Les Mœurs du jour (Cooper)/Chapitre XXIV

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 30p. 306-317).



CHAPITRE XXIV.


Le temps est précieux, et j’irai droit au but.
Le Comte d’Essex.



La prison offrait une scène bien différente. Un calme solennel régnait dans la galerie, et la bonne mistress Gott elle-même, fatiguée de l’émotion du jour, s’était retirée pour prendre quelque repos. Une simple lampe brûlait dans la cellule ; et des formes sombres étaient obscurément visibles dans le passage, sous l’influence directe de ses rayons. Deux ombres étaient assises, tandis qu’une troisième arpentait d’un pas lent et tranquille le plancher de pierre que recouvrait un tapis. Les premières étaient les formes fuyantes d’Anna Updyke et de Marie Moulin ; la dernière était celle de Marie Monson. Pendant une demi-heure la prisonnière était restée à genoux, demandant de la force pour supporter un fardeau plus lourd qu’elle ne s’y attendait ; et comme il arrive à ceux qui s’adressent au ciel pour en obtenir du secours, surtout si ce sont des femmes, elle recueillait le fruit de sa prière. Cependant elle n’avait pas proféré une syllabe, depuis qu’elle avait quitté la cellule. Sa voix douce, mélodieuse et distinguée se fit entendre pour la première fois :

— Ma situation est des plus extraordinaires, Anna, dit-elle ; elle est presque au-dessus de mes forces. Ce jour-ci a été terrible, toute calme que j’aie pu paraître ; et je crains que celui de demain ne soit encore plus dur à supporter. Il y a dans les yeux de ce Williams une expression qui m’alarme et me révolte à la fois. Je dois m’attendre à trouver en lui un implacable ennemi.

— Pourquoi, alors, ne pas vous soustraire à des scènes pour lesquelles vous êtes si peu faite, et ne pas abandonner à lui-même cet impudent Williams et ses projets de butin ?

— Cela ne pourrait me convenir. Plusieurs raisons importantes me font une loi de rester. Si je profitais des clés que j’ai en ma possession et que je quittasse la prison pour n’y plus revenir, la bonne mistress Gott et son mari seraient probablement pendus tous deux. Bien qu’ils ignorent ce que l’argent et l’adresse ont fait pour moi, il serait, difficile de faire croire au monde qu’ils sont innocents ; mais une raison plus élevée encore m’engage à demeurer : c’est que je veux réhabiliter ma réputation.

— Personne ne songera à vous confondre avec Marie Monson et en vous rendant à l’étranger, comme c’est, dites-vous, votre intention, vous échapperiez même au soupçon.

— Vous connaissez peu le monde, ma chère. Je vois que toutes les utiles leçons que je vous ai données comme un tendre Mentor, sont déjà oubliées. Les six années de différence entre votre âge et le mien m’ont donné une expérience qui me détend d’agir de la sorte. Rien ne nous suit plus infailliblement qu’une mauvaise renommée, quoiqu’on oublie assez facilement la bonne. Sous le nom de Marie Monson j’ai été accusée de ces crimes graves ; sous le nom de Marie Monson je veux en être acquittée. Je sens une affection pour ce rôle, et je ne le dégraderai pas par une action aussi basse que la fuite.

— Pourquoi, alors, ne pas recourir aux autres moyens que vous possédez, pour obtenir un prompt triomphe en pleine Cour ?

Comme Anna posait cette question, Marie Monson se trouva sous la lumière et s’arrêta. Sa belle figure fut éclairée, et son amie y vit une expression qui la chagrina. Elle ne dura qu’un instant, mais cet instant fut assez long pour qu’Anna désirât n’en avoir pas été témoin. Déjà dans plusieurs occasions cette même expression l’avait mise mal à l’aise ; mais le méchant regard était vite effacé par une élégance de manières qui empruntait son charme à une physionomie aussi douce d’ordinaire qu’un beau ciel de septembre. Avant de reprendre sa marche, Marie Monson secoua la tête en signe de dissentiment à la proposition de son amie ; sa forme obscure et gracieuse se refléta de nouveau dans la galerie.

— Ce serait prématuré, dit-elle, et je manquerais mon but. Je ne priverai pas cet excellent M. Dunscomb de son honnête triomphe. Quel air calme et distingué il avait aujourd’hui ! quelle fermeté et quelle ardeur il a déployées, quand il l’a fallu !

— L’oncle Tom est la bonté même, nous l’aimons comme un père.

Une pause suivit, pendant laquelle Marie Monson parcourut toute la longueur de la galerie, plongée dans ses pensées.

