Les Mœurs du jour (Cooper)/Chapitre X

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 30p. 125-138).



CHAPITRE X.


Pendant la paix l’Amour chante avec le berger ;
À la guerre, il s’élance au milieu du danger ;
Il se pare au château, danse sur la montagne ;
Il gouverne à la fois la ville et la campagne,
L’homme ici-bas, les saints au céleste séjour ;
Car l’amour est le ciel, et le ciel est l’amour !

Scott.



Ce sont les mœurs du jour, dit la bonne mistress Gott, dans une de ses remarques dans la conversation que nous venons de rapporter. D’autres usages, liés à d’autres intérêts, sont également dominants ; et le temps est venu où nous devons déférer, à l’un d’eux. En un mot, le docteur Mac-Brain et mistress Updyke étaient sur le point d’être unis par le mariage. Comme nous avons peu parlé jusqu’ici de la fiancée, et que les incidents de notre roman nous imposent l’obligation de la produire sur la scène, nous allons donner quelques détails sur elle et sur sa famille.

Anna Wade était l’enfant unique de parents très-respectables et assez riches. À dix-neuf ans, elle épousa un avocat d’un âge convenable, et devint mistress Updyke. Cette union ne dura que huit ans, et elle resta veuve avec deux enfants, un garçon et une fille. Avec le temps ces enfants grandirent, la mère prodiguant tous ses soins à leur éducation et à leur bien-être. Dans tout cela il n’y eut rien de remarquable ; on voit tous les jours des mères, devenues veuves, en faire autant avec un dévouement qui les rapproche des anges. Frank Updyke, le fils, avait fini son éducation et on l’attendait tous les jours à son retour d’un voyage de trois ans en Europe. Anna, du même nom que sa mère, était au doux âge de dix-neuf ans, et la contre-partie de ce qu’avait été l’autre Anna à la même période de la vie. La fiancée du docteur Mac-Brain était loin d’être sans attraits, bien qu’ayant ses quarante-cinq ans comptés. Aux yeux du docteur Mac-Brain, elle était même charmante ; pour en dire notre pensée, c’était une brunette bien conservée et encore agréable.

Il était peut-être assez singulier qu’après avoir échappé aux tentations d’un veuvage de vingt ans, cette dame songeât à se marier à un âge où la plupart des femmes renoncent à l’expectative de changer de condition. Mais mistress Updyke était une personne d’un cœur très-chaud et elle prévit le jour où elle allait rester seule dans le monde. Son fils avait du penchant pour les courses aventureuses ; dans ses lettres il parlait de voyages encore plus éloignés, et d’absences plus prolongées de la maison paternelle. Il avait hérité de son père une fortune indépendante, dont il était le maître depuis quelques années. Anna était beaucoup courtisée dans les cercles qu’elle fréquentait ; jeune, riche, presque belle, gentille, douce, d’un cœur excellent, elle ne pouvait manquer de se marier de bonne heure dans une société comme celle de Manhattan. Telles étaient les raisons que mistress Updyke donnait à ses amies, quand elle jugeait à propos d’expliquer les motifs de sa présente résolution. Sans qu’elle eût l’intention de tromper, il n’y avait-pas un mot de vrai dans ces explications. Mistress Updyke, malgré tout l’amour qu’elle avait eu pour l’époux de sa jeunesse, conservait les beaux restes d’un cœur chaud et affectueux ; et Mac-Brain, bien conservé, d’un extérieur agréable, et plus âgé qu’elle de douze ans, avait trouvé moyen d’éveiller ses sympathies, au point de ranger une fois de plus la jolie veuve dans la catégorie des victimes de Cupidon. Il est très-possible à une femme de quarante ans d’aimer, et d’aimer de tout son cœur ; quoique le monde prenne rarement autant d’intérêt à cette faiblesse, si faiblesse il y a, qu’à un attachement entre-deux objets plus jeunes et plus beaux.

C’était tout cela que Tom Dunscomb appelait des « bagatelles. » Trois fois il avait vu son vieil ami engagé dans les douceurs du sentiment, trois fois il avait été choisi pour l’accompagner à l’autel ; une fois à titre de garçon d’honneur, et dans les deux autres occasions, comme ami intime. L’avocat avait-il évité les traits du dieu malin, c’est ce qu’on ne pouvait dire, tant il avait réussi à dérober à l’observation cette partie de sa vie ; mais que ce fut ou non, il faisait de ceux qui succombaient à cette passion le thème de ses intarissables plaisanteries.

