Les Maîtres mosaïstes (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 12

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XII.

Valerio attendit son frère à la taverne jusqu’au moment où, pressé par les jeunes gens qui étaient venus l’y chercher, il lui fallut renoncer à l’espoir de trinquer ce soir-là avec lui et avec le nouveau maître Ceccato. Chargé de mille soins, accablé de mille demandes pour la fête du lendemain, il passa la moitié de la nuit à courir de son atelier de San-Filippo à la place Saint-Marc, où se faisaient les dispositions du jeu de bagues, et de là chez les différents ouvriers et fournisseurs qu’il employait à cet effet. Dans toutes ces courses, il fut accompagné de ses braves apprentis et de plusieurs autres garçons de différents métiers qui lui étaient tout dévoués, et qu’il employait aussi à porter des avertissements d’un lieu à un autre. Lorsque la bande folâtre se remettait en marche, c’était au bruit des chansons et des rires, joyeux préludes des plaisirs du lendemain.

Valerio ne rentra à son logis que vers trois heures du matin. Il fut surpris de n’y pas trouver son frère, et cependant il ne s’en inquiéta pas plus que de raison. Francesco avait une petite affaire de cœur, qu’il négligeait tant que l’art, sa passion dominante, revendiquait tous ses instants, mais pour laquelle il s’absentait assez ordinairement quand les travaux lui laissaient un peu de répit. Valerio n’était d’ailleurs guère porté par nature à prévoir les maux dont la seule appréhension use le courage de la plupart des hommes. Il s’endormit, comptant retrouver son frère le lendemain à San-Filippo ou au premier lieu de réunion des joyeux compagnons du Lézard.

Tout le monde sait que, dans les beaux jours de sa splendeur, la république de Venise, outre les nombreux corps constitués qui maintenaient ses lois, comptait dans son sein une foule de corporations privées approuvées par le sénat, d’associations dévotes encouragées par le clergé, et de joyeuses compagnies tolérées et même flattées en secret par un gouvernement jaloux de maintenir avec le goût du luxe l’activité des classes ouvrières. Les confréries dévotes étaient souvent composées d’une seule corporation, lorsqu’elle était assez considérable pour fournir aux dépenses, comme celle des marchands, celle des tailleurs, celle des bombardiers, etc. D’autres se composaient des divers artisans ou commerçants de toute une paroisse, et en prenaient le nom, comme celle de Saint-Jean-Élémosinaire, celle de la Madone du Jardin, celle de Saint-George dans l’Algue, celle de Saint-François de la Vigne, etc. Chaque confrérie avait un bâtiment qu’elle appelait son atelier (scuola), et qu’elle faisait décorer à frais communs des œuvres des plus grands maîtres en peinture, en sculpture et en architecture. Ces ateliers se composaient ordinairement d’une salle basse, appelée l’albergo, où s’assemblaient les confrères, d’un riche escalier, qui était lui-même une sorte de musée, et d’une vaste salle où l’on disait la messe et où se tenaient les conférences. On voit encore à Venise plusieurs scuole, que le gouvernement a fait conserver comme des monuments d’art, ou qui sont devenues la propriété de quelques particuliers. Celle de Saint-Marc est aujourd’hui le musée de peinture de la ville ; celle de Saint-Roch renferme plusieurs chefs-d’œuvre du Tintoret ou d’autres maîtres illustres. Les pavés de mosaïque, les plafonds chargés de dorures ou ornés de fresques du Véronèse ou de Pordenone ; les lambris sculptés en bois ou ciselés en bronze, les minutieux et coquets bas-reliefs où l’histoire entière du Christ ou de quelque saint de prédilection est exécutée en marbre blanc avec un fini et un détail inconcevables, tels sont les vestiges de cette puissance et de cette richesse à laquelle peuvent atteindre les républiques aristocratiques, mais sous lesquelles elles sont infailliblement condamnées à périr.

