Les Mœurs du jour (Cooper)/Chapitre XVII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 30p. 216-224).



CHAPITRE XVII.


Qu’importe de la loi le plus sévère arrêt,
Puisque la reine peut le sauver, s’il lui plaît ?

Comte d’Essex.



La preuve la plus certaine peut-être qu’un peuple puisse donner d’une haute condition morale, c’est la manière dont la justice est administrée. Une infaillibilité absolue est hors de la portée humaine ; mais il y a des abîmes en bien comme en mal, entre la justice légale d’un état de société et celle d’un autre. À titre de descendants des Anglais, nous sommes portés à attribuer une plus grande pureté aux juges de la mère-patrie qu’à ceux des autres nations européennes. Cette prétention, toutefois, ne nous astreint pas à croire que même l’hermine de l’Angleterre soit sans tache ; car on ne peut oublier que Bacon et Jeffreys ont occupé les plus hautes places dans la magistrature, pour ne rien dire d’une foule d’autres, dont les fautes ont été ensevelies sans doute dans leur obscurité. Issue d’une telle parenté, la justice américaine semble une profonde anomalie morale.

Mal payés, sans pensions de retraite, sans nulle expectative d’honneurs et de dignités héréditaires ; en un mot, n’ayant en réalité et en espérance aucun motif particulier qui les engage à être honnêtes, les juges de cette grande république peuvent prétendre néanmoins à être rangés parmi les plus intègres dont l’histoire fasse mention. Malheureusement le caprice et l’ignorance populaires ont influé depuis peu sur l’élection des magistrats ; et on peut prédire le jour où cette grande institution sera au niveau de l’esprit des masses.

Après avoir retranché les nobles mobiles de moralité, l’émulation, les honneurs, l’inamovibilité des fonctions, la main populaire a même dépouillé la justice de son prestige extérieur. Autrefois le shériff paraissait avec son épée, le juge était escorté du palais à sa maison avec toutes les marques de la considération et du respect, et laissait une salutaire impression d’autorité sur la foule des spectateurs. Tout cela a disparu. Le juge glisse inconnu dans une ville de comté, vit à l’auberge parmi les avocats, les témoins, les plaideurs, les jurés, les roués du hangar, comme Timms les appelle, se fait jour à la barre comme il peut, et croit que le point le plus important de sa mission c’est de faire le plus d’ouvrage dans le moins de temps possible. Et pourtant, ces hommes sont encore incorruptibles et intelligents à un étonnant degré. Combien de temps cela durera-t-il ? personne ne saurait le dire.

Le tribunal du comté de Dukes ne présentait rien de nouveau sur le siège du juge, dans le barreau, dans les jurés, et nous pourrions ajouter dans les témoins. Le juge était un homme froid, rassis, plein de savoir et d’expérience, et d’un caractère très-honorable. Personne ne le soupçonnait d’être partial pour de vils motifs. S’il se trompait, c’est que le tumulte des affaires lui ôtait la rectitude du jugement, ou bien c’est que ses livres ne pouvaient prévoir toutes les phases d’un procès. Le barreau était composé d’hommes simples, travailleurs, matériellement au-dessus du niveau de Timms, excepté pour ce qui est du génie naturel ; bien élevés, ayant de meilleures manières, et d’une origine plus distinguée ; ils avaient l’esprit vif, malin, fécond en ressources une pratique constante leur avait donné une grande aptitude aux affaires. Sauf quelques exceptions, ils jouissaient d’une bonne réputation, inaccessibles en général à la corruption ; mais ce qu’on pouvait leur reprocher, c’était de se laisser trop influencer par les intrigues du dehors, et de ne voir en tout que la fin, sans trop se préoccuper des moyens. Quant aux jurés, ils étaient singulièrement mélangés, comme cela doit être dans un pays où une grande partie de la masse est appelée à remplir ces fonctions délicates. Heureusement que dans les cas graves, les ignorants suivent l’impulsion des hommes intelligents, et qu’il se commet moins d’injustices qu’on ne pourrait le craindre. Mais c’est ici que se font jour les procédés favoris de Timms, le « hangar » et le « chevet ». C’est là un abus criant, qui n’est surpassé que par un mal plus révoltant encore, le système organisé de la presse, qui n’est, en définitive, qu’une affaire d’argent, et qui, par ses menées et ses cabales, menace et défie tout, lois, principes et faits.