Les enfants, d’ordinaire, regardent ces tardives inclinations de leurs parents avec surprise, sinon avec un vrai dégoût. La jolie Anna Updyke ressentit peut-être un peu de surprise, en apprenant d’une vénérable grand’tante le mariage prochain de sa mère ; mais du dégoût, il n’y en avait pas. Elle considérait beaucoup son futur beau-père, et croyait que l’amour était la chose la plus naturelle du monde. Pour dire la vérité, Anna Updyke n’avait pas été dans le monde depuis deux ans (les jeunes filles, en Amérique, y sont menées si jeunes !) sans avoir une foule d’adorateurs. Manhattan est l’endroit de l’univers où une jeune fille, riche et jolie, obtient le plus facilement des offres. De riches et jolies filles, sont ordinairement ailleurs à la recherche d’un mari ; il faut précisément l’état de société qui existe dans ce grand centre de commerce pour donner à une jeune femme les plus belles chances dans cette vieille loterie. Là où la moitié du monde est venue des autres mondes, il y a quelques demi-douzaines d’années, où le bon vieux nom de Manhattan est regardé comme une nouveauté parmi cette foule qui sait à peine d’où elle descend, à quoi elle est destinée, et où peu de gens ont réellement une position dans la société, où un plus petit nombre encore connaît la vraie signification de ce terme, là, dis-je, l’argent et la beauté sont de constants objets de poursuite. Anna Updyke ne faisait pas exception. Elle avait refusé, de la manière la plus aimable possible, non moins de six offres directes, partant de ceux qui étaient déterminés à ne rien perdre par manque de confiance ; elle avait jeté de l’eau froide sur deux fois autant de légères flammes qui avaient commencé à brûler ; elle avait mis au feu quinze ou seize déclarations d’amour anonymes, en prose et en vers, qui venaient d’amateurs qui pouvaient l’admirer à distance, à l’Opéra et dans les rues, mais qui n’avaient pas d’autres moyens plus directs de communiquer avec elle. Les déclarations anonymes furent donc brûlées, sauf une exception. C’était en faveur d’un sonnet composé sur sa chevelure, qui, de fait, était magnifique. Par une sorte de magnétisme sentimental, Anna croyait que ces lignes avaient été écrites par Jack Wilmeter, l’un de ses plus assidus visiteurs et des heureux favorisés. Entre Jack et Anna, il y avait eu quelques galanteries échangées, qui avaient été vues de bon œil par la mère et le docteur Mac-Brain. Les parties elles-mêmes ne comprenaient pas leurs propres sentiments ; car les affaires n’étaient pas bien avancées, quand Marie Monson parut si étrangement sur la scène, attira Jack à elle, par la séduction de la surprise et du mystère, sinon par celle d’une passion véritable. Comme Sarah Wilmeter était l’amie la plus intime d’Anna Updyke, il n’est pas extraordinaire que cette singulière fantaisie du frère fût un objet de conversation entre les deux jeunes personnes ; chacune d’elles, probablement, était plus intéressée à sa conduite qu’aucune autre personne sur terre. Le dialogue que nous allons rapporter eut lieu dans la propre chambre d’Anna, le matin du jour qui précéda celui du mariage, et fit suite, assez naturellement, à certaines remarques qui avaient été faites sur l’événement qui approchait.

— Si ma mère était vivante, et qu’elle dût se marier, dit Sarah Wilmeter, je serais enchantée d’avoir pour beau-père un homme comme le docteur Mac-Brain. Je l’ai connu toute ma vie ; il est, et il a toujours été si intime avec l’oncle Tom, que je le regarde presque-comme un proche parent.

— Je l’ai connu aussi longtemps que je puis me rappeler, reprit vivement Anna, et j’ai non-seulement pour lui un grand respect, mais une vive affection : si je dois jamais me marier moi-même, je ne crois pas que j’aie moitié autant d’attachement pour le père de mon mari que je suis sûre d’en ressentir pour le docteur.

— Comment savez-vous que le père de votre mari existera ? John, à coup sûr, n’a plus le sien.

— John ! répliqua Anna d’une voix faible ; qu’est donc John pour moi ?