Outre que chaque corporation ou confrérie avait sa fête patronale, appelée sagra, où elle déployait toutes ses splendeurs, elle avait le droit de paraître à toutes les fêtes et solennités de la république, revêtue des insignes de son association. À la procession de la Saint-Marc, elles avaient rang de paroisse, c’est-à-dire qu’elles marchaient à la suite du clergé de leur église, portant leurs châsses, croix et bannières, et se plaçant dans des chapelles réservées durant les offices. Les joyeuses compagnies n’avaient pas les mêmes privilèges, mais on leur permettait de s’emparer de la grande place, d’y dresser leurs tentes, d’y établir leurs joutes et banquets. Chaque compagnie prenait son titre et son emblème à sa fantaisie, et se recrutait là où bon lui semblait ; quelques-unes n’étaient formées que de patriciens, d’autres admettaient indistinctement patriciens et plébéiens, grâce à cette fusion apparente des classes qu’on remarque encore aujourd’hui à Venise. Les anciennes peintures nous ont conservé les costumes élégants et bizarres des compagni de la Calza, qui portaient un bas rouge et un bas blanc, et le reste de l’habillement varié des plus brillantes couleurs. Ceux de Saint-Marc avaient un lion d’or sur la poitrine ; ceux de Saint-Théodose un crocodile d’argent sur le bras, etc., etc.

Valerio Zuccato, célèbre par son goût exquis et son adresse diligente à inventer et à exécuter ces sortes de choses, avait lui-même ordonné et dirigé tout ce qui avait rapport aux ornements extérieurs, et on peut dire qu’en ce genre la compagnie du Lézard éclipsa toutes les autres. Il avait pris pour emblème cet animal grimpant, parce que toutes les classes d’artistes et d’artisans qui lui avaient fourni leurs membres d’élite, architectes, sculpteurs, vitriers et peintres sur verre, mosaïstes et peintres de fresque, étaient, par la nature de leurs travaux, habitués à gravir et à exister, en quelque sorte, suspendus aux parois des murailles et des voûtes.

Le jour de Saint Marc 1570, selon Stringa, et 1574, selon d’autres auteurs, l’immense procession fit le tour de la place Saint-Marc sous les tentes en arcades dressées à cet effet en dehors des arcades des Procuraties, trop basses pour donner passage aux énormes croix d’or massif, aux gigantesques chandeliers, aux châsses de lapis-lazuli surmontées de lis d’argent ciselés, aux reliquaires terminés en pyramides de pierres précieuses, en un mot à tout l’attirail ruineux dont les prêtres sont si jaloux et les bourgeois des corporations si vains. Aussitôt que les chants religieux se furent engouffrés sous les portiques béants de la basilique, tandis que les enfants et les pauvres recueillaient les nombreuses gouttes de cire parfumée répandues sur le pavé par des milliers de cierges, et cherchaient avidement quelque pierrerie, quelque perle échappée aux joyaux sacrés, on vit se découvrir comme par enchantement, au milieu de la place, un vaste cirque entouré de tribunes en bois, gracieusement décorées de festons bariolés et de draperies de soie, sous lesquelles les dames pouvaient s’asseoir à l’abri du soleil et contempler la joute. Les piliers qui soutenaient ces tribunes étaient couverts de banderoles flottantes, sur lesquelles on lisait des devises galantes, dans le naïf et spirituel dialecte de Venise. Au milieu s’élevait un pilier colossal, en forme de palmier, sur la tige duquel grimpaient une foule de charmants lézards dorés, argentés, verts, bleus, rayés, variés à l’infini ; de la cime de l’arbre, un beau génie aux ailes blanches se penchait vers cette troupe agile, et lui tendait de chaque main une couronne. Au bas de la tige, sur une estrade de velours cramoisi, sous un dais de brocart orné des plus ingénieuses arabesques, siégeait la reine de la fête, la donneuse de prix, la petite Maria Robusti, fille du Tintoret, belle enfant de dix à douze ans, que Valerio se plaisait à appeler en riant la dame de ses pensées, et pour laquelle il avait les plus tendres soins et les plus complaisantes attentions. Lorsque les tribunes furent remplies, elle parut habillée à la manière des anges de Giambellino, avec une tunique blanche, une légère draperie bleu de ciel et un délicat feston de jeune vigne sur ses beaux cheveux blonds, qui formaient un épais rouleau d’or autour de son cou d’albâtre. Messer Orazio Vecelli, fils du Titien, lui donnait la main ; il était vêtu à l’orientale, car il arrivait de Byzance avec son père. Il s’assit auprès d’elle, ainsi qu’un nombreux groupe de jeunes gens distingués par leur talent ou par leur naissance, à qui l’on avait réservé des places d’honneur sur les gradins de l’estrade. Les tribunes étaient remplies des dames les plus brillantes, escortées de galants cavaliers. Dans une vaste enceinte réservée, plusieurs personnages importants ne dédaignèrent pas de prendre place. Le doge leur en donna l’exemple : il accompagnait le jeune duc d’Anjou, qui allait devenir Henri iii, roi de France, et qui était alors de passage à Venise. Luigi Mocenigo (le doge) avait à cœur de lui faire pour ainsi dire les honneurs de la ville, et de déployer à ses yeux, habitués à la joie plus austère et aux fêtes plus sauvages des Sarmates, le luxe éblouissant et la gaieté pleine de charmes de la belle jeunesse de Venise.

