Les Maîtres mosaïstes (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 13

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XIII.

La brillante phalange des compagnons du Lézard fit trois fois le tour du cirque aux grands applaudissements du public, qui s’émerveilla, non sans raison, de la belle tenue et de la bonne mine de tous ces jeunes champions. Selon les statuts de la compagnie, il fallait, pour être admis, avoir une certaine taille, n’avoir aucune difformité, n’être pas âgé de plus de quarante ans, appartenir à une famille honnête, par conséquent ne porter au front aucun de ces signes de dégradation héréditaire qui perpétuent, de génération en génération, les stigmates du vice originel sous forme de laideur physique. Chaque récipiendaire avait été tenu de faire ses preuves de bonne santé, de franchise et de loyauté, en buvant abondamment le jour de l’épreuve. Valerio avait pour système qu’un bon artisan doit supporter le vin sans être incommodé, et qu’un honnête homme n’a rien à craindre pour sa réputation, ni pour celle de ses proches, de la sincérité forcée de l’ivresse. Il est même assez curieux de rapporter ici certains statuts de cette constitution bachique.

« Ne sera point admis quiconque, ayant bu six mesures de vin de Chypre, tombera dans l’idiotisme.

« Ne sera point admis quiconque, à la septième mesure, babillera au détriment d’un ami ou d’un compagnon.

« Ne sera point admis quiconque, à la huitième mesure, trahira le secret de ses amours et dira le nom de sa maîtresse.

« Ne sera point admis quiconque, à la neuvième mesure, livrera les confidences d’un ami.

« Ne sera point admis quiconque, à la dixième mesure, ne saura pas s’arrêter et refuser de boire. »

Il serait difficile aujourd’hui de déterminer quelle était cette mesure de vin de Chypre ; mais si nous en jugeons par le poids des armures qu’ils portaient au combat, et dont les échantillons formidables sont restés dans nos musées, il est à croire qu’elle ferait reculer aujourd’hui les plus intrépides buveurs.

Les compagnons du Lézard portaient, comme leur chef, le pourpoint vert et le reste de l’habillement blanc, collant ; mais ils avaient le pourpoint de dessous en soie jaune, la plume écarlate, et l’écusson noir et argent.

Quand la compagnie eut promené et montré suffisamment ses costumes et ses bannières, elle rentra sous sa tente, et vingt paires de chevaux parurent dans l’arène. C’était un luxe fort goûté à Venise que d’introduire ces nobles animaux dans les fêtes ; et, comme si l’idée que s’en formait un peuple peu habitué à en voir ne pouvait pas être satisfaite par la réalité, on les métamorphosait, à l’aide de parures fort bizarres, en animaux fantastiques. On peignait leur robe, on leur adaptait de fausses queues de renard, de taureau ou de lion ; on leur mettait sur la tête, soit des aigrettes d’oiseaux, soit des cornes dorées, soit des masques d’animaux chimériques. Ceux que la compagnie du Lézard fit paraître étaient plus beaux et par conséquent moins follement travestis qu’il n’était d’usage à cette époque. Néanmoins quelques-uns étaient déguisés en licornes par une longue corne d’argent adaptée au frontal de leur bride ; d’autres avaient des dragons étincelants ou des oiseaux empaillés sur la tête ; tous étaient peints soit en rose, soit en bleu turquin, soit en vert pomme, en rouge écarlate ; d’autres étaient rayés comme des zèbres ou tachetés comme des panthères ; à d’autres, on avait simulé les écailles dorées des grands poissons de mer. Chaque paire de chevaux, pareillement harnachés, entra dans la lice, conduite par un Moretto ou petit esclave noir, bizarrement vêtu, et marchant entre les deux quadrupèdes, qui caracolaient agréablement, au bruit des fanfares et des cris d’enthousiasme.

Le seul Valerio, soumis aux lois d’un goût plus pur, parut sur un cheval turc, blanc comme la neige, et d’une beauté remarquable. Il n’avait qu’une simple housse de peau de tigre, et de grandes bandelettes d’argent lui servaient de rênes ; ses crins, longs et soyeux, mêlés à des fils d’argent, étaient tressés, et chaque tresse se terminait par une belle fleur de grenade en argent ciselé, d’un travail exquis. Ses sabots étaient argentés, et sa queue abondante et magnifique battait librement ses flancs généreux. Il avait, comme son maître, l’enseigne de la compagnie, le lézard d’argent sur fond cramoisi, peint avec un soin extrême sur la cuisse gauche ; et comme il avait l’honneur de porter le chef, il était le seul cheval décoré de l’écusson.