— Merci, ma chère ; il est quelque chose du moins pour moi.

— À coup sûr, un frère est naturellement quelque chose ; mais John n’est pas le mien, je vous prie de vous en souvenir.

Sarah jeta sur son amie un regard scrutateur ; mais les yeux d’Anna étaient baissés sur le tapis, tandis que la rougeur de sa joue s’étendait jusqu’aux tempes. Son amie vit, en effet, que Jack n’était pas son frère.

— Tout ce que je veux dire, continua Sarah en suivant plutôt le fil de ses propres pensées que le cours de la conversation entamée, c’est que Jack joue en ce moment un rôle assez niais.

Anna leva les yeux : sa lèvre trembla légèrement, et la rougeur abandonna sa joue. Toutefois elle ne répliqua rien. Les femmes peuvent écouter avec attention en de pareils moments, mais parler est au-dessus de leur pouvoir. Les amies se comprirent mutuellement, et Sarah continua ses remarques absolument comme si l’autre eût répondu.

— Michel Millington nous fait d’étranges rapports sur la conduite de Jack à Biberry. Selon lui, il semble ne faire rien, ne penser à rien, ne parler de rien ; il se donne tout entier au procès de Marie Monson.

— Je suis sûre que c’est une position assez cruelle pour éveiller la pitié d’un roc, dit Anna Updyke d’un ton bas ; une femme, une dame surtout, accusée de crimes si terribles, d’assassinat et d’incendie !

— L’oncle Tom a-t-il dit quelque chose de cette Marie Monson et de la singulière conduite de Jack ?

— Il parla de sa cliente comme d’une personne bien extraordinaire, de ses perfections, de ses agréments, de sa beauté. En somme, il paraît ne savoir que penser d’elle.

— Et que dit-il de Jack ? Vous n’avez pas besoin d’avoir de la réserve avec moi, Anna ; je suis sa sœur.

— Je le sais très-bien, chère Sarah, mais le nom de Jack ne fut pas mentionné, je crois ; il ne le fut certainement pas à ce moment et dans la conversation à laquelle je fais allusion.

— Mais à d’autres moments, ma chère, et dans d’autres conversations ?

— Il dit une fois quelque chose sur le zèle de votre frère touchant les intérêts de la personne qu’il appelle sa cliente du comté de Dukes ; rien de plus, je vous assure. C’est le devoir des jeunes avocats de montrer beaucoup de zèle pour les intérêts de leurs clients, j’imagine.

— Assurément, et surtout quand le client est une jeune dame dont les poches sont bien garnies. Mais Jack est au-dessus du besoin, et peut agir avec droiture en tout temps et en toute circonstance. Je voudrais qu’il n’eût pas vu cette étrange créature.

Anna Updyke resta quelques instants silencieuse, jouant avec la bordure de son mouchoir. Elle dit alors timidement, et en parlant comme si elle désirait une réponse, tout en la redoutant :

— Marie Moulin ne sait-elle rien sur son compte ?

— Beaucoup, si elle voulait me le dire. Mais Marie, aussi, est passée à l’ennemi depuis qu’elle a vu cette sirène. Je ne puis obtenir un mot d’elle, quoique je lui aie écrit trois lettres, sinon qu’elle connaît « Mademoiselle » et qu’elle ne peut la croire coupable.

— Le dernier point, à coup sûr, est très-important. Si elle est réellement innocente, quel dur traitement elle a subi ! Il n’est pas étonnant que votre frère lui porte un si profond intérêt. Il a un cœur chaud et généreux, Sarah, et il lui sied bien de consacrer son temps et ses talents au service de l’opprimé.

Ce fut au tour de Sarah à être silencieuse et pensive. Elle ne fit pas de réponse, car elle comprenait bien qu’un mobile très-différent de celui que venait d’indiquer son amie dirigeait la conduite de son frère.

Nous avons rapporté cette conversation comme le moyen le plus court d’informer le lecteur du véritable état des choses dans la coquette habitation de mistress Updyke, dans Eighth-Street. Il nous reste néanmoins beaucoup à dire car nous sommes au matin du jour fixé pour le mariage de la maîtresse de la maison.