— Votre avenir, à vous, promet d’être heureux, ma chère, dit-elle. D’âges bien assortis, ainsi que de caractères, de rangs, de pays, oui de pays ; car une Américaine ne devrait jamais épouser un étranger.

Anna Updyke ne répliqua pas ; il se fit un silence, qui fut interrompu par le grincement de la clé dans la porte extérieure.

— C’est votre nouveau père, Anna, qui vient vous reconduire chez vous. Merci, bonne et généreuse jeune fille. Je sens les sacrifices que, votre amie et vous, vous faites pour moi, et j’en emporterai le souvenir au tombeau. De sa part, je n’y avais pas de droits, et de la vôtre, je n’en avais que de bien légers. Vous avez été pour moi, en vérité, les plus tendres amies ; toutes deux vous m’avez été d’un grand secours, quand j’en avais le plus besoin. Je ne sais comment j’aurais pu faire sans vous. Mistress Gott est la complaisance et la douceur personnifiées ; mais pour mille choses elle est si différente de nous, que j’en ai souvent été affligée. Dans mes rapports avec vous, quelle différence ! Malgré tout ce que vous savez, vous ne cherchez pas à rien pénétrer pas une question, pas un regard pour m’embarrasser ; avec une confiance si absolue et si divine en mon innocence, j’aurais été votre sœur, que votre appui n’eût pas été plus ferme et plus dévoué.

Suivit une courte pause pendant laquelle cette singulière femme sourit, et sembla se parler à elle-même, elle continua, après avoir embrassé sa compagne de la manière la plus affectueuse, et en marchant avec elle jusqu’à la porte de la galerie, où l’on annonça que le docteur attendait sa belle-fille.

— Je voudrais savoir si la famille partage la même confiance. Monsieur John Wilmeter, par exemple ?

— Oh ! il est persuadé de votre entière innocence. Ce fut lui qui excita en moi tant d’intérêt en votre faveur, avant que j’eusse la moindre idée de vous avoir jamais rencontrée auparavant. C’est un jeune homme d’un noble cœur, et doué d’une foule d’excellentes qualités ; un peu romanesque, mais ça n’en est pas plus mal, ma chère, comme vous finirez par vous en convaincre. Hélas ! hélas ! ces mariages bâtis sur une inscription de rente ou sur un inventaire, auraient besoin, pour être heureux, de quelque chose de bien différent de ce qu’ils procurent. M. Wilmeter m’a dit que nul témoignage ne pourrait le faire croire à ma culpabilité. C’est là une confiance Anna, bien digne de toucher le cœur d’une femme, si les circonstances le permettaient. J’aime aussi ce Michel Millington ; le nom m’est cher, comme la race dont il sort. N’importe ; le monde va son train, malgré nos regrets et nos plaintes. Et l’onde Tom, Anna, que pensez-vous de son opinion réelle ? m’est-elle favorable, ou non ?

Anna Updyke avait découvert dans Dunscomb une disposition au doute, et elle avait naturellement de la répugnance à communiquer à son amie un fait si déplaisant. Lui donnant un baiser affectueux, elle s’éloigna au plus vite à la rencontre de Mac-Brain, qui l’attendait dehors. En quittant l’habitation annexée à la prison, le docteur et Anna rencontrèrent Timms, qui hâtait le pas afin d’obtenir une entrevue avec sa cliente avant qu’elle se retirât pour se reposer. Sur sa demande, on permit au membre de la loi d’entrer.

— Je suis venu, miss Marie, nom que Timms donnait maintenant à sa cliente, chargé d’un message qui, je le crains, sera inutile ; mais j’ai cru de mon devoir de vous en informer, comme étant votre meilleur ami et l’un de vos conseillers légaux. Vous avez déjà entendu ce que j’avais à vous dire au sujet d’une proposition faite par le proche parent de se retirer de l’accusation, ce qui vous délivrera en même temps de ce Williams dont vous êtes tout à fait dégoûtée, j’imagine, à l’heure qu’il est. Je viens en ce moment vous dire que l’offre est renouvelée avec beaucoup d’instance, et que vous avez encore l’occasion de diminuer, au moins de moitié, la force de vos ennemis. Williams peut compter pour plus de moitié dans tout ce qui se machine dans ce procès au nom de l’État.

— La proposition doit être faite en termes plus formels, et il faut que je voie distinctement ce qu’on attend de moi, monsieur Timms, avant de pouvoir donner aucune réponse, dit Marie Monson. Mais peut-être désirez-vous être seul avec moi, avant d’être plus explicite. Je vais dire à ma suivante d’aller dans l’intérieur de la cellule.

