Les Maîtres mosaïstes (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 08

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VIII.

Le Bozza n’était point un artiste sans mérite. Bien supérieur aux Bianchini, qui n’étaient que des ouvriers diligents et soigneux, il avait reçu des Zuccati les notions élevées du dessin et de la couleur. Ses lignes étaient élégantes et correctes, ses tons ne manquaient pas de vérité, et, pour rendre le brillant et la richesse d’une étoffe, il surpassait peut-être Valerio lui-même. Mais si, à force d’études et de persévérance, il était arrivé à rendre avec succès les effets matériels de l’art, il était loin d’avoir dérobé au ciel le feu sacré qui donne la vie aux productions de l’art, et qui constitue la supériorité du génie sur le talent. Le Bozza avait trop d’intelligence, il cherchait d’ailleurs avec trop d’anxiété le secret de cette supériorité dans les autres, pour ne pas comprendre ce qui lui manquait et pour ne pas chercher ardemment à l’acquérir. Mais c’était en vain qu’il essayait de communiquer à ses figures la grâce touchante ou l’enthousiasme sublime qui animaient celles des Zuccati. Il ne réussissait qu’à peindre les émotions physiques. Dans la scène de l’Apocalypse, ses figures de démons et de damnés étaient fort bien traitées ; mais, bien que ce fût là son triomphe, il n’avait pas su donner à ces emblêmes de la haine et de la douleur le sentiment intellectuel qui devait caractériser des images religieuses. Les maudits ne semblaient tourmentés que par l’ardeur des flammes qui les dévoraient ; nul sentiment de honte ou de désespoir ne se peignait dans leurs traits contractés par la fureur. Les anges rebelles ne gardaient rien de leur céleste origine. Le regret de leur grandeur première était étouffé par une affreuse ironie, et, en contemplant ces traits immondes, ces rires féroces, ces tortures qui rappelaient l’inquisition plus que le jugement de Dieu, on éprouvait moins d’émotion que d’étonnement, moins de terreur que de dégoût.

Malgré ces défauts, appréciables seulement aux organisations élevées, le travail du Bozza avait des qualités éminentes, et les Zuccati avaient bien connu ses forces en le lui confiant. Mais, lorsqu’il avait voulu s’essayer dans des sujets plus nobles, il avait complètement échoué. Ses mouvements majestueux étaient raides, ses figures inspirées grimaçaient ; ses anges agitaient en vain des ailes fortes et brillantes ; leurs pieds semblaient invinciblement liés dans le ciment, et leurs regards n’avaient d’autre éclat que celui de l’émail et du marbre.

Les peintres, mécontents, ne retrouvaient plus leur pensée dans l’exécution cependant fidèle de leurs dessins, et les Zuccati étaient forcés de retoucher péniblement tout ce qui constituait dans ces figures le sentiment et la représentation de la vie morale. Depuis que la scène de l’Apocalypse était achevée, le Bozza avait donc été employé au grand feston du cintre ; et, comme il trouvait indigne de lui de copier servilement des ornements, il avait subi intérieurement toutes les tortures de l’orgueil humilié. C’était pourtant avec une douceur et une délicatesse extrême que les Zuccati lui avaient fait sentir la nécessité de laisser les sujets sacrés à des mains plus habiles, et de terminer les détails de la voûte en attendant que des sujets appropriés au genre de son talent fussent confiés à leur école. Bozza ne tenait pas compte des leçons particulières de dessin et de peinture que les Zuccati lui donnaient aux heures de leur loisir. Il ne concevait pas de plus grande affaire au monde que le soin de sa gloire future, et reprochait secrètement à Valerio d’avoir des goûts de plaisir qui l’empêchaient de lui consacrer tous ses moments de liberté ; à Francesco, de faire pour son propre compte des études sérieuses qui le forçaient quelquefois d’abréger sa leçon ou de la remettre au lendemain. Il se persuadait que ces maîtres craignaient d’être dépassés par lui et le privaient des moyens de s’instruire rapidement, afin d’exploiter plus longtemps son travail à leur profit. Il se livrait alors, dans le secret de son âme, à toutes les misères de la défiance et du ressentiment.