Dès six heures du matin, les futurs se rejoignirent à la porte de l’église, l’une des constructions les plus gothiques dans le nouveau quartier de la ville ; et cinq minutes suffirent pour les unir. Anna sanglota en voyant sa mère se séparer d’elle, ainsi qu’il lui semblait ; et la mariée elle-même était un peu émue. Quant à Mac-Brain, suivant la description qu’en fit son ami Dunscomb, à leur réunion du dîner :

— Il soutint le feu comme un vétéran ! Impossible d’effrayer un individu qui a présenté trois fois l’anneau nuptial. Vous vous rappelez que Ned a déjà tué deux femmes, outre toutes les autres personnes qui lui sont passées par les mains ; et je suis convaincu que sa confiance est considérablement augmentée par la connaissance qu’il a que nul de nous n’est immortel, au moins comme mari ou femme.

Mais les plaisanteries de Tom Dunscomb n’influèrent en rien sur le bonheur de son ami. Toute bizarre que peut paraître à quelques-uns cette union, elle était de celles qui se basent sur un vif et sincère attachement. Aucun des deux époux n’avait atteint cette période de la vie où la nature commence à se ressentir du poids des années ; ils avaient devant eux la raisonnable perspective de contribuer largement à leur bonheur réciproque. La mariée était habillée avec une grande simplicité, mais avec goût, et justifiait pleinement la passion que Mac-Brain, dans ses conversations avec Dunscomb, prétendait éprouver pour elle. Jeune pour son âge, modeste dans ses manières et dans son extérieur, d’une tournure encore attrayante, la veuve Updyke devint mistress Mac-Brain d’un air de délicatesse féminine aussi charmant qu’aurait pu l’avoir une personne de la moitié de son âge. Elle fut confuse et rougissante quand son époux, la prenant par la main, la conduisit à sa propre voiture, qui se tenait à la porte de l’église, et tous deux se rendirent à Timbully.

Quant à Anna Updyke, elle alla passer une semaine à la campagne avec Sarah Dunscomb, une fille même étant de trop dans une lune de miel. Rattletrap était le nom singulier que Tom Dunscomb avait donné à sa maison de campagne. C’était une petite villa sur les bords de l’Hudson et dans l’intérieur de l’île de Manhattan. Cachée dans un bois, c’était la demeure qui convenait à un garçon pour cacher ses bizarreries. C’est là que Dunscomb concentrait ses acquisitions superflues, y compris les charrues dont il ne faisait jamais usage, et toute espèce d’instruments de fermage condamnés au même désœuvrement, et tous les objets nécessaires à l’art de la pêche et de la chasse, dont il se passait la fantaisie, bien que l’avocat ne tînt jamais une ligne et ne se servît jamais d’un fusil. Mais Tom Dunscomb, quoiqu’il professât du dédain pour l’amour, avait des fantaisies à sa façon. Il éprouvait un certain plaisir de paraître avoir ces différents goûts, et il dépensait beaucoup d’argent pour Rattletrap dans l’achat de ces ornements caractéristiques. Un jour que Jack Wilmeter s’était hasardé à demander à son oncle quel plaisir il pouvait trouver à rassembler tant d’articles coûteux et inutiles, qui n’avaient pas le moindre rapport apparent avec ses recherches habituelles et sa profession, il obtint la réponse suivante :

— Vous avez tort, Jack, de supposer que ces objets soient inutiles. Un avocat a besoin d’une foule de connaissances qu’il ne trouvera jamais dans ses livres. On doit avoir dans l’esprit les éléments de toutes les sciences et de la plupart des arts, pour faire un parfait avocat ; car leur application deviendra nécessaire dans mille occasions, où Blackstone et Kent ne sont d’aucune utilité. Non, non ; je prise hautement ma profession, et je considère Rattletrap comme mon école de droit.