Valerio fit découpler les chevaux, et, se plaçant au pied de l’estrade où était la petite Maria Robusti, il agréa dix de ses joyeux compagnons qui s’offrirent pour soutenir les défis, et qui, montant sur dix chevaux, se placèrent à ses côtés, cinq à sa droite, cinq à sa gauche. Puis les jeunes Maures promenèrent encore les dix autres chevaux dépareillés autour de l’arène, en attendant que dix champions, pris dans le public, se présentassent pour la course. Ils ne se firent pas longtemps attendre, et les jeux commencèrent.

Après avoir couru la bague, gagné et perdu alternativement les prix, d’autres jeunes gens sortirent des tribunes et se présentèrent pour remplacer les battus, tandis que d’autres compagnons du Lézard remplacèrent ceux de leur camp qui avaient été vaincus. Les jeux se prolongèrent ainsi quelque temps ; le chef resta toujours à cheval, présidant aux jeux, allant, venant, et s’entretenant le plus souvent avec sa chère petite Maria, qui le suppliait vainement d’y prendre part, car c’était à lui seul, disait-elle, qu’elle eût voulu décerner le grand prix. Valerio avait, dans tous ces exercices, une supériorité dont il dédaignait de faire parade ; il aimait mieux protéger et ranimer les plaisirs de ses compagnons. D’ailleurs il était triste et distrait ; il ne concevait pas qu’après le dévouement dont il avait fait preuve en terminant le travail de son frère, celui-ci poussât la rigidité au point de ne pas même assister à la fête comme spectateur.

Mais Valerio sortit de sa rêverie lorsque les trois Bianchini descendirent dans l’arène et demandèrent à se mesurer avec les plus habiles coureurs de la compagnie. Dominique Bianchini, dit le Rossetto, était très-bon cavalier. Il avait habité longtemps d’autres pays que Venise, où le talent de l’équitation était fort peu répandu. Les compagnons du Lézard n’étaient pas tous capables de se tenir sur les étriers ; ceux-là seuls qui avaient été élevés à la campagne ou qui étaient étrangers à la ville, savaient manier la bride et rester d’aplomb sur cette monture moins paisible que la gondole vénitienne. Trois des plus exercés se présentèrent pour faire tête aux Bianchini, et furent vaincus au premier tour ; trois autres leur succédèrent et eurent le même sort. L’honneur de la compagnie était compromis. Valerio commençait à en souffrir ; car jusque-là ses cavaliers avaient eu l’avantage sur tous les jeunes gens de la ville, et même sur de nobles seigneurs qui n’avaient pas dédaigné de se mesurer avec eux. Cependant il avait le cœur si triste, qu’il ne se souciait point de relever le gant et de rabaisser l’orgueil des Bianchini. Vincent voyant son indifférence, et l’attribuant à la crainte d’être vaincu, lui cria de sa voix de maçon :

« Holà ! eh ! monseigneur le prince des Lézards, êtes-vous changé en tortue, et ne trouverez-vous plus de champions à nous opposer ? »

Valerio fit un signe, Ceccato et Marini s’avancèrent. « Et vous, seigneur Valerio, royauté lézardée, s’écria de son côté Dominique le Rouge, ne daignerez-vous pas vous risquer avec un antagoniste d’aussi mince qualité que moi ?