— Il pourrait être plus prudent d’aller nous-mêmes dans l’intérieur de la cellule, et de laisser votre domestique dehors. Ces galeries portent le son comme des cornets acoustiques, et nous ne savons jamais quel peut être notre proche voisin dans une prison.

Marie consentit tranquillement à la proposition, priant en français sa suivante de rester dehors, dans l’obscurité, tandis qu’elle profitait de la lumière de la lampe dans la cellule.

Par la grandeur, la forme et les matériaux, la cellule de Marie Monson était nécessairement semblable à celle de chaque habitant de la prison. Mais le goût et l’argent avaient converti même cet endroit en une pièce confortable sous tous les rapports, si ce n’est sous celui de l’étendue. Deux cellules ouvrant sur la galerie, grâce aux bons offices de mistress Gott, avaient été appropriées à l’usage exclusif de la belle prisonnière ; l’une avait été meublée comme une chambre à coucher, tandis que celle où Timms était reçu en ce moment avait plutôt l’air d’un boudoir. Elle était recouverte d’un beau tapis, et avait une foule de ces petites élégances dont les femmes d’un goût cultivé et d’une belle fortune aiment à s’entourer. La harpe qui avait occasionné tant de scandale, et avec elle, une guitare se trouvait là ; des chaises de formes différentes, et commodes chacune dans son genre, encombraient la pièce, peut-être jusqu’au superflu. Comme c’était la première fois que Timms était admis dans la cellule, il était tout yeux, regardant avec un secret plaisir toutes ces marques de la richesse étalées devant lui. Après qu’on l’eut prié de s’asseoir, il se passa une minute avant qu’il répondît à l’invitation, tant sa curiosité était vivement éveillée. Ce fut pendant cette minute que Marie Moulin alluma quatre bougies, qui étaient déjà arrangées dans des candélabres de bronze, et qui produisirent dans cette petite pièce une lumière éclatante. Ces bougies étaient en blanc de baleine, substance qui remplace la cire en Amérique. Rien de ce qu’il vit alors, ou de ce qu’il avait jamais vu dans ses rapports avec sa cliente, ne fit sur Timms une si profonde impression que ce luxe de lumière. Accoutumé à lire ou à écrire avec deux mesquines chandelles de suif, quand il ne se servait pas d’une lampe, il crut voir, dans son imagination frappée, quelque chose de royal dans cet appareil éblouissant.

Était-ce une réponse que Marie Monson voulait donner en faisant à Timms une réception si extraordinaire, c’est ce que nous laisserons à la sagacité du lecteur à deviner ; mais les circonstances pourraient bien conduire à cette conclusion. Il y avait en elle un air de satisfaction, quand elle promena ses regards dans la cellule et en embrassa tous les arrangements, qui justifierait assez cette supposition. Néanmoins son maintien fut parfaitement calme, et ne trahit nullement ce malaise inquiet d’une personne de basse condition, pouvant craindre que tout ne fût pas convenable. Toutes les dispositions furent laissées au soin de la servante ; et lorsqu’à la fin Marie Moulin quitta la cellule et ferma la porte derrière elle, toute pensée de la pièce et de son ameublement sembla s’évanouir de l’esprit de son extraordinaire maîtresse.

— Avant que vous commenciez à me communiquer l’objet de votre visite, monsieur Timms, dit Marie Monson, je vous demanderai la permission de vous poser quelques questions de mon chef sur l’état de notre cause. Avons-nous gagné ou perdu par la procédure d’aujourd’hui ?

— Évidemment nous avons gagné, comme le confirmera l’opinion de tout membre du barreau.

— Telle a été ma manière de voir, et je suis aise d’apprendre qu’elle est corroborée par des juges si compétents ; j’avoue que l’accusation ne me paraît pas faire usage de la force qu’elle possède réellement. Cette Jeanne Pope a échoué misérablement au sujet de la pièce d’or.

— Elle n’a pas fait, à coup sûr, grand bien à nos adversaires.

— Comment le jury est-il disposé, monsieur Timms ?

Quoique cette question fût posée d’une manière si directe, Timms l’entendit avec malaise. Il n’aima pas non plus l’expression des yeux de Marie Monson, qui semblait le regarder avec une finesse qui pouvait impliquer de la défiance. Mais il fallait répondre, et il le fit avec circonspection, de manière à ne pas se compromettre.

— Assez bien, dit-il, quoique pas tout à fait aussi ennemi des peines capitales que je l’avais espéré. Nous avons récusé d’emblée un des plus rusés garnements du comté, et nous avons mis à sa place un homme dont je dispose assez à mon gré.

— Et les histoires, les bruits ont-ils bien circulé ?