Jack Wilmeter était revenu de Biberry pour assister à la noce, et avait accompagné la réunion à la campagne, comme on l’appelait, quoique l’habitation de Dunscomb fût si près de la ville qu’il n’était pas difficile quand le vent soufflait du sud d’entendre le couvre-feu du Palais. La rencontre entre John Wilmeter et Anne Updyke fut heureusement rendue moins pénible par les circonstances particulières dans lesquelles se trouvait la dernière. Le sentiment qu’elle trahissait, la pâleur de ses joues, l’agitation de son maintien pouvaient assez naturellement être imputées à l’émotion d’une jeune fille, qui voit sa mère debout à l’autel à côté d’un homme qui n’est pas son père. Les jeunes gens se rencontrèrent pour la première fois à l’église, ou l’on n’avait occasion d’échanger ni paroles ni regards. Immédiatement après la cérémonie, Sarah prit son amie à part avec elle, sur la route de Rattletrap, afin de donner aux dispositions et aux manières d’Anna le temps de se composer, sans qu’elle fût exposée à des observations désagréables. Dunscomb et son neveu roulèrent dans un léger tilbury ; quant à Michel Millington, il ne parut que tard à la villa, emmenant avec lui à dîner Timms, venu pour affaires ayant rapport au prochain jugement.

John Wilmeter et Anna Updyke ne s’étaient, à vrai dire, jamais parlé d’amour. Ils s’étaient connus depuis si longtemps et d’une manière si intime, que tous les deux regardaient le sentiment de tendresse qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre, comme une pure affection de frère. « Jack est le frère de Sarah, pensait Anna, quand il lui arrivait de réfléchir sur ce point, et il est naturel que j’aie pour lui plus d’amitié que pour tout autre jeune homme. » « Anna est la plus intime amie de Sarah, pensait Jack, et c’est ce qui explique mon attachement pour elle. Que Sarah disparaisse, et Anna ne me serait rien, quoiqu’elle, soit jolie, instruite et distinguée. Il me faut aimer ceux que Sarah aime, ou cela nous rendrait tous deux malheureux. » Tel était le raisonnement de Jack, alors qu’Anna commençait à peine à se former ; plus tard, l’habitude prit tant d’ascendant, que les deux jeunes gens se voyaient sans trop analyser leurs pensées. Jack venait de passer quelques semaines à Biberry, veillant attentivement, comme une sentinelle à son poste, aux intérêts de Marie Monson. Pendant ce temps, il n’avait pas été une fois admis dans les limites légales de la prison ; il tenait ses courtes, mais assez nombreuses conférences avec sa cliente, à la petite grille de la porte massive qui séparait la prison de l’habitation du sheriff. La bonne mistress Gott lui aurait accordé l’entrée de la galerie, s’il lui avait demandé cette faveur ; mais cet acte de complaisance avait été défendu par Marie Monson elle-même. Elle recevait Timms, et conférait souvent, avec lui en particulier, montrant un grand empressement pour les consultations qui précédèrent le jugement. Mais elle ne voulait recevoir John Wilmeter qu’à la grille, absolument comme une religieuse dans un couvent. Cette retenue même contribua à alimenter le feu qui avait été si soudainement allumé dans le cœur du jeune homme, sur lequel l’étrangeté de la position de la prisonnière, ses attraits personnels, ses manières et toutes les autres particularités connues de sa personne, de son histoire, de son éducation et de sa conduite s’étaient réunies pour produire la plus vive impression, malgré toute l’incertitude des résultats.

S’il y avait eu quelques confidences directes, au sujet de l’attachement qui avait pris racine si lentement, mais d’une manière si vive, dans le cœur de John et d’Anna, s’il s’était échangé un aveu, cette passion soudaine et inaperçue n’eût pas jeté le jeune homme dans une nouvelle direction. Il ignorait l’intérêt profond que lui portait Anna ; elle-même ne s’en doutait guère, jusqu’au jour où Michel Millington apporta la triste nouvelle de l’entraînement de John pour la cliente de son oncle. Alors, Anna ressentit le plus sûr précurseur de l’amour le plus ardent, les angoisses de la jalousie ; et pour la première fois de sa vie, elle connut la véritable nature de ses sentiments pour John Wilmeter. D’un autre côté, entraîné loin du cours habituel de ses affections par des sentiments soudains impérieux, et nouveaux pour lui, John céda vite à l’influence des charmes de la belle prisonnière.

Tel était l’état des choses dans ce petit cercle, le jour du mariage de Mac-Brain, lorsque John rejoignit la réunion de famille. Quoique Dunscomb fît tout ce qu’il pût pour égayer le dîner, Rattletrap n’avait jamais renfermé de compagnie plus silencieuse que celle qui se trouvait en cette occasion assise autour de la table. John pensait à Biberry et à Marie Monson ; l’imagination de Sarah était tout occupée de savoir pourquoi Michel Millington restait si longtemps absent, et Anna fut plusieurs fois sur le point de fondre en larmes par suite des émotions que lui causaient en même temps le mariage de sa mère et le changement de John Wilmeter.