Il nous reste à dire un mot des témoins. La chose la plus rare peut-être dans ce qui a rapport à l’administration de la justice dans le monde entier, c’est un témoin intelligent, impartial, perspicace et judicieux ; un homme qui connaisse nettement ce qu’il dit, qui apprécie l’effet de ses paroles sur le jury, et ne soit disposé à soumettre ce qu’il sait qu’à la loi et à l’évidence. Dans un pays populeux comme celui-ci, il n’y a pas un homme sur mille qui ait assez d’indépendance d’esprit ou de courage moral pour croire avoir vu un fait important d’une manière différente du vulgaire et rien n’est moins commun que de trouver des témoins atténuant leur témoignage, en palliant la force par de timides allégations, ou s’écartant absolument de la vérité, sous la pression du dehors, dans des cas graves où le sentiment populaire est éveillé. Il n’est pas difficile de persuader à une classe d’hommes, au moyen de ces influences, qu’ils n’ont pas vu ce qui vient de se passer sous leurs yeux, ou qu’ils ont vu ce qui n’a jamais existé.

Le tribunal du comté de Dukes offrait le même aspect que tous les autres, et allait ouvrir la porte à toutes les mauvaises passions. C’était une joûte de roueries et de manœuvres entre Timms et l’impudent Williams. La politesse de ce dernier avec son rival, au moment où ils se rencontrèrent dans la salle du palais, donna à Timms la mesure de la lutte qui allait s’engager.

— Je ne vous ai jamais vu meilleure mine, Timms, dit Williams de la manière la plus cordiale, je ne me rappelle pas vous avoir jamais vu si bien portant. Vous rajeunissez au lieu de vieillir.

— À propos, avez-vous l’intention de plaider pour Butterfield contre Town ?

— J’en serais bien aise, si vous êtes prêt. Des assignations, de part et d’autre, ont été envoyées, vous le savez.

— Oui, j’en ai été instruit, et je crois que nous sommes tout à fait prêts. Je sais que M. Town est ici avec plusieurs de ses témoins ; mais j’ai tant d’affaires ! Je ne désire pas me charger d’un long procès diffamatoire, des mots prononcés dans la chaleur d’une discussion, et auxquels on ne pense plus que pour en tirer profit.

— Vous êtes employé contre nous dans le procès de meurtre, à ce que j’apprends ?

— Je suis tenté de croire que les amis des défunts le considèrent de cette façon, j’ai à peine eu le temps d’examiner les dépositions faites devant le coroner. — Ceci était une mystification préméditée, et Timms la prit pour telle, sachant bien que son adversaire avait consacré une quinzaine de jours aux manigances extérieures. — Je n’aime pas à me mettre en avant dans ces grosses affaires sans savoir où je vais. Votre principal avocat n’est pas encore arrivé de la ville, je crois ?

— Il ne peut être ici avant mercredi, ayant à débattre une grande cause pour les assurances devant la cour supérieure, aujourd’hui et demain.

Cette conversation eut lieu après que le jury fut entré en fonctions, que le petit jury eut prêté serment, et que le juge eut entendu différentes motions pour des changements aux rôles, pour la disposition des causes, etc., etc. Deux heures après, l’attorney du district s’étant retiré dans son cabinet, et étant occupé avec le grand jury, Williams se leva et s’adressa à la cour, qui venait d’appeler la première cause civile portée sur le rôle :

— Je demande pardon à la cour, dit-il froidement, mais avec l’aspect sérieux d’un homme qui sentait qu’il traitait d’une affaire importante, mais il y a une accusation capitale en suspens, un cas de meurtre et d’incendie, que l’État a l’intention d’appeler.

Le juge prit un air plus grave encore que l’avocat, et il était facile de voir qu’il regrettait vivement d’avoir à juger un tel procès. Néanmoins, le respectable magistrat, qui avait le malheur de présider dans une occasion si capitale, était un homme à remplir son devoir, tout autant qu’il pourrait le faire sans blesser l’opinion et la clameur populaires.

— La prisonnière a-t-elle été assignée ? demanda le juge. Je n’en ai nul souvenir.

— Non, Excellence, répondit Timms, se levant pour la première fois dans la discussion, et regardant autour de lui comme pour chercher ses témoins dans la foule : l’accusation ne connaît pas encore les moyens de défense que nous apporterons.

— Vous plaidez pour la prisonnière, monsieur Timms ?

— Oui, Monsieur ; je suis son défenseur. Mais M. Dunscomb l’est également, et il sera occupé à la cour supérieure de New-York jusqu’à mercredi, pour une cause d’assurance très-importante.

— Nulle cause d’assurance ne peut avoir l’importance d’un jugement capital, répliqua Williams. La justice de l’État demande vengeance, et la personne des citoyens doit être protégée.