— Un peu trop bien, j’en ai peur. Celle qui concerne votre mariage avec un Français, et votre séparation d’avec lui, s’est propagée dans toutes les villes inférieures du comté, de Dukes comme un vaste incendie. Elle est même venue aux oreilles de l’esquire Dunscomb, et se trouvera demain dans les journaux d’York.

Un petit tressaillement trahit la surprise de la prisonnière ; il fut accompagné d’un regard qui sembla marquer le déplaisir de ce qu’un conte mis en circulation par elle-même, selon les apparences actuelles, se fût étendu si au loin.

— Monsieur Dunscomb ! répéta-t-elle d’un air rêveur, l’oncle Tom d’Anna Updyke ; c’est un homme à qui une pareille histoire peut donner beaucoup à penser. Je voudrais qu’elle ne lui fût pas parvenue, à lui, moins qu’à personne, monsieur Timms.

— Si je puis juger de ses opinions par des actes et des expressions insignifiantes qui lui ont échappé, je suis porté à croire qu’en somme il ajoute foi à l’histoire.

Marie Monson sourit ; et, conformément à son habitude quand elle réfléchissait sérieusement, ses lèvres s’agitèrent ; quelques mots qu’elle murmura à voix basse purent être entendus d’une personne aussi près d’elle que l’était son compagnon.

— Il est temps maintenant, monsieur Timms, de mettre l’autre histoire en circulation, dit-elle avec vivacité. Qu’un rapport suive l’autre ; cela divisera les croyances du peuple. Il nous faut ici déployer de l’activité.

— Il y a moins de nécessité à nous remuer dans cette affaire, vu que Williams s’en est emparé d’une manière ou d’une autre, et que ses agents la répandront partout, longtemps avant que la cause vienne devant le jury.

— C’est heureux ! s’écria la prisonnière, applaudissant avec délice de ses jolies mains gantées. Une histoire aussi terrible que celle-là doit produire une réaction puissante, quand on viendra à en démontrer la fausseté. Je regarde ce conte comme la plus savante de nos manœuvres, monsieur Timms.

— Mais oui, c’est vrai ; je crois, miss Marie, qu’elle peut passer pour la plus hardie.

— Et cet effronté Williams, comme vous l’appelez, s’en est déjà emparé, et le croit vrai ?

— Ce n’est pas surprenant ; il est accompagné d’une foule de petits faits si probables.

— Je suppose que vous connaissez le nom que Shakspeare donne à une semblable invention, monsieur Timms ? dit Marie Monson en souriant.

— Cet auteur ne m’est pas très-familier, Madame. Je sais qu’il exista un tel écrivain, et qu’il fut en grand renom, de son temps ; mais je ne puis dire l’avoir jamais lu.

La charmante prisonnière tourna sur son compagnon ses grands yeux bleus si expressifs d’un air ébahi ; mais son éducation l’empêcha de formuler sa pensée et son sentiment.

— Shakspeare est un écrivain très-généralement estimé, répondit-elle après avoir balbutié un moment et s’être retenue un autre ; je crois qu’on le place d’ordinaire à la tête de notre littérature anglaise, sinon à la tête de celle de tous les temps et de toutes les nations ; Homère, peut-être, excepté.

— Quoi ! plus haut, vous croyez, miss Marie, que Blackstone et Kent ?

— Ce sont là des auteurs dont je ne connais rien, monsieur Timms. Mais, voyons, Monsieur, je suis prête à écouter votre message de ce soir.

— C’est l’ancienne affaire. Williams m’a reparlé au sujet des cinq mille dollars.

— Monsieur Williams a ma réponse. Si cinq mille oboles suffisaient pour l’acheter, il ne les recevrait pas de moi.

Ceci fut dit avec un froncement de sourcils ; et alors l’observateur eut occasion de remarquer sur un visage d’ailleurs si beau les lignes qui indiquaient l’opiniâtreté et un esprit rebelle à toute espèce de contrôle.

— C’est ce que je lui ai dit, miss Marie, répondit Timms ; mais il ne paraît pas disposé à prendre«  non » pour une réponse. Williams suit un dollar à la piste.

— Je suis tout à fait certaine d’un acquittement, monsieur Timms ; et ayant tant souffert et tant hasardé, je n’aime pas à rejeter le triomphe de ma prochaine victoire. Il y a dans ma position quelque chose de puissamment excitant, et j’aime l’excitant jusqu’à la faiblesse peut-être. Non, non ; il ne faut pas ternir l’éclat de mon succès par quelque marché ténébreux. Je n’écouterai pas la proposition un seul instant.

— À ce que je comprends, le fait de vous procurer la somme demandée ne formerait pas précisément un obstacle à cet arrangement ? demanda Timms d’un air d’indifférence qui cachait l’intérêt réel qu’il prenait à la réponse.

— Pas le moins du monde. L’argent pourrait être dans ses mains avant la réunion de la Cour demain ; mais il n’en aura jamais de moi. Que M. Williams le sache d’une manière définitive ; et dites-lui de mettre tout en œuvre contre moi.

Timms fut un peu surpris, et fort mal à l’aise à la déclaration de cette bravade et de ce défi ; il n’en pouvait résulter rien de bon et beaucoup de mal. Tandis qu’il était enchanté d’entendre pour la quatrième ou cinquième fois combien il serait facile à sa belle cliente de disposer d’une somme aussi considérable que la somme demandée, il résolut en secret de ne pas faire connaître à l’homme qui l’avait envoyé la manière dont son message avait été accueilli. Williams était assez dangereux sans cela, et Timms vit qu’il hasardait beaucoup à envenimer son ressentiment.

— Et maintenant que cette affaire est conclue, monsieur Timms, car je désire qu’on n’en fasse plus désormais mention, reprit l’accusée disons encore un mot de notre nouvelle manœuvre. Votre agent a fait circuler une histoire, d’après laquelle j’appartiens à une bande de voleurs qui s’associent pour piller la société, et c’est à ce titre que je suis venue dans le comté de Dukes pour accomplir un de ces criminels méfaits, n’est-ce pas ?

— C’est la substance du bruit que nous avons propagé d’après votre désir ; quoique je pusse désirer qu’il n’eût pas si bien pris, et que nous eussions plus de temps pour la réaction.

— La force d’une rumeur fait son grand mérite ; quant au temps, nous en avons suffisamment pour l’accomplissement de nos desseins. La réaction est le grand levier de la popularité, comme je l’ai entendu dire mille fois. C’est toujours celui qui agit le plus puissamment, quand tourne le vent de la faveur. Que le public soit bien pénétré de l’idée qu’un bruit aussi injurieux a été mis en circulation aux dépens d’une femme dans ma cruelle position, il y aura un courant de sentiments contraires d’un entraînement irrésistible.

— J’adopte l’idée, miss Marie ; mais, excellente dans certains cas, elle est un peu hasardeuse dans celui-ci. Supposez qu’on fût convaincu que ce bruit vient de nous ?

— C’est impossible, si on a pris les précautions que j’ai indiquées. Vous n’avez pas négligé mes conseils, Timms ?

L’avocat n’y avait pas manqué ; et grande avait été sa surprise en voyant la malice et la finesse déployée par cette femme singulière, pour répandre un bruit qui lui aurait certainement été préjudiciable, si on ne l’avait arrêté et réfuté au moment le plus critique pour son sort à venir. Néanmoins, par déférence pour les ordres absolus de Marie Monson, cette mesure hasardée avait été prise, et Timms attendait avec impatience le moment d’être instruit des moyens qu’il fallait mettre en jeu pour contrebalancer le tort qu’on s’était fait volontairement, et en faire, au moyen de la réaction, des instruments de réhabilitation.

Après avoir terminé ces deux points préliminaires au sujet des bruits et de la proposition de Williams, Timms crut l’instant favorable pour faire une ouverture. Il n’osait pas encore parler directement d’amour, bien que depuis quelque temps il eût à mots couverts, fait entrevoir sa passion. Outre le motif de cupidité, motif très-important aux yeux d’un pareil homme, le cœur de Timms, tout grossier qu’il était, avait réellement subi l’influence de la beauté de Marie Monson, de ses manières, de ses talents, de ses connaissances, toutes choses qui sont le privilège d’une classe plus élevée que celle qu’il fréquentait, et qui, pour lui, étaient des sujets d’étonnement, sinon d’adoration. Cet homme avait un cœur comme un autre ; et tandis que John Wilmeter n’avait éprouvé qu’une inclination purement passagère, produite autant par l’intérêt qu’il prenait à la position d’une inconnue que par tout autre motif, le pauvre Timms était devenu amoureux d’heure en heure. C’est un tribut payé à la nature, que cette passion puisse être et soit sentie par tous. Malgré la pureté de ce sentiment, les gens corrompus et impurs peuvent en éprouver la puissance et, à un degré plus ou moins grand, en subir l’influence, bien que leur hommage soit vicié par des éléments plus grossiers en harmonie avec leur nature. Nous aurons l’occasion de montrer plus loin comment l’inculte avocat de Marie Monson réussit dans sa passion pour sa belle cliente.