— Qui diable retient donc Michel Millington et ce drôle de Timms, et les empêche de nous rejoindre à dîner ? dit le maître de la maison, comme on plaçait le fruit sur la table ; et fermant un œil, il regarda de l’autre à travers le coloris brillant d’un verre de madère frappé, son vin favori. Tous deux m’ont promis d’être ponctuels ; et tous deux ont sottement manqué l’heure. Il savaient qu’on servait le dîner à quatre heures.

— Si l’un est en retard, l’autre doit l’être reprit John ; vous vous rappelez qu’ils doivent venir ensemble ?

— C’est vrai ; et Millington est assez exact, surtout quand il rend visite à Rattletrap. — Ici Sarah rougit un peu ; mais comme son mariage était arrêté, il n’y avait pas lieu d’être déconcertée. Il nous faudra, la semaine prochaine, emmener Michel avec nous dans le comté de Dukes, miss Wilmeter ; le cas est trop grave pour que nous négligions de rassembler toutes nos forces.

— Jack doit être occupé au sujet du jugement, oncle Tom ? demanda la nièce avec intérêt.

— Jack aussi, tout le monde, en un mot. Quand la vie d’une charmante jeune femme est en jeu, il convient que son conseil déploie de l’activité et des soins. Je n’ai jamais eu précédemment une cause où mes sentiments fussent plus complètement engagés ; non, jamais.

— Un conseil n’est-il pas toujours engagé, de cœur et de tête, dans les intérêts de ses clients, et ne devient-il pas, suivant votre expression à vous, messieurs du barreau, une partie d’eux-mêmes ?

La question était posée par Sarah, mais elle fit lever les yeux à Anna, et la rendit attentive à la réponse ; peut-être croyait-elle qu’elle pourrait lui expliquer le profond dévouement de John pour servir la cause de l’accusée.

— Bien loin de là, dans la plupart des cas, répliqua l’oncle, quoiqu’il y en ait d’autres où tous les sentiments soient engagés ; mais l’intérêt que je porte au droit et à tout ce qui s’y rattache diminue de jour en jour.

— Quel peut en être le motif, Monsieur ? je vous ai entendu appeler l’homme dévoué à sa profession.

— C’est parce que je n’ai pas de femme. Qu’un homme vive en garçon, et je parie dix contre un qu’il aura quelque sobriquet. D’un autre côté, qu’il se marie deux ou trois fois, comme Ned Mac-Brain, — pardon, Anna, de parler irrespectueusement de votre papa ; — mais qu’un individu prenne une troisième femme, et du coup il attache à son nom celui « de famille. » C’est un excellent avocat « de famille », c’est un fameux médecin de famille, ou un homme tout confit de piété.

— Vous portez de la haine au mariage, oncle Tom.

— C’est bon ; si j’en ai, elle s’arrête à moi. Vous en êtes exempte, ma chère, et j’ai assez de penchant à croire que Jack sera marié avant un an d’ici ; mais enfin voici ces retardataires.

Quoique l’oncle ne fît pas allusion à la personne que son neveu devait épouser, tous à la fois, à l’exception de lui, songèrent à Marie Monson. Anne devint pâle comme la mort ; Sarah sembla pensive et même triste, et John devint écarlate. Mais l’entrée de Michel Millington et de Timms fit naturellement rouler la conversation sur un autre sujet.

— Nous vous attendions à dîner, Messieurs, dit sèchement Dunscomb en passant la bouteille à ses hôtes.

— Les affaires avant la table, c’est ma passion, Esquire Dunscomb, répliqua Timms. M. Millington et moi avons été très-occupés au bureau depuis que M. Mac-Brain et sa dame…

— Sa femme, dites, sa femme, Timms, s’il vous plaît, ou mistress Mac-Brain, si vous l’aimez mieux.

— Je m’étais servi du premier mot par respect pour les autres dames présentes. Elles aiment, je crois, Monsieur quand nous parlons d’elles, que notre langage se ressente de l’hommage et des égards que nous leur devons.

