Les Métamorphoses (Apulée)/Traduction Bastien, 1787/Livre II

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LES

MÉTAMORPHOSES:

ou

L’ANE D’OR D’APULÉE,

PHILOSOPHE PLATONICIEN,


LIVRE SECOND.

Sitôt que la nuit fut passée, et que le soleil parut, je m’éveillai et sortis de mon lit, l’esprit fort occupé, et brûlant toutes fois du desir de voir ce qu’il y avoit de rare et de merveilleux en cette ville, d’autant plus que j’étois dans le milieu de la Thessalie, d’où l’on croit par tout le monde que l’art magique a tiré son origine (1) : incertain néantmoins, je repassois en moi-même le conte que le bon Aristomènes m’avoit fait à l’occasion de cette Ville, où nous venions, et j’y considérois toutes choses avec une curiosité et une application extraordinaire. Tout ce qui s’offroit à mes regards, je m’imaginois que c’étoit autre chose qu’il ne me paraissoit, et que par la force des enchantemens tout y étoit métamorphosé ; que les pierres que je rencontrois, étoient des hommes pétrifiés ; que les oiseaux que j’entendois, avoient été des hommes, aussi bien que les arbres qui étoient le long des murs de la ville ; et que les fontaines étoient des corps humains, que la magie avoit fondus en eau. Je croyois que bientôt je verrois marcher les statues et les figures des tableaux, que les murailles devoient parler, que les bœufs et autres bêtes alloient prédire l’avenir, et même que, du haut des cieux, les corps radieux du soleil prononceroient tout d’un coup quelque oracle. Ainsi, étonné, et l’esprit occupé par le violent desir que j’avois de voir quelque chose de surnaturel, et n’en voyant aucun indice, ni la moindre apparence, j’allois et venois de tous côtés : enfin, marchant de rue en rue, comme un homme ivre et égaré, je me trouvai sans y penser dans la place du marché.

J’y vis dans le moment arriver une femme, suivie d’un grand nombre de valets : Je m’approchai d’elle avec empressement. La magnificence de ses habits brodés d’or (2), et ses pierreries faisoient assez connoître que c’étoit une femme de qualité. Elle avoit à côté d’elle un homme fort avancé en âge, qui, dès qu’il m’eut apperçu ; vraiment, dit-il, c’est Lucius lui-même ; et il vint m’embrasser, et parla ensuite, sans que j’entendisse mot, à l’oreille de cette dame : Que n’approchez-vous, me dit-il, et que ne saluez-vous votre mère. Je n’ose, lui dis-je, n’ayant pas l’honneur de connoître madame ; et le rouge me montant au visage, je restai les yeux baissés à la place où j’étois. Mais elle, me regardant fixément, voilà, dit-elle, le même air de bonté de Salvia, sa très-vertueuse mère (3) ; leurs figures sont si conformes, qu’ils semblent être faits tous deux sur le même modèle ; sa taille (4) est d’une belle grandeur, et d’un embonpoint raisonnable ; son teint est bien coloré, ses cheveux sont blonds (5) et frisés naturellement ; ses yeux sont bleus, cependant ils sont vifs et brillans comme ceux d’un aigle (6), et leurs regards sont pleins de charmes : enfin, de quelque côté qu’on l’examine, il n’a aucun défaut, et sa démarche (7) est noble et n’a rien d’affecté. Lucius, ajouta-t-elle, je vous ai élevé de mes propres mains, mais vous n’en devez pas être surpris ; nous sommes non-seulement parentes, votre mère et moi, mais nous avons été élevées ensemble. Car nous descendons l’une et l’autre de la famille de Plutarque, nous avons eu toutes deux la même nourrice, et par les liens du sang, nous n’avons fait toutes deux qu’un même corps. Il n’y a d’autre différence entre elle et moi, que l’état présent de nos conditions, parce qu’elle fut mariée à un homme de grande qualité, et moi à un particulier. Je suis cette Birrhene que vous avez peut-être oui souvent nommer parmi ceux qui vous ont élevé ; venez donc hardiment prendre un logement chez moi, ou plutôt chez vous-même.

Sur cela, le rouge qui m’étoit monté au visage s’étant dissipé, aux Dieux ne plaise, ma mère (8), lui dis-je, que je quitte mon hôte Milon, sans qu’il m’en ait donné sujet ; mais certainement je ne manquerai à rien à votre égard de tout ce qui se pourra faire, sans manquer aux devoirs de l’hospitalité. Toutes les fois que j’aurai occasion de venir en ce pays-ci, je ne prendrai jamais un logement ailleurs que chez vous.

Pendant ces contestations d’honnêteté, et quelques autres semblables, et après avoir marché peu de temps, nous arrivâmes à la maison de Birrhene. Le vestibule en étoit magnifique (9) ; il étoit orné de colonnes aux quatre coins, sur lesquelles on voyoit des statues de la déesse Victoire (10). Elles avoient les aîles déployées, un pied appuyé sur une boule, d’où elles paroissoient vouloir s’élever ; et quoiqu’elles y fussent attachées, il sembloit qu’elles ne tenoient à rien, et qu’elles alloient voler. Dans le milieu de la place étoit une statue d’une beauté parfaite, qui représentoit Diane. Ses habits paroissoient agités par le vent : elle sembloit courir avec vivacité, et venir à la rencontre de ceux qui entroient avec un air qui imprimoit du respect. Elle avoit à ses côtés des chiens qui étoient aussi de pierre. Ils avoient les yeux menaçans, les oreilles droites, les naseaux ouverts, la gueule béante et prête à dévorer ; et, si l’on entendoit aboyer quelques chiens des lieux voisins, on croyoit que c’étoit ceux-ci ; mais une chose en quoi l’excellent sculpteur avoit donné une grande marque de son habileté, c’est que ces chiens n’étoient portés que sur les pieds de derrière ; que ceux de devant étoient en l’air, ainsi que leurs corps qui sembloient s’élancer en avant.

Derrière la statue de la Déesse, on voyoit un rocher qui formoit une grotte pleine de mousse, d’herbes et de feuillages, et de côté et d’autre, il sortoit du rocher des pampres et des arbustes fleuris. La statue étoit d’un marbre si blanc et si poli, que le fond de la grotte en étoit éclairé. Aux extrémités du rocher, pendoient des grappes de raisin ; et des fruits (11) que l’art, qui imite la nature, avoit copiés si parfaitement, qu’on auroit cru pouvoir les cueillir et les manger, quand l’automne leur auroit donné la couleur et la maturité. Si l’on se baissoit pour les voir dans l’eau de la fontaine qui sort des pieds de la Déesse, et qui jetoit une eau douce et claire ; ils paroissoient agités comme des fruits et des raisins véritables, attachés à leurs branches. Entre les feuillages du rocher, on découvroit la statue d’Acteon qui, pour avoir eu la curiosité de voir Diane se baigner dans la fontaine de cette grotte, commençoit à prendre la forme d’un cerf. Comme je contemplois exactement et avec grand plaisir ces singularités : Tout ce que vous voyez ici, me dit Birrhene, est à vous. Dans le même-temps elle fit signe à ses gens de se retirer. Sitôt qu’ils furent sortis, je jure par cette Déesse, mon cher Lucius, dit-elle, que je crains terriblement pour vous, et que vous me causez autant d’inquiétude que si vous étiez mon propre fils. Gardez-vous, mais gardez-vous bien des maudits artifices et des détestables attraits de Pamphile, femme de Milon, chez qui vous dites que vous logez. Elle passe pour la plus grande Magicienne et la plus dangereuse qui soit dans cette ville : par le moyen de certaines herbes, de certaines petites pierres, et de quelques autres bagatelles de cette nature, sur lesquelles elle souffle, elle peut précipiter la lumière (12) des astres, jusqu’au fond des Enfers, et remettre le monde dans son premier chaos. D’ailleurs aussi-tôt qu’elle voit (13) quelque jeune homme beau et bien fait, elle en est éprise et y attache son cœur. Elle l’accable de caresses, s’empare de son esprit, et l’arrête pour jamais dans ses liens amoureux. Mais, indignée contre ceux qui lui résistent, d’un seul mot, elle change les uns en pierres, ou en différens animaux, et fait mourir les autres. Cela me fait trembler pour vous, et j’ai voulu vous en avertir, afin que vous fussiez sur vos gardes ; car cette femme est toujours amoureuse, et vous lui convenez fort, jeune et bien fait comme vous êtes.

Voilà ce que me dit Birrhene, fort inquiète sur ce qui me regardoit. Mais, sitôt que j’eus entendu parler de cet art magique, pour lequel j’avois une curiosité extraordinaire, tant s’en fallut que j’eusse dessein de me garder des ruses de Pamphile, que je fus transporté de joie, voulant me livrer entièrement à la connoissance de cette science, quoi qu’il m’en pût coûter, et me jeter à corps perdu dans cet abîme. Ainsi, sans y réfléchir davantage, je me dégageai le plutôt que je pus des mains de Birrhene, comme d’une chaîne importune ; et prenant congé d’elle brusquement, je gagnai au plus vite le logis de Milon. Pendant que j’y courois comme un insensé (14). Courage, Lucius, disois-je en moi-même, sois vigilant et attentif. Voici l’occasion que tu as tant souhaitée ; tu pourras désormais rassasier ta curiosité des choses extraordinaires ; il n’appartient qu’aux enfans d’avoir peur : embarque-toi dans cette affaire le plutôt que tu pourras, mais garde-toi d’être amoureux de ton hôtesse, et fais conscience de souiller le lit conjugal du bon Milon. Recherche plutôt avec empressement les bonnes graces de Fotis : elle est d’une jolie figure, d’une humeur enjouée, et a beaucoup de vivacité. Hier au soir, quand tu fus te coucher, elle te conduisit civilement dans ta chambre, te mit au lit d’une manière gracieuse, te couvrit avec affection, et t’ayant donné un baiser, fit assez voir dans ses yeux qu’elle ne te quittoit qu’à regret : même en s’en allant elle s’arrêta plusieurs fois, et se retourna pour te regarder. Veuillent les Dieux que je réussisse ! mais, m’en dût-il mal arriver, il faut que je tente fortune auprès de cette Fotis.

Raisonnant ainsi en moi-même, et plein de mon opinion, j’arrivai chez Milon entièrement déterminé (15). Je n’y trouvai ni le maître ni la maîtresse, mais seulement ma chere Fotis, qui faisoit un hachis de viande pour le souper de ses maîtres, qui me parut à l’odeur devoir être excellent. Elle avoit une robe de lin fort propre, retroussée au-dessous du sein, avec une ceinture rouge. Elle remuoit la casserolle où étoit son hachis avec ses belles mains, et sa robe ondoyoit autour d’elle, par le mouvement agréable que se donnoit son corps. Ses membres agités lui faisoient tourner les reins d’une manière amoureuse et lubrique. Je demeurai surpris d’étonnement, et m’arrêtai quelque temps à l’admirer. Enfin cette vue m’ayant échauffé l’imagination : Ma chere Fotis, lui dis-je, que tu remues ce hachis de bonne grace, aussi bien que ton corps ! O le bon ragoût que tu fais là ! heureux en effet celui à qui tu permettras d’en goûter.

