin de nous surprendre dans un pourparler spécieux ; tantôt ils se cachaient dans des embuscades où ils passaient sans broncher des journées entières, chacun derrière sa souche, afin de faire quelque coup ; enfin, un pauvre homme, à dix pas de sa porte, n’était point en sûreté. Il n’y avait pas un morceau de bois qui ne pouvait être pris pour l’ombre ou la cache d’un ennemi. Il ne faut pas s’étonner si M. de Montmagny empêchait tout le monde de monter ici pour s’y établir, disant qu’il n’y avait pas d’apparence que ce lieu pût subsister ; car humainement parlant cela ne se pouvait point si Dieu n’eût été de la partie. »


  1. Ces détails, ainsi que la plupart de ceux qui vont suivre concernant M. Charles LeMoyne, père, sont empruntés d’un manuscrit de Paris intitulé : « Histoire du Montréal, 1640-1672. » Ce mémoire est attribué à M. François Dollier de Casson, prêtre de Saint-Sulpice, à Paris, et troisième supérieur du séminaire de Montréal. Il a été publié sous la direction de la Société littéraire et historique de Québec, en 1871.