D’autres fois (et ces instants étaient encore plus cruels), il ouvrait les yeux à l’évidence, et s’apercevait que, malgré les excellentes leçons et les conseils désintéressés qu’on lui donnait, il ne faisait pas les progrès qu’il aurait dû faire, il sentait amèrement tous les défauts de son œuvre, et se demandait avec effroi si, hors d’une certaine portée de talent, il n’était pas à jamais frappé d’impuissance. Il voyait ce qui lui manquait, et ne pouvait le réaliser ; sa main semblait traduire en langue vulgaire les poétiques élans de son cerveau, et il n’était pas loin de croire à l’action jalouse des puissances infernales sur sa destinée. Souvent Valerio lui avait dit : « Bartolomeo, le plus grand obstacle au développement de tes facultés, c’est l’inquiétude où tu te consumes. Rien de beau et de grand ne peut éclore sans le souffle fécond d’un cœur chaud et d’un esprit libre. Il faut toute la santé du corps et de l’âme pour produire une œuvre saine ; et ce qui sort d’un cerveau malade n’a pas les conditions de la vie. Si, au lieu de passer les nuits à rêver les honneurs de la célébrité, tu t’endormais joyeux auprès de ta maîtresse ; si, au lieu de verser les larmes desséchantes de l’ennui, tu pleurais de tendresse et de sympathie dans le sein d’un ami ; si enfin, aux heures où la lassitude ne te permet plus de soutenir les outils et de discerner les nuances, plutôt que de fatiguer ta vue et d’épuiser ta volonté, tu cherchais dans les distractions de ton âge, dans les innocentes passions de la jeunesse, un moyen de retremper les forces de l’artiste, en leur donnant pour quelques instants un autre aliment, je crois que tu serais surpris, en retournant au travail, de sentir ton cœur battre avec force, tout ton être transporté d’une joie inconnue et d’une espérance victorieuse. Mais tu t’arranges de manière à être toujours triste, à défaillir à toute heure sous le poids de la vie ; comment veux-tu donner à ton œuvre cette vie qui n’est pas en toi-même ? Si tu continues ainsi, tous les ressorts de ton génie seront usés avant que tu aies pu les faire servir. À force de contempler le but et de t’exagérer le prix de la victoire, tu oublieras de connaître les douces émotions et les joies pures de la production. L’art, pour se venger de n’avoir pas été aimé pour lui-même, ne se révélera que de loin à tes yeux éblouis et trompés ; et si tu arrives par des moyens bizarres à obtenir les vains applaudissements de la foule, tu ne sentiras pas en toi-même cette satisfaction généreuse de l’artiste consciencieux qui contemple en souriant l’ignorance des juges grossiers, et qui se console de sa misère, pourvu qu’il puisse s’enfermer dans un taudis ou dans un cachot avec sa muse, et goûter dans ses bras des ravissements inconnus au vulgaire. »

Le malheureux artiste sentait bien la vérité de ces observations ; mais, au lieu de voir que Valerio les lui adressait dans la simplicité de son âme, et avec le désir sincère de le mettre dans la bonne voie, il lui attribuait le sentiment impie d’une joie secrète et d’un mépris cruel à la vue de ses souffrances. Découragé et désespéré, il s’écriait alors : « Oui, cela est trop vrai, Valerio ! je suis perdu. Je suis consumé comme une torche tourmentée par le vent, avant d’avoir jeté mon éclat et fourni ma lumière. Vous le savez bien, et vous mettez le doigt dans la plaie. Vous connaissez le secret de votre force et celui de ma faiblesse. Triomphez donc, humiliez-moi, méprisez mes rêves, déjouez mes espérances, raillez jusqu’à mes désirs. Vous avez su employer votre énergie, vous avez gouverné le coursier, vous l’avez dompté ; moi je l’excite sans cesse, et, emporté par lui, je vais me briser au premier obstacle. »

C’était en vain alors que les deux Zuccati cherchaient à l’apaiser et à lui rendre l’espérance ; il repoussait leur sollicitude, et, blessé de leur compassion, il allait cacher sa misère loin de tous les regards et de toutes les consolations.

Voyant que leurs conseils affectueux ne servaient qu’à irriter la souffrance de cette âme froissée, les deux jeunes maîtres avaient donc peu à peu cessé de lui parler de lui-même ; le Bozza en avait conclu qu’ils ne l’aimaient point, et qu’ils avaient peur de le voir profiter trop bien de leurs conseils. La malheureuse nécessité d’abandonner un travail noble et intéressant, pour terminer à époque fixe des ornements fastidieux, avait achevé de l’aigrir. Il avait donc pris la résolution de les quitter aussitôt que son engagement serait expiré ; car il n’espérait pas qu’ils le proposassent à la maîtrise, comme ils en avaient le droit, aux termes de leur engagement avec les procurateurs. Ce droit ne s’étendait qu’a un seul élève par année, et Ceccato et Marini, ses jeunes confrères, lui semblaient être beaucoup mieux que lui dans l’esprit des Zuccati. Il avait l’intention d’aller à Ferrare ou à Bologne se faire agréer comme maître, et former une école ; car, s’il était un des derniers à Venise, il pouvait espérer d’être un des premiers dans une ville moins riche et moins illustre. Sa querelle avec Valerio avait à ses yeux le double avantage de lui rendre la liberté et de lui fournir l’occasion d’une vengeance. Les travaux n’étaient pas terminés, la Saint-Marc approchait, les instants étaient comptés. Dans les deux écoles on redoublait d’ardeur pour ne point rester en arrière des engagements contractés. L’absence ou le départ d’un apprenti était donc dans ce moment un véritable échec, et compromettait sérieusement le succès des efforts inouïs qu’on avait faits jusqu’à ce jour pour n’être point dépassé par l’école rivale.