— Tout à l’heure, s’il le faut, répondit Valerio. Laissez vos frères s’essayer d’abord avec mes deux compagnons, et, si vous êtes battus, je vous donnerai revanche. »

Les deux Bianchini eurent encore la victoire, et Valerio, résolu à ne pas leur laisser l’avantage, piqua enfin son cheval et le lança au galop. Les fanfares éclatèrent en sons plus fiers et plus joyeux lorsqu’on le vit, rapide comme l’éclair, faire trois fois le tour de l’arène sans daigner lever le bras ni regarder le but, et, tout à coup, lorsqu’il semblait penser à autre chose et agir comme par distraction, emporter les cinq bagues d’un air nonchalant et dédaigneux. Les Bianchini n’en avaient encore pris que quatre ; ils étaient fatigués d’ailleurs, et, comme ils avaient toujours gagné jusque-là, leur défaite n’était pas propre à leur causer beaucoup de honte. Mais le Rossetto, qui n’avait pas pris part à cette dernière épreuve et qui se reposait depuis quelques instants, brûlait du désir d’humilier Valerio. Il le haïssait particulièrement, surtout depuis que Valerio l’avait empêché d’être reçu dans la compagnie du Lézard, pour cause de laideur repoussante. Vincent, son frère aîné, avait été repoussé aussi pour avoir forfait à l’honneur et subi un procès infamant. Gian Antonio avait été seul admis à l’épreuve ; mais il n’avait pas pu boire trois mesures de vin sans perdre la tête et sans insulter par ses paroles plusieurs personnes respectables. Tous trois se trouvaient donc exclus de la compagnie d’une manière très-mortifiante, et, pour s’en venger, ils avaient fait accroire au Bozza qu’il était rejeté d’avance, parce qu’il était bâtard, et l’avaient ainsi empêché de se mettre sur les rangs.

Dominique s’élança donc au-devant de Valerio, qui voulait retourner à sa place et laisser la partie à un autre.

« Vous m’avez promis revanche, don Lézard, lui dit-il ; retirez-vous déjà votre épingle du jeu ? »

Valerio se retourna, regarda Dominique avec un sourire de mépris, et rentra dans l’arène avec lui sans l’honorer d’une autre réponse.

« Commencez, puisque vous êtes gagnant, dit Dominique d’un air d’ironie ; à tout seigneur tout honneur. »

Valerio s’élança et fit quatre bagues ; mais ce qui ne lui arrivait pas une fois sur cent lui arriva pour la cinquième bague : il la fit tomber par terre. Il avait été troublé par la figure de son père, qui venait tout à coup de se montrer à une des tribunes voisines. Le vieux Zuccato semblait soucieux ; il cherchait des yeux Francesco, et le regard sévère qu’il jeta à Valerio semblait lui demander, comme autrefois la voix mystérieuse à Caïn : — Qu’as-tu fait de ton frère ?

Les Bianchini avaient laissé échapper un cri de joie. Ils se croyaient sûrs d’être vengés par Dominique ; mais la précipitation orgueilleuse avec laquelle celui-ci fournit sa carrière le trahit. Il manqua la quatrième bague : Valerio était vainqueur. Dans toute autre circonstance, cette victoire n’eût pas satisfait son amour-propre ; mais il était si pressé de clore les jeux et d’aller à la recherche de son frère, qu’il respira en se voyant enfin autorisé à aller recevoir le prix. Déjà les petites mains de Maria lui tendaient l’écharpe brodée, et il s’apprêtait à mettre pied à terre, au bruit des acclamations, lorsque Bartolomeo Bozza, vêtu de noir de la tête aux pieds et la barrette ornée d’une plume d’aigle, parut dans l’arène si brusquement, qu’il sembla sortir de dessous terre. Il demandait à soutenir la partie des Bianchini.

« J’en ai assez, le jeu est fini, dit Valerio avec humeur.

— Et depuis quand, s’écria le Bozza d’une voix acre et mordante, un chef de course recule-t-il, au dernier moment, devant la crainte de perdre un prix mal acquis ! Aux termes du franc jeu, vous deviez une revanche à messer Dominique ; car il a été visiblement distrait à son dernier tour. D’ailleurs il est extrêmement fatigué, et vous ne devez pas l’être. Voyons ! si vous n’êtes pas aussi craintif et aussi fugace que le lézard, votre emblème, vous devez me donner partie.



Il comprit qu’il traversait le Pont des Soupirs. (Page 21.)

— Je vous donnerai cette partie, répondit Valerio irrité ; mais ce soir ou demain vous m’en donnerez une d’un genre plus sérieux pour la manière dont vous osez me parler. Allez, commencez. Je vous céde la main et vous rends trois points.