Quand tous furent installés, un rideau de pourpre se leva, et les brillants compagnons du Lézard, sortant d’une tente fermée jusque-là, parurent en phalange carrée, ayant en tête les musiciens vêtus des costumes grotesques des anciens temps, et au centre leur chef Valerio. Ils s’avancèrent en bon ordre jusqu’en face du doge et des sénateurs. Là, les rangs s’ouvrirent, et Valerio, prenant des mains du porte-étendard la bannière de satin rouge sur laquelle étincelait le lézard d’argent, se détacha de la troupe et vint saluer, un genou en terre, le chef de la république. Il y eut un murmure d’admiration à la vue de ce beau jeune homme, dont le costume, étrange et magnifique, faisait ressortir la taille élégante et gracieuse. Il était serré dans un justaucorps de velours vert à larges manches tailladées, et ouvert sur la poitrine pour laisser voir un corselet d’étoffe de Smyrne à fond d’or, semé de fleurs de soie admirablement nuancées ; il portait sur la cuisse gauche l’écusson de la compagnie, représentant le lézard brodé en perles fines sur un fond de velours cramoisi ; son baudrier était un chef-d’œuvre d’arabesques, et son poignard, enrichi de pierreries, était un don de messer Tiziano, qui le lui avait rapporté d’Orient ; une superbe plume blanche, attachée par une agrafe de diamants à sa barrette, pendait en arrière jusque sur sa ceinture, et se balançait avec souplesse à chacun de ses mouvements, comme l’aigrette majestueuse que le faisan de Chine couche et relève avec grâce à chaque pas.

Un instant, la joie d’un tel succès et le naïf orgueil de la jeunesse brillèrent sur le front animé du jeune homme, et ses regards étincelants errèrent sur les tribunes et surprirent tous les regards attachés sur lui. Mais bientôt cette joie fugitive fit place à une sombre inquiétude ; ses yeux cherchèrent de nouveau avec anxiété quelqu’un dans la foule, et ne l’y trouvèrent pas. Valerio étouffa un soupir et rentra dans sa phalange, où il demeura préoccupé, insensible à la gaieté des autres, sourd au bruit de la fête, et le front chargé d’un épais nuage : Francesco, malgré la parole qu’il avait donnée de présenter lui-même l’étendard au doge, n’avait pas paru.