Cette fille, qui étoit vive et quelquefois plaisante, se retournant de mon côté, me dit en riant : Retirez-vous, pauvre misérable, retirez-vous loin de mon feu ; car, s’il en voloit sur vous une éteincelle, vous brûleriez jusqu’au fond du cœur, et personne ne pourroit éteindre votre ardeur que moi qui sait remuer le pot aussi doucement que le lit agréablement.

Cependant, sans quitter la place où j’étois, j’examinois toute sa figure avec attention ; mais, pourquoi vous entretenir de toutes ses beautés, je ne dois vous parler d’abord que de celles que j’ai soin d’examiner les premières dans une belle personne, de la tête et des cheveux qui en public attirent mon attention, et en particulier font naître mes plaisirs. La nature a élevé et découvert cette principale partie ; elle y a joint les graces naturelles (16) des cheveux qui parent autant une tête, que les plus beaux habits peuvent orner le reste du corps par leurs plus vives couleurs, pour nous apprendre à juger par ce qu’elle nous dévoile, de ce qu’elle ordonne à l’art de dérober à nos yeux. Plusieurs femmes, même pour laisser un champ plus libre au jugement que l’on doit porter d’elles, écartent de leur sein leurs habits et leurs voiles. Il semble qu’elles voudroient mettre à découvert tous leurs charmes, sachant bien que la blancheur et la vivacité d’un peau délicate, est plus capable de plaire que le brillant éclat des plus riches vêtemens.

Mais ce que je ne puis dire sans peine, et ce que je souhaite, qui n’arrive jamais (17), si vous coupez les cheveux de quelque belle femme que ce puisse être, et que vous dépouillez son visage de cet ornement naturel, fût-elle descendue du ciel, engendrée de la mer (18), nourrie au milieu des ondes : en un mot, quand ce seroit Vénus elle-même (19), accompagnée des graces et des amours (20), parée de sa ceinture (21), et parfumée des odeurs les plus exquises ; si elle paroît avec une tête chauve, elle ne vous plaira point ; son Vulcain même la trouvera désagréable (22).

Mais y a-t-il rien de plus charmant que des cheveux d’une belle couleur et tenus proprement, qui brillent au soleil, d’un lustre changeant, dont l’œil est ébloui ? Les uns d’un blond plus éclatant que de l’or, et brunissant un peu vers la racine ; les autres noirs comme le plumage d’un corbeau (23), et un peu changeant, comme la gorge des pigeons, qui parfumés d’essences précieuses (24), peignés avec soin, et tressés par derrière, sont comme un miroir où un amant se retrouve avec plaisir. Quel charme encore de voir une grande quantité de cheveux relevés et ajustés sur le haut de la tête, ou bien de les voir d’une grande longueur, épars et flottans sur les épaules. Enfin la chevelure est quelque chose de si beau, que, quand une femme paroîtroit avec toutes sortes d’ajustemens, et avec des habits chargés d’or et de pierreries ; s’il se trouve quelque négligence dans ses cheveux, toute sa parure lui devient inutile.

Mais, pour ma Fotis, sa coëffure négligée et sans art la rendoit encore plus agréable ; car ses beaux cheveux, qu’elle avoir fort longs et fort épais, étoient en liberté sur son front et autour de son col ; ensuite cordonnés dans un ruban qui faisoit plusieurs tours, ils étoient noués sur le haut de la tête. Il me fut impossible de soutenir plus long-temps le supplice que me causoit l’excès du plaisir que j’avois à la considérer. Je m’approchai d’elle avec transport, et baisai amoureusement sur sa tête ces liens charmans. Elle se tourna, et me regardant de côté avec un air malin : Holà, dit-elle, jeune écolier, vous goûtez-là un plaisir qui a son amertume (25) aussi-bien que sa douceur ; mais prenez garde que cette douceur ne soit que passagère, et que l’amertume ne reste pour toujours. Que veut dire cela, lui dis-je, ma chere Fotis ? puisque, si tu veux me donner un baiser seulement, je suis tout prêt de me jetter dans ce feu. En même-temps, je la serre et l’embrasse plus étroitement. Comme je vis par la manière dont elle recevoit mes caresses, qu’elle répondoit à l’amour dont je brûlois pour elle : Je mourrois, lui dis je, ou plutôt je suis mort, si tu n’as pitié de moi. Prenez bon courage, me dit-elle en m’embrassant, car je vous aime autant que vous m’aimez ; je suis toute à vous, et nos plaisirs ne seront pas long-temps différés ; sitôt qu’on allumera les flambeaux, j’irai-vous trouver dans votre chambre. Allez-vous en donc, et préparez-vous. Nous causâmes encore quelque-temps et nous nous séparâmes.

Environ sur le midi, Birrhene m’envoya quelques petits présens (26) ; un cochon de lait, cinq gelines, et un baril d’un excellent vin vieux de plusieurs années. J’appelle Fotis. Voici, lui dis-je, le Dieu (27) qui prête des armes à Vénus. Il vient nous trouver de lui-même. Buvons aujourd’hui tout ce vin, pour nous défaire entièrement d’une sotte honte, et pour nous donner une gaillarde vigueur au jeu d’Amour ; car la galère de Vénus n’a besoin pour bien voguer que d’huile dans la lampe, et de vin dans le verre (28).

Je passai le reste du jour aux bains ; ensuite j’allai souper avec le bon Milon qui m’en avoit prié, et qui me régala d’un repas fort frugal. J’évitois, autant qu’il m’étoit possible, les regards de sa femme, suivant les avis que m’avoit donnés Birrhène ; et, si par hasard je venois à jeter les yeux sur elle, je tremblois, comme si j’eusse vu l’enfer (29) : mais je regardois continuellement et avec beaucoup de plaisir ma chère Fotis qui nous servoit à table.

La nuit étoit arrivée, et Pamphile alors considérant la lumière de la lampe : Que de pluie nous aurons demain (30), dit-elle ! Son mari lui ayant demandé comment elle le savoit : C’est cette lampe qui me le prédit, répondit-elle. Eh ! dit Milon, en éclatant de rire, nous entretenons une grande sibille de lampe, (31) qui, du haut du chandelier où elle est posée, examine le soleil, et sait tout ce qui se passe dans le Ciel. Sur cela, prenant la parole : Il ne faut point, dis-je, s’étonner de ce que dit Madame, du temps qu’il doit faire demain ; ce sont les premiers essais de cet art de deviner, et il n’y a rien en cela de fort extraordinaire. Car, quoique ce peu de feu terrien (32) et de lumière que nous voyons, soit l’effet de l’industrie des hommes, il ne laisse pas de sympatiser avec le feu céleste dont il est descendu, de participer aux changemens qui y arrivent, et par conséquent de présager ce qui doit arriver au plus haut des airs, et de nous en instruire. Nous avons même présentement parmi nous, à Corinthe, un certain Chaldéen (33) qui trouble toute la ville par les réponses surprenantes qu’il fait ; et, pour de l’argent, il découvre au peuple les secrets du Destin ; quels sont les Jours heureux pour se marier (34) ; quels sont ceux qui sont propres pour jetter sûrement les fondemens des murailles (35) ; quels sont les jours heureux, ou pour les voyages, ou pour les embarquemens : et moi-même l’interrogeant sur le succès qu’auroit le voyage que je fais présentement, il me répondit plusieurs choses fort étonnantes ; car il me dit que j’aurois une réputation assez éclatante ; que je ferois une grande histoire avec une fable incroyable, et que je composerois des livres.

De quelle taille est ce Chaldéen, me dit Milon en riant, et comment se nomme-t-il ? C’est un grand homme noiraut, lui dis-je, qu’on nomme Diophanes. C’est lui-même, me dit-il, et ce ne peut en être un autre ; car il a pareillement prédit ici diverses choses à plusieurs personnes ; mais, après y avoir gagné de l’argent considérablement, il lui arriva un accident cruel ou plutôt fâcheux (36). Un jour étant au milieu d’un grand nombre de peuples, où il découvroit la destinée à qui vouloit l’apprendre, certain négociant, qu’on nomme Cerdon, s’approcha de lui pour savoir quel jour il devoit commencer un voyage qu’il avoit à faire. Déjà le Devin lui avoit marqué ce jour ; déjà le marchand avoit mis bas sa bourse, tiré de l’argent, et compté cent deniers pour le prix de sa prédiction, quand tout à coup un jeune homme de qualité s’approche de Diophanes par derrière, le tire par son habit, et l’obligeant de se tourner de son côté, l’embrasse avec beaucoup d’affection.

Notre Devin l’ayant salué et fait asseoir auprès de lui, parut d’un étonnement et d’une surprise extraordinaire de le voir ; et ne songeant plus absolument à l’affaire dont il s’agiſſoit : Depuis quand, lui dit-il, êtes-vous arrivé, vous que j’ai tant souhaité ? Je ne suis ici que d’hier au soir, lui répondit le jeune homme ; mais vous, mon cher ami, contez-moi, je vous prie, comment vous êtes venu en si peu de temps, de l’isle d’Eubée, et comment s’est passé votre voyage, tant sur terre que sur mer. Sur cela mon brave Chaldéen, encore tout hors de lui-même et sans avoir repris ses esprits : Que tous nos ennemis, dit-il, puissent faire un voyage aussi funeste que le nôtre, et qui ressemble autant à celui d’Ulisse (37) ; car le vaisseau sur lequel nous étions, battu des vents et de la tempête, ayant perdu l’un et l’autre gouvernail, et ayant été jeté sur la côte, s’est abimé tout d’un coup au fond de la mer, et après avoir tout perdu, nous nous sommes sauvés à la nage avec beaucoup de peine ; tout ce que nous avons pu ramasser ensuite, soit par la pitié de ceux que nous ne connoissions point, ou par la bonté de nos amis, est devenu la proie d’une troupe de voleurs. Pour comble de disgrace, mon frère unique, nommé Arisuat, s’étant mis en devoir de se défendre contre eux, a été égorgé à mes yeux.

Pendant qu’il faisoit ce récit d’un air fort affligé, Cerdon ayant repris l’argent qu’il avoit compté pour payer sa prédiction, gagna au pied, et disparut. Alors Diophanes, réveillé comme d’un profond sommeil, s’apperçut du dommage que lui causoit son imprudence, en nous voyant rire à gorge déployée, tous tant que nous étions autour de lui. Mais, quoi qu’il en soit, Seigneur Lucius, je ſouhaite que vous soyez le seul à qui ce Chaldéen ait prédit la vérité ; que toute sorte de bonne fortune vous arrive, et que vous fassiez un heureux voyage.