Cela sonnait bien, et fit que bon nombre d’assistants, parmi lesquels se trouvaient des témoins et des jurés, inclinèrent la tête en signe d’assentiment. Tout observateur un peu clairvoyant a dû avoir mille occasions de remarquer combien, en réalité, de telles déclarations sont insidieuses ; mais cela sonnait bien, et les oreilles de la multitude sont toujours ouvertes à la flatterie.

— Nous n’avons pas le désir de nous opposer à la justice de l’État, ou à la protection des citoyens, répondit Timms, regardant autour de lui pour noter l’effet de ses paroles ; notre objet est de défendre l’innocence ; et la grande et puissante communauté d’York trouvera plus de plaisir à voir un accusé acquitté, que cinquante criminels condamnés.

Cette phrase sonnait aussi bien que celle de Williams, et les têtes s’inclinèrent en signe d’approbation. Elle figura très-bien dans un paragraphe de journal, que Timms s’était assuré pour publier ce qu’il considérait comme ses merveilleuses remarques.

— Il me semble, Messieurs, dit le juge en intervenant (car il comprenait parfaitement bien le sens de ces remarques captieuses), que votre conversation est tout au moins prématurée, si elle n’est pas inconvenante. On ne doit rien dire de cette nature avant l’assignation de la prisonnière.

— Je me soumets, Excellence, à la justesse de votre reproche, et me plais à la reconnaitre, répondit Williams. Je demande alors à la cour, de concert avec l’attorney du district, que Marie Monson, accusée de meurtre et d’incendie, soit assignée, et sa défense admise.

— Je voudrais que cette démarche fût remise jusqu’à l’arrivée de l’avocat principal pour la défense, objecta Timms ; elle doit maintenant avoir lieu dans quelques heures.

— L’accusée est une femme, à ce que je vois, dit le juge d’un ton de regret.

— Oui, Excellence elle est jeune et belle, dit-on, répondit Williams ; car je n’ai pu l’entrevoir. Elle est trop grande dame pour se donner en spectacle à la grille, d’après ce que j’ai appris d’elle et de ses manières. Elle joue de la harpe, Monsieur ; elle a un valet de chambre français, ou quelque chose d’approchant.

— Tout cela est mal, monsieur Williams, et mérite réprimande, dit de nouveau le juge en intervenant, quoique d’un ton de douceur ; car, tandis que son expérience lui apprenait que de semblables remarques tendaient à créer des préventions, et que sa conscience le poussait sur-le-champ à mettre fin à un procédé si indélicat, il redoutait tant cet avocat, qui disposait d’une demi-douzaine de journaux, qu’il prit beaucoup de détours pour le ramener à son devoir, et couper court à des sorties déplacées.

Williams reçut cette remontrance adoucie du juge, comme un homme qui sentait sa position, c’est-à-dire en faisant peu d’attention à l’esprit et à lettre. Il connaissait son propre pouvoir, et il comprit à merveille que ce magistrat allait se mettre sur les rangs pour le renouvellement de ses fonctions, et qu’à cette considération il aurait bon marché de lui.

— Je sais que c’est mal, et très-mal, Excellence, reprit le rusé avocat faisant allusion au reproche contenu dans ces paroles, c’est si mal que je le regarde comme une insulte à l’État. Quand une personne est accusée d’un crime capital, homme ou femme, c’est son devoir d’agir avec franchise, afin qu’il ne puisse y avoir de secrets dans sa conduite. La harpe était jadis un instrument sacré, mais il est d’une haute inconvenance de l’introduire dans nos prisons et dans les cellules des criminels.

— Il n’y a pas encore de criminel, on ne peut établir un crime sans preuve et sans le verdict de douze hommes de bien, interrompit Timms ; je m’oppose donc aux remarques dû savant avocat, et…

— Messieurs, messieurs, s’écria le juge avec un peu plus de vigueur et d’énergie, tout cela est mal, je le répète.

— Vous voyez, mon confrère Timms, reprit l’indomptable Williams, que la cour est aussi contre vous. Ceci n’est point un pays de seigneurs et de dames, de violons et de harpes, c’est le pays du peuple ; et quand le peuple rend un verdict pour un crime capital, on doit prendre un soin capital de pas ajouter au crime.

Williams s’était pourvu d’une bande de souteneurs, gens assez communs dans les cours, et dont l’occupation consiste à ricaner, à se moquer, à tourner en dérision les observations de la partie adverse, et d’autre part à appuyer les bons mots, l’entrain, la logique de celui qu’ils servent. Ces démonstrations sont d’un effet funeste, en ce qu’elles semblent représenter l’esprit public aux yeux des faibles et des ignorants ; elles se manifestent surtout dans les causes civiles ; mais les procès de cour d’assises n’en sont pas exempts.

Ces malignes insinuations de Williams contrariaient beaucoup Timms ; il ne savait trop comment y faire face. S’il avait été l’assaillant, il aurait manié le fer avec autant d’adresse que son antagoniste ; mais dans des cas de cette nature sa dextérité portait sur l’offensive ; il était moins habile sur la défensive. Ne voulant pas toutefois laisser clore le débat d’une manière si triomphante pour son rival, l’indomptable avocat fit un nouvel effort pour mettre sa cliente sous un jour plus favorable.

— La harpe est un instrument très-religieux, dit-il, et n’a aucun rapport avec le violon, ni aucun autre instrument léger et frivole. David s’en servait pour chanter les louanges du Seigneur, et pourquoi ne s’en servirait pas une personne qui est sous le poids…

— Je vous ai dit, Messieurs, que tout cela est irrégulier et ne peut être permis, s’écria le juge avec un peu plus de fermeté qu’il n’en avait déployé jusque-là.

Le fait est qu’il avait moins peur de Timms que de Williams, les rapports de ce dernier avec les journalistes étant connus pour être plus étendus. Il y a peu d’années encore, cette verte réprimande aurait jeté sur l’avocat beaucoup de défaveur ; mais aujourd’hui la liberté devient de plus en plus personnelle, et l’ancien respect de la loi est remplacé par les passions et les intérêts de chacun. Timms le comprit parfaitement ; il comprit aussi que le juge serait dans peu candidat, et il voulut, comme Williams, tirer parti de cette circonstance :

— Vous avez raison, Excellence, reprit-il sans se déconcerter, je sais parfaitement que tout cela est illégal et inconvenant ; j’avais précisément cette pensée quand l’avocat de la partie adverse demandait au détriment de ma cliente la mise en accusation immédiate, demande qui a été tolérée et presque encouragée.

— La cour a fait de son mieux pour arrêter M. Williams, Monsieur, elle doit faire de même pour vous contenir dans les limites de vos droits. Si l’on ne coupe court à ces inconvenances, je bornerai la poursuite à l’officier régulier de l’État, et j’assignerai au nom de la cour un nouveau conseil à l’accusée.

Williams et Timms s’amusèrent de cette menace, bien convaincus tous deux qu’il n’oserait la mettre à exécution. La résolution de la cour, après un échange d’explications, fut qu’on ajournerait la cause jusqu’à l’arrivée de l’avocat principal. Depuis le commencement de la discussion, Williams savait bien que telle serait l’issue des débats de ce jour ; mais il avait obtenu par sa motion deux points importants : d’abord, en accordant un délai à l’accusée, l’accusation se trouvait placée sur le même terrain, c’est-à-dire qu’elle avait le droit de demander une faveur semblable s’il en était besoin ; en second lieu, Williams put mettre en jeu sur-le-champ tous les ressorts de ses machinations au dehors ; ses agens circulèrent parmi les jurés, les témoins se donnant comme parfaitement renseignés sur tous les détails de cette mystérieuse affaire. Toutes ces manœuvres ne se pratiquaient pas à découvert, comme le lecteur peut bien le comprendre ; on se gardait d’alarmer la conscience ou la vanité de ceux qu’on voulait duper ; mais on organisa un système complet d’insinuations, d’avis, de raisonnements plausibles, en un mot de toutes les ruses imaginées par des hommes corrompus et sans principes quand ils tentent de surprendre la bonne foi des gens crédules et sans expérience.

Le lecteur sera peut-être surpris de l’opiniâtreté avec laquelle Williams poursuivit une personne accusée d’un crime capital, sorte de personnes pour lesquelles le barreau professe de l’indulgence et de la miséricorde ; mais il était employé par le plus proche héritier, qui fondait les plus belles espérances sur les trésors de sa tante qu’on avait soustraits, et la mode du jour l’avait mis en mesure de faire avec son client un marché de compte à demi, ce qui faisait dépendre ses honoraires du succès de la cause. Si Marie Monson était condamnée à être pendue, il était très-probable que ses révélations rétabliraient le lésé dans ses droits, et alors le membre de la loi partagerait l’or recouvré. Combien le mobile de la conduite de Dunscomb était plus noble et plus élevé ! C’est que, si la profession d’avocat dans ce pays fourmille d’hommes semblables à Williams et à Timms, les cœurs les plus généreux, les esprits les plus distingués, les plus belles intelligences ne sont pas non plus étrangères au barreau.