— Bah, bah, Timms, croyez-moi, laissez toutes ces façons de côté. Il faut toute une vie pour les posséder, et encore commencer au berceau. Et quand c’est fait, c’est tout au plus si elles valent la peine qu’elles donnent. Parlez en bon, franc et pur anglais, vous ai-je toujours dit, et vous vous en tirerez toujours, mais ne visez pas à l’élégance. Docteur Mac-Brain et sa dame équivaut presque à la « dame de compagnie. » Vous n’aurez jamais la femme qui vous convient si vous ne renoncez à de pareilles absurdités.

— Je vais vous expliquer la chose, Esquire : tant qu’il s’agit de loi et de moralité, et j’ajouterai même de politique générale, je vous regarde comme le plus habile conseiller ; mais en fait de mariage, je ne vois pas comment vous en sauriez plus long que moi-même. J’ai l’intention, moi, de me marier un de ces jours, et c’est plus que vous n’ayez jamais fait.

— Non, mon grand souci a été d’échapper au mariage ; mais un homme peut prendre une connaissance assez exacte des femmes en manœuvrant autour d’elles dans cette intention ; je ne suis pas certain que celui qui y a échappé deux ou trois fois n’en sache pas autant que celui qui a eu deux ou trois femmes ; que pensez-vous de tout ceci, Millington ?

— Que je ne désire pas y échapper quand mon choix a été libre et heureux.

— Et vous, Jack ?

— Monsieur !… répondit le neveu en tressaillant comme s’il était arraché à de profondes méditations, est-ce à moi que vous parlez, oncle Tom ?

— Celui-là ne nous sera pas d’un grand service la semaine prochaine, Timms, dit l’avocat d’un air calme en remplissant de madère frappé son verre et celui de son voisin ; ces accusations capitales demandent la plus grande vigilance, surtout quand on a contre soi le préjugé populaire.

— Si le jury déclarait Marie Monson coupable, quelle serait la sentence de la cour ? demanda Sarah en s’adressant à Michel.

— Je suis effrayé de parler de lois et de Constitution en présence de votre oncle, répliqua le fiancé de Sarah, depuis la leçon que nous avons reçue, Jack et moi, dans cette affaire du toast.

— À propos, Jack, ce dîner a-t-il eu lieu ? demanda l’oncle tout à coup ; j’ai cherché vos toasts dans les journaux, mais je ne me souviens pas de les y avoir trouvés.

— Vous n’auriez pas pu y trouver un toast de ma façon, car j’allai à Biberry ce matin-là même, et je n’en revins qu’hier soir.

La physionomie d’Anna prit la teinte d’un lis au moment où il commence à courber la tête.

— Je crois cependant, continua Jack, que l’affaire n’a pas eu de suite, vu que personne ne paraît savoir, par le temps qui court, quels sont et quels ne sont pas les amis de la liberté. C’est le peuple aujourd’hui ; le pape, le jour suivant ; quelque prince, demain ; et à la fin de la semaine nous pourrions avoir à notre tête un Mazaniello ou un Robespierre.

— Les affaires paraissent singulièrement disloquées, et le monde me semble être sens dessus dessous.

— Tout cela est dû, Timms, à cet infernal Code qui suffit pour révolutionner la nature elle-même, s’écria Tom Dunscomb avec une animation qui produisit le rire parmi les jeunes gens, à l’exception d’Anna. Depuis que cette invention opère parmi nous, je ne sais jamais quand une cause sera appelée, un jugement rendu, ni d’après quels principes il faut se guider. Eh bien, il faut en essayer, et en tirer quelque bien, si nous le pouvons, dans cette affaire capitale.

— Non, l’issue ne peut plus tarder, Esquire, et j’ai quelques faits à vous communiquer qu’il peut être bon de comparer avec la loi, sans délai.

— Finissons d’abord cette bouteille. Si les jeunes gens veulent nous aider, il n’y en aura guère qu’un verre chacun.

— Je ne pense pas que le Squire soit jamais porté dans les votes des sociétés de tempérance, dit Timms, remplissant son verre jusqu’au bord.

— Et vous, vous espérez sans doute être poussé par elles ; j’ai entendu parler de vos manœuvres, maître Timms, et l’on m’assure que vous aspirez à entrer au sénat. Eh bien, il y a place pour des hommes qui valent mieux, mais on y a vu des hommes qui valent moins. Maintenant, retirons-nous dans ce que j’appelle le bureau de Rattletrap.