Pendant ce long discours de Milon, je souffrois intérieurement une peine extrême, et j’étois au désespoir d’avoir donné lieu à ces contes ennuyeux qui me faisoient perdre une bonne partie de la soirée et des plaisirs agréables que je m’étois promis. Enfin, perdant toute retenue, je m’adresse à Milon. Que ce Diophanes, lui dis-je, soit en proie à sa mauvaise fortune, et que de rechef il expose aux dangers de la mer et de la terre l’argent qu’il attrape aux peuples par ses prophéties : pour moi qui suis encore fatigué du chemin que je fis hier, permettez-moi de m’aller coucher de bonne heure. En même-temps je me retire dans mon appartement, où je trouve les apprêts d’un fort joli repas. Fotis avoit aussi éloigné le lit des valets de la porte de ma chambre, afin, je crois, qu’ils ne pussent entendre les discours que nous nous tiendrions pendant la nuit. Auprès de mon lit étoit une petite table chargée de ce qui étoit resté de meilleur du soupé, avec deux verres à moitié pleins d’eau, qui n’attendoient plus que le vin qu’on y voudroit mêler, et une bouteille qui, s’élargissant par le cou, avoit une grande ouverture, afin de verser plus facilement le vin qui devoit aider à nos plaisirs, et nous y préparer.

A peine étois-je dans le lit, que Fotis ayant déja couché sa maîtresse, entre dans ma chambre en me jettant des roses, et en ayant une bien épanouie dans son sein ; ensuite elle m’embrasse étroitement et m’enchaîne en badinant avec des guirlandes de fleurs. Après qu’elle en eut répandu quantité sur mon lit, elle prend un verre de vin, et ayant versé dessus un peu d’eau tiède (38), elle me le présente à boire ; mais, avant que je l’eusse entièrement vuidé, elle me l’ôte en riant, le porte à sa bouche ; et les yeux attachés sur moi, boit le reste à petits traits. Nous redoublâmes ainsi plusieurs fois tour-à-tour (39).

Etant donc animé par l’amour et par le vin, et brûlant du desir de parvenir au comble du bonheur, je jette ma couverture, et lui montrant l’impatience de mon ardeur : Ma chère Fotis, lui dis-je, aie pitié de moi, et hâte-toi de me secourir ; car tu vois, dès la première approche du combat auquel tu m’as appelé, que je me suis préparé de toute ma puissance, et si-tôt que j’ai été piqué de la première flêche de ce cruel Cupidon, cette vigne a tendu mon arc au point que je crains que la corde ne rompe s’il reste davantage ; mais, pour me faire encore plus de plaisir, délie tes cheveux, je te prie, laisse-les flotter en liberté sur tes épaules, et viens que je t’embrasse de tout mon cœur.

Dans l’instant elle ôta le reste des mets que nous avions, et rangea la bouteille et les verres. Elle se déshabilla ensuite entièrement, dénoua ses cheveux pour augmenter la volupté, et parut belle comme Vénus sortant de la mer. D’une main couleur de rose, ombrageant, plutôt à dessein que par pudeur, sa nature mignone : Joutez à cette heure, et joutez vaillamment, me dit-elle, car je ne quitterai pas la place, et je ne tournerai pas le dos ; si vous avez de la valeur, disposez-vous à combattre, et me tuez pour mourir avec moi ; le combat d’aujourd’hui n’aura pas de relâche.

En même-temps elle monte sur le lit, elle se couche tout de son long sur moi, puis sautant à plusieurs bonds, et démenant les reins d’une façon lubrique et voluptueuse, me saoula de tous les fruits que l’on recueille dans les combats amoureux, jusqu’à ce que fatigués de corps et d’esprit nous demeurâmes tous deux embrassés pour reprendre haleine. Nous passâmes ainsi toute la nuit sans dormir, et luttans ensemble, nous parvînmes au jour, nous délassans souvent à coup de verre, et aiguisans nos amours pour renouveller notre plaisir. Dans la suite, nous passâmes plusieurs autres nuits comme nous avions fait celle là.

Il arriva qu’un jour Birrhène m’envoya prier d’aller souper chez elle, et, quoi que je pusse faire pour m’en excuser, je n’en pus venir à bout ; elle voulut absolument que j’y allasse. Il fallut dont en parler à Fotis, et lui en demander son avis, comme on fait aux Augures, quand on veut entreprendre quelque chose. Bien qu’elle ne voulût pas que je la quittasse d’un moment, elle m’accorda néanmoins gracieusement cette petite trêve : Mais au moins, dit-elle, prenez garde à revenir de bonne heure de ce soupé, car la maudite faction d’un nombre de jeunes gens de qualité a troublé toute la ville, et vous trouverez de côté et d’autre des hommes égorgés dans les rues. Les troupes du gouverneur de la province sont trop éloignées d’ici pour empêcher ce désordre ; et, comme on sait que vous êtes homme de qualité, et qu’on a du mépris pour un étranger (40), on pourroit bien vous dresser quelque embuscade.

Ma chère Fotis, lui dis-je, sois sans inquiétude ; car, outre que je préférerais le plaisir d’être avec toi à tous les festins du monde, c’est que par mon prompt retour, je te mettrai l’esprit en repos. Cependant je n’irai pas seul, et mon épée que je porterai avec moi, suffira pour me mettre en sûreté. M’étant ainsi précautionné, je vais à ce soupé.

J’y trouvai beaucoup de convives (41) ; et comme Birrhène étoit une dame de grande distinction, c’étoit les gens les plus considérables de la ville. Le repas fut magnifique. On se mit à table sur des lits d’ivoire, dont les couvertures étoient d’étoffe brodée d’or. Il y avoit une quantité de grands vases pour boire, tous d’une beauté différente, et tous également précieux ; les uns de verre avec des figures de relief, d’un travail admirable ; les autres, de cristal d’une beauté parfaite ; quelques-uns d’or, d’autres d’argent. Il y avoit même des morceaux d’ambre merveilleusement bien travaillés et creusés en forme de coupe ; enfin on y voyoit des ouvrages qui sembloient surpasser l’adresse des hommes. Il y avoit plusieurs écuyers tranchans richement vêtus ; des mets en abondance, servis par de jeunes filles ; et de jeunes garçons, remarquables par la propreté de leurs habits, et par la beauté de leurs cheveux, présentoient souvent à boire d’un excellent vin vieux dans des vases faits de pierres précieuses.

Sitôt qu’on eut allumé les flambeaux, la conversation commença à s’animer, chacun se mit à badiner, à rire et à plaisanter (42). Alors Birrhene s’adressant à moi : Comment vous trouvez-vous en ce pays-ci, dit-elle ? Je crois que notre ville est fort au-dessus des autres, par la beauté de ses temples, de ses bains et de ses édifices. Toutes les commodités de la vie y sont en abondance. On y vit dans une liberté paisible, et les marchands étrangers la trouve aussi peuplée que celle de Rome. On jouit, si on veut, de la même tranquillité qu’à la campagne ; en un mot, c’est la retraite la plus délicieuse de toute la province.

Vous dites la vérité, Madame, lui répondis-je, et je ne crois pas avoir vécu en aucun lieu avec plus de liberté qu’en cette ville ; mais je tremble quand je songe qu’on y est exposé aux funestes et inévitables effets de la magie ; car on dit même que les morts n’y sont pas en sûreté dans leurs tombeaux, et que de vieilles sorcières, jusques sur les bûchers, arrachent les ongles des corps qu’on y brûle (43), et en recherchent les restes pour nuire et faire du mal aux vivans, et que, pendant qu’on prépare les funérailles d’un mort, elles se rendent au bûcher les premières, elles dérobent le corps très-adroitement !

Sur cela, un de la compagnie ajouta : Je vous assure qu’en ce pays-ci les vivans n’y sont pas plus en sûreté que les morts, et certaine personne qui n’est pas loin d’ici, a eu, il n’y a pas long-temps, le visage absolument défiguré par la malice de ces maudites enchanteresses. A ces mots, la compagnie éclata de rire de toute sa force, et chacun jetta les yeux sur un homme qui étoit à part dans un coin de la salle. Cet homme, honteux de se voir si obstinément envisagé, voulut se lever et sortir en murmurant entre ses dents. Mais Birrhene lui dit : Mon ami Telephron, restez, je vous prie, et suivant votre complaisance ordinaire, contez-nous encore une fois l’histoire de votre avanture, afin que mon fils Lucius ait le plaisir de l’entendre de votre bouche. Pour vous, dit-il, Madame, vous êtes toujours la bonté et l’honnêteté même ; mais il y a des gens dont l’insolence n’est pas supportable. Il prononça ces paroles avec beaucoup d’émotion : cependant Birrhene fit si bien, et le conjura avec tant d’instance, que, quelque répugnance qu’il eût à le faire, il ne put se refuser à sa prière. Ainsi ramassant ensemble une partie de la couverture du lit sur lequel il étoit, se dressant à moitié dessus, appuyé sur le coude, il étendit la main droite à la manière des orateurs (44), il ferma ensuite les deux plus petits doigts, et relevant les autres comme menaçant un peu du pouce (45), il commença ainsi.

Etant encore pupille, je partis de Milet (46) pour aller aux jeux Olympiques (47), dans le dessein aussi de voir exactement toute cette province si renommée : après avoir parcouru toute la Thessalie, j’arrivai pour mon malheur à Larisse. Comme j’allai de côté et d’autre dans la ville, fort léger d’argent, et cherchant quelque remède à mon indigence, j’apperçois, au milieu du marché un grand vieillard monté sur une pierre, qui crioit à haute voix : S’il y a quelqu’un qui veuille garder un mort, qu’il dise ce qu’il demande. Alors m’adressant au premier que je rencontre : Que veut dire ceci, lui dis-je, les morts de ce pays-ci ont-ils accoutumé de s’enfuir ? Taisez-vous, me répondit-il, car vous êtes encore jeune et même étranger, et vous ne songez pas que vous êtes au milieu de la Thessalie, où les sorcières ordinairement arrachent des morceaux du visage des morts, dont elles se servent pour leurs enchantemens. Mais dites-moi, de grace, lui dis-je, que faut-il faire pour garder ainsi les morts ? Premièrement, me répondit-il, il faut veiller exactement toute la nuit, et avoir toujours les yeux attachés et fixés sur le corps mort, sans les en détourner d’un seul instant : car, pour peu que vous regardiez d’un autre côté, ces rusées et maudites femmes ayant pris la forme de quelque animal, se glissent avec tant d’adresse, qu’elles tromperoient aisément les yeux du Soleil même et de la Justice (48). Elles se changent en oiseaux, en ours, en chiens, en souris et même en mouches ; ensuite, à force de charmes, elles accablent de sommeil ceux qui gardent le mort, et les endorment profondément ; enfin il n’est pas possible d’exprimer tous les tours que ces détestables femmes imaginent pour venir à bout de leurs desseins. Cependant, pour un aussi dangereux emploi, on ne donne ordinairement que cinq ou six pièces d’or ; mais, ce qu’il y a de pis, et que j’oubliois bien à vous dire, c’est que, si le lendemain matin le gardien ne rend pas le corps tout entier, il faut qu’il se laisse couper autant de chair du visage qu’on en a ôté au corps mort.