— Je n’en veux pas un seul, s’écria le Bozza. Vite, un cheval !… Quoi ! cette pitoyable rosse ? dit-il en se retournant vers le Maure qui lui présentait un cheval fougueux. N’en avez-vous pas une moins éreintée ?

En parlant ainsi, il s’élança sur le coursier avec une légèreté surprenante, sans mettre le pied à l’étrier, et il le fit cabrer et caracoler avec une audace qui prévint tout le monde en sa faveur ; puis s’élançant comme la foudre dans la carrière :

« Je ne joue jamais moins de dix bagues ! cria-t-il d’un ton arrogant.

— Soit, dix bagues ! » répondit Valerio, dont l’air soucieux commençait à ébranler la confiance de ses partisans.

Le Bozza enleva les dix bagues en un seul tour ; puis, arrêtant brusquement son cheval lancé au galop, à la manière intrépide et vigoureuse des Arabes, il sauta par terre tandis que l’animal se cabrait encore, jeta sa dague de jeu au milieu de l’arène, et alla se coucher nonchalamment aux pieds de Marietta Robusti, en regardant son adversaire d’un air froidement ironique.

Valerio, blessé au vif, sentit son courage renaître ; il avait onze bagues à prendre pour gagner. C’était bien ce qu’il était capable de faire, mais non ce qu’il avait précisément coutume de faire ; car les parties étaient rarement de plus de cinq, et il fallait que Bozza se fût beaucoup exercé pour obtenir d’emblée un tel succès. Néanmoins le mépris et le ressentiment donnaient des forces au jeune maître. Il partit et fit neuf bagues avec bonheur ; mais, au moment de toucher la dixième, il sentit qu’il tremblait, et donna un coup d’éperon à son cheval, afin de le faire dérober et d’avoir un prétexte pour se reprendre.



En parlant ainsi, il ôta sa riche chaîne d’or et la lui passa au cou.
(Page 27.)

« Eh bien ! » dit une voix dans la tribune voisine. C’était la voix du vieux Zuccato ; elle semblait dire : « Vous perdez du temps, Valerio, et votre frère est en danger. » Du moins Valerio se l’imagina, car il avait l’esprit frappé. Il ramena son cheval, et fit la dixième bague.

Le Bozza pâlit. Une seule bague restait à faire pour qu’il fût vaincu ; mais elle était décisive, et Valerio était visiblement ému. Cependant l’orgueil combattait cette terreur secrète, et il eût gagné infailliblement si Vincent Bianchini, vovant son triomphe imminent, et se trouvant à portée de se faire entendre de lui, ne lui eût dit en lui lançant un regard de malédiction :

« Oui, joue, gagne, réjouis-toi, animal rampant ; tu ne tarderas pas à ramper sous les plombs avec ton frère ! »

Au moment où il prononçait ce dernier mot, Valerio enfilait la bague ; il devint pâle comme la mort, et la laissa tomber. Des huées partirent de tous côtés ; les compagnons et tous les partisans des Bianchini firent éclater une joie insolente et furieuse.

« Mon frère ! s’écria Valerio, mon frère sous les plombs ! Où est le misérable qui a dit cela ? Qui a vu mon frère, qui peut me dire où est mon frère ? »

Mais ses cris se perdirent dans le tumulte ; l’ordre était rompu ; le Bozza recevait le prix, et s’en allait porté en triomphe par l’école des Bianchini, à laquelle se joignirent en cortège tous les mécontents qu’avaient faits les refus d’admission dans la compagnie du Lézard. Mille grossiers quolibets, mille lazzi sanglants partaient de cette horde bruyante. Les dames effrayées se pressaient contre les échafauds pour laisser passer cette bacchanale. Les compagnons du Lézard voulaient tirer l’épée et courir sus. Les sbires et les hallebardiers avaient grand’peine à les retenir. La foule s’écoulait en plaignant le beau Valerio, auquel presque tout le monde, et l’on peut dire toutes les femmes, s’intéressaient vivement. La petite Maria pleurait, et de dépit jeta sa couronne sous les pieds des chevaux. Dans ce pêle-mêle bruyant, Valerio, insensible à sa défaite et torturé d’inquiétude pour son frère, se mit à courir au hasard, la figure renversée, demandant son frère à tous ceux qu’il rencontrait.