Les Maîtres mosaïstes (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 09

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IX.

Les Bianchini ne furent pas longtemps à s’apercevoir de l’absence du Bozza et de la tristesse de Valerio. Vincent raconta avec un sourire brutal son artifice de la veille à ses deux frères ; et tous trois, encouragés par ce premier succès, résolurent de tout mettre en œuvre pour nuire aux travaux de la grande coupole et pour perdre les Zuccati. Après qu’ils eurent tenu conseil au cabaret, Vincent se remit sur la piste du Bozza, et le découvrit, à l’entrée de la nuit, dans les grands vergers qui s’étendent le long des lagunes, au faubourg de Santa-Chiara. Le Bozza côtoyait lentement une haie verdoyante entrecoupée de beaux arbres fruitiers qui se penchaient avec amour sur les ondes paisibles. Un silence profond régnait sur cette cité bocagère, et les dernières rougeurs du couchant s’éteignaient au loin sur le clocher rustique de l’île de la Certosa. De ce côté, Venise a la physionomie aussi naïve et aussi pastorale qu’elle l’a coquette, fière ou terrible en d’autres sites. On n’y voit aborder que des barques pleines d’herbes ou de fruits : on n’y entend d’autre bruit que celui du râteau dans les allées ou du rouet des femmes assises au milieu de leurs enfants sur le seuil des serres ; les horloges des couvents y sonnent les heures d’une voix claire et quasi féminine, dont rien n’interrompt la longue vibration mélancolique. C’est là qu’en d’autres jours le chantre de Childe-Harold vint souvent chercher le sens de certains secrets de la nature : grâce, douceur, charme, repos, mots mystérieux que la nature, impuissante ou impitoyable à son égard, lui renvoyait traduits par ceux de langueur, tristesse, ennui, désespoir. Là le Bozza, insensible aux bénignes influences d’une soirée délicieuse, était absorbé par le vol rapide et les combats acharnés des grands oiseaux de mer, qui, à l’heure du soir, se disputaient leur dernière proie, ou se pressaient de rejoindre leurs retraites mystérieuses. Ces spectacles de lutte et d’inquiétude étaient les seuls qui lui fussent sympathiques. Partout le vaincu lui semblait une personnification de ses rivaux ; et, quand le vainqueur poussait dans les airs son cri de rage et de triomphe, le Bozza croyait se sentir monter sur ses larges ailes vers le but de ses insatiables désirs.



Semblables à deux dogues furieux qui rugissent sourdement. (Page 13.)

Le Bianchini l’aborda en jouant la franchise, et, après lui avoir dit qu’il s’apercevait depuis longtemps des mauvais procédés des Zuccati à son égard, il le pria de lui dire, fût-ce sous le sceau du secret, s’il était résolu définitivement à quitter leur école.

« Il n’y a point là de secret à garder, répondit Bartolomeo ; car non-seulement c’est une chose résolue, mais encore c’est une chose faite. »

Bianchini exprima sa joie avec réserve, assura le Bozza qu’il eût pu rester dix ans avec les Zuccati sans faire un pas vers la maîtrise, et lui cita l’exemple du Marini, qui était un garçon de talent, et qui travaillait avec eux depuis six ans sans autre récompense qu’un salaire modeste et le titre de compagnon. « Le Marini se flatte, ajouta-t-il, de passer maître à la Saint-Marc, d’après la promesse de messer Francesco Zuccato ; mais…



Francesco et Valerio.

— Il le lui a promis ? positivement ? dit le Bozza dont les yeux étincelèrent.

— En ma présence, répondit Vincent. Il vous l’a peut-être promis à vous-même ! Oh ! il n’en coûte rien aux Zuccati de promettre ; ils traitent leurs apprentis comme ils traitent les procurateurs, en faisant plus de discours que de besogne. Ils ont de belles paroles pour expliquer à leurs dupes que l’art demande un long noviciat, qu’on tue un artiste dans sa fleur en le livrant trop tôt aux caprices de son imagination ; que les plus grands talents ont échoué pour s’être trop vite affranchis de l’étude servile des modèles, etc. Que ne disent-ils pas ? Ils ont appris par cœur, dans l’alelier de leur père (lorsque leur père avait un atelier), cinq ou six grands mots qu’ils ont entendu dire au Titien ou à Giorgione, et maintenant ils se croient maîtres en peinture, et parlent comme des arbitres. Vraiment, c’est si ridicule que je ne conçois pas que votre grand diable de l’Apocalypse, ce morceau si parfait, si comiquement traité, si bien encorné et de si belle humeur que je n’ai jamais pu le regarder sans rire, ne se détache pas de la muraille, et ne vienne pas, de sa queue de lion, leur donner sur les oreilles, quand ils disent des choses si ridicules et si déplacées dans leur bouche. »

Quoique le Bozza fût blessé de ces éloges grossiers donnés à son morceau capital, à une figure qu’il avait eu le dessein de rendre terrible et non grotesque, il éprouvait une joie secrète à entendre railler et déprécier les Zuccati. Quand le Bianchini crut avoir gagné sa confiance en caressant sa blessure, il lui fit l’offre de le prendre dans son école, et lui promit même un salaire très-supérieur à celui qu’il recevait des Zuccati ; mais il fut surpris de recevoir un refus pour toute réponse, et de ne pas voir la moindre satisfaction percer dans la contenance du Bozza. Il crut que le jeune compagnon voulait se faire marchander, afin d’obtenir de plus grands avantages pécuniaires. Les Bianchini ne concevaient pas, dans la vie d’artiste, un autre but, une autre espérance, une autre gloire, que l’argent.