Bien informé de tout cela, je prends courage, et m’approchant aussi-tôt du crieur : Cessez de crier, lui dis-je, voici un gardien tout prêt ; combien me donnera-t-on ? On vous donnera, dit-il, six pièces, d’or ; mais holà ! jeune homme, ayez au moins grand soin de garder, comme il faut, le corps du fils d’un des premiers de la ville, et de le garantir soigneusement des maudites harpies. Ce sont, lui dis-je, des misères et des bagatelles que cela ; vous voyez un homme infatigable, qui ne dort jamais, qui voit plus clair que Lincée ou Argus même, et qui est tout yeux.

A peine avais-je fini de parler, qu’il me mena en une maison, dont la grande porte étant fermée, il me fit entrer par une petite porte de derrière, et monter dans une chambre close et sombre, où il me montra une dame toute en pleurs, habillée de noir ; et s’approchant d’elle : Voici, dit-il, un homme qui est venu s’engager hardiment à garder le corps de votre mari. Elle rangea de côté et d’autre ses cheveux qui lui tomboient sur le visage, que je ne trouvai point abattu, malgré son affliction ; et me regardant : Prenez garde, dit-elle, je vous prie, à vous acquitter comme il faut de ce que vous entreprenez. Madame, lui dis-je, ne vous mettez point en peine, pourvu que vous ajoûtiez quelque petite honnêteté à ce qu’on me doit donner. Elle me le promit ; et se levant dans le moment, elle me mena dans une autre chambre. Là étoit le corps de son mari, enveloppé de linges blancs, et y ayant fait entrer sept personnes, elle-même leva le linge qui le couvroit ; et, après avoir long-temps pleuré, elle les prit tous à témoin (49), et leur fit voir avec précaution chaque membre de son mari, l’un après l’autre, ayant à côté quelqu’un qui marquoit le tout sur des tablettes. Voilà, dit-elle, son nez entier, ses yeux où l’on n’a pas touché, ses oreilles sauves, ses lèvres où il n’y a rien de gâté, et son menton ferme. Ainsi, Messieurs, vous en rendrez témoignage ; ensuite leur ayant fait signer l’acte, elle se retira. Je lui dis : Madame, ordonnez, s’il vous plaît, qu’on me donne les choses qui me sont nécessaires ? Et que vous faut-il, me dit-elle ? Il me faut, lui dis-je, une grande lampe et de l’huile suffisamment pour l’entretenir jusqu’au jour, avec de l’eau, quelques bouteilles de vin, un verre et un plat de viande des restes du soupé.

Allez, impertinent que vous êtes, me dit-elle, en branlant la tête, vous demandez des restes du soupé dans une maison pleine d’affliction, où, depuis plusieurs jours, on n’a seulement pas allumé de feu. Pensez-vous être venu ici pour faire bonne chère ? Ne devriez-vous pas plutôt faire voir sur votre visage des larmes, et une tristesse convenable à ce lieu-ci ? En disant cela, elle se tourna vers sa femme-de-chambre. Mirrhine, dit-elle, qu’on lui apporte tout présentement une lampe et de l’huile. Elle sortit en même-temps, ferma la porte sur moi, et me laissa dans la chambre.

Chagrin de me voir seul à la garde du corps mort, je commence à frotter mes yeux, et me préparant à bien veiller, je me mets à chanter pour me désennuyer. Bientôt le jour vint à baisser, et la nuit commença à paroître. Quand il fut nuit tout-à-fait, et qu’enfin le temps fut venu où tout le monde est enseveli dans un profond sommeil, la peur commença à me saisir. Alors je vois entrer une bêlette (50) qui s’arrête vis-à-vis de moi, et qui avec ses yeux vifs et perçans, attache ses regards si fixement sur moi, que la hardiesse d’un si petit animal ne laissa pas de me troubler un peu l’esprit : enfin je lui dis : Que ne t’en vas-tu, vilaine bête ; que ne vas-tu te cacher avec les rats tes semblables, avant que je te fasse sentir mes coups ? que ne t’en vas-tu donc ? Aussi-tôt elle tourne le dos, et sort fort vîte de la chambre.

A l’instant même un sommeil profond s’empare si absolument de tous mes sens, que le Dieu de Delphes lui-même auroit eu peine à discerner entre le cadavre et moi, lequel étoit le plus mort de nous deux ; ainsi presque sans vie, j’étois-là comme n’y étant point, et j’avois besoin moi-même d’un gardien.

Déjà, de tous côtés, les coqs (51) annonçoient par leur chant la venue du jour, quand je me réveillai en sursaut, tout saisi de frayeur. Je cours à mon corps mort avec de la lumière ; et lui découvrant le visage, je regarde soigneusement par-tout, si je n’y trouvai rien de manque.

Dans le moment sa pauvre veuve, inquiète et désolée, entra brusquement, suivie des témoins du jour précédent, se jetta sur le corps du défunt ; après l’avoir baisé plusieurs fois, elle l’examine de tous côtés avec de la lumière, et se tournant ensuite, elle appelle son homme d’affaires, et lui ordonne de payer sur le champ ce que l’on avoit promis à un si bon gardien. Ce qui ayant été fait ; jeune homme, me dit-elle, je vous rends mille graces, et vous promets, en faveur du bon service que vous m’avez rendu, de vous compter désormais au nombre de mes amis. Et moi, pénétré de joie d’avoir fait un gain auquel je ne m’attendois pas, et tout ravi de tenir ces belles pièces d’or, que je secouois de temps en temps dans ma main, je lui réponds : Madame, regardez-moi plutôt comme un de vos serviteurs, et toutes les fois que vous aurez besoin que je vous rende un pareil service, vous n’avez qu’à me commander hardiment.

A peine avois-je achevé ce compliment, que tous les domestiques de la maison détestant le mauvais augure de mes paroles (52), courent après moi, armés de tout ce qu’ils avoient pu rencontrer : les uns me donnent des coups de poing dans le visage, me meurtrissent le dos avec leurs coudes, et me brisent les côtes ; les autres m’assomment à coups de pied, m’arrachent les cheveux, et déchirent mes habits : ainsi, presque aussi maltraité que le fut Adonis par les dents du sanglier, ils me jettent hors de la maison en m’accablant d’injures.

M’étant arrêté à la plus prochaine place pour reprendre mes esprits, je me ressouvins, mais trop tard, des paroles sinistres que j’avois dites fort imprudemment à la maîtresse de la maison, et je convins en moi-même que j’avois mérité un traitement encore plus rude.

Toutes les cérémonies du deuil étant achevées (53), comme on portoit le corps du défunt au bûcher, suivant la coutume du pays, et que la pompe funèbre, telle qu’il convenoit à un des plus considérables de la ville, passoit au travers de la grande place, on vit venir un vieillard fondant en larmes, et s’arrachant les cheveux. Il s’approche du cercueil, et l’embrassant, il s’écrie d’une voix haute et entrecoupée de sanglots : « Je vous conjure, Messieurs, par les pieux devoirs que nous nous devons les uns aux autres, regardez en pitié ce pauvre citoyen qu’on a malheureusement fait mourir, et vengez sévèrement ce forfait, sur cette maudite et méchante femme ; car c’est par elle seule que ce jeune homme, qui est le fils de ma sœur, a été empoisonné pour avoir son bien, et en favoriser son adultère ».

Les lamentations de ce vieillard touchèrent tout le monde de compassion ; le peuple, persuadé de ce crime qui lui paroissoit vraisemblable, commença à murmurer et à vouloir en tirer avantage. Les uns demandent du feu, les autres cherchent des pierres. On anime jusqu’aux enfans contre cette femme ; mais elle, répandant un torrent de larmes feintes, et prenant tous les Dieux à témoin, nioit ce crime abominable avec les sermens les plus sacrés. Eh bien, dit le vieillard, remettons à la divine providence à faire connoître la vérité : Voici l’Egyptien Zachlas, le premier des prophêtes (54), qui m’a promis, il y a déjà long-temps, moyennant une somme d’argent considérable, de rappeller une ame des Enfers, et de ranimer un corps après son trépas. Sur le champ il fait avancer un jeune homme, couvert d’une robe de lin, chaussé avec des bottines de feuilles de palmier, et ayant la tête rasée (55).

Le vieillard embrassant ses genoux (56), et lui baisant plusieurs fois les mains : « Saint Prêtre, lui dit-il, laissez-vous toucher de pitié ; je vous en conjure par les astres des cieux, par les divinités infernales, par les élémens qui composent l’univers, par le silence de la nuit (57), par le sanctuaire du temple de Coptos (58), par les accroissemens du Nil (59), par les mystères de Memphis (60), et par les sistres de Pharos (61), rendez l’usage du jour pour quelques instans à ce corps privé de vie, et répandez un peu de lumière dans ces yeux fermés pour jamais. Ce n’est point pour nous opposer aux loix de la nature, ni pour refuser à la terre ce qui lui appartient, que nous demandons qu’il puisse vivre un peu de temps ; mais pour avoir la consolation de venger sa mort ».

Le prophête rendu favorable par cette conjuration, appliqua par trois fois (62) une certaine herbe (63) sur la bouche du défunt, et en mit une autre sur sa poitrine : ensuite tourné vers l’Orient, et faisant tout bas une prière au Soleil, tout le peuple resta dans une attention extraordinaire, à la vue d’un spectacle si digne de respect, et dans l’attente d’un si grand miracle. Je me fourre dans la presse, et je monte sur une grande pierre qui se trouva derrière le cercueil, d’où je regardois curieusement tout ce qui se passoit. Déjà la poitrine du mort commence à s’enfler, le mouvement du pouls se fait sentir, et tout le corps se remplit d’esprits. Enfin le cadavre se lève, et le jeune homme profère ces mots : « Pourquoi, je vous prie, me rappellez-vous aux devoirs d’une vie qui doit finir dans un moment, après que j’ai bu des eaux du fleuve Léthé, et que je me suis baigné dans les marais du Stix ? Cessez, je vous en conjure, cessez et laissez-moi jouir de mon repos (64) ».

Après que cette voix fut sortie de ce corps, le prophête paroissant plus ému, « que ne révèles-tu, lui dit-il, devant tout le peuple le secret et les particularités de ta mort ? Crois-tu que je n’aie pas le pouvoir par mes enchantemens, d’appeler à mon aide les Furies, et de te faire souffrir de nouveaux tourmens ». Alors le corps jette ses regards sur tout le peuple, et lui adresse ces paroles en gémissant : « J’ai reçu la mort par les détestables artifices de la femme que je venois d’épouser, et périssant par le breuvage empoisonné qu’elle m’a fait prendre, j’ai quitté la place de mon lit à son adultère ».

Aussi-tôt cette brave femme s’arme d’audace, et d’un esprit capable des crimes les plus noirs, résiste en face à son mari, et nie effrontément ce qu’il avance. Le peuple s’échauffe, les opinions sont différentes ; les uns disent qu’il faut dans le moment enterrer cette méchante femme toute vive avec son mari ; les autres, qu’il ne faut pas ajouter foi à ce que peut dire un mort. Mais le jeune homme ôta tout sujet de contestation, par ce qu’il dit ensuite ; car, poussant des soupirs encore plus profonds : « Je vous donnerai, dit-il, des moyens clairs comme le jour, de connoître la pure vérité, et je vous apprendrai des choses que personne ne sait que moi. Car, pendant que ce très-soigneux gardien de mon corps, continua-t-il, en me montrant du doigt, me veilloit avec toute l’exactitude possible, de vieilles enchanteresses cherchant à avoir quelques morceaux de mon visage, après avoir envain plusieurs fois changé de forme, et ne pouvant tromper sa vigilance, elles l’entourèrent d’un nuage assoupissant, qui l’ensevelit dans un profond sommeil ; ensuite elles ne cessèrent point de m’appeller par mon nom, tant qu’enfin mon corps et mes membres froids commençoient peu-à-peu d’obéir aux enchantemens de l’art magique. Mais celui-ci, comme vivant encore, et n’étant privé de la vie que par le sommeil, se lève croyant que c’étoit lui qu’on appeloit, parce qu’il porte le même nom que moi ; et comme le fantôme d’un homme mort, il se met à marcher du côté de la porte, quoiqu’elle fût fermée bien exactement. Ces Sorcières ne laissèrent pas de lui couper le nez et les oreilles par un trou ; ainsi il m’a sauvé l’un et l’autre à ses dépens ; et afin que la tromperie fût complète, elles lui appliquèrent fort proprement des oreilles de cire au lieu des siennes, et un nez de même matière, tout semblable à celui qu’elles venoient de lui couper ; et certainement ce pauvre homme que vous voyez-là a bien gagné son argent, non pour m’avoir soigneusement gardé, mais pour avoir été mutilé comme il est ».

Tout épouvanté de ce discours, j’en voulus savoir la vérité ; et me touchant le nez, il tombe dans ma main ; je tâte mes oreilles, elles tombent pareillement. Alors voyant que tout le monde me montroit au doigt, et me regardoit en se moquant de moi, je me sauvai au travers de la foule, tout trempé d’une sueur froide. Je n’ai pas voulu retourner à mon pays ainsi défiguré, et n’étant plus qu’un sujet de raillerie ; mais avec mes cheveux abattus de côté et d’autre, je couvre le défaut de mes oreilles ; et, pour mon nez, j’en cache la difformité avec ce linge que j’y ai collé le plus proprement que j’ai pu.

Sitôt que Téléphron eut achevé son histoire, tous les conviés qui étoient échauffés de vin, recommencèrent à éclater de rire, et comme ils demandoient encore du vin pour boire des santés (65), Birrhene m’adressa la parole : C’est demain, dit-elle, le jour de la fête et solemnité de la fondation de cette ville. Nous sommes les seuls d’entre tous les peuples du monde, qui, par des cérémonies joyeuses et divertissantes, nous rendons le dieu Ris propice et favorable (66). Votre présence rendra la fête plus charmante, et je souhaite de tout mon cœur que vous inventiez quelque galanterie plaisante pour l’offrir à une si grande divinité, et pour l’honorer encore davantage. Avec plaisir, Madame, lui dis-je, et je voudrois bien trouver quelque sujet de divertissement digne de la fête, et même de la présence d’un si grand Dieu.

Ensuite mon valet m’étant venu avertir que la nuit étoit fort avancée, comme j’avois un peu de vin dans la tête, aussi bien que lui, je me lève de table sans différer davantage ; et ayant pris congé de Birrhene, je m’en retourne d’un pas chancelant chez Milon. Mais, en traversant la première place que nous rencontrâmes, le vent éteignit la lumière qui servoit à nous conduire ; de manière que nous trouvant tout d’un coup dans les ténèbres d’une nuit très-obscure, nous eûmes toutes les peines du monde à regagner notre demeure, fort fatigués et les pieds tout meurtris par les pierres que nous avions rencontrées en chemin.

En entrant dans notre rue, nous voyons trois grands coquins qui viennent frapper à notre porte de toute leur force, sans que notre présence leur fît la moindre peur ; il sembloit au contraire qu’ils redoublassent leurs coups, dans le dessein de nous braver ; de manière que nous ne doutâmes point, et moi particulièrement, que ce ne fussent des voleurs, et même des plus déterminés. Aussi-tôt je tire mon épée, que j’avois apportée sous mon manteau, pour me défendre en pareilles rencontres ; et sans balancer un moment, je me jette au milieu de ces brigands, et l’enfonce bien avant dans le corps de chacun d’eux à mesure qu’ils se présentoient devant moi, jusqu’à ce qu’enfin percés de plusieurs grands coups d’épée, ils tombent morts à mes pieds. Fotis, que le bruit de ce combat avoit réveillée, s’en vint toute hors d’haleine ouvrir la porte. Je me jette dedans tout en sueur, et vais me mettre au lit, aussi fatigué d’avoir combattu ces trois voleurs, que le fut Hercule après la défaite du triple Gerion (67).


Fin du second Livre.


REMARQUES

SUR

LE SECOND LIVRE.


(1) D’autant plus que j’étois dans le milieu de la Thessalie, d’où l’on croit par tout le monde que l’art magique a tiré son origine. Pline, contre l’opinion des autres, tient que la magie a été inventée en Perse par Zoroaste, et que de-là elle est passée en Thessalie ; mais la plupart des anciens étoient persuadés que la Thessalie étoit abondante en herbes propres aux enchantemens et aux poisons ; que la magie y avoit pris naissance, et s’y étoit perfectionnée plus qu’en aucun lieu du monde. Aussi l’on trouve souvent dans les auteurs, Mulier Thessala, une femme de Thessalie, pour dire une magicienne ou une sorcière. Horace, Epod. 5.

Quæ sidera excantatâ voce Thessalâ
Lunamque cœlo deripit.

Ainsi Menander avoit donné le nom de Thessalienne à sa comédie qui contenoit tous les traits que faisoit cette espèce de gens pour arracher la lune du ciel. Plaute appelle aussi Thessalien, cet enchanteur qui savoit tous les prestiges et toutes les illusions de la magie.

(2) Broderies. Attale, roi de Pergame, extrêmement riche en argent et meubles précieux, a le premier trouvé la façon des broderies et tissures d’or. Ce roi n’ayant point d’enfans, fit le peuple Romain son héritier. Ses richesses furent apportées dans Rome, et on appelle les habits brodés Attalèques, comme qui diroit, riches et somptueux.

(3) Voilà, dit-elle, le même air de bonté de Salvia, sa très-vertueuse mère. Apulée prend ici occasion assez adroitement de nous faire son portrait, et de nous apprendre qu’il étoit fort beau et fort bien fait.

(4) Sa taille. C’est celle qu’on appelle communément riche ou modérée et séante ; les doctes la nomment quarrée, telles qu’on loue en Vespasien, et ces personnes sont plus adroites.

(5) Les cheveux blonds. Galien, entre les signes d’une bonne et saine disposition, loue la couleur entremêlée de rouge et de bleue, les cheveux tirant sur le jaune et quelque peu crêpus. Apulée témoigne lui-même dans son apologie, qu’il n’avoit pas le poil efféminé, ni délicat, et qu’il ne le portoit pas long comme une amorce à dissolution, et comme ceux qui emploient leur temps à la toilette. Archigenas, médecin, enseignoit à ces efféminés de jaunir et friser leurs cheveux avec de l’écume de sel et de la mirrhe mêlées ensemble ; mais avec ses drogues, il faisoit périr beaucoup de personnes jalouses de leurs poils, en leur réfroidissant trop la tête.

(6) L’aigle. Cet oiseau a la pointe de la vue merveilleusement vive et pénétrante ; elle passe aussi pour très-claire et très-aigue. Pour connoître si sa race ne dégenère pas de sa vivacité de vue, elle tourne ses petits, encore sans plumes, en face des rayons du soleil ; s’il n’en peuvent supporter la force, elle les précipite de son nid comme bâtards et dégénérés.

(7) Sa démarche. Sénèque dit qu’on connoît l’impudicité de l’homme à sa démarche. Saint Augustin prétend qu’on peut juger de la qualité de l’esprit de l’homme par la mauvaise position de son corps. Saluste, entre autres reproches à Catelin, lui fait celui-ci : Que sa démarche étoit tantôt précipitée, tantôt tardive. La démarche la plus louable donc ne sera point méditée, ni affectée, ni suspendue comme celle de ceux qui ont les pléiades en leur horoscope, si nous croyons Julius Firanicus.

(8) Aux dieux ne plaise, Madame. Le texte dit, parens, ma mère. C’étoit un terme d’honnêteté en ce temps-là, qui seroit trop familier aujourd’hui, et qui ne plairoit pas. Je me suis servi du mot de Madame, qui est plus respectueux et selon nos manières.

(9) Le vestibule en étoit magnifique. C’est ainsi que j’ai traduit, Atria longe pulcherrima. Je sais qu’Atrium se met quelquefois pour exprimer tout le dedans des maisons. Virgile a pris ce terme dans cette signification, aussi-bien que Vitruve, quand il a écrit dans le 2 liv. de l’Ænéide.

Porricibus longis fugit et vacua atria lustrat.

Et dans la suite du même livre :

Apparet domus intus, et atria longa patescunt.

Il est aisé de voir que Virgile entend par atria tout ce qui se peut voir au-dedans d’une maison par la porte, quand elle est ouverte, qui est la cour et les vestibules, ou les grandes salles.

Ainsi, comme on ne peut marquer précisément ce qu’atrium signifie, j’ai suivi Monsieur Perrault, qui dit qu’il a cru pouvoir hasarder le mot de vestibule pour signifier celui d’atrium, en avertissant qu’il n’entend pas précisément par vestibule ce que les anciens entendoient par vestibulum, mais seulement ce qu’il signifie en notre langue.

(10) Sur lesquels on voyoit des statues de la déesse Victoire. Il y a dans le latin, Palmaris Deæ, de la Déesse portant la palme. La description que notre auteur en fait ici revient assez à ces vers de Claudien :

Ipsa duci sacras Victoria panderet alas,
Et palmâ viridi gaudens et amicta tropheis.

La Victoire elle-même chargée de trophées, et tenant en main une palme verte, étendoit ses ailes en faveur de ce grand capitaine. Les Athéniens, au rapport de Pausanias, représentoient cette Déesse sans ailes, afin qu’elle ne pût s’envoler, et qu’elle restât toujours chez eux.

(11) L’art qui imite la nature. Il y a dans le texte singe de la nature. La réponse du peintre Eumope est remarquable ; interrogé sur quel modèle de ses prédécesseurs il façonnoit ses ouvrages, il répondit, en montrant une multitude d’hommes, qu’il falloit imiter la nature, et non l’ouvrier. Platon, au 10e des loix, dit que tout se fait par nature et par art, et que l’art même a engendré les nuages de la vérité.

(12) La lumière. Les Platoniques enseignent que les pierres et les herbes ont quelque participation avec les lumières surnaturelles. Proclus écrit que, par certaine sympathie et mutuelle alliance entre les choses terrestres et célestes, un mélange de plusieurs pierres, herbes et autres drogues dont les magiciens se servent, peut attirer sur terre les influences célestes, certaines herbes ou pierres pouvant produire quelque effet merveilleux.

(13) Aussi-tôt qu’elle voit. L’œil est le garde et la source de l’amour, il annonce ordinairement l’intention. Les yeux, dit Quintilien, nous précipitent en toutes sortes de vices, ils admirent, ils aiment, ils convoitent.

(14) Insensé. L’habitude de l’esprit se découvre au mouvement du corps ; nous voyons ordinairement marcher d’un pas hatif ceux qui sont atteint de folie ou de fureur.

(15) J’arrivai chez Milon entièrement déterminé. A Rome, lorsque quelqu’un proposoit un avis dans le Sénat, sur quelque affaire pressante, et qu’on n’avoit pas le temps de recueillir les voix à l’ordinaire, il disoit, à la fin de son discours : Quibus hæc salutaria videntur agite dum, in dextram partem pedibus transite : Que ceux à qui ce que je propose paroît bon et salutaire, passent tous du côté droit, et l’on appeloit ce que faisoient ceux qui s’alloient ainsi mettre du même côté, pedibus ire in sententiam alicujus : se ranger de l’avis de quelqu’un. Apulée se sert en badinant de cette façon de parler, parce qu’il étoit accouru avec empressement chez Milon, pour exécuter ce qu’il s’étoit mis dans la tête.

(16) Naturelles. La beauté et la netteté des cheveux font honneur à la personne. S. Ambroise dit que la chevelure est honorable aux vieillards, vénérable aux prêtres, terrible aux gens d’armes, séante aux jeunes gens, de bonne grace aux femmes, et mignonne aux enfans. Un arbre dépouillé de ses feuilles est désagréable à voir. Les cheveux de l’homme font toute sa parure ; c’est l’ornement qui garantit son chef du froid et du chaud. Il n’y a rien de si désagréable à l’œil qu’une femme chauve.

(17) Qui n’arrive jamais. Je ne souhaite pas, dit Apulée, que l’on trouve jamais une femme chauve ; en effet, les femmes ne deviennent pas volontiers chauves. Sénèque, au 15e liv. de ses épîtres morales, dit, en blâmant le luxe, que l’intempérance fait venir les femmes chauves et podagres. Hyppocrates dit dans ses aphorismes, que les cheveux ne tombent point aux femmes, et qu’elles ne sont pas sujettes au mal de jambe. La vie dissolue que mène la plupart des femmes actuellement, les expose cependant à ces deux maladies.

(18) Engendrée de la mer. Saturne ayant taillé les génitoires de son père, les jeta dans la mer, et d’iceux avec l’écume marine naquit Vénus. Aristote, au 2e liv. de la génération des animaux, dit que la semence est immense, et que, par cette cause, la Déesse qui préside en telle besogne est en grec appelée Aphrodite.

(19) Quand ce seroit Vénus elle-même. On distinguoit de la Vénus née de la mer, une autre Vénus qu’on appeloit Uranie ou Céleste ; celle-ci n’inspiroit que des amours purs et chastes, qui élevoient les cœurs au ciel ; elle avoit des temples en plusieurs endroits de la Grèce, où elle étoit représentée armée, et son sacerdoce n’étoit exercé que par des Vierges. Xénophon distingue cette Vénus-Uranie de l’autre Vénus, en donnant à celle-ci l’amour des esprits et des vertus ; et à l’autre, l’amour des corps. Apulée, dans son apologie, fait voir que cette Vénus Céleste, distinguée de la vulgaire, ne nous permet d’aimer que des beautés qui peuvent renouveller dans nos ames l’idée et l’amour des beautés célestes.

La Vénus née de l’écume des flots, mère des amours et des plaisirs, a toujours eu pour le moins autant d’adorateurs que l’autre.

(20) Accompagnée des Graces. Les Graces appelées Charites par les Grecs, étoient filles de Jupiter et d’Eurinome, selon quelques-uns, et selon d’autres, de Bacchus et de Vénus. Elles étoient trois, Aglaïe ou Pasithée, Euphrosine et Thalia. Ce sont des noms grecs, dont le premier signifie gaieté : Euphrosine veut dire agrément, et Thalia beauté. Lorsque les poëtes les mettoient en la compagnie de Vénus, ils les regardoient comme les Déesses de la beauté et de la bonne grace. Ils disent que la première rend les yeux fins et brillans ; que la seconde embellit la bouche, et que la troisième remplit le cœur de tendresse et de bonté. On les fait aussi quelquefois compagnes des Muses et de Mercure, Dieu de l’éloquence.

(21) Parée de sa ceinture. Homère, dans le 4e liv. de l’Illiade, représente Vénus avec une ceinture de diverses couleurs, qui rendoit aimables ceux qui la portoient. Junon l’emprunta de cette Déesse pour se faire aimer de Jupiter.

(22) Son Vulcain même la trouvera désagréable. C’est-à-dire, que Vénus sans cheveux, loin de pouvoir plaire à qui que ce soit, ne plairoit pas même à Vulcain qui en étoit fort amoureux, et qui, boiteux et enfumé comme il étoit, ne devoit pas être si difficile et si délicat qu’un autre en amour.

Vénus est avec raison mariée à Vulcain, parce que sans chaleur, il est impossible de marcher sous ses drapeaux.

(23) Corbeau. Les dames recherchent le poil brun ; cette couleur en effet embellit et donne de la grace au teint blanc. Apulée, au démon de Socrates, dit qu’attendu que deux couleurs devancent les autres celle de la poix et de la neige, par lesquelles le jour et la nuit diffèrent entre eux ; Apollon a donné le blanc au cigne, et le noir au corbeau.

(24) Essences précieuses. Il y a dans le texte, de gouttes arabiques, comme onguent de Nard, ou plutôt larme de myrrhe qui est très-bonne en Arabie. La myrrhe sue d’elle-même, avant qu’on la taille. Une goutte qu’ils appellent stacté, à savoir goutte ou larme de liqueur. Ce mot signifie aussi fleur de myrrhe. Les plus efféminées se frottoient les cheveux d’onguent de myrrhe. Les drogues odorantes et propres à faire onguent, qui sont particulières à l’Arabie, la font appeler en grec eudæmon, qui veut dire heureuse.

(25) Amertume. L’amour, dit Plaute, est très-fécond en miel et en fiel ; ce qu’il donne à goûter est fort doux ; mais il vous donne aussi de l’amer tout votre saoul.

(26) Présens. Avant que les hôtelleries et les cabarets fussent en usage, les anciens faisoient des amis réciproques, chez lesquels ils logeoient en leurs voyages. Ils cultivoient fort religieusement ce droit d’hospitalité, préparant des chambres et tout ce qui étoit nécessaire. Le premier jour, ils les invitoient à leur table, et le lendemain leur envoyoient de la viande, des volailles et autres denrées champêtres qu’ils appeloient xonies, comme qui diroit, présent d’hôte ; car xenos signifie hôte, tant celui qu’on reçoit, que celui qui reçoit : Jupiter Xénien étoit estimé conservateur des hôtes.

(27) Bacchus. Il y a dans le texte, Liber. Liber n’est autre chose que Bacchus, et se prend pour le vin, portant aiguillon à luxure. C’est donc à bon droit qu’on le nomme Piqueur de Venus. Liber et Vénus ont engendré Priape, d’autant que ceux qui sont adonnés au vin, sont ordinairement enclins à la luxure. Les Latins l’ont appelé Liber, comme qui diroit franc et libre, parce que le vin ôte tout souci et toute peine, ou parce que l’ivresse rend les personnes plus licentieuses et pétulantes, et plus libres à parler.

(28) Huile et vin. Le vin aiguillonne la volupté, et l’huile nourrit la lumière de la lampe, dont les amoureux aiment la clarté, trouvant plus de contentement dans les plaisirs nocturnes ; lesquels, à la lueur de la lumière, ils reçoivent aussi par les yeux ; car, comme dit le poëte, les yeux servent de guide en amour, et l’épigrammatiste : O quels duels ! O quelles luttes cet heureux lit et cette lumière ont vu.

(29) Comme si j’eusse vu l’Enfer. Le texte dit, Avernum lacum. Ce lac que les Italiens nomment encore Averno, est dans le royaume de Naples, proche de Baye, de Cumes et de Pouzzole. Les anciens auteurs disent que ce lac exhaloit des vapeurs si corrompues, que les oiseaux qui voloient par-dessus, tomboient morts et qu’on n’en pouvoit trouver le fond. Ce qui a fait dire aux Poëtes que c’étoit une descente aux Enfers : Souvent même pour les exprimer, on se servoit du nom de ce lac, Avernus, comme a fait Apulée en cet endroit.

Ce lac est entouré de montagnes qui étoient autrefois couvertes d’une épaisse forêt, ce qui contribuoit à rendre ce lieu vénérable, selon la superstition des Payens qui l’avoient consacré à Pluton. L’empereur Auguste fit abattre ces bois, ce qui a rendu les environs de ce lac autant agréables qu’ils étoient affreux auparavant. On y voit quelques fontaines d’eau tiède, où l’on trouve de petits poissons noirs, qui ont un très-mauvais goût. Ceux du lac sont de la même couleur et sentent le soufre. L’illustre Antoine Doria eut la curiosité de le sonder lui-même, pour voir s’il étoit d’une si immense profondeur, que cela eût donné lieu à l’opinion des anciens qui le croyoient sans fond : il trouva que sa profondeur n’étoit que de deux cent trente-huit pas.

(30) Que de pluie. C’est la façon de deviner, que les Grecs appellent Lychnomatie, d’autant qu’elle se fait à l’inspection des mêches de lumière. Les présages et pronostics sont tels. Si le lumignon laisse quelque petit amas autour de la mêche, en brûlant, c’est signe de pluie : si la flamme vole en tournoyant, c’est signe de vent : quand la lumière pétille, et qu’elle jette des étincelles contre bas, ou bien, lorsqu’il reste quelque charbon au col des marmites et chaudières en les levant, et quand le charbon allumé produit une grande et vive lueur.

(31) Grande sibylle de lampe. Milon, en riant, donne le nom de sibylle à la lampe qui les éclairoit, parce que, selon ce que disoit Pamphile, elle donnoit à connoître quel temps il devoit faire le lendemain. Les Sibylles étoient des filles Payennes qui prédisoient l’avenir, et qui même, à ce qu’on dit, ont prophétisé la venue du Fils de Dieu ou quelqu’action de sa vie. Ce nom de Sibylle est tiré de deux mots grecs qui signifient conseil de Dieu. La plus commune opinion est, qu’il y a eu des Sibylles de différens pays. La première et la plus ancienne est la Delphique, que quelques-uns appellent Artemis. Elle prophétisa long-temps avant la guerre de Troye. Il y en a qui croient qu’Homère a inséré plusieurs de ses vers dans son Illiade.

Les livres des Sibylles étoient conservés à Rome dans le Capitole, comme des choses sacrées. Ils furent brûlés avec ce superbe édifice, du temps de Sylla, 83 ans avant la venue de Jésus-Christ. Le sénat eut soin de recouvrer tout ce qui se pouvoit trouver des vers des Sibylles ; il envoya même, pour cet effet, des ambassadeurs en Grèce et en Asie qui en rapportèrent environ mille qu’on leur attribuoit. On nomma quinze personnes pour les examiner, ensuite on les mit dans le Capitole qu’on avoit rebâti. Du temps d’Auguste, on brûla jusqu’à deux mille vers attribués aux Sibylles, et l’on enferma dans deux cassettes d’or dans le temple d’Apollon, ceux qu’on crut être véritablement des Sibylles. Tant qu’il y a eu des Empereurs payens à Rome, on a toujours gardé avec grand soin ces prétendus Oracles que l’on consultoit dans les pressans besoins de l’état.

Nous avons présentement plusieurs vers grecs divisés en huit livres, qu’on prétend être des Sibylles ; mais beaucoup de savans croient qu’ils ont été supposés dans le deuxième siècle.

Monsieur Petit a donné au public, il y a quelques années, une dissertation fort curieuse touchant les Sibylles, où il prétend prouver qu’il n’y a jamais eu qu’une seule femme qui se mêla de prophétiser, à qui les anciens auteurs grecs aient donné ce nom de Sibylle.

(32) Feu terrien. Le feu terrien que nous avons en usage, uni par certaine alliance avec le feu céleste et aërien, nous peut annoncer ce que présage le feu céleste. Les philosophes tiennent unanimement que ce monde inférieur dépend des mouvemens supérieurs, et que ces corps pesans et grossiers sont régis et se meuvent par d’autres plus subtiles. Il ne faut donc pas douter que ce feu terrien et élémentaire ne soit comme dépendant du feu céleste ; les anciens autorisent cette opinion. Ils n’éteignoient pas la lumière de leurs lampes, dit Plutarque, mais ils la laissoient languir et mourir d’elle-même, comme ayant une liaison intime avec le feu aërien qui ne s’éteint jamais. Prochus, philosophe platonique écrit finement de la sympathie et concorde que les choses terriennes ont avec les célestes.

(33) Un certain Chaldéen. Les Chaldéens habitoient cette partie de l’Asie qui confine à l’Arabie, dont la ville capitale étoit Babylone. Ils étoient fort adonnés à l’astrologie judiciaire ; ils interprétoient aussi les songes, et pratiquoient toutes les superstitions de la magie, ce qui a fait appeler Chaldéens dans la suite tous ceux qui se mêloient de ces sortes de sciences. Les Assyriens appeloient Chaldéens leurs mages et docteurs.

(34) Jours heureux pour se marier. Ces jours s’appellent égyphaques, et sont défendus dans les décrets, can. 6, quest. 7. Les anciens, par une vaine superstition, se faisoient accroire que le mois de mai étoit malencontreux pour les nôces, celui de Juin au contraire heureux et commode, peut-être parce que les latins ont nommé le mois de Mai Major, et Juin, de Junior, et de fait, les jeunes gens sont plus capables de nôces que les gens avancés en âge, car le vieillard est plus froid à l’endroit de Vénus, dit le poète.

(35) Fondemens des murailles. Les villes ont leurs destinées aussi bien que les hommes, et les anciens consultoient pour savoir non-seulement le jour, mais aussi l’heure et les momens pour jetter les premiers fondemens d’une place. Appien dit dans ses Syriaques, en parlant du roi Seleucus, que ce roi ayant dessein de bâtir la ville de Séleucie, envoya chercher les mages pour choisir le jour et l’heure favorables à en poser les premières pierres ; mais ils se trompèrent dans leur avis, et l’heure fatale arrivant, à laquelle on devoit commencer, les ouvriers se mirent d’eux-mêmes à l’ouvrage. Les mages connoissant que la force du destin est inévitable, demandèrent pardon au roi, en lui disant qu’il n’étoit pas permis de changer le sort fatal bon ou mauvais, soit d’une personne, soit d’une ville.

(36) Il lui arriva un accident un peu fâcheux. Le texte dit, Fortunam scævam an sævam verius dixerim ; une fortune sinistre, ou pour mieux dire, cruelle. On eût pu employer les mots senestre et sinistre, l’un signifie malencontreux, et l’autre gauche. Cette conformité de cadence en vocales, fait une figure qui s’appelle annomination, pour exprimer celle du latin, scævam, et sævam.

(37) Un voyage aussi funeste que le nôtre, ou plutôt que celui d’Ulisse. Ulisse, après la prise de Troye, voulant retourner à Itaque, essuya, comme tout le monde sait, plusieurs naufrages, et toutes les disgraces d’un voyage très-malheureux. Mais il est très plaisant que ce Devin, entouré de peuple, transporté du plaisir de revoir son ami, lui conte sans réflexion tout haut les circonstances d’un voyage qu’il vient de faire, où à la mort près, il a essuyé tout ce qu’on peut imaginer de plus affreux, dans le temps justement qu’un homme le consultoit sur le jour qu’il devoit partir, afin qu’il ne lui arrivât aucun accident fâcheux dans un voyage qu’il avoit à faire.

(38) Elle prend un verre de vin, et ayant versé dessus un peu d’eau tiède. Cet usage de mettre de l’eau tiède dans le vin pour le boire, est bien contraire au nôtre, qui est de le boire à la glace. Les anciens croyoient que la chaleur réveilloit les esprits du vin. Dans le Levant, c’est encore un usage assez ordinaire de boire un peu chaud, quoiqu’on s’y lave les mains dans de l’eau rafraîchie avec de la neige, quand on en peut avoir.

(39) Il y a dans le texte : deux, trois et plusieurs fois. Le premier verre de vin étanche la soif, le deuxième réjouit, le troisième est voluptueux, le quatrième abrutit, et les autres tiennent de la folie. Le vin échauffe singulièrement, et il est très-pernicieux si l’on en boit outre mesure. Aurelian disoit de Bonosus, qu’il étoit né non pour vivre, mais pour être ivre. On a remarqué de ce prince une chose fort étrange qu’autant il buvoit, autant il urinoit ; et ce malheureux s’étant enfin étranglé, quelqu’un se mit à dire, par plaisanterie, que c’étoit une bouteille, et non un homme qui étoit pendu.

(40) Etranger. On porte ordinairement plus de faveur à ses compatriotes qu’aux étrangers ; l’exemple d’Agoracrit, Parien, et d’Aléamus, Athénien, en font foi : Ces deux habiles sculpteurs ayant fait une Vénus de pierre à l’envi l’un de l’autre ; Aléamus remporta la victoire sur son compagnon, plus par les voix et la faveur de ses compatriotes, que par l’excellence de son ouvrage.

(41) Convives. L’ordonnance des festins porte qu’il n’y ait jamais moins de trois, ni plus de neuf personnes ; il faut que le nombre des conviés commence par celui des Graces, et finisse par celui des Muses : Car, dit Varron, il ne faut jamais un trop grand nombre de convives ; là où est la multitude, là est la confusion.

(42) Plaisante. Ciceron, au premier livre des Offices, nous apprend qu’il y a deux manières de traiter ; l’une illicite, pétulante et outrageuse ; l’autre, élégante, gaillarde, ingénieuse et plaisante : on peut, sans offenser personne, employer la seconde, mais éviter toujours la première.

(43) Ongles. Ainsi cette magicienne de Lucain, Erichtzo, arrache des os ardens du milieu des bûchers, recueille des haillons charmés, lutte à l’encontre des cadavres, leur tire les yeux de la tête, et prend la rognure de leurs ongles ; les mages, dit Pline, assurent que les rognures des ongles des pieds et des mains, mêlés avec de la cire, servent contre les fièvres tierces et quartes. Il enseigne lui-même de jeter les rognures d’ongles dans les fourmillières, que l’on prenne la première qui commencera de les emporter, qu’on la pende au col, et qu’ainsi la fièvre se perdra. Artemon dit que l’eau bue dans le crâne d’un mort, guérit le mal caduc. Quelques-uns boivent dans le crâne d’un pendu pour guérir la morsure d’un chien enragé.

(44) A la manière des orateurs. Les mains de l’orateur sans lesquelles, comme dit fort bien Quintilien, l’action est manchotte et foible, ont une infinité de mouvemens qui accompagnent la parole, ou, pour mieux dire, elles parlent elles-mêmes. Son plus gracieux geste est celui par lequel il ramène le doigt du milieu vers le pouce, en déployant les autres trois. On joint aussi les doigts du milieu avec le pouce ; ce geste est encore plus pressant que l’autre, propre au commencement et à la narration. Quelquefois on en ploie trois par dessus le pouce, et on étend le doigt qu’on appele indice, duquel on se sert ordinairement pour montrer, rapprocher, menacer. Ciceron dit que Crassus s’en servoit fort bien.

(45) Du pouce. Les Latins nomment ce doigt d’un mot par lequel ils montrent que c’est le plus primant et le plus utile de tous. Les Romains ne recevoient jamais sous leurs drapeaux ceux auxquels le pouce manquoit, comme gens inutiles à la guerre. Ammien Marcellin dit que jamais aucun Gaulois ne se coupa le pouce pour éviter les fatigues de la guerre. Les Athéniens voulant affoiblir les Æginetes qui, pour lors, étoient puissans sur mer, firent couper les pouces à leurs mariniers pour les rendre inhabiles à la marine.

(46) Milet. Ville capitale d’Ionie, mère de quatre-vingt villes. Elle donna naissance à Thalès, Anaximènes, Anaximander, Hécatée l’historien, et à Æschine l’orateur ; mais ses habitans s’étant amollis par le luxe, ils donnèrent lieu à ce proverbe d’Aristophane : Jadis les Milésiens étoient vaillans. Aristagoras, député vers les Lacédémoniens, pour demander des secours aux Perses, se présenta vêtu richement et somptueusement, ce qui donna occasion aux Ephores de lui dire par une ironie qui passa depuis en proverbe, au logis des Milésiens, comme voulant dire que ces délices et que ce luxe ne conviennent nullement à des gens qui étoient dans la peine, et qui alloient demander des secours aux autres.

(47) Aux jeux Olimpiques. Ces jeux étoient fort fameux dans la Grèce, ils se célébroient de quatre en quatre ans, en l’honneur de Jupiter, vers le solstice d’été sur les bords du fleuve Alphée, proche la ville de Pise dans l’Elide, qui est une partie du Péloponèse. On n’a rien de fort certain sur leur première institution ; quelques-uns l’attribuent à Hercule. Iphitus les rétablit vingt-deux ou vingt-trois ans avant la fondation de Rome ; ils devinrent si solemnels, que la Grèce en fit son époque, et compta ses années par les Olimpiades.

Ces jeux duroient cinq jours ; toute la jeunesse de la Grèce s’y trouvoit pour y disputer les prix par cinq sortes d’exercices, qui sont le ceste ou les gantelets, la course, le saut, le disque ou le palet, et la lutte. On y ajouta dans la suite un sixième exercice, qui étoit la course des chariots. Ceux qui remportoient quelqu’un des prix, étoient tellement honorés, que quand ils retournoient en leur patrie, on abattoit un pan de muraille de la ville, pour les y faire entrer sur un char de triomphe, aux acclamations de tout le peuple.

(48) Qu’elles tromperoient aisément les yeux du soleil et de la justice. Comme c’est par le soleil que tout est éclairé, et peut-être vu sur la terre, ce n’est pas sans raison que les Grecs l’appeloient Pant’horon, tout voyant ; et notre auteur, dans le premier livre, l’appelle aussi Deum videntem, Dieu qui voit tout.

Selon Aulu-Gelle, on représentoit la justice avec des yeux vifs et perçans, pour montrer que les juges doivent examiner avec la dernière exactitude les choses sur lesquelles ils doivent prononcer. On la représente aujourd’hui avec un bandeau sur les yeux, pour marquer qu’on doit rendre la justice sans acceptation de personne, et sans rien envisager que la raison.

(49) Et y ayant fait entrer sept personnes, &c. Elle les prit tous à témoin. Ce nombre est celui que l’on pouvoit desirer pour les choses les plus importantes, et le même que les loix romaines demandoient pour la validité des testamens.

(50) Bêlette, c’est-à-dire une magicienne transformée en bêlette. Les magiciens croyoient et le peuple aussi que, par la force de la magie, les femmes sur-tout pouvoient être transformées en bêlettes, en rats, chats, &c. S. Augustin dit qu’il est impossible de changer la figure de l’homme ; il n’appartient qu’aux gens simples d’ajouter foi à de pareilles sottises. Les auteurs ecclésiastiques rapportent à ceci tout ce que l’on raconte de Circé qui changea tous les compagnons d’Ulysse en bêtes ; et les Arcadiens qui se transformoient en loups, et de ceux qui, changés en chevaux, portoient les munitions de guerre.

(51) Les coqs. Le coq connoît les saisons de la nuit, il en distingue les heures, et réveille l’homme pour qu’il retourne à ses travaux. Le chant du coq, dit S. Ambroise, est agréable la nuit et utile ; il éveille celui qui dort, avertit celui qui a du souci, et console le voyageur en lui annonçant l’avancement de la nuit.

(52) Détestant le mauvais augure de mes paroles. Ce mauvais augure consistoit en ce qu’il sembloit, par l’offre de ses services, souhaiter qu’il mourût bientôt quelqu’un dans la famille, pour le garder, comme il avoit fait à ce dernier mort.

(53) Cérémonies du deuil. Les anciens appeloient autrefois les morts à haute voix par plusieurs fois, et après le dernier appel, ils emportoient leurs cadavres pour les brûler.

(54) Voici l’Egyptien Zachlas, prophête de grande réputation. Les Egyptiens étoient fort renommés pour toutes les sciences, et sur-tout pour l’astrologie et la magie. Nous apprenons de Diodore de Sicile, qu’Homère, Licurgue, Solon, Pythagore et plusieurs autres grands hommes, avoient voyagé exprès en Égypte, pour conférer avec les prêtres de cette contrée, et profiter de leur conversation et de leurs lumières. Strabon assure qu’on y montroit long-temps depuis le logis où Platon et Eudoxe avoient demeuré treize années ensemble.

(55) La tête rasée. Pline dit que les prêtres d’Ægypte portent la tête rasée en signe du deuil qu’ils ont de la mort d’Apis. S. Paul étant à Cenchrées, se fit raser, et marcha les pieds nuds. S. Jérôme dit que la rasure et la tonsure des prêtres, montrent qu’ils doivent quitter le soin des choses temporelles, et les cheveux qui leur demeurent, qu’ils peuvent retenir quelque chose pour leur entretennement.

(56) Les genoux. Comme consacrés à la miséricorde, les genoux de l’homme, dit Pline, ont quelque religion que toutes les nations observent ; ceux qui supplient les embrassent, ils leur tendent les mains, ils les adorent comme des autels.

(57) Silence de la nuit. Aristote dit, dans ses problêmes, que l’on entend plus aisément la nuit que le jour, et que l’air qui est plus agité dans le jour, par la chaleur du soleil, se repose la nuit.

(58) Coptos. Les hirondelles dressoient des remparts près de la ville de Copton en Égypte. Elles y travailloient avec tant d’affection que l’on en voyoit plusieurs mourir à la peine. C’étoient leur exercice du printemps, et tous les ans elles travailloient après. Les mêmes hirondelles faisoient une chaussée sur le Nil, attachant leurs nids l’un à l’autre, de la longueur d’une stade (125 pas) si forte, dit Pline, qu’il eût été impossible à l’homme d’en faire une semblable.

(59) Par les accroissemens du Nil. Les Ægyptiens regardoient les inondations du Nil comme quelque chose de divin, parce qu’elles arrivoient régulièrement tous les ans pendant l’été, et qu’elles rendoient leurs terres fertiles au défaut de la pluie. Le Nil se déborde tous les ans depuis le solstice. D’abord il croît tout doucement, puis un peu plus fort tandis que le soleil est au signe du lion ; il commence ensuite à se retirer, quand le soleil est passé dans le signe de la vierge, ensuite il rentre dans ses bornes au signe de la balance. Au centième jour, on apperçoit ses accroissemens à certaines marques et mesures. Sa juste croissance est de seize coudées, si l’eau est au-dessous de cette mesure, elle ne sauroit tout arroser. Si l’eau reste à douze coudées, les Ægyptiens craignent la famine, à treize encore, quatorze les font rire, quinze les assurent, seize les mettent à leur aise. Les grands accroissemens dénoncent rapport, les moindres stérilité. Les raisons les plus vraisemblables de cet accroissement sont qu’il se fait par-là répercussion des étésites qui sont vents anniversaires. Hérodote, Diodore, Pline, Strabon, Sénèque et Lucain disent ce qu’ils ont pu en apprendre, mais il vaut mieux admirer leurs recherches que de s’y arrêter. Quelques-uns disent que la source du Nil est une zône qui nous est opposée, que l’hiver est là quand nous avons l’été, et que, pour cette cause, la grande quantité d’eaux qui viennent en ce temps-là, occasionne cet accroissement.

(60) Par les mystères de Memphis. Memphis étoit la capitale de l’Ægypte, la même que le grand Caïre d’aujourd’hui. On y adoroit Osiris et Isis, par des cérémonies secrettes, qu’il n’étoit pas permis de révéler aux profanes, c’est-à-dire à ceux qui n’étoient pas initiés dans les mystères sacrés ; et pour cela les prêtres de Memphis étoient appelés incommunicables.

(61) Par les sistres de Pharos. Par Pharos qui est une isle d’Ægypte, l’auteur entend l’Ægypte entière. Les sistres étoient des instrumens pour faire du bruit, consacrés au culte d’Isis. On en voit un tout de cuivre dans la bibliothèque de sainte Geneviève à Paris, c’étoit leur matière ordinaire ; il y en avoit cependant d’or et d’argent, comme il paroît dans l’onzième livre de ces Métamorphoses. Pharos est une place qui a été peuplée de Romains par César, dictateur. Là étoit une haute tour de même nom, bâtie par le roi Ptolomée, dans laquelle brûloit toutes les nuits grand nombre de flambeaux pour éclairer aux vaisseaux qui venoient aborder. On voyoit anciennement plusieurs tours dans les havres et ports de mer, que du nom de celle-ci on appeloit Pharos.

(62) Trois fois. Les Pythagoriens enseignent que le nombre ternaire a beaucoup d’efficace, ils s’en servoient aux cérémonies de leurs Dieux, aussi faisoient les magiciens dans leurs opérations.

(63) Herbe. L’historien Xantus a dit qu’un dragon fit revivre ses petits par le moyen d’une herbe nommée balis, et que par elle-même, Chilo qui avoit été tué par un dragon, fut ressuscité. Juba dit aussi qu’en Arabie un homme fut ressuscité par la vertu d’une certaine herbe qu’il n’a pas nommée.

(64) Laissez-moi jouir de mon repos. Le séjour des Enfers étoit considéré par les anciens comme le centre et le lieu de repos des ombres des morts. Celles qu’on en évoquoit par la force des enchantemens, marquoient un grand empressement d’y retourner. L’ombre même de Samuel, ou le phantôme qui parut à sa place, marqua à Saül son indignation de ce qu’il troubloit son repos : Quare inquietasti me ut suscitarer.

(65) Et comme ils demandoient encore du vin pour boire des santés. Cet usage de boire des santés, ou ce qui est la même chose de souhaiter du bien à quelqu’un en buvant, est aussi ancien que les banquets. La formule la plus ordinaire de boire ces santés, étoit de se servir du mot benè avec le nom, comme benè te, benè me, benè nos, où l’on sous-entendoit toujours valere opto ; je vous souhaite une bonne santé. Dans Plaute, un valet buvant avec un de ses camarades, dit, benè nos, benè te, benè nostram etiam Stephaniam : à notre santé, à la tienne, à la mienne, à la santé aussi de notre Stephania ; c’étoit leur maîtresse commune. On poussoit quelquefois la galanterie jusqu’à boire autant de coups à la santé de sa maîtresse, qu’il y avoit de lettres dans son nom, comme on le voit par les vers d’un épigramme de Martial.

Nævia sex cyathis, septem Justina bibatur,
Quinque Lycas, Lyde quatuor, Ida tribus,
Omnis ab infuso numeretur amica Falerno.

Buvons six coups à la santé de Nævia, sept à celle de Justine, cinq à celle de Lycus, quatre à celle de Lydé, et trois à celle d’Ida, et qu’on connoisse le nombre des lettres du nom de nos maîtresses par celui des coups que nous aurons bu à leur santé.

(66) Le dieu Ris propice et favorable. Pausanias fait mention de la fête qu’on célébroit en l’honneur du dieu Ris chez les Hypathéens ; et Plutarque parle d’un temple consacré à cette divinité, et rapporte que Lycurgue lui fit dresser une statue. Les Romains célébroient certains jours de fête qu’ils appeloient hilares, qui veut dire gaillards, quand, après le solstice d’hiver, les jours commençoient à être plus longs que les nuits.

(67) Que le fut Hercule après la défaite du triple Gerion. On met au nombre des travaux d’Hercule, la défaite de Gerion, roi des trois isles Majorque, Minorque et Ivique, ce qui a donné lieu aux poètes de feindre qu’il avoit trois corps. Quelques-uns disent qu’ils étoient trois frères de ce nom-là, si unis entre eux qu’ils sembloient n’être animés tous trois que d’une seule ame.


Fin des Remarques du second Livre.