Les Métamorphoses (Apulée)/Traduction Bastien, 1787/II/Livre XI



LES

MÉTAMORPHOSES:

ou

L’ANE D’OR D’APULÉE,

PHILOSOPHE PLATONICIEN,

LIVRE ONZIEME.


Un mouvement de frayeur m’ayant réveillé tout d’un coup à l’entrée de la nuit, j’apperçus la lune dans son plein, fort brillante, qui sortoit des flots de la mer. Comme je n’ignorois pas que la puissance de cette grande Déesse (1) est fort étendue, que toutes les choses d’ici-bas se gouvernent par sa providence, que non-seulement les animaux, mais même les êtres inanimés, ressentent les impressions de sa lumière et de sa divinité, et que tous les corps qui sont dans les cieux, sur la terre et dans la mer, s’augmentent ou diminuent, suivant qu’on la voit croître ou décroître (2) ; je pris l’occasion de la solitude et du silence de la nuit, pour adresser une prière à cette auguste Déesse, que je voyois briller dans les cieux, puisque la fortune, lasse de me persécuter, m’offroit enfin cette occasion qui me donnoit quelque espérance de voir finir ma misère. M’étant donc bien réveillé, je me lève promptement, je vais me laver dans la mer (3), pour me purifier. Je plonge ma tête sept fois dans l’eau (4), suivant la doctrine du divin Pythagore qui nous apprend que ce nombre est le plus convenable aux choses qui regardent la religion ; ensuite, plein de joie et d’espérance, je fis cette prière à la Déesse avec tant d’affection, que j’avois les yeux tous baignés de larmes.

Reine du ciel, soit que vous soyez la bienfaisante Cérès (5), mère des bleds, qui, dans la joie que vous ressentîtes d’avoir retrouvé votre fille, ôtâtes aux hommes l’ancien usage du gland, dont ils vivoient à la manière des bêtes, en leur enseignant une nourriture plus douce ; vous qui avez choisi votre séjour dans les campagnes d’Eleusis : soit que vous soyez la céleste Vénus qui, dans le commencement du monde, ayant produit l’amour, avez uni les deux sexes, et éternisé le genre humain, et qui êtes présentement adorée dans le temple de Paphos, que la mer environne : soit que vous soyez la sœur d’Apollon qui, par les secours favorables que vous donnez aux femmes enceintes, avez mis au monde tant de peuples, et qui êtes révérée dans le magnifique temple d’Ephèse (6) : soit enfin que vous soyez Proserpine, dont le nom formidable se célèbre la nuit par des cris et des hurlements affreux ; qui, par votre triple forme (7), arrêtez l’impétuosité des spectres et des phantômes, en les retenant dans les prisons de la terre, qui, parcourant diverses forêts, êtes adorée sous des cultes différens ; vous qui êtes le second flambeau de l’univers, et qui, par vos humides rayons, nourrissez les plantes, et répandez différemment votre lumière, à proportion que vous approchez ou reculez du soleil. Grande Déesse, sous quelque nom, sous quelque forme, et par quelques cérémonies qu’on vous révère, secourez-moi dans mes extrêmes disgraces ; relevez-moi de ma chûte malheureuse, et faites que je puisse enfin jouir d’un doux repos, après tous les maux que j’ai soufferts : qu’il suffise des travaux et des périls où j’ai été exposé. Otez-moi cette indigne figure de bête, dont je suis revêtu, et me rendez à mes parens et à mes amis, en me faisant redevenir Lucius ; que, si je suis l’objet de la haine implacable de quelque Dieu qui me persécute si cruellement pour l’avoir offensé, qu’il me soit au moins permis de mourir, s’il ne m’est pas permis de vivre dans un autre état.