Après avoir essayé vainement de le tenter par des offres encore plus brillantes, Vincent renonça à se l’associer, et, prenant l’air calme d’un homme tout à fait désintéressé, il chercha, en le flattant et en conversant avec lui, à pénétrer les causes de ce refus et les désirs cachés de son ambition. Cela ne fut pas difficile. Le Bozza, cet homme si défiant et si réservé, que l’amitié la plus sincère ne pouvait lui arracher l’aveu de ses faiblesses, cédait, comme un enfant, aux séductions de la plus grossière flatterie ; la louange était à ses poumons comme l’air vital, sans lequel il ne faisait que souffrir et s’éteindre. Quand le Bianchini vit que sa seule pensée était de passer maître, et d’avoir les glorioles du métier, l’autorité, l’indépendance, le titre, sauf à ne tirer aucun profit de sa peine, et à souffrir longtemps encore toutes les privations, il conçut un profond mépris pour cette ambition, moins vile que la sienne ; et il s’en fût moqué ouvertement, s’il n’eût compris qu’il pouvait encore l’exploiter au détriment des Zuccati.

« Ah ! mon jeune maître, lui dit-il, vous voulez commander et ne plus servir ! C’est tout simple, je le conçois bien, de la part d’un homme de talent comme vous. Eh bien ! viva ! il faut passer maître ; mais non pas dans une misérable ville de province où vous suerez nuit et jour pendant vingt ans sans faire parler de vous. Il faut passer maître à Venise même, à Saint-Marc, supplanter et remplacer les Zuccati.

— Voilà ce qui est plus facile à dire qu’à faire, répondit le Bozza ; les Zuccati sont tout-puissants.

— Peut-être pas tant que vous croyez, répliqua le Bianchini. Voulez-vous m’engager votre parole de vous fier à moi et de m’aider dans tous mes desseins ? Je vous engagerai la mienne qu’avant six mois les Zuccati seront chassés de Venise, et nous deux, vous et moi, maîtres absolus dans la basilique. »

Vincent parlait avec tant d’assurance, et il était connu pour un homme si persévérant, si habile et si heureux dans toutes ses entreprises ; il avait échappé à tant de périls, et réparé tant de désastres, où tout autre se fût brisé, que le Bozza ému sentit un frisson de plaisir courir dans ses veines, et la sueur lui coula du front comme si le soleil sortant de la mer, où il venait de s’éteindre, eût fait tomber sur lui les plus chauds rayons de la vie.

Bianchini, le voyant vaincu, lui prit le bras, et l’entraînant avec lui :

« Venez, lui dit-il, je veux vous faire voir avec les yeux de votre tête un moyen infaillible de perdre nos ennemis ; mais auparavant vous allez vous engager par serment à ne pas être pris d’un mouvement de sensibilité imbécile, et à ne pas faire échouer mes projets. Votre témoignage m’est absolument nécessaire. Êtes-vous sûr de ne reculer devant aucune des conséquences de la vérité, quelque dures qu’elles puissent être à vos anciens maîtres !

— Et où donc s’arrêteront ces conséquences ? demanda le Bozza étonné.

— À la vie seulement, répondit Bianchini. Elles entraîneront le bannissement, le déshonneur, la misère.

— Je ne m’y prêterai pas, dit sèchement le Bozza en s’éloignant du tentateur. Les Zuccati sont d’honnêtes gens après tout, et je ne sais pas pousser le dépit jusqu’à la haine ; laissez-moi, messer Vincent, vous êtes un méchant homme.

— Cela vous paraît ainsi, répondit Vincent sans s’émouvoir d’une qualification dont il avait depuis longtemps cessé de rougir ; cela vous effraie, parce que vous croyez à l’honneur des frères Zuccati. C’est très-joli et très-naïf de votre part. Mais si on vous faisait voir (et je dis voir par vos yeux) que ce sont des gens de mauvaise foi, qui trompent la république, abusent de ses deniers en volant leur salaires et en frelatant l’ouvrage ; si je vous le fais voir, que direz-vous ? Et si, vous l’ayant fait voir, je vous somme en temps et lieu de rendre témoignage à la vérité, que ferez-vous ?

— Si je le vois par mes yeux, je dirai que les Zuccati sont les plus grands hypocrites et les plus insignes menteurs que j’aie jamais rencontrés ; et si, dans ce cas, je suis sommé de rendre témoignage, je le ferai, parce qu’ils m’auront indignement joué, et que je hais trop les hommes qui ont le droit de marcher sur les autres pour ne pas abhorrer ceux qui s’arrogent ce droit au prix du mensonge. Eux, des voleurs el des infâmes ! je ne le crois pas ; mais je le voudrais bien, ne fût-ce que pour avoir le plaisir de leur dire en face : « Non ! vous n’aviez pas le droit de me mépriser ! »

— Suivez-moi, dit le Bianchini avec un affreux sourire ; la nuit est close, et nous pouvons d’ailleurs pénétrer dans la basilique à toute heure sans exciter les soupçons de personne. Venez, et si vous ne manquez pas de cœur, avant six mois vous ferez au plus haut du plafond de la basilique un grand diable jaune qui rira plus haut que tous les autres et qui vous vaudra cent ducats d’or. »

En parlant ainsi, il se glissa parmi les arbres embaumés ; et le Bozza, foulant d’un pas mal assuré les bordures de thym et de fenouil, le suivit tout tremblant, comme s’il se fût agi de commettre un crime.