Les Mœurs du jour (Cooper)/Chapitre I

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 30p. 1-11).


LES


MŒURS DU JOUR




CHAPITRE PREMIER.



Maz. — Lord Aumerie, Harry Hereford est-il armé ?
Aum. — Oui, de pied en cap, et il lui tarde d’entrer.
Richard II.



Il y a, sous un certain rapport, une visible amélioration dans la bonne ville de Manhattan ; elle éclate dans son architecture. Quant à son accroissement, cela ne fait pas question, tandis qu’un grand nombre d’autres villes lui disputent cette prétention au perfectionnement. Un grand développement dans ce qui ne sort pas du médiocre, bien qu’utile et honorable, satisfait rarement le jugement ou le goût ; ceux qui possèdent ces qualités exigent qu’on approche plus près de la perfection.

Une ville bâtie en briques rouges, avec des façades de marbre blanc, le tout garni de jalousies vertes, ne peut jamais présenter qu’un faste vulgaire. Ce défaut radical disparaît insensiblement des rues de Manhattan, et les constructeurs modernes comprennent de jour en jour que l’architecture, comme la statuaire, n’admet pas dans les couleurs des contrastes trop tranchés. Horace Walpole nous parle d’un vieux lord, nommé Pembroke, qui avait noirci les yeux des dieux et des déesses dans la fameuse galerie de Witton, et s’enorgueillissait de ce chef-d’œuvre, comme s’il avait été un autre Phidias. Il y a des milliers d’hommes qui ont travaillé dans le même esprit que le comte de Pembroke dans les rues de toutes les villes de l’Amérique ; mais les voyages, les avis, les livres, l’exemple, opèrent peu à peu un changement ; on peut voir aujourd’hui des quartiers entiers où l’œil se repose avec plaisir sur les jalousies, les façades, les briques, le tout fondu dans un même ton, d’une harmonie parfaite et d’une majestueuse sobriété. C’est à nos yeux le premier pas dans la bonne voie, et nous aspirons après le jour où Manhattan aura banni ses splendides haillons, où cette ville deviendra aussi remarquable par la chaste simplicité de ses rues, qu’elle l’avait été jusqu’ici par son défaut de goût. C’est avec cette grande cité, bigarrée comme elle l’est, dans ses habitants comme dans ses teintes, avec sa population indigène ramassée de tous les points de cette vaste république, avec ses milliers d’Européens, que nous allons avoir affaire dans les pages suivantes. Nos recherches, toutefois, porteront plus sur des faits moraux que sur des faits matériels, et nous nous efforcerons de conduire avec nous le lecteur à travers des scènes dans lesquelles, nous regrettons de le dire, il y a plus de vérité que de roman.

Dans une des rues obliques qui communiquent avec Broad-Lane, et plus bas que le canal, se dresse une habitation où se trouvent réunis tous les défauts que nous avons déjà signalés, et certains autres qui n’ont pas encore été nommés du tout. Il y a vingt-cinq ans, la maison en question aurait pu passer pour une demeure patricienne, bien qu’aujourd’hui elle soit perdue au milieu de mille autres qui se sont élevées autour d’elle depuis sa construction. Elle est là, avec ses briques rouges, qu’une peinture annuelle rend plus rouges encore avec sa façade de marbre, formant une livrée rouge relevée de blanc ; avec ses jalousies vertes, son haut portail, son air de propreté et de confort, malgré les vices frappants de son architecture. Il est huit heures du matin, nous entrons.

Le rez-de-chaussée était divisé, comme d’ordinaire, en une salle à manger et un salon, avec de larges portes de communication. C’était, il y a vingt-cinq ans, la construction stéréotypée de toute habitation de quelque prétention à Manhattan, et celle de M. Thomas Dunscomb, le propriétaire et l’occupant de la maison en question, avait été bâtie à la dernière mode d’alors. Esquire Dunscomb, comme il était, appelé dans tous les comtés rustiques des environs, où il était bien connu comme un habile et solide conseiller judiciaire ; M. Thomas Dunscomb, comme le qualifiaient quelques vieilles filles qui s’étonnaient qu’il ne se fût jamais marié ; ou Tom Dunscomb, comme le nommaient familièrement une foule de jeunes libertins sur le retour et ayant dépassé la soixantaine, savait se faire distinguer dans chacun de ses rôles. Comme avocat, il était à la tête du barreau, autant que peut l’être un homme sans prétention au titre d’orateur, et dont les plus longs efforts dépassaient rarement une demi-heure. Comme homme du monde, il était bien élevé, quoique un peu cynique, très-agréable, surtout avec les dames, et possédant au plus haut point les manières des premiers cercles de l’endroit pour le ton et l’élégance. Comme gai compagnon, Tom Dunscomb était partout recherché, principalement à cause de son bon cœur, et parce qu’il était toujours prêt pour un bon repas. À ces qualités personnelles, Dunscomb joignait l’avantage d’être connu pour riche, ayant hérité d’une belle fortune qu’il avait beaucoup augmentée par les gains multipliés d’une profession lucrative. Si à ces circonstances nous ajoutons qu’il avait un extérieur des plus avenants, et qu’il était encore dans toute la verdeur de l’âge, le lecteur a tout ce qu’il faut pour l’introduction d’un de nos principaux personnages.

Quoique garçon, M. Dunscomb ne vivait pas seul. Il avait avec lui un neveu et une nièce, enfants orphelins d’une sœur morte depuis plusieurs années. Ils portaient le nom de Wilmeter, qui, dans les conversations de famille, était presque toujours prononcé Wilmington. C’était Jack Wilmington et Sally Wilmington, à l’école, à la maison et avec les intimes, mais, pour nous conformer à l’usage du monde extérieur, nous leur conserverons le plus souvent les noms de M. John Wilmeter et de miss Sarah Wilmeter.

À huit heures et demie d’une belle matinée du mois de mai dernier, lorsque les roses commençaient à étaler leurs brillantes couleurs parmi les feuilles verdoyantes qui ombrageaient la cour de M. Dunscomb, les trois personnes dont nous venons de parler étaient assises à déjeuner. Les fenêtres étaient ouvertes, et un air doux et parfumé remplissait l’appartement. La salle à manger donnait sur la cour qui, parsemée de buissons, semblait, par sa dimension, et par les soins de Sarah, une espèce d’oasis dans ce désert de briques.

La famille n’était pas seule ce matin-là. Jack avait invité un nommé Michel Millington, qui, dans ce petit cercle, paraissait être tout à fait chez lui. L’appétit allait bon train, quoiqu’il restât dans les quatre tasses du thé ou du café, et Sarah remuait le sien nonchalamment, pendant que son tendre regard se portait avec intérêt sur les figures des deux jeunes gens. Jack avait une feuille de papier placée entre eux deux, leurs têtes se touchaient, et tous deux étudiaient ce qui y était écrit au crayon. Quant à M. Dunscomb, il était entouré de documents de toutes sortes. Deux ou trois journaux du jour, qu’il regardait sans les lire, étaient étendus, tout ouverts, sur le parquet ; de chaque côté de son assiette étaient une requête, quelques baux ou renouvellements d’actes, tandis qu’il tenait à la main une copie du nouveau Code dont on a tant parlé. Il semblait peu partisan de cette grande innovation. Il grommelait çà et là en lisant, posait de temps en temps le livre, et paraissait méditer. Tous ces mouvements étaient entièrement perdus pour Sarah, dont les doux yeux bleus étaient attachés sur la contenance des deux jeunes gens. À la fin, Jack saisit le papier, et écrivit précipitamment une ligne ou deux avec le crayon.

— Voilà, Michel, dit-il d’un air de satisfaction ; je pense que cela fera bien.

— Ça a le mérite d’un bon toast, répondit l’ami, d’un léger air de doute ; c’est sentencieux.

— Comme tout toast doit l’être. Si nous devons avoir ce dîner, et les discours, et les publications qui s’ensuivent d’ordinaire, je préfère que nous nous produisions avec quelque autorité. De grâce, Monsieur, dit-il, levant les yeux sur son oncle, qu’en pensez-vous maintenant ?

— Absolument ce que j’en ai toujours pensé, Jack : cela n’ira jamais. La justice, clocherait misérablement avec un pareil système en vigueur. Quelques formes de plaidoiries sont infernales, si on peut les qualifier de plaidoiries. Je déteste même les noms qu’ils donnent aux procédures : plaintes et répliques.

— Ils ne sont certainement pas aussi redoutables à l’oreille que les anciens termes, reprit Jack ; mais je ne songeais pas au Code, Monsieur ; je vous demandais votre opinion sur mon nouveau toast.

— Je ne donne pas mon opinion, même en recevant des honoraires, avant d’avoir entendu.

— Eh bien, Monsieur, le voici La Constitution des États-Unis, le palladium de nos libertés civiles et religieuses. Maintenant, je ne crois pas pouvoir Beaucoup mieux, oncle Tom.

— Je suis fâché de t’entendre parler ainsi, Jack.

— Pourquoi cela ? Je suis sûr que c’est le sentiment d’un bon Américain. Il y a plus : il y respire une saveur des vieux principes anglais que vous admirez si fort, à ce sujet surtout. Pourquoi ne l’aimez-vous pas ?

— Pour plusieurs raisons : ce serait un lieu commun, ce qu’un toast ne doit jamais être, fût-il vrai ; mais il arrive qu’il n’y a pas un mot de vrai dans votre phrase, toute sonore qu’elle est.

— Pas un mot de vrai ! La Constitution ne garantit-elle pas aux citoyens la liberté religieuse ?

— Pas le moins du monde.

— Vous m’étonnez ! Voyons, Monsieur écoutez son langage, s’il vous plaît.

La-dessus Jack ouvrit un livre, et lut la clause sur laquelle il comptait pour confondre un des plus habiles avocats, une des plus fortes têtes de l’Amérique. Ce n’est pas que M. Dunscomb fût ce qu’on appelle un logicien, mais il ne se trompait jamais sur le sujet qui l’occupait, et avait souvent rappelé dans la vraie route les logiciens les plus renommés. Quant à son neveu, il ne connaissait du grand document qu’il tenait en main que ce qu’il en avait recueilli dans les colonnes de journaux mal digérés, dans les discours vaporeux du congrès, et dans les traditions erronées qui courent le pays, venant on ne sait d’où et ne menant littéralement à rien.

— Voici la clause, veuillez l’écouter, Monsieur, s’il vous plaît, poursuivit Jack : « Le congrès ne fera pas de loi concernant l’établissement d’une religion, ou en défendant le libre exercice ; ou abrogeant la liberté, de la parole et de la presse, ou le droit du peuple de s’assembler paisiblement et d’adresser des pétitions au gouvernement pour le redressement des abus. » Voilà qui ira loin, je crois, pour la justification de tout le toast, Mike !

Ces derniers mots furent prononcés d’un petit air de triomphe et de contentement. Pour toute réponse, M. Dunscomb fit entendre un expressif, hum ! Quant à Michel Millington, il n’osait donner son opinion, et cela pour deux raisons. Il avait souvent éprouvé la sagesse supérieure de M. Dunscomb, et il savait que Sarah entendait toute la conversation. — Je voudrais bien que votre oncle mît un instant ce Code de côté, Jack ; et tâchons de savoir ce qu’il pense de nos autorités, dit Michel d’un ton bas.

— Allons, oncle Tom, s’écria le neveu plus hardi, sortez de votre réserve, et faites face à la Constitution de votre pays. Sarah elle-même peut voir que pour cette fois nous avons raison, et que mon toast est à l’épreuve.

— C’est une très-bonne épreuve, non seulement de votre esprit, mais de la moitié des esprits du pays. On ne peut proférer, pourtant, de plus grande absurdité que de prétendre que la Constitution des États-Unis est le palladium de quoi que ce soit concernant la liberté civile ou religieuse.

— Vous ne contestez pas la fidélité de ma citation, Monsieur !

— En aucune manière. La clause que vous lisez est un exposé fort inutile ; de certains faits qui existaient aussi distinctement, avant qu’elle fût rédigée, qu’aujourd’hui. Le congrès n’avait pas le pouvoir d’établir une religion, de supprimer la liberté de la parole ou celle de la presse, ou le droit de pétition, avant l’introduction de cet article, et par conséquent la clause elle-même est surérogatoire. Vous ne gagnez rien à votre motion, Jack.

— Je ne vous comprends pas, Monsieur. Il me semble que j’ai toute raison.

— Le congrès n’a de pouvoir que celui qui lui a été confié directement, ou par des circonstances nécessaires. Aujourd’hui, il ne s’agit nullement d’accorder une pareille autorité au congrès, et par conséquent la prohibition n’est pas nécessaire. Mais en admettant que le congrès possédât le pouvoir d’établir une religion préalablement à l’adoption de cet article, ce ne serait pas une preuve que la Constitution soit le palladium de la liberté religieuse, à moins qu’elle ne défendît à toute personne de se mêler des opinions de ses concitoyens. Chaque État de cette Union peut, s’il le veut, établir une religion, et contraindre ses citoyens à l’accepter.

— Cependant, Monsieur, la Constitution particulière de notre État a un article semblable qui s’y oppose.

— C’est vrai, mais la Constitution particulière de notre État peut être altérée à ce sujet, sans en demander la permission à d’autres qu’à nos propres concitoyens. Je crois que Sarah elle-même comprendra que les États-Unis ne sont pas le palladium de la liberté religieuse, puisqu’on ne peut empêcher un État particulier d’établir le mahométisme lorsqu’on se sera soumis à certaines formes légales.

Sarah rougit, et jeta un timide regard sur Michel Millington sans rien répliquer. Elle ne comprenait pas grand’chose à ce qu’elle venait d’entendre, bien qu’elle fût intelligente, mais elle avait espéré que Jack et son ami étaient plus près d’avoir raison qu’il ne semblait résulter de la tournure que prenait la conversation.

Jack lui-même, nouvellement admis au barreau, comprit ce que son oncle voulait dire ; il rougit aussi de la manière dont il avait manifesté son ignorance touchant le grand pacte national. Voulant sortir de ce dilemme, il s’écria avec une adroite vivacité :

— Eh bien, puisque cela ne peut aller, essayons du jury : « le jugement par le jury, palladium de nos libertés ! » Comment trouvez-vous cela, Monsieur ?

— Pis que l’autre, mon garçon. Que Dieu protège le pays qui n’a pas de meilleure égide contre l’injustice, que celle qu’un jury peut tenir devant lui !

Jack regarda Michel, et Michel regarda Jack, tandis que Sarah les regardait tous deux alternativement.

— Vous ne nierez pas, Monsieur, que le jury soit un des plus précieux bienfaits que nous aient légué nos ancêtres ? dit Jack d’un ton légèrement dogmatique, tandis que Sarah s’applaudissait de cette question, dans la pensée que son frère venait de se placer sur un terrain solide.

— Jack, je ne puis répondre à votre question tout d’une haleine, reprit l’oncle. Le jugement par jury fut sans contredit le plus précieux don octroyé à un peuple chez qui existait le gouvernement d’un pouvoir héréditaire ; pour en corriger les abus, c’était la plus salutaire garantie.

— Eh bien, Monsieur, n’y a-t-il pas ici la même garantie, assurant aux citoyens une justice indépendante ?

— Qui compose le pouvoir gouvernemental en Amérique, Jack ?

— Le peuple, à coup sûr, Monsieur !

Et les jurés ?

— Le peuple aussi, j’imagine ? reprit le neveu, hésitant un peu avant de répondre.

— Eh bien ! supposons maintenant qu’un citoyen ait un conflit de droits avec le public, qui est le gouvernement ; qui composera le tribunal appelé à décider la question ?

— Un jury, assurément, Monsieur. Le jugement par jury nous est garanti à tous par la Constitution.

— Sans doute, fit M. Dunscomb en souriant, à peu près autant que le sont nos libertés religieuses et politiques. Mais, selon ce que vous admettez vous-même, c’est précisément faire une des parties juge dans sa propre cause. A, par exemple, affirme qu’il a droit à certaines terres que le public réclame. Dans un cas pareil, une partie du public forme le tribunal.

— Mais n’est-il pas vrai, monsieur Dunscomb, insinua Millington, que le préjugé populaire est habituellement contre le gouvernement, dans tous ses procès avec des particuliers ?

— Certainement, c’est vrai dans certains genres de procès, mais faux dans les autres. Dans une ville commerçante comme celle-ci, le sentiment gêneral est contre le gouvernement, dans tous les procès en matière de contribution, j’en conviens ; et vous verrez que ce fait prouve, sous un autre rapport, contre le jugement par jury, puisqu’un juge doit être strictement impartial, et au-dessus de tout préjugé.

— Mais, mon oncle, un juge et un juré sont deux choses différentes, dit Sarah, secrètement entraînée à se faire l’auxiliaire de Michel, quoiqu’elle fût à peine au courant du sujet qui se discutait.

— C’est juste, ma chère, répondit l’oncle en jetant à sa nièce un regard malicieux qui la fit rougir, parfaitement juste ; un juge et un juré devraient être deux choses très-différentes. Ce que je déplore est ce fait, que les jurés tendent beaucoup à devenir des juges. Bien mieux, par George, ils deviennent législateurs, faisant la loi au lieu de l’interpréter. Combien de fois n’arrive-t-il pas aujourd’hui que la cour avertit le jury que telle chose est la loi, et le jury sort avec un verdict qui dit à la cour que telle chose n’est pas la loi. C’est un fait de tous les jours, dans l’état actuel de l’opinion publique.

— Mais la cour peut ordonner la révision du procès, si le verdict est contre la loi et l’évidence, dit Michel, venant à son tour au secours de Sarah.

— Sans doute, mais un autre jury recommencera la même histoire. Non, le jugement par jury n’est pas plus que la Constitution le palladium de nos libertés.

— Vous ne voyez pas les choses couleur de rose, oncle Tom, dit Sarah en souriant.

— Parce que je ne suis pas une jeune fille de vingt ans, très-contente d’elle-même et de ses avantages personnels, il n’y a qu’un seul caractère pour lequel je professe plus de mépris que pour l’homme toujours mécontent qui regarde tout de travers, et qui s’écrie qu’il n’y a rien de bon dans le monde.

— Et quelle est l’exception, Monsieur ?

— L’homme qui est gonflé de vanité et qui s’imagine que tout est perfection autour de lui, lorsqu’il devrait penser le contraire ; qui parle toujours de liberté au sein de la plus cruelle oppression.

— Mais ces mots ne peuvent s’appliquer à rien de ce qui existe à New-York.

— Vous croyez cela ! Que diriez-vous d’un état de société dans lequel la loi ne s’applique à une classe de citoyens que comme contrainte, et jamais comme protection ?

— Je ne vous comprends pas, Monsieur nous nous vantons au contraire ici que la protection de la loi est égale pour tous.

— Sans doute, s’il s’agit de se vanter, nous sommes toujours forts. Mais attachons-nous aux faits. Voici un homme qui doit de l’argent. On fait appel à la loi pour le contraindre au paiement. Le verdict est rendu, un commandement est signifié. Le shériff pénètre dans sa maison et vend son mobilier pour lui arracher le montant de la dette.

— C’est sans doute un malheur pour lui, Monsieur, mais ces choses arrivent à tous les débiteurs qui ne peuvent ou ne veulent pas payer.

— Si tel était le cas, je n’aurais rien à dire. Mais supposez que ce même débiteur soit aussi créancier, et qu’il lui soit dû des sommes de beaucoup supérieures à ce qu’il doit, mais pour la rentrée desquelles la loi ne veut pas l’aider. Pour lui assurément, la loi est toute oppressive et nullement protectrice.

— Mais sûrement, oncle Tom, rien de pareil n’existe ici.

— Sûrement, miss Sarah Wilmeter, des choses pareilles existent ici en pratique, quelles que soient les théories sur ce sujet. Différents propriétaires ont tout récemment ressenti toutes les rigueurs de la loi comme débiteurs, tandis qu’elle est une lettre morte pour eux dans leur caractère de créanciers. Un citoyen voit vendre ses meubles et sa maison pour ce qu’il doit, et quand il demande lui-même appui à la loi, comme créancier de ses locataires, on le lui refuse. Et tout cela vient de ce que l’on courtise la multitude, et que chaque juge, chaque législateur ne songe qu’à s’assurer des votes. N’est-ce pas là une cruelle oppression, une oppression de la pire espèce, où le petit nombre est opprimé par le grand ? C’est ce qui a donné naissance à cette funeste doctrine de l’antirentisme ; c’est ce qui a encouragé tous les excès des anti-rentiers.

La longue tirade de M. Dunscomb fut interrompue par la venue d’un quatrième personnage, le docteur Mac-Brain, qui était non-seulement le médecin de la famille, mais l’ami de cœur de l’avocat. Ces deux hommes s’aimaient en vertu de l’attraction des contraires. L’un, vieux garçon, l’autre sur le point de se marier pour la troisième fois ; l’un tant soit peu cynique, l’autre philanthrope ; l’un prudent à l’excès, l’autre impétueux et confiant. Leurs points de ressemblance consistaient en un amour sincère de leurs semblables, une grande bonté de cœur, et une intégrité à toute épreuve. Si une de ces qualités essentielles avait manqué à l’un, l’autre n’aurait pu le supporter.