Après cette prière qui fut encore suivie de quelques lamentations tristes et touchantes, mes sens accablés de langueurs se laissèrent une seconde fois aller au sommeil, au même endroit où je m’étois déjà endormi. A peine avois-je fermé les yeux, qu’il me sembla que, du milieu de la mer sortoit une divinité qui éleva d’abord une tête respectable aux Dieux-mêmes, et qui ensuite faisant sortir des flots peu à peu tout son corps se présenta devant moi. Je tâcherai de vous la dépeindre telle que je la vis, si cependant la foiblesse des expressions humaines peut me le permettre, ou si cette même divinité m’inspire toute l’éloquence qui est nécessaire pour un si grand sujet.

Ses cheveux épais, longs et bouclés ornoient sans art sa tête divine, et tomboient négligemment sur ses épaules. Elle étoit couronnée de diverses fleurs qui, par leur arrangement, formoient plusieurs figures différentes ; elle avoit au-dessus du front un cercle lumineux en forme de miroir, ou plutôt une lumière blanche qui me faisoit connoître que c’étoit la lune. Elle avoit à droite et à gauche deux serpens, dont la figure représentoit assez bien des sillons (8), sur lesquels s’étendoient quelques épis de bled. Son habillement étoit d’une robe de lin fort déliée, de couleur changeante, qui paroissoit tantôt d’un blanc clair et luisant, tantôt d’un jaune de safran, et tantôt d’un rouge couleur de roses (9), avec une mante d’un noir si luisant, que mes yeux en étoient éblouis. Cette mante qui la couvroit de part et d’autre, et qui, lui passant sous le bras droit, étoit rattachée en écharpe sur l’épaule gauche, descendoit en plusieurs plis, et étoit bordée d’une frange que le moindre mouvement faisoit agréablement flotter. Le bord de la mante, aussi bien que le reste de son étendue, étoit semé d’étoiles, elles environnoient une lune dans son plein, qui jettoit une lumière très-vive ; autour de cette belle mante étoit encore attachée une chaîne de toutes sortes de fruits et de fleurs.

La Déesse avoit dans ses mains des choses fort différentes ; elle portoit en sa droite un sistre d’airain, dont la lame étroite et courbée en forme de baudrier, étoit traversée par trois verges de fer, qui, au mouvement du bras de la Déesse, rendoient un son fort clair. Elle tenoit en sa main gauche un vase d’or, en forme de gondole (10), qui avoit sur le haut de son anse un aspic, dont le cou étoit enflé et la tête fort élevée ; elle avoit à ses pieds des souliers tissus de feuilles de palmier. C’est en cet état que cette grande Déesse, parfumée des odeurs les plus exquises de l’Arabie heureuse, daigna me parler ainsi.

Je viens à toi, Lucius, tes prières m’ont touchée, je suis la nature, mère de toutes choses, la maîtresse des élémens, la source et l’origine des siècles, la souveraine des divinités, la reine des manes, et la première des habitans des cieux. Je représente en moi seule tous les Dieux et toutes les Déesses (11) ; je gouverne à mon gré les brillantes voûtes célestes, les vents salutaires de la mer, et le triste silence des enfers. Je suis la seule divinité qui soit dans l’univers, que toute la terre révère sous plusieurs formes, avec des cérémonies diverses, et sous des noms différens. Les Phrygiens, qui sont les plus anciens et les premiers hommes (12), m’appellent la mère des Dieux, déesse de Pessinunte (13). Les Athéniens, originaires de leur propre pays (14), me nomment Minerve Cécropienne (15). Chez les habitans de l’isle de Cypre, mon nom est Vénus de Paphos. Chez les Candiots, adroits à tirer de l’arc, Diane Dictinne (16). Chez les Siciliens qui parlent trois langues (17), Proserpine Stygienne (18). Dans la ville d’Eleusis on m’appelle l’ancienne déesse Cérès, d’autres me nomment Junon, d’autres Bellone, d’autres Hécate, d’autres Némésis Rhamnusienne (19) ; et les Ethiopiens, que le soleil à son lever éclaire de ses premiers rayons, les peuples de l’Ariane (20), aussi-bien que les Egyptiens qui sont les premiers savans du monde, m’appellent par mon véritable nom, la reine Isis, et m’honorent avec les cérémonies qui me sont les plus convenables. Tu me vois ici touchée de l’excès de tes misères, continue la Déesse, tu me vois propice et favorable, arrête le cours de tes larmes, finis tes plaintes, et chasse la tristesse qui t’accable : Voici bientôt le temps que ma divine providence a marqué pour ton salut ; écoutes donc avec attention les ordres que je vais te donner. Le jour qui va suivre cette nuit, m’est consacré de tout temps ; demain mes prêtres doivent m’offrir les prémices de la navigation, en me dédiant un navire tout neuf, et qui n’a point encore servi ; présentement que les tempêtes qui règnent pendant l’hiver ne sont plus à craindre, et que les flots, devenus plus paisibles, permettent qu’on puisse se mettre en mer. Attends cette fête avec dévotion, et d’un esprit tranquille ; car le grand prêtre, suivant mon avertissement, portera pendant la cérémonie, une couronne de roses attachée à son sistre qu’il tiendra de la main droite. Suis donc la pompe avec empressement et avec confiance en ma bonté, perce la foule du peuple, et lorsque tu seras proche du prêtre, fais comme si tu voulois lui baiser la main, et mange des roses, aussi-tôt tu te dépouilleras de la forme de cet indigne animal, qui m’est odieux depuis long-temps. Ne crains point de trouver aucune difficulté à ce que je t’ordonne ; car, dans ce moment que je suis prêt de toi, je suis aussi proche de mon prêtre, et je l’avertis en songe de tout ce que je veux qu’il fasse. Je ferai ensorte que le peuple, malgré la foule, te laissera le passage libre, et qu’au milieu de la joie et des agréables spectacles de cette fête, n’aura d’aversion pour cette figure abjecte et méprisable, sous laquelle tu paroîs, et que personne n’aura la malignité de t’imputer rien de fâcheux, en expliquant en mauvaise part le changement subit de ta figure. Souviens-toi seulement, et n’en perds jamais la mémoire, que tout le reste de ta vie doit m’être dévoué jusqu’à ton dernier soupir. Il est bien juste que tu te reconnoisses entièrement redevable de la vie à une Déesse, qui, par son secours, t’a remis au nombre des hommes. Au reste, tu vivras heureux et plein de gloire sous ma protection, et lorsqu’après avoir accompli le temps que tu dois être sur la terre, tu seras descendu aux enfers, dans cet hémisphère souterrain, où tu auras l’avantage d’habiter les champs élisées, tu ne manqueras pas d’être régulier à m’adorer, moi qui brille dans les ténèbres de l’Acheron, et qui règne dans le palais infernal, et j’y recevrai tes hommages avec bonté. Si, avant ce temps-là, par tes respects, si, par un ferme attachement au culte qui m’est dû, et par une chasteté inviolable, tu te rends digne de mes graces, tu connoîtras que je puis seule prolonger le terme de ta vie, au-delà des bornes que le destin y a prescrites.

Après que cette puissante Déesse m’eut ainsi déclaré ses volontés, elle disparut (21) ; et dans le moment m’étant réveillé, je me levai tout en sueur, plein de frayeur, de joie et d’admiration de la présence si manifeste de cette grande Divinité. Je fus me laver dans la mer, l’esprit fort occupé des ordres souverains qu’elles m’avoit donnés, et repassant en moi-même tout ce qu’elle m’avoit dit. Peu de temps après, le soleil ayant chassé les ténèbres de la nuit, commença à montrer ses premiers rayons. Aussi-tôt tous les chemins furent remplis d’une infinité de peuples qui venoient avec allégresse pour se rendre à la fête. La joie étoit si grande de tous côtés, outre celle que je ressentois, qu’il me sembloit qu’elle s’étendoit jusques sur les animaux, et que le jour et même les êtres inanimés avoient une face plus riante ; car, après la gelée blanche de la nuit précédente, le soleil ramenoit le plus beau jour de la nature, en sorte que les oiseaux, réjouis du retour du printemps, remplissoient l’air de leurs chants mélodieux, et par de doux concerts, rendoient hommage à la souveraine mère des temps, des astres et de tout l’univers. Les arbres mêmes, tant ceux qui rapportent des fruits, que ceux qui ne servent qu’à donner de l’ombrage, ranimés par la chaleur des vents du midi, et embellis par leur verdure renaissante, faisoient entendre un agréable murmure, qu’excitoit le doux mouvement de leurs branches. La mer ne faisoit plus gronder ses tempêtes et ses orages ; ses flots tranquilles mouilloient doucement le rivage, et la brillante voûte des cieux, n’étoit obscurcie par aucun nuage.

Cependant le pompeux appareil de cette fête commence à se mettre en marche. Tous ceux qui le composoient s’étoient ajustés de différentes manières, chacun suivant son goût et son inclination. L’un avec un baudrier sur le corps, représentoit un soldat ; un autre étoit en chasseur, avec une casaque, un petit sabre au côté, et un épieu dans sa main ; celui-ci, chaussé avec des souliers dorés, vêtu d’une robe de soie, et paré magnifiquement de tous les ornemens qui conviennent au beau sexe, ayant ses cheveux accommodés sur le haut de sa tête, représentoit une femme par son ajustement et par sa démarche ; celui-là avec ses bottines, son bouclier, sa lance et son épée, sembloit sortir d’un combat de gladiateurs ; cet autre étoit en magistrat, avec une robe de pourpre, et des faisseaux qu’on portoit devant lui ; tel aussi s’étoit mis en philosophe par son manteau, son bâton, ses sandales et sa barbe de bouc. Il y en avoit encore qui étoient en oiseleurs et en pêcheurs ; les uns portant des hameçons, et les autres des roseaux pleins de glu. J’y vis aussi un ours apprivoisé, qu’on portoit dans une chaise, habillé en femme de qualité, et un singe coëffé d’un bonnet brodé et habillé d’une robe à la Phrygienne, couleur de safran, tenant une coupe d’or en sa main, et représentant Ganimède. On y voyoit encore un âne à qui l’on avoit attaché des aîles, qui suivoit un vieillard fort cassé, vous eussiez dit que c’étoit Pégase et Bellerophon, et n’auriez pu vous empêcher de rire, en les voyant l’un et l’autre.

Au milieu de tout ce peuple joyeux et plaisamment déguisé, la pompe particulière de la Déesse protectrice s’avançoit. Elle étoit précédée de plusieurs femmes habillées de blanc, qui, avec un air fort gai, portoient diverses choses dans leurs mains. Elles avoient des couronnes de fleurs printannières sur la tête ; elles en avoient d’autres qu’elles semoient sur le chemin par où la troupe sacrée devoit passer. On en voyoit d’autres avec des miroirs attachés sur les épaules qui représentoient à la Déesse tous ceux qui la suivoient, comme s’ils fussent venus au-devant d’elle. Quelques-unes tenoient des peignes d’yvoire, et par les gestes de leurs bras et les mouvemens de leurs doigts, faisoient semblant de peigner et d’ajuster les cheveux de la reine des dieux, et d’autres versoient goutte à goutte devant ses pas du baume et des huiles précieuses.

Outre tout cet appareil, une infinité d’hommes et de femmes tâchoient de se rendre favorable la Déesse des astres, en portant des torches, des flambeaux de cire, des lampes, et toutes sortes de lumières artificielles. Ensuite une troupe de musiciens faisoient retentir l’air par des concerts mélodieux de voix et de flûtes. Ils étoient suivis par un chœur de jeunes garçons parfaitement beaux, vêtus de robes blanches destinées pour les cérémonies qui chantoient par reprises un poëme ingénieux qu’un excellent poëte inspiré par les Muses avoit composé pour expliquer le sujet de cette grande fête.

Parmi eux, marchoient des joueurs de flûte, consacrés au grand Sérapis (22), qui faisoient entendre sur leurs flûtes traversières les airs destinés au culte de ce Dieu dans son temple. Plusieurs huissiers marchoient ensuite, qui avertissoient le peuple de se ranger, et de laisser le chemin libre aux simulacres des Dieux ; après eux, suivoient en foule des troupes de gens initiés dans les sacrés mystères, hommes et femmes de toutes sortes d’âges et de conditions, vêtus de robes de lin d’une blancheur éclatante. Les femmes avoient leurs cheveux parfumés d’essence, et enveloppés d’un voile transparent ; et les hommes avoient la tête rase et luisante. Ces astres terrestres, ces vénérables ministres de la vraie religion, faisoient un fort grand bruit avec des sistres d’airain, d’argent et même d’or ; ensuite les principaux d’entre les prêtres, revêtus d’aubes de lin fort blanches, qui leur descendoient jusqu’aux pieds, portoient les symboles des Dieux.

Le premier tenoit une lampe très-brillante ; elle n’étoit pas faite comme celle dont nous nous servons pour nous éclairer le soir pendant nos repas, c’étoit un vase d’or, en forme de gondole, qui, de l’endroit le plus large, jettoit une fort grande flamme. Le second soutenoit avec ses deux mains de petits autels, qu’on appelle les secours, nom que la providence secourable de la grande Déesse leur a donné. Le troisième portoit le caducée de Mercure, avec une palme, dont les feuilles étoient d’or. Le quatrième tenoit en l’air le symbole de la justice ; c’étoit une main gauche, dont les doigts étoient étendus, et qui par sa paresse naturelle et son manque d’adresse, semble mieux convenir à la justice qu’une main droite. Ce même prêtre tenoit un vase d’or, en forme de mammelle (23), dont il versoit du lait. Le cinquième portoit un van d’or plein de petites branches de même métal, et un autre une bouteille.

Les Dieux suivoient immédiatement, qui ne dédaignoient point d’être portés par des hommes. L’un avoit une tête de chien ; l’autre, qui est le messager des cieux et des enfers, tenoit sa tête droite, et avoit le visage à moitié noir et à moitié doré (24) ; il avoit un caducée dans sa main gauche, et dans sa droite une palme verte. Après lui, paroissoit une vache élevée sur ses pieds de derrière, figure de la Déesse, mère féconde de toutes les choses ; un des prêtres la portoit sur ses épaules, avec une démarche pompeuse ; une autre tenoit une corbeille où étoient renfermés les secrets et les mystères de la religion : celui qui le suivoit, portoit dans son bienheureux sein l’adorable image de la souveraine Divinité qui n’avoit rien de la forme d’un oiseau ou d’une bête, soit domestique ou sauvage, ni même de l’homme, mais qui, vénérable par sa singularité et par l’artifice de sa construction, marquoit la sublimité de la religion, mieux qu’aucun discours ne l’auroit pu faire, et faisoit voir qu’on doit cacher ses mystères sous un profond silence. C’étoit une petite urne d’or (25), parfaitement bien travaillée, ronde par le fond ; on y voyoit gravés les merveilleux hiérogliphes des Egyptiens ; son orifice qui n’étoit pas fort élevé, s’étendoit d’un côté, et formoit un long tuyau ; de l’autre, elle avoit une anse fort grande, qu’entortilloit jusqu’au haut un aspic, dont le cou plein d’écailles s’élevoit en se courbant.

Enfin le moment favorable que la puissante Déesse m’avoit promis, approchoit, et le prêtre tel qu’elle me l’avoit dépeint, s’avançoit portant ce qui devoit finir mes malheurs. Il tenoit en sa main droite le sistre de la Déesse et une couronne de roses, qui étoit véritablement une couronne pour moi, puisque, par la divine providence, après avoir surmonté tant de travaux et évité tant de périls, je remportois la victoire sur la fortune ennemie qui me persécutoit depuis si long-temps. Quoique je me sentisse pénétré tout d’un coup d’une joie extraordinaire, je ne m’avançai point avec trop d’empressement, dans la crainte que j’eus, que la course précipitée d’un animal tel que moi, ne troublât l’ordre et la cérémonie de la fête ; mais d’une démarche posée, telle qu’auroit pu l’avoir un homme, je m’avançai respectueusement au travers de la foule du peuple qui se rangeoit, comme par une inspiration de la Déesse, et me laissoit le passage libre. Je m’approchai du prêtre insensiblement. Si-tôt qu’il m’apperçut, il se souvint de l’avertissement qu’il avoit eu la nuit en songe ; ce que je connus bien, car il s’arrêta d’abord saisi d’admiration, de voir que les choses se rapportoient aux ordres qu’il avoit reçus, et de lui-même étendant la main, il approcha de ma bouche la couronne qu’il tenoit. Je pris en tremblant et avec une palpitation de cœur extraordinaire cette couronne, composée de roses fraîches et vermeilles, et je la dévorai avec avidité.

Je vois aussi-tôt l’effet de la promesse des Dieux. D’abord je perds cette indigne forme d’animal dont j’étois revêtu ; tout ce poil affreux que j’avois sur le corps tombe et ne paroît plus ; ma peau qui étoit épaisse et dure devient tendre et délicate ; mon grand ventre se rapetisse ; la corne de mes pieds s’étend et forme des doigts ; mes mains cessent d’être des pieds, et redeviennent propres à leurs fonctions ; mon cou s’accourcit ; mon visage et ma tête prennent une figure ronde ; mes longues oreilles diminuent et reviennent dans leur premier état ; mes dents énormes deviennent semblables à celles des hommes ; et cette grande queue, que j’étois si fâché d’avoir, disparoît entièrement. Tout le peuple reste dans l’admiration. Les personnes pieuses adorent le pouvoir si manifeste de la grande Déesse, dans la facilité d’une telle métamorphose, et d’un miracle semblable à ceux que les songes produisent pendant le sommeil, et avec une voix haute et unanime, tendant les mains au ciel, ils publient tous cet éclatant bienfait de la Déesse. Pour moi, saisi d’étonnement, et pénétré ou plutôt accablé, pour ainsi dire, de l’excès de ma joie, je restois dans le silence, n’ayant pas la force d’ouvrir la bouche, quoique l’usage de la parole me fût rendu, et je ne savois par où commencer ni par quelles expressions assez dignes je pourrais marquer ma reconnoissance à la puissante Divinité qui m’avoit été si favorable.

Cependant le prêtre qui avoit été instruit par la Déesse de tous les maux que j’avois soufferts depuis ma disgrace, demeura aussi fort surpris lui-même d’une si grande merveille. Il ne laissa pas néanmoins de faire signe qu’on me donnât une robe de lin pour me couvrir ; car, d’abord que j’eus quitté cette honteuse forme d’âne, je me trouvai tout nud, et je n’avois que mes mains pour me cacher. Aussitôt un des ministres de la religion ôta sa première robe de dessus lui, et me la mit promptement sur le corps.

Quand cela fut fait, le prêtre me regardant avec un visage où la joie étoit peinte, me parla ainsi : Lucius, après tous les maux que vous avez soufferts, après tant de rudes assauts que la fortune vous a livrés, et toutes les tempêtes que vous avez essuyées, vous êtes enfin arrivé au port du repos, et vous avez trouvé grace devant les Dieux (26) ; ni votre illustre naissance, ni votre propre mérite, ni même toutes les sciences que vous possédez, ne vous ont servi de rien, et vous étant laissé aller au penchant d’une ardente jeunesse, vous vous êtes livré aux indignes voluptés de l’amour, et votre malheureuse curiosité vous a coûté bien cher. Cependant, après tant d’affreuses disgraces, où l’aveugle fortune vous a plongé, elle vous a conduit, contre son intention et par sa persécution même, à cet heureux état, dont on jouit, lorsqu’on s’est consacré au culte de la religion ; qu’elle se retire donc, