Les Métamorphoses (Apulée)/Traduction Bastien, 1787/Livre I

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LES

MÉTAMORPHOSES:

ou

L’ANE D’OR D’APULÉE,

PHILOSOPHE PLATONICIEN.

LIVRE PREMIER.

Je vais vous conter diverses fables dans ce discours Milésien (1), dont le récit charmera vos oreilles, pourvu que vous ne dédaigniez pas de lire un ouvrage écrit dans le style facétieux et enjoué des auteurs Egyptiens (2). Vous y verrez avec étonnement les Métamorphoses surprenantes de plusieurs personnes changées en différentes formes (3), et remises ensuite dans leur état naturel. Je vais commencer ; mais d’abord apprenez en peu de mots qui je suis.

Ma famille tire son ancienne origine d’Hymet (4) dans l’Attique, de l’Isthme (5) de Corinthe et de Tænare (6) dans le territoire de Sparte, provinces renommées pour leur fertilité, et qui ont été célébrées dans des ouvrages immortels. Or, ce fut dans la ville d’Athènes, où je commençai d’étudier la langue grecque ; j’allai ensuite à Rome, j’y appris celle du pays avec une peine et un travail incroyable, n’étant guidé par aucun Maître (7). Ainsi, je vous prie, avant tout, de m’excuser s’il m’arrive de faire quelques fautes, en parlant une langue qui m’est étrangère, que je préfère cependant à la mienne, parce que cette légèreté de style s’accorde déjà en quelque façon avec celui que j’ai dessein d’employer. Voici donc l’histoire de ce qui m’est arrivé en Grèce (8) ; elle vous fera plaisir : prêtez-moi toute votre attention.

J’allois pour quelque affaire en Thessalie, d’où je suis aussi originaire, ayant l’honneur de descendre, du côté de ma mère, du fameux Plutarque (9), et du philosophe Sextus, son petit-fils (10). Après avoir traversé de hautes montagnes, de profondes vallées, des prés et des plaines, monté sur un cheval blanc du pays, qui étoit fort fatigué, aussi-bien que moi, je mis pied à terre pour me délasser un peu de ma sédentaire lassitude (11), en marchant quelque temps. Je débridai mon cheval, qui étoit tout en sueur, je lui frottai soigneusement le front (12), et le menai au pas, jusqu’à ce qu’il se fût soulagé, en faisant ses fonctions ordinaires et naturelles. Pendant qu’en chemin faisant, baissant la tête et tournant la bouche sur le flanc, il arrachoit de côté et d’autre quelque bouchée d’herbe le long des prés par où nous passions, je joignis deux hommes qui d’aventure marchoient un peu devant moi. En prêtant l’oreille à leurs discours, j’entendis l’un dire à l’autre, en éclatant de rire : de grace, cesse de me faire des contes aussi ridicules et aussi outrés. Ces mots excitans vivement ma curiosité (13) ; je vous prie, leur dis-je, de vouloir bien me faire part de votre entretien : ce n’est point par aucune envie de savoir vos secrets que je vous le demande, mais par le desir que j’ai d’apprendre tout ou au moins beaucoup : et même l’agrément de la conversation, diminuera la fatigue que nous avons à monter ce côteau.

Mais celui qui venoit de parler, continuant : ce que tu me contes, dit-il, est aussi vrai que si on disoit, que par des paroles magiques, on peut forcer les rivières à remonter vers leur source, rendre la mer immobile, enchaîner les vents, arrêter le soleil (14), forcer la lune à jeter de l’écume (15), arracher les étoiles des cieux, faire cesser le jour et suspendre le cours de la nuit. Alors reprenant la parole avec plus de hardiesse : je vous prie, dis-je à celui qui avoit commencé ces premiers discours, ne vous rebutez pas de les continuer. Ensuite m’adressant à l’autre : et vous, lui dis-je, qui vous opiniâtrez à rejeter ce qui est peut-être très-véritable, vous ignorez apparemment que beaucoup de choses passent pour fausses mal-à-propos, parce que l’on n’a jamais entendu, ni vu rien de pareil, ou parce qu’on ne peut les comprendre ; et, si on les examine avec un peu de soin, on les trouve non-seulement véritables, mais même fort aisées à faire. Car je vous dirai qu’un soir, soupant en compagnie, comme nous mangions à l’envie les uns des autres d’un gâteau fait avec du fromage, j’en voulus avaler un morceau un peu trop gros, qui s’attacha à mon gosier, et m’ôtant la respiration (16), me mit à deux doigts de la mort ; cependant j’ai vu depuis à Athènes, de mes propres yeux, un charlatan à cheval, devant le portique Pœcile (17), qui avaloit une épée par la pointe : et dans le moment, pour très-peu de chose qu’on lui donnoit, il s’enfonçoit par la bouche un épieu jusqu’au fond des entrailles, en sorte que le fer lui sortoit par les aînes, et la hampe par la nuque du cou, au bout de laquelle paroissoit un jeune enfant charmant qui, comme s’il n’eût eu ni os, ni nerfs, dansoit et se plioit de manière que tous ceux qui étoient présens en étoient dans l’admiration. Vous auriez cru voir ce fameux serpent que le Dieu de la médecine porte entortillé de plusieurs lubriques embrassemens, autour de sa baguette noueuse et pleine de rameaux à demi-coupés (18). Mais vous, camarade, continuez, je vous prie, ce que vous avez commencé ; si celui-ci ne veut pas vous croire ; pour moi, je vous promets d’y ajouter foi, et par reconnoissance du plaisir que vous me ferez, je paierai votre écot à la première hôtellerie.

Je vous remercie, dit-il, et vous suis obligé de l’offre que vous me faites. Je vais reprendre le commencement de ce que je racontois ; mais auparavant je jure par le Dieu de la lumière, qui voit tout, que je ne vous dirai rien qui ne soit très-vrai, et vous n’aurez pas lieu d’en douter un moment, si vous allez dans cette prochaine ville de Thessalie, où cette histoire passe pour certaine parmi tout ce qu’il y a d’habitans, la chose étant arrivée publiquement et connue par conséquent de tout le monde. Mais, afin que vous sachiez auparavant qui je suis, quel est mon pays et mon trafic, je vous dirai que je suis d’Ægine (19), et que je parcours ordinairement la Thessalie, l’Ætolie et la Béotie, où j’achette du miel de Sicile, du fromage, et d’autres denrées propres aux cabarets. Or ayant appris qu’à Hipate, ville la plus considérable de la Thessalie, il y avoit des fromages nouveaux, excellens et à bon marché, j’y courus à dessein de tout acheter ; mais étant parti sous de mauvais auspices, je me trouvai frustré, comme il arrive assez souvent, du gain que j’espérois faire ; car un marchand en gros, nommé Lupus (20), avoit tout enlevé la veille que j’y arrivai. Me sentant donc fort fatigué du voyage précipité et inutile que je venois de faire, je m’en allai le soir même aux bains publics (21).

Dans le moment, j’apperçois un de mes camarades, nommé Socrates, assis par terre, à moitié couvert d’un mauvais manteau tout déchiré ; il étoit pâle, maigre et défait, comme sont d’ordinaire ces pauvres malheureux rebuts de la fortune, qui demandent l’aumône au coin des rues. Quoiqu’il fût mon ami, et que je le reconnusse fort bien, cependant l’état misérable dans lequel je le voyois, fit que je ne m’approchai de lui qu’avec quelque incertitude. Hé, lui dis-je, mon cher Socrates, qu’est-ceci ? en quel état es-tu ? quelle honte ? ta famille affligée a déja pris le deuil de ta mort, le juge de ta province a nommé par une sentence des tuteurs à tes enfans, et ta femme, après tes funérailles, fort changée par son affliction, et ayant presque perdu les yeux à force de pleurer, est contrainte par ses parens à faire succéder à la tristesse de ta maison, les réjouissances d’une nouvelle nôce, pendant qu’à notre grande confusion tu parois ici plutôt comme un spectre, que comme un homme.

Aristomenes, me dit-il, tu ne connois donc pas les détours trompeurs, les vicissitudes et les étranges revers de la fortune. Après ces mots, il cacha la rougeur (22) de son visage avec son méchant haillon rapetassé, de manière que la moitié du corps lui demeura découverte : ne pouvant soutenir plus longtemps la vue d’un si triste spectacle, je lui tends la main, et tâche de le faire lever. Mais ayant toujours le visage couvert ; laisse, me dit-il, laisse jouir la fortune tout à son aise de son triomphe sur moi. Enfin je le décide à me suivre, et dans le moment je dépouille un de mes vêtemens et je l’en habille, ou pour mieux dire, je l’en couvre ; ensuite je le fais mettre dans le bain, je prépare moi-même l’huile et les autres choses nécessaires pour le nettoyer. Je le frotte avec soin, afin d’ôter cette crasse épaisse qui le couvroit : lorsqu’il fut bien net et bien propre, tout las que j’étois, j’aide à marcher à ce malheureux qui ne pouvoit se soutenir, et je le mène à mon hôtellerie avec bien de la peine. Je le fais réchauffer dans un bon lit, je lui fais donner à manger et à boire (23), et je tâche de le réjouir par d’agréables discours.

Déjà la conversation commençoit à se tourner du côté de la plaisanterie ; nous étions en train de dire de bons mots, et de railler, lorsque tirant du fond de sa poitrine un soupir douloureux, et se frappant le visage, en relevant ses cheveux qui couvroient son front, misérable que je suis ! s’écria-t-il, pour avoir eu la curiosité d’aller à un fameux spectacle de gladiateurs, je suis tombé dans ce déplorable état ; car vous savez que j’étois allé en Macédoine (24) pour y gagner quelque chose ; comme je m’en revenois, après dix mois de séjour, avec une assez bonne somme d’argent, un peu avant que d’arriver à Larisse (25) pour voir le spectacle dont je viens de vous parler, je fus assailli dans un certain chemin creux et écarté, par une troupe de grands voleurs, qui ne me laissèrent échapper qu’après m’avoir pris tout ce que j’avois. Ainsi, réduit à la dernière nécessité, j’allai loger chez une vieille cabaretière nommée Meroé (26), mais qui étoit encore femme galante. Je lui contai le sujet de mon voyage, et la triste avanture qui venoit de m’arriver dans le même jour ; quand je lui eus fait le récit de tout ce dont je me ressouvenois, elle me traita fort humainement, me donna très-bien à souper, et gratuitement ; ensuite, abandonnée aux transports d’une passion déréglée, elle me fit part de son lit : depuis ce fatal moment où j’ai connu cette malheureuse, je me suis trouvé comme ensorcelé, jusqu’à lui donner mes habits, que les honnêtes voleurs avoient bien voulu me laisser, et tout ce que je gagnois en exerçant le métier de fripier, pendant que je me portois bien. C’est ainsi que ma mauvaise fortune et cette bonne femme m’ont enfin réduit dans l’état où vous m’avez trouvé.

En vérité, lui dis-je, vous méritez de souffrir ce qu’il y a de plus cruel au monde, si toutefois quelque chose peut l’être davantage que ce qui vous est arrivé, d’avoir préféré un infâme plaisir, une vieille débauchée, à votre femme et à vos enfans. Mais, effrayé de mes reproches, il porta son doigt sur sa bouche, taisez-vous, taisez-vous, me dit-il, d’un air surpris et effrayé ; et regardant de tous côtés, comme un homme qui craint qu’on ne l’écoute, gardez-vous bien, continua-t-il, de parler mal d’une femme qui a un pouvoir divin, de crainte que votre langue indiscrète ne vous attire quelque chose de fâcheux. Comment, lui dis-je, quelle sorte de femme est-ce donc que cette personne si puissante, cette reine cabaretière ? C’est, dit-il, une magicienne à qui rien n’est impossible, qui peut abaisser les cieux, suspendre le globe de la terre, endurcir les eaux, détremper les montagnes, élever dans l’olympe les esprits infernaux, en précipiter les Dieux, obscurcir les astres, éclairer le Ténare même. Quittez, je vous prie, lui dis-je, ce style tragique, ployez ce rideau comique, et parlez un langage ordinaire.

Voulez-vous, me dit-il, entendre une ou deux, ou même un plus grand nombre des choses qu’elle a faites ? car de vous dire que non-seulement les gens du pays l’aiment éperdument, mais encore les Indiens, les Æthiopiens (27), enfin les Antichthones mêmes (28) de l’un et l’autre hémisphère, c’est un des moindres effets de son art, c’est une bagatelle, au prix de ce qu’elle sait faire : écoutez ce qu’elle a exécuté aux yeux de plusieurs personnes.

D’un seul mot, elle a changé en castor un de ses amans qui avoit eu commerce avec une autre femme dont il étoit amoureux, afin qu’il lui arrivât la même chose qu’à cet animal, qui, pour se délivrer des chasseurs, se coupe lui-même les testicules (29). Elle a transformé en grenouille un cabaretier de ses voisins, qui tâchoit de lui ôter ses pratiques, et présentement ce vieillard nageant dans un de ses tonneaux (30), et s’enfonçant dans la lie, invite d’une voix rauque ses anciens chalans, le plus gracieusement qu’il peut. Pour se venger d’un Avocat qui avoit plaidé contre elle, elle l’a changé en bélier, et tout bélier qu’il est, il avocasse encore. Et parce que la femme d’un de ses amoureux avoit tenu d’elle quelques discours pleins de raillerie et de mépris, lorsqu’elle fut prête d’accoucher, elle lui resserra la matrice, et l’empêchant de se délivrer, elle la condamna à une perpétuelle grossesse. Depuis huit ans que cette pauvre malheureuse est en cet état, on dit qu’elle a le ventre aussi gros et aussi tendu, que si elle devoit accoucher d’un éléphant (31).

Enfin cette magicienne, par ses méchancetés, irrita l’indignation et la haine du public, au point qu’il fut résolu qu’elle seroit lapidée le lendemain ; mais elle sut fort bien s’en garantir par la force de son art, et détourner l’effet de ce complot : et, comme cette Médée (32) qui avoit obtenu de Créon la permission de différer son départ d’un jour, le brûla dans son palais avec sa fille qu’il alloit marier à Jason ; celle-ci ayant fait ses enchantemens autour d’une fosse, pour évoquer les esprits des morts (33), (ainsi qu’elle-même étant ivre me l’a conté depuis peu) elle enferma tellement tous les habitans de la ville dans leurs maisons par la force de ses charmes, que pendant deux jours entiers, il leur fut impossible d’en enfoncer les portes, ni même d’en percer les murs, jusqu’à ce qu’enfin ils s’écrièrent tous d’une voix suppliante, lui protestant avec serment qu’ils n’attenteroient rien contre sa personne, et même que, ſi quelqu’un avoit quelque mauvaise intention contre elle, ils la secoureroient de tout leur pouvoir. Etant ainsi appaisée, elle remit toute la ville en liberté ; mais pour celui qui étoit le premier auteur de l’assemblée qui s’étoit tenue contre elle, elle le transporta pendant la nuit avec sa maison entière ; savoir, le terrein, les murailles, les fondemens, enfin telle qu’elle étoit, à cent milles de-là, dans une ville située sur le haut d’une montagne fort élevée, qui par conséquent manquoit d’eau ; et, comme les maisons des habitans étoient si serrées qu’il n’y avoit point de place pour celle-là, elle la planta devant la porte de la ville, et se retira chez elle.

Vous me contez-là, lui dis-je, mon cher Socrates, des choses bien surprenantes et bien cruelles ; le scrupule où vous m’avez jeté, me donne de l’inquiétude, ou plutôt une grande crainte que cette vieille, par le secours de son art et de ses esprits (34), n’ait connoissance de ce que nous avons dit ; c’est pourquoi couchons-nous de bonne heure, et après avoir un peu reposé, fuyons de ces lieux, et nous en éloignons avant le jour, autant qu’il nous sera possible. Comme j’achevois de donner ce conseil, le bon Socrates qui étoit fatigué, et qui avoit bu un peu plus qu’à l’ordinaire, dormoit déjà, et ronfloit de toute sa force. Pour moi, ayant fermé les verroux, et rangé mon lit contre la porte, je me jetai dessus ; la peur m’empêcha d’abord quelque temps de dormir ; enfin je m’assoupis un peu environ sur le minuit (35).

A peine étois-je endormi, que la porte s’ouvre avec plus de fracas, que si des voleurs l’eussent enfoncée, les barres et les gonds mêmes se brisent et s’arrachent de manière qu’elle tombe par terre. Mon lit qui étoit fort petit, dont un des pieds étoit rompu et pourri, est renversé par la violence de cet effort, et je me trouve dessous étendu sur le plancher. Alors je sentis qu’il y a de certaines affections (36) qui produisent des effets qui leur sont contraires ; et, comme il arrive souvent qu’on pleure de joie, de même, au milieu de l’extrême frayeur dont j’étois saisi, je ne pus m’empêcher de rire, me voyant d’Aristomènes changé en tortue (37).

Etant donc ainsi par terre, le lit renversé sur mon dos, et, regardant de côté la suite de cette avanture, je vois entrer deux vieilles femmes : la première portoit une torche ardente, et l’autre une éponge et un poignard. En cet état, elles s’approchent de Socrates, qui dormoit profondément. Celle qui tenoit le poignard, commença à dire : Voici, mon cher Endimion (38), ma sœur Panthie ; voici mon Catamite (39), qui, jour et nuit, a abusé de ma jeunesse ; voici celui qui, méprisant mon amour, non-seulement me diffame par ses discours, mais médite encore sa fuite ; et moi, malheureuse, abandonnée, comme Calipso, par la fourberie de cet Ulisse (40), je passerai le reste de ma vie dans les pleurs.

Me montrant ensuite à sa sœur avec sa main : Pour Aristomènes, dit-elle, ce bon conseiller, qui l’engage à cette fuite, qui est présentement à deux doigts de la mort, étendu par terre sous son lit, d’où il regarde tout ceci, croit-il qu’il m’aura offensée impunément ? Je ferai en sorte tantôt, que dis-je, dans un moment, et même tout-à-l’heure, qu’il se repentira des propos qu’il a tenus de moi, et de sa curiosité présente.

Je ne l’eus pas plutôt entendue parler ainsi, qu’il me prit une sueur froide, avec un tremblement si violent, que le lit qui étoit sur mon dos, en étoit tout agité. Que ne commençons-nous donc, ma sœur, dit la bonne Panthie, par mettre celui-ci en pièces à la manière des Bacchantes (41), ou après l’avoir lié comme il faut, que ne le châtrons-nous ? Sur cela, Meroé prit la parole, car je voyois bien par les effets que c’étoit celle-là-même, dont Socrates m’avoit tant parlé. Non, dit-elle, laissons au moins vivre celui-ci, afin qu’il couvre d’un peu de terre le corps de ce misérable (42) ; ensuite ayant panché la tête de Socrates, elle lui plonge son poignard dans la gorge jusqu’au manche, et recueille le sang qui en sortoit, dans un petit vase, avec tant de soin, qu’il n’en paroissoit pas une seule goutte. Voilà ce que j’ai vu de mes propres yeux.

La bonne Meroé ne voulant pas même, comme je crois, oublier aucune des cérémonies qui s’observent aux sacrifices (43), met sa main droite dans la blessure, et la plongeant jusqu’au fond de ses entrailles, elle arrache le cœur de mon pauvre camarade, pendant qu’il sortoit par cette plaie une voix, ou plutôt des sons mal articulés, et que ce malheureux rendoit l’esprit avec les bouillons de son sang.

Panthie boucha cette ouverture, quoiqu’elle fût fort grande, avec une éponge, en disant : Et toi, éponge, née dans la mer, garde-toi de passer par la rivière. Cela fait, elles ôtèrent le lit de dessus moi, et les jambes écartées sur mon visage, elles m’inondèrent entièrement d’une eau sale et d’une odeur infecte.

A peine furent-elles sorties, que la porte se releve et se remet à sa place, les gonds rentrent dans leurs trous ; les barres qui étoient derrière se rapprochent, les verroux se referment ; et moi étendu comme j’étois par terre, faible, nud, gelé, et tout mouillé, comme si je n’eusse fait que de sortir du ventre de ma mère, demi-mort, ou plutôt survivant à moi-même, et comme un homme destiné au dernier supplice, que sera-ce de moi, disois-je, quand on trouvera demain matin cet homme égorgé ? Qui pensera que je dirai des choses seulement vraisemblables, lorsque je dirai la vérité ? Ne devois-tu pas au moins appeler du secours, me dira-t-on, si tu n’étois pas capable, fort comme tu es, de résister à une femme (44). On égorge un homme à tes yeux, et tu ne dis mot ! Mais, pourquoi n’as-tu pas eu le même sort que lui ? Pourquoi la cruauté de cette femme a-t-elle ménagé la vie d’un homme qui, témoin de son crime, pouvoit en révéler l’auteur ? Ainsi, puisque tu as échappé à la mort dans cette occasion, meurs maintenant.

Voilà ce que je songeois en moi-même, pendant que la nuit se passoit ; c’est pourquoi je jugeai n’avoir rien de mieux à faire que de me dérober de ce lieu, avant la pointe du jour, et de m’éloigner du mieux que la peur me le permettroit. Je prends mon petit paquet, et j’ôte les verroux ; je mets la clef dans la serrure, je la tourne et retourne, et ne puis enfin qu’avec beaucoup de peine ouvrir cette bonne et sûre porte qui s’étoit ouverte d’elle-même la nuit dernière. Holà, dis-je, où es-tu ? ouvre-moi la porte de l’hôtellerie, je veux partir avant le jour. Le portier qui étoit couché par terre auprès de la porte, me répond à moitié endormi : Eh quoi ! ne sais-tu pas que les chemins sont remplis de voleurs, toi qui veux partir pendant la nuit ? Si tu te sens coupable de quelque crime, et que tu cherches la mort, nous n’avons pas des têtes de citrouilles (45) à donner pour la tienne. Il fera jour dans un moment, lui dis-je ; de plus, qu’est-ce que les voleurs peuvent prendre à un pauvre voyageur ? Ne sais-tu pas, maître fou, que dix hommes, même des plus forts, ne sauroient en dépouiller un qui est tout nud. Ce valet, accablé de sommeil, se tournant alors de l’autre côté : Que sais-je, dit-il à demi-endormi, si tu ne cherches point à te sauver, après avoir égorgé le compagnon avec lequel tu vins hier au soir ! Je crus dans ce moment que la terre s’ouvroit sous mes pieds jusqu’au fond des enfers, et que je voyois Cerbère (46) prêt à me dévorer. Je connus bien alors que ce n’étoit pas par compassion que la bonne Meroé m’avoit laissé la vie, mais plutôt par cruauté, afin que je mourusse par le supplice de la croix.

Etant donc retourné dans ma chambre, je délibérois, tout troublé, de quelle manière je pourrois me donner la mort ; mais, comme la fortune ne me présentoit d’autres armes pour cet effet, que celles que mon lit pouvoit me fournir : Mon cher lit, lui dis-je, toi qui as tant souffert avec moi, qui as été complice et juge de tout ce qui s’est passé cette nuit, et qui, dans mon malheur, est le seul témoin que je puisse produire de mon innocence, prête-moi quelque arme favorable pour descendre promptement aux enfers. En même-temps je détache une corde dont il étoit entrelacé, et l’ayant jetée par un bout sur un petit chevron qui avançoit au-dessus de la fenêtre, après l’avoir bien attachée, je fais un nœud coulant à l’autre bout ; pour tomber de plus haut, je monte sur le lit, et passant ma tête dans la corde ; d’un coup de pied que je donne sur ce qui me soutenoit, je m’élance en l’air, afin d’être étranglé par mon propre poids ; mais la corde qui étoit vieille et pourrie se rompt sur-le-champ ; je tombe sur Socrates, dont le lit étoit proche du mien, et je roule à terre avec lui.

Dans cet instant, le portier entre brusquement, criant de toute sa force : Où es-tu, toi qui avois si grande hâte de partir de nuit, et qui es encore couché. Alors, soit par ma chûte, soit par le bruit qu’avoit fait ce valet en m’appelant, Socrates s’éveille effrayé, et se leve le premier : En vérité, dit-il, ce n’est pas sans raison que ces valets d’hôtellerie sont haïs de tous ceux qui y logent ; car cet importun entrant avec trop de curiosité dans notre chambre, dans l’intention, je crois, de dérober quelque chose, m’a réveillé par ses cris, comme je dormois d’un profond sommeil. Ces paroles me ressuscitent et me remplissent d’une joie inespérée. Eh bien, dis-je, portier si fidèle, voilà mon camarade, mon père et mon frère tout ensemble, que, dans ton ivresse, tu m’accusois, cette nuit, d’avoir assassiné : en même-temps j’embrassois Socrates de tout mon cœur ; mais lui, frappé de la mauvaise odeur dont ces Sorcières (47) m’avoient infecté, me repousse rudement : Retire-toi plus loin, me dit-il, tu m’empoisonnes ; et dans le moment, il me demanda en riant, qui m’avoit ainsi parfumé ; mais je tournai la conversation sur autre chose, par quelques mauvaises plaisanteries que je trouvai sur le champ, et lui tendant la main : Que ne partons-nous, lui dis-je, et que ne profitons-nous de la fraîcheur du matin pour gagner pays ? Je prens mon paquet, je paye l’hôte, et nous nous mettons en chemin.

Nous n’avions pas beaucoup marché, que le soleil (48) commença à paroître et à répandre ses premiers rayons. Je regardois avec une curieuse attention la gorge de mon camarade, à l’endroit où je lui avois vu enfoncer le poignard, et je disois en moi-même : Extravagant que tu es, le vin (49) dont tu avois trop bu, t’a fait rêver d’étranges choses (50) ! Voilà Socrates entier, sain et sauf. Où est cette plaie ? où est cette éponge ? et enfin, où est cette cicatrice si profonde et si récente ? Et m’adressant à lui : Ce n’est pas sans raison, lui dis-je, que les habiles médecins tiennent que l’excès de boire et de manger cause des songes terribles et épouvantables ; car, pour avoir un peu trop bu hier au soir, j’ai rêvé cette nuit des choses si cruelles et si effroyables, qu’il me semble encore à l’heure qu’il est, être tout couvert et souillé de sang humain.

Socrates souriant à ce récit : on ne t’a pas, dit-il, arrosé de sang, mais bien d’urine : cependant je te dirai aussi que j’ai rêvé cette nuit qu’on m’égorgeoit (51), car j’ai senti de la douleur au gosier : et il m’a semblé encore qu’on m’arrachoit le cœur, et même dans ce moment, je me trouve mal, les jambes me manquent, j’ai peine à me soutenir, et je voudrois bien avoir quelque chose à manger pour reprendre des forces. Voilà, lui dis-je, ton déjeûner tout prêt ; et mettant en même-temps ma besace par terre, je lui présente du pain et du fromage. Asseyons-nous contre cet arbre, lui dis-je. Cela fait, je me mets aussi à déjeûner ; et, comme je le regardois manger avec avidité, je le vois pâlir à vue d’œil (52) ; enfin sa couleur naturelle changea au point que mon imagination me représentant ces furies que j’avois vues la nuit, la peur fit que le premier morceau de pain, quoique petit, que j’avois mis dans ma bouche, s’arrêta dans mon gosier sans pouvoir changer de place. La quantité de gens qui passoit par-là, augmentoit encore ma frayeur : qui pourroit croire en effet que de deux hommes qui cheminent ensemble, l’un soit tué sans qu’il y ait de la faute de l’autre ? Enfin, après que Socrates eut beaucoup mangé, il commença à avoir une soif extraordinaire ; car il avoit dévoré avec avidité une bonne partie d’un excellent fromage. Assez près de l’arbre sous lequel nous étions, un agréable ruisseau couloit lentement, et formoit une espèce de marais tranquille, dont les eaux étoient brillantes comme de l’argent ou du crystal. Tenez, lui dis-je, rassasiez votre soif de cette belle eau. Il se lève, et, couvert de son petit manteau, il se met à genoux à l’endroit le plus uni du bord du ruisseau, pour satisfaire sa brûlante soif.

Il avoit à peine touché l’eau du bout des lèvres, que la plaie de sa gorge s’ouvre profondément ; l’éponge qui étoit dedans tombe ensuite avec un peu de sang, et son corps, privé de vie, alloit tomber dans l’eau, si, le retenant par un pied, je ne l’eusse retiré sur le bord avec assez de peine. Ayant pleuré mon pauvre camarade, autant que le temps me le permettoit, je le couvris de sable, et le laissai pour toujours dans le voisinage de cette rivière. Quant à moi, tout tremblant et saisi de frayeur, j’allai me cacher dans les endroits les plus écartés et les plus solitaires ; et, comme si j’eusse été coupable d’un meurtre, je me suis banni volontairement de ma maison et de mon pays, et je me suis établi en Ætolie, où je me suis remarié. Voilà ce qu’Aristomènes nous raconta.

Rien n’est plus fabuleux que ce conte, dit celui qui avoit paru si incrédule, dès le commencement ; rien n’est plus absurde que ce mensonge. Puis se retournant de mon côté, et vous, continua-t-il, qui, par votre figure et vos manières, me paroissez un homme instruit, vous donnez dans une fable de cette nature ? Pour moi, dis-je, je crois qu’il n’y a rien d’impossible, et que tout arrive aux hommes de la manière que les destins (53) l’ont ordonné. Car il nous arrive quelquefois à vous et à moi, ainsi qu’à tous les hommes, plusieurs choses extraordinaires et presque incroyables, qu’un ignorant à qui on les conteroit, ne croiroit jamais. Quant à moi, je ne doute nullement de la vérité de tout ce qu’il vient de nous dire, et je le remercie de tout mon cœur du plaisir que son agréable récit nous a fait ; car ce rude et long chemin ne m’a ni fatigué, ni ennuyé ; il semble même que mon cheval ait eu part à mon plaisir, puisque, sans le fatiguer, je suis arrivé à la porte de cette ville, non sur son dos, mais comme porté par mes oreilles (54).

Ainsi finit notre conversation et le chemin que nous faisions ensemble ; car ces deux hommes prirent à gauche pour gagner quelques bourgades qui n’étoient pas éloignées. Pour moi, je m’arrêtai au premier cabaret que je rencontrai dans la ville, et je demandai à l’hôtesse (55) qui étoit une vieille femme : Est-ce ici Hipate ? Oui, me répondit-elle. Connaissez-vous Milon, l’un des premiers de la ville, lui dis-je ? Elle se mit à rire. Il est vrai, dit-elle, que Milon est le premier de cette ville, puisqu’il demeure à l’entrée, hors l’enceinte des murailles. Ma bonne mère, lui dis-je, sans plaisanterie, dites-moi, je vous prie, quel homme c’est, et où est sa maison ? Voyez-vous, me dit-elle, ces dernières fenêtres, qui d’un côté ont vue sur la campagne, et de l’autre sur cette prochaine ruelle ; c’est la demeure de ce Milon, qui est puissamment riche, et qui a beaucoup d’argent comptant ; mais c’est un homme déshonoré et qui est d’une avarice sordide (56) ; il prête beaucoup à usure sur de bons gages d’or et d’argent : Toujours veillant sur son trésor, il se tient renfermé dans sa petite cahute avec sa femme, qui passe sa vie aussi sordidement que lui. Ils n’ont qu’une jeune servante ; et il est toujours habillé comme un gueux.

Sur cela je me mis à rire : Mon ami Déméas a bien de la bonté et de la prévoyance, dis-je, de m’avoir adressé dans mon voyage à un homme, chez qui je puis loger, sans craindre la fumée ni l’odeur de la cuisine. Ensuite j’avançai quelques pas, et m’approchai de sa porte, que je trouvai bien baricadée ; j’y frappai de toute ma force, en appelant quelqu’un. Après un peu de temps, parut une jeune fille. Holà, dit-elle, vous qui avez frappé si rudement à notre porte, sur quoi voulez-vous emprunter ? Etes-vous le seul qui ne sachiez pas que nous ne prêtons que sur des gages d’or et d’argent ? Ayez meilleure opinion de moi, lui dis-je ; dites-moi plutôt, si votre maître est au logis. Oui, dit-elle ; mais, pourquoi me le demandez-vous ? J’ai, lui dis-je, des lettres à lui rendre de la part d’un ami qu’il a à Corinthe, nommé Déméas. Pendant que je vais l’avertir, dit-elle, attendez là : aussi-tôt elle rentre dans la maison, et referme la porte aux verroux. Etant revenue un moment après, elle la rouvre, et me dit que son maître me demandoit ; j’entre et le trouve couché sur un petit grabat, prêt à souper. Sa femme étoit assise à ses pieds (57), et il n’y avoit encore rien sur la table. Si-tôt qu’il me vit : Voici, dit-il, où vous logerez. Je vous suis fort obligé, lui dis-je ; en même-temps je lui présentai la lettre de Déméas. Après qu’il l’eut lue fort vîte : Je sais le meilleur gré du monde, dit-il, à mon ami Déméas de m’avoir adressé un hôte de votre mérite. En même temps, il fait retirer sa femme, et me prie de m’asseoir à sa place ; et comme par honnêteté j’en faisois difficulté, me tirant par mon habit : Asseyez-vous-là, me dit-il, car la peur que nous causent les voleurs, fait que nous n’avons pas ici de chaises, ni même les meubles nécessaires. J’obéis.

Je jugerois aisément, continua-t-il, à votre bonne mine et à cette honnête pudeur que je vois répandue sut votre visage, que vous êtes de bonne maison, quand même mon ami Déméas ne m’en assureroit pas dans sa lettre. Je vous supplie donc de ne point mépriser ce méchant petit logis ; vous coucherez dans cette chambre prochaine, où vous ne serez pas mal. N’ayez point de répugnance de loger chez nous ; car l’honneur que vous ferez à ma maison la rendra plus considérable, et ce ne sera pas une petite gloire pour vous, si vous imitez les vertus du grand Thésée, dont votre père portoit le nom, qui ne dédaigna point de loger dans la petite maison de la bonne femme Hecale (58). Ensuite, ayant appelé sa servante : Fotis, dit-il, prens les hardes de notre hôte ; serre-les avec soin dans cette chambre ; porte-lui promptement de l’essence pour se frotter, du linge pour s’essuyer, avec tout ce qui lui sera nécessaire, et conduis-le aux bains prochains ; il doit être fatigué du long et fâcheux chemin qu’il a fait.

Réfléchissant alors sur l’avarice de Milon ; et voulant me concilier encore mieux ses bonnes graces : Je n’ai pas besoin, lui dis-je, de toutes ces choses, que j’ai soin de porter toujours avec moi dans mes voyages, et l’on m’enseignera aisément les bains ; ce qui m’importe le plus, c’est que mon cheval, qui m’a porté gaiement, ait ce qu’il lui faut : tenez, dis-je à Fotis, voilà de l’argent, achetez-lui du foin et de l’orge (59).

Cela fait, et mes hardes serrées dans ma chambre, en allant aux bains, je passe au marché afin d’y acheter quelque chose pour mon souper. J’y trouvai quantité de beau poisson, et en ayant marchandé, on me fit cent deniers ce qu’on me donna ensuite pour vingt. Comme je sortois du marché, Pithias, mon ancien camarade du temps que nous faisions nos études à Athênes, ayant été quelque temps à me reconnoître, vint m’embrasser avec toute la tendresse et la cordialité possible : Mon cher Lucius (60), me dit-il, il y a bien long-temps que je ne vous ai vu, nous ne nous sommes point rencontrés depuis que nous avons quitté nos études, quel est le sujet de votre voyage ? Je vous l’apprendrai demain, lui dis-je ; mais qu’est ceci ? Je vous félicite, car je vous vois vêtu en magistrat, et des huissiers avec des faisceaux marchent devant vous (61) ? Je suis Ædile (62), me dit-il, et j’ai cette année inspection sur les vivres : si vous avez quelque chose à acheter, je peux vous y rendre service. Je le remerciai, ayant suffisamment de poisson pour mon souper.

Mais Pithias appercevant mon panier, et l’ayant secoué pour mieux voir ce qui étoit dedans ; Combien, dit-il, avez-vous acheté ce fretin ? A peine, lui dis-je, ai-je pu l’obtenir du marchand pour vingt deniers. Alors me prenant par la main, et me ramenant sur le champ au marché : Qui vous a vendu, me dit-il, cette mauvaise drogue ? Je lui montrai un vieillard qui étoit assis dans un coin. Aussi-tôt il se met à le réprimander avec beaucoup d’aigreur, suivant l’autorité que lui donnoit sa charge d’Ædile. Ha ha, dit-il, vous n’avez garde d’épargner les étrangers, puisque vous écorchez ainsi nos amis ! Pourquoi vendez-vous si cher de méchans petits poissons ? Vous rendrez cette ville, qui est la plus florissante de la Thessalie, déserte et inhabitable par la cherté de vos denrées ; mais vous en serez puni : car tout présentement je vais vous apprendre, comme pendant le temps de mon exercice, ceux qui font mal sont châtiés. Et renversant mon panier au milieu de la place, il commanda à un de ses huissiers de marcher sur mes poissons, et de les écraser. Mon brave Pithias, content d’avoir ainsi montré sa sévérité, me conseilla de me retirer : Il me suffit, mon cher Lucius, continua-t-il, d’avoir fait cet affront à ce petit vieillard. Surpris et consterné d’avoir perdu mon souper et mon argent, par le bel exploit de mon sage et prudent camarade, je m’en vais aux bains ; je m’en retournai ensuite au logis de Milon, et me retirai dans ma chambre.

Je n’y fus pas plutôt, que la servante Fotis vint me dire que son maître me demandoit ; mais ayant déjà bien reconnu l’avarice de cet homme, je lui répondis que je le priois de m’excuser, ayant plus besoin de me reposer que de manger, fatigué comme j’étois de mon voyage : ce qui lui ayant été rapporté, il vint lui-même, et me prenant par la main, il tâchoit par ses honnêtetés de me tirer hors de ma chambre ; et, comme je m’en défendois le plus civilement que je pouvois, je ne vous quitterai pas, me dit-il, que vous ne veniez avec moi ; et accompagnant cela d’un serment, je fus contraint, malgré que j’en eusse, de céder à son opiniâtreté, et de le suivre jusqu’à son petit grabat, où, étant assis : Comment se porte, me dit-il, notre ami Déméas, sa femme, ses enfans ? Comment va son ménage ? Je lui rendis compte de tout ; ensuite il s’informa plus particulièrement du sujet de mon voyage ; quand je l’eus satisfait pleinement, il commença à me demander en détail des nouvelles de mon pays, des principaux de la ville ; et enfin de celui qui en étoit le gouverneur ; mais s’appercevant que, fatigué du voyage et de cette longue conversation, je m’endormois, que la moitié des paroles me demeuroit à la bouche, et que, n’en pouvant plus, je bégayois à chaque mot, il me permit enfin de m’aller coucher. Ainsi, accablé de sommeil, et non de bonne chère, je me sauvai du repas imaginaire de cet avare vieillard, qui ne m’avoit régalé que d’un entretien fort ennuyeux, et retournant dans ma chambre, j’y pris le repos que je desirois depuis long-temps.

Fin du premier Livre.


REMARQUES

SUR

LE PREMIER LIVRE.


Les Métamorphoses ou l’Ane d’Or. L’on fut si charmé de cet ouvrage d’Apulée lorsqu’il parut, qu’on le nomma l’Ane d’or par excellence ; épithete que les anciens ont donnée à plusieurs ouvrages qu’ils en croyoient dignes, comme aux vers de Pythagore, qu’on nomme les vers d’or.

(1) Je vais vous conter diverses fables dans ce discours Milésien. Les anciens appeloient fable ou discours Milésien les poëmes ou fables amoureuses, et les ouvrages en prose qui rouloient sur des choses plaisantes et agréables, et qui étoient pleins d’aventures et de folies divertissantes. Les premiers de ces sortes de contes ont été faits par des habitans de la ville de Milet en Ionie, gens qui vivoient dans le luxe, les délices et la galanterie ; et ces premiers contes ont été cause qu’on a appelé dans la suite ces sortes d’ouvrages fables Milésiennes. On nomme aussi Milésies, les onze livres de cette métamorphose d’Apulée, à cause de la galanterie du style. Ovide, au second des tristes, se plaint d’être banni pour ses livres d’amour, plutôt qu’Aristides, poête grec, pour ses Milésies, ouvrage plein d’impudicités et de mollesse.

(2) Un ouvrage écrit, &c. Il y a dans le latin, papyrum Ægyptiam, sur un papier d’Égypte. Papyrus est le nom d’un arbrisseau qui croît dans les marais de ce pays-là. Il est de la grosseur d’un bras, long de dix coudées, grêle par le haut de son écorce ; on en tissoit des habits, des couvertures. On les séparoit en plusieurs feuilles minces, et l’on en faisoit le papier de la manière décrite dans Pline, l. xv de l’histoire naturelle, chap. 11 et 12. On parle ordinairement des Égyptiens, comme de gens mols et débauchés, faisant profession de rire et de composer des chansons lascives. Quintilien taxe les délices d’Alexandre en Égypte, comme les plus molles de toutes. Ce peuple étoit vif, naturellement porté à la plaisanterie. Selon Flavius Vopiscus, c’étoient de grands faiseurs d’épigrammes et de ces sortes de chansons que nous nommons vaudevilles.

(3) Personnes changées. C’est une grande question parmi les savans : savoir, si les hommes peuvent être transformés en d’autres images de loups, d’anes, chevaux, &c.

(4) Hymet est une montagne dans le territoire d’Athênes, renommée pour le marbre et le miel qu’on y recueille. L’orateur Lucius Crassus, eut six colonnes de ce marbre, longue chacune de douze pieds. Le miel d’Hymet (qu’on appelle aussi de l’Attique) surpasse tous les autres en bonté. Pline et Gallien l’approuvèrent dans les médicamens.

(5) Isthme. Les détroits du Péloponèse (ou la Morée), restreint entre les deux mers, l’Égée ou Archipel, et l’Ionienne s’appelle isthme. Au milieu de cet isthme est la ville de Corinthe que Ciceron appelle l’œil de toute la Grèce, et qui se nommoit anciennement Ephyra. Les cinq sortes d’exercices qu’on faisoit aux jeux publics qui se célébroient tous les ans en cet isthme, augmentent sa réputation. Il en est amplement parlé dans la Mithologie françoise, liv. 5, chap. 4.

(6) Tænar. C’est le nom d’un cap de mer et d’une ville, au territoire de Laconie, dont la capitale s’appelle Lacédémone, du nom de son fondateur, fils de Sémélé. On dit qu’il vivoit du temps de Moyse. Depuis, elle a été nommée Sparte, de Spartus, fils, ou Sparta, fille de Pharonée, roi d’Argos ; d’abord c’étoit une ville sans murailles. Le roi Agesilaus interrogé pourquoi Sparte n’étoit point clause ; voila, dit-il, en montrant les habitans armés, les murs de Sparte. Ces peuples ont adopté une brièveté singulière dans leurs écrits et dans leurs discours, qu’on appelle laconisme.

(7) Sans aucun maître. Ainsi Manlius, sénateur romain, se rendit lui-même et sans aucun maître, parfait en beaucoup de sciences. Ainsi saint Augustin se glorifie d’avoir entendu les livres des arts libéraux et les cathégories d’Aristote.

(8) Je vais vous conter l’histoire de ce qui m’est arrivé en Grèce. Le texte dit, fabulam græcam insipimus. Il se peut entendre comme je l’ai expliqué, ou, si l’on veut, comme quelques-uns le prétendent : Je vais vous conter une fable prise d’un auteur grec, parce qu’Apulée en a tiré le sujet de Lucien, ou de Lucius de Patras, auteurs grecs. Ou bien parce qu’il feint que ceci soit arrivé en Thessalie, province grecque.

(9) Ayant l’honneur de descendre du côté maternel du fameux Plutarque. Plutarque étoit cependant de Chéronée, ville de Béotie, et non de Thessalie, dont l’auteur dit qu’il tire son origine du côté maternel ; mais il se peut faire que les ancêtres de Salvia sa mère, étoient venus de Béotie s’établir en Thessalie.

(10) Et du philosophe Sextus, son petit-fils. Ce Sextus fut précepteur de l’empereur Marc-Antonin.

(11) Sédentaire lassitude. Les savans appelent ainsi : arts sédentaires, cellulaires, ceux qui s’exercent par des gens assis oisivement sur des selles. Le roi Numa en a permis la pratique aux esclaves seulement et aux forains, parce qu’ils détruisent la vigueur de l’esprit et du corps.

(12) Je lui frottai soigneusement le front. Aristote, au second des problèmes, dit que les gros animaux suent principalement par le front, parce qu’ils ont la tête humide et large, et que le front est plus proche du cerveau, partie très-grande.

(13) Curiosité. Julius Fermicus, 7, Mathes : dit que ceux qui naissent sous l’étoile de la chevre, sont envieux de toutes choses, et qu’ils recherchent sans cesse à apprendre des nouveautés. La curiosité est toujours signe de babil, elle porte plus de dommage que de profit à ceux qui l’aiment.

(14) Arrête le soleil. Les anciens croyoient que, par enchantement, il étoit possible de suspendre le cours du soleil. Saint Ambroise appelloit cet astre œil du monde, cœur du ciel, plaisir du jour, beauté des cieux, et grace de nature.

(15) Forcer la lune à jetter de l’écume. Les anciens croyoient que les sorciers avoient le pouvoir par des paroles magiques, de forcer la lune à jetter de l’écume sur les herbes, dont elles se servoient ensuite pour leurs enchantemens. Cette prétendue écume se nommoit lunar virus. Les hommes ignorant anciennement les causes naturelles, regardoient les éclipses du soleil et de la lune, comme de mauvais augures, pour détourner ce dont ils croyoient être menacés, ils faisoient bruire et retentir quantité de vaisseaux d’airain et de cuivre.

(16) M’ôtant la respiration. Nous avons deux petits canaux à la gorge par l’un desquels passe dans l’estomach tout ce que nous buvons et tout ce que nous mangeons, qui, pour cet effet, s’appele mangeoire : par l’autre, passe l’esprit de la bouche aux poumons ; et de là, remonte à la bouche et aux narines ; c’est par la même voie que se fait aussi le passage de la voix : on la nomme trachée-artère. Quelquefois les alimens demeurent dans ce canal, et ils bouchent le passage de l’esprit ; c’est ce qui arriva à Apulée. Pour prévenir cet accident, il y a une petite languette passée entre les deux canaux, qui s’appele épiglotte, qui couvre le canal de l’esprit en mangeant et en buvant.

(17) Pœcile. Ce mot signifie peint ou bigaré, à cause de la variété des peintures qu’on y voyoit ; c’étoit la galerie dans laquelle les Stoïciens tenoient leurs écoles.

(18) Vous auriez cru voir ce fameux serpent. Esculape, dieu de la médecine, à qui Homère, et après lui, Ovide, donne pour pere, Apollon, et pour mère, Coronis, fille du roi Phlegyas, laquelle étant grosse d’Esculape, ne laissa pas de s’abandonner à un nommé Ischys, fils d’Elatus ; mais Diane, indignée de l’infidélité que Coronis avoit faite à Appollon son frère, la tua d’un coup de flêche : et comme on étoit prêt de brûler son corps, Mercure ou, selon Pindare, Apollon lui-même, vint tirer l’enfant des entrailles de sa mère. Il fut nommé Esculape, des mots égyptiens esch qui veut dire, chèvre, et cheleph, qui signifie chien, parce qu’il fut nourri par une chèvre, et gardé par un chien. Les Epidauriens furent les premiers qui lui bâtirent un temple, et qui instituèrent des fêtes à son honneur, en quoi ils furent suivis des Athéniens et de plusieurs autres peuples de la Grèce.

Sanchun Iathon prétend que le premier qu’on ait nommé Esculape, est Egyptien, et il le met au rang des Dieux puissans avec Mercure. Ainsi, ce n’est pas sans raison que Pline dit, que les Egyptiens se vantoient d’avoir les premiers inventé la médecine. On ne peut douter qu’il n’y ait eu plusieurs Esculapes, et que le plus ancien n’ait été celui des Égyptiens. Cicéron en donne trois à la Grèce, ce qui fait connoître que le nom d’Esculape ayant une fois été porté de l’Égypte dans la Grèce, on le donna à plusieurs de ceux qui inventèrent quelque nouvelle manière de panser les plaies, et de guérir les maladies.

Le temple d’Esculape à Épidaure étoit le plus fameux de la Grèce. On y voyoit sa statue faite d’or et d’ivoire, assise sur un trône de même matière, tenant d’une main un bâton plein de nœuds, appuyant l’autre sur la tête d’un serpent, avec un chien à ses pieds. Sur les murailles du temple pendoient quantité de tablettes, sur lesquelles étoient écrites les diverses maladies pour lesquelles on avoit eu recours à ce Dieu, et les divers remèdes dont on s’étoit servi pour les guérir. C’est sur ces inscriptions qu’Hippocrate composa, à ce qu’on dit, ses traités de médecine.

On a consacré le serpent, qui est l’emblême de la prudence, au Dieu de la médecine, pour marquer que cette vertu étoit éminemment nécessaire à un médecin, et pour signifier aussi, que par son secours, le malade doit quitter ses maux et ses infirmités, comme le serpent quitte sa vieille peau. Par le bâton d’Esculape, on fait entendre que ceux qui relèvent de maladie, ont besoin de se ménager beaucoup, pour ne point retomber ; ou bien, parce que la médecine est comme le bâton et le soutien de la vie, et les nœuds de ce bâton marquent la difficulté de cet art.

(19) Égine. C’est une isle ainsi nommée du nom d’Égine, mère d’Éaqua, l’un des juges infernaux ; quelques-uns disent d’Égie. C’est une ville dans la Morée, où l’on dit que Jupiter a été nourri par une chèvre, et que, pour ce sujet, on lui donna ce nom ; car aix en grec, signifie chèvre.

(20) Lupus. C’est une allusion pour comparer ce marchand qui avoit tout acheté, à la gloutonnerie et à la voracité de cet animal qui égorgeroit volontiers tout le troupeau dans lequel il s’est jeté.

(21) Je m’en allai le soir même aux bains publics. Le bain étoit fort en usage chez les Grecs et les Romains. Ils le prenoient pour leur santé, pour se tenir le corps propre et net, et souvent pour le seul plaisir, dans de grands bâtiment publics, qui renfermoient un bain pour les hommes, et un autre pour les femmes. Dans les premiers temps de la république de Rome, que le luxe n’avoit point encore corrompu les mœurs, les Romains ne songèrent dans la construction de ces édifices, qu’à l’utilité et la commodité. Mais, dans la suite, les choses vinrent à un tel excès, qu’on ne pouvoit rien imaginer au-delà de la grandeur et de la magnificence de ces superbes bâtimens. Les marbres les plus rares y étoient employés. On y voyoit des colonnes sans nombre, aussi bien que des statues de bronze, d’albâtre et de porphyre. Ces vastes édifices qui, par leur étendue, paroissoient comme autant de villes, renfermoient des portiques, des allées, des bosquets, des canaux, des jeux de longue paume, des salles et une infinité d’appartemens séparés ; les uns, pour se déshabiller, les autres, pour suer, et d’autres, pour se faire dépiler et frotter d’essences parfumées des odeurs les plus exquises.

M. Agrippa fit construire cent soixante-dix bains publics, avec tous les ornemens et la magnificence possible. Sous l’empereur Auguste, on fit des dépenses prodigieuses pour des bains qui avoient des appartemens pour l’été, et d’autres pour l’hiver. Mais ceux qu’Antoninus Caracalla fit bâtir au pied du Mont Aventin, et ceux de Dioclétien surpassoient de beaucoup en grandeur et en beauté tous ceux qu’on avoit vus auparavant. Ils étoient si spacieux, dit Lipse, que, dans ceux d’Antoninus Caracalla, dix-huit cent personnes pouvoient se baigner sans s’incommoder.

(22) Rougeur. Le visage d’un homme vergogneux rougit ordinairement, parce que, comme dit Aristote en ses problèmes, le sang s’épand du cœur par toutes les parties de son corps, et occupe la superficie. Or cette rougeur est un bon signe dans un jeune homme, et comme disoit Diogène le Cynique, c’est la couleur de vertu. Ainsi les savans remarquent que Pompée ne paroissoit jamais en compagnie sans rougir. Quintilien dit que c’est un vice de rougir, mais un vice aimable qui engendre les vertus.

(23) Manger et boire. Ces deux actions chassent les tristesses et passions de l’esprit, et facilitent le repos.

(24) Macédoine. Cette ville a été fort illustrée par ses deux rois, Philippe et Alexandre, et notamment sous ce dernier qui l’a rendue chef de l’Empire. Macédo, petit-fils de Deucalion, lui a donné son nom.

(25) Larisse. Plusieurs villes ont eu ce nom en diverses provinces ; celle dont il est ici question, étoit dans la Thessalie ; elle a été bâtie par les Cyclopes qu’on surnomment Gastrochires, comme qui diroit Ventrimains, parce qu’ils se nourrissent du travail de leurs mains.

(26) Meroé. Ce nom signifie autant que vin pur, comme qui diroit, qui n’a point appris à mettre de l’eau dans son vin. C’est ainsi qu’Ausone parle d’une bonne biberonne à laquelle, pour cet effet, on avoit, donné un semblable nom.

(27) Æthiopiens. Homère, au Ier de l’Odissée fait cette division de l’Æthiopie. Strabon en parle amplement au Ier de sa géographie. Pline, au Ve, regarde comme bien fondée, l’opinion de ceux qui mettent deux Æthiopies au-dessus des déserts d’Afrique, notamment Homère qui partage ces peuples en deux.

(28) Antichthones. Ceux qui habitent sous la Zone Hiemale que la Torride sépare d’avec nous. Ce nom signifie autant que : habitant une terre contraire ou opposée. Antipodes, ceux qui tiennent la plus basse partie de notre Zone : Antipes, ceux qui demeurent en la Zone opposite aux Antichthones.

(29) Les Testicules. Le castor est mis au rang des animaux amphibies. Suivant l’opinion populaire, cet animal croit qu’on ne tâche de le prendre que parce que ses testicules sont fort utiles dans la médecine, et que, pour ce sujet ne pouvant éviter d’être pris, il se sauve par le moyen que porte le texte ; mais il faut plutôt suivre l’opinion d’un savant naturaliste. Le castor ne peut se châtrer lui-même, parce que ses testicules sont petites, fort étroites et adhérentes à son épine, et il est impossible de les lui ôter sans qu’il en meure ; il a bien deux petites follicules qui lui pendent accouplées ensemble, qui ont une grande vertu en médecine. En effet les Médecins appellent castorea les drogues qui guérissent plusieurs maladies, les étourdissemens, les tremblemens, vices de nerfs, maux d’estomach, paralysie, sciatique, maux de col, &c.

(30) Grenouilles nageant dans un tonneau. L’eau est l’élément des grenouilles ; de-là vient le proverbe : verser du vin aux grenouilles qui s’emploie lorsque l’on donne des choses inutiles à ceux qui les reçoivent ; on dit au contraire verser de l’eau aux grenouilles, de ceux qui donnent des choses plaisantes et profitables à ceux qui les reçoivent.

(31) Eléphant. L’éléphant, dit-on, porte dix ans : de là vient ce proverbe : plutôt enfantera l’éléphant. Tirons le mot enfanter de fan, fan d’éléphan, fan de biche, &c. et nous trouverons qu’il peut aussi bien dire des brutes, comme le latin, parere. Aristote dit que l’éléphant ne porte son petit que deux ans.

(32) Médée. Les amours de Jason et de Médée, l’homicide commis par elle en la personne de son propre frère, après sa fuite, pour courir après son amant. Le divorce qu’il fit avec elle pour épouser Glauca ou bien Creüsa, fille de Créon, roi de Corinthe ; ses regrets et l’horrible vengeance qu’elle en tira, sont contenus fort au long avec l’explication physique et morale dans la mythologie, l. 6, ch. 7.

(33) Ayant fait ses enchantemens autour d’une fosse. Les sacrifices se faisoient sur des autels élevés pour les Dieux du ciel, à terre pour les divinités terrestres, et dans une fosse pour les divinités infernales. Nous lisons dans Homère, qu’Ulisse creusa une fosse d’une coudée de profondeur, dans laquelle il versa du vin mêlé de miel, du vin pur, de l’eau et du sang des victimes, pour évoquer les ombres des morts, et particulièrement l’ombre de Tiresias.

Silius, au 13e. des puniques, à son imitation, dit que Scipion en fit de même une fois. Cette sorte de sacrifice magique est assez fréquente dans les auteurs latins.

(34) Esprits. Tout démon est aîlé, comme dit Tertulien dans son apologie ; en un moment ils parcourent tout, ils apprennent tout ce qui se passe, et ils le rapportent de même.

(35) Enfin je m’assoupis environ sur le minuit. Il y a dans le texte : environ à la troisième veille de la nuit. Les anciens partageoient la nuit en quatre veilles, et chaque veille comprenoit trois heures. La première veille de la nuit étoit depuis six heures jusqu’à neuf, et ainsi des autres.

La discipline militaire fit faire cette division, parce que les soldats ne pouvoient se tenir aux écoutes toute la nuit. Les historiens nomment souvent les premières 2, 3 et 4 veilles de la nuit.

(36) Affections. Les philosophes appellent affections les mouvemens de nos esprits, comme la crainte, le couroux, l’amour, la haine. Aristote, au 2 des éthiques, dit que les affections ne sont ni vertus ni vices ; pour ce sujet, elles ne méritent ni louanges ni blâme. Il y en a deux espèces, selon Quintilien, au liv. 6. Les unes sont brusques, les autres posées ; les unes conviennent à la tragédie, les autres à la comédie.

(37) Me voyant d’Aristomènes changé en tortue. Parce qu’il étoit sous son lit, comme une tortue sous la coquille.

(38) Endymions. Quelques-uns disent Hedyosmion, qui vaut autant à dire comme doucet, nom fort convenable aux amoureux. Apulée semble faire plusieurs allusions à ce fameux Endymion. Le sujet de cette fable est venu de ce que Endymion ayant observé le premier la multiforme-nature de la lune, le bruit courut, à cause du temps qu’il employoit à l’observation de son cours, qu’elle s’étoit amouraché de lui.

(39) Catamite. Comme qui diroit mon cœur, mon mignon, mes amours. Les anciens appeloient Ganymèdes, concubin et les délices de Jupiter, généralement ces garçons qui tiroient un grand profit de la prostitution de leur corps.

(40) Abandonné comme Calipso par la fourberie de cet Ulisse. Ulisse, après le siège de Troye, s’en retournant en son royaume d’Ithaque, fut jetté par la tempête sur les bords de l’isle d’Ogygie, où régnoit Calipso, fille de Thetis. Cette nymphe devint éperdument amoureuse de lui, et le retint auprès d’elle pendant sept ans par le charme des plaisirs. Ulisse enfin, par l’ordre de Jupiter, se remit en mer, et la quitta malgré ses regrets et ses larmes, pour rejoindre sa femme Penelopé.

(41) Que ne commençons-nous donc, ma sœur, par mettre celui-ci en pièces à la manière des Bacchantes. Les Bacchantes étoient les compagnes et les prêtresses du Dieu Bacchus. Ces femmes vêtues de peaux de tigre et de panthères, entroient en fureur lorsqu’elles célébroient ses mystères. Elles couroient par les montagnes toutes échevelées, avec un thyrſe à la main, qui étoit un bâton entouré de lierre, criant de toute leur force, et répétant souvent evohe Bacche. Elles mirent Panthée en pièces sur le mont Citheron, parce qu’il s’étoit mocqué des fêtes de Bacchus, les voulant faire passer pour des folies et des extravagances. Elles déchirèrent aussi Orphée pour une autre raison. Bacchantes, Bacchos, Bacchanales viennent de Bacchein, comme qui diroit enrager. Voyez l’histoire de Bacchus en la mythologie, liv. 5, chap. 13.

(42) Afin qu’il couvre d’un peu de terre le corps de ce misérable. C’est un reste de pitié de Méroé pour l’ame du pauvre Socrates, qui, suivant l’opinion des payens, auroit été errante sur les bords du Cocyte, sans pouvoir le passer, si son corps n’avoit pas été inhumé.

(43) Ne voulant même, comme je crois, oublier aucune des cérémonies qui s’observent aux sacrifices, &c. Les prêtres, après avoir égorgé la victime, ne manquoient pas de l’ouvrir et d’en tirer les entrailles, par l’inspection desquels ils prétendoient connoître si le sacrifice avoit été agréable à la Divinité, et souvent même l’Haruspice par cet examen prédisoit à ceux qui avoient offert la Victime, les choses à venir sur lesquelles ils l’interrogeoient.

(44) Résister à une femme. Aristote, dans ses problèmes, dit que c’est chose plus criminelle de tuer une femme qu’un homme, parce qu’elle est plus foible.

(45) Citrouille. Manière de parler pour faire entendre que la tête de l’homme ne se reproduit pas de graines comme les citrouilles.

(46) Cerbère. Les Mythologiens disent que Cerbère est le gardien des enfers, et qu’Hercules l’emmena hors des enfers. Liv. 3, chap. 5 de la mythologie, on trouve l’explication de cette fable.

(47) Sorcières ou Lamies. Ce sont des esprits qui vont de nuit, espèces de loups garoux qui dévorent les enfans, elles sont fort portées à l’amour, et très-lascives. Elles aiment notamment les beaux hommes. Leur nom vient de Laimos, gloutonnerie.

(48) Etoile du jour. Cette étoile se nomme Lucifer porte jour ; ainsi qu’un autre soleil, elle devance le jour au matin. Elle est si claire que ses rayons sont suffisans pour dissiper les plus grosses ténèbres, le soleil ensuite par sa venue éclaire le monde. Elle se prend aussi pour le soleil même à qui proprement appartient cet effet.

(49) (Boire). Caton, au 2 liv. de l’agriculture, dit, si vous desirez bien boire dans un banquet, et bien souper, mangez devant votre repas d’un chou crud au vinaigre, et quelques feuilles après le repas, elles vous rendent au même état que si vous n’eussiez ni bu ni mangé, et vous laissent boire autant que bon vous semble.

(50) Etranges choses. Socrates, en la police de Platon, dit que la partie de l’esprit qui participe d’entendement et de raison, languit, assoupie chez ceux qui dorment, mais que celle qui tient du naturel bestial, étant étourdie par un immodéré boire et manger, s’éveille et tourmente horriblement par les visions nocturnes. C’est pourquoi Platon commande que le corps soit si bien disposé, quand l’on va se coucher, que rien ne puisse apporter ou frayeur ou trouble dans l’esprit. Pythagore défendoit à ses disciples de manger des fèves, d’autant que cette nourriture engendre ordinairement des songes grossiers.

(51) On m’égorgeoit. Socrates pense avoir vu en songe ce qu’il avoit enduré par illusion ; c’est ainsi que l’art magique abuse les hommes par certains prestiges. S. Augustin, dans son 18e. de la cité de Dieu, dit : que la fantaisie de l’homme est capable de diverses formes ; il raconte l’histoire d’un homme auquel il étoit arrivé par force magique de rester dans son lit comme dormant sans se pouvoir réveiller que quelques jours après. Cet homme raconte ensuite ce qui lui est arrivé : qu’il étoit devenu cheval, et qu’il avoit porté des provisions de guerre parmi les autres vivandiers. Un autre homme soutint que de nuit il avoit vu venir un philosophe qui lui avoit expliqué quelques points de la philosophie platonique qu’il avoit refusé déja d’entendre. Ce philosophe lui demandoit pour quelle raison il faisoit maintenant ce qu’il n’avoit pas voulu faire en étant requis ; je ne l’ai pas fait, ce dit-il, mais bien ai-je songé l’avoir fait.

(53) Les Destins. Séneque dit au livre du gouvernement du monde, les destins nous conduisent, et jadis il fut ordonné que l’on riroit de quoi l’on pleureroit. La doctrine payenne enseignoit que toutes choses qui naissent animaux, plantes, villes, n’avoient pas seulement leur genre particulier qui les gouvernoit perpétuellement, mais aussi qu’elles étoient soumises à la puissance des parques et du destin ; de façon que, quand quelque chose venoit à naître, elle devoit mourir au bout de certain terme, selon l’ordre des destinées, ou par l’épée, ou par le feu, ou d’ennui, ou par quelque autre désastre et constellation inévitable non-seulement aux hommes, mais aux Dieux mêmes, comme ils le représentoient par la statue de Jupiter Olympien dans son temple à Mégare. Il portoit sur sa tête l’effigie des parques et des heures, comme leur étant soumis.

(54) Porté par mes oreilles. Les discours plaisans et facétieux allègent la fatigue des voyageurs, en sorte qu’ils paraissent portés par leurs oreilles, c’est pourquoi Xerxès, roi de Perse, disoit que l’esprit de l’homme habite aux oreilles.

(55) Hôtesse tavernière. Platon, au 2 de la république, dit bien que cette espèce de gens est nécessaire aux grandes villes et bien policées, mais dans son livre des loix, il en défend la pratique aux bourgeois, comme ne devant être exercée que par des personnes abjectes et serviles.

(56) Sordide. On appelle ainsi les avares dont la bassesse de l’ame les rend capables de la plus grande saleté ; ces ames chétives ne font aucun cas de la vertu, elles ne s’occupent que de richesses.

(57) Sa femme étoit assise à ses pieds. Ce n’étoit pas la coutume, sur-tout en Grèce, que les femmes se trouvassent dans les banquets avec les hommes. Ciceron, dans la 3e oraison contre Verrès. Tùm ille negavit moris esse Græcorum ut in convivio virorum mulieres accumberent. Il dit que ce n’étoit pas la coutume chez les Grecs que les femmes se trouvassent dans les banquets des hommes. Quand elles mangeoient avec leurs maris, elles étoient assises à leurs pieds. Cela se voit encore dans plusieurs bas-reliefs de ce temps-là.

(58) Si vous imitez ainsi les vertus du grand Thésée, dont votre père portoit le nom, qui ne dédaigna point de loger dans la petite maison de la bonne femme Hecale. On voit par ce passage que le père d’Apulée se nommoit Thésée. À l’égard de Thésée, fils d’Égée, roi d’Athênes, étant encore jeune, il fut loger chez Hécale, vieille femme extrêmement pauvre, mais très-vertueuse. Elle le reçut le mieux qu’il lui fut possible, et lui promit de s’immoler elle-même à Jupiter, s’il revenoit sain et sauf de la guerre. Elle mourut avant son retour. Thesée en sa mémoire institua une fête en l’honneur de Jupiter, qui fut surnommé Hécalien. C’est de la pauvreté d’Hécale qu’est venu ce proverbe des anciens, Nunquam Hecale fies. Tu ne deviendras jamais Hécale, c’est-à-dire ; Tu ne seras jamais pauvre.

(59) Tenez, dis-je à Fotis, voilà de l’argent, achetez-lui du foin et de l’orge. Le droit d’hospitalité étoit fort recommandable chez les anciens ; mais ils ne se piquoient pas toujours de défrayer entièrement leurs hôtes, ils ne leur donnoient souvent que le logement et l’ustensile.

(60) Lucius. M. Varron, aux livres de l’analogie, nous dit qu’on appeloit anciennement à Rome luces, ceux qui naissent du jour, du mot lux, qui veut dire jour, ainsi nomment-ils manies, qui naissoient au matin, de mane, matin. Ces prénoms ne se donnoient aux mâles, qu’alors qu’ils commençoient à porter la robe virile, en sortant de tutelle : et aux filles, quand on les marioit. Apulée introduisant ce commissaire des vivres, le fait user de ce serment, pol ou par Pollux ; serment commun, a dit Celle, aux hommes et aux femmes ; mais Varron, le plus docte de tous les Romains, soutient que les plus anciens ne juroient ni par Pollux, ni par Castor, son frère ; les femmes disoient seulement occi ou non. Comme d’ailleurs il n’étoit permis qu’aux hommes de jurer par Hercule, lesquels alors sortoient dehors en plein air, pour montrer qu’Hercule n’a point mené une vie oiseuse ni sédentaire à l’ombre ; mais à la campagne et toujours en action ; ou peut-être que le respect qu’ils portoient à Hercules, les faisoit tirer à l’écart pour avoir moins d’arbitres et de témoins en ce serment, attendu que l’on tient qu’Hercules avoit été fort religieux et retenu en ses sermens, comme n’ayant juré qu’une seule fois en sa vie.

(61) Des huissiers avec des faiſceaux marchent devant vous. Les faisceaux étoient des haches dont le manche étoit environné de plusieurs baguettes liées ensemble, que des espèces d’huissiers, appelés licteurs, portoient devant les grands magistrats, pour inspirer plus de crainte et de respect dans l’esprit du peuple. Quand des magistrats précédés par des officiers avec ces faisceaux, vouloient marquer de la déférence pour quelque personne de mérite et de considération, ils les renvoyoient ou faisoient baisser leurs faisceaux devant eux, ce qui s’appeloit submittere fasces. C’est ainsi qu’en usa le politique Publicola, consul, qui, devant haranguer le peuple romain, renvoya auparavant ses licteurs. Fasces, dit Tite-Live, Majestati populi Romani submisit. Et le grand Pompée entrant dans la maison du philosophe Possidonius, congédia sur la porte ses licteurs, pour faire honneur aux lettres qu’il cultivoit avec soin.

(62) Car je suis Ædile. Ces magistrats avoient la surintendance des bâtimens publics et particuliers, des aqueducs, des temples et des Jeux publics. Ils mettoient le prix sur toutes les denrées, ils avoient inspection sur les poids et mesures, et généralement sur tout ce qui concerne la police.


Fin des Remarques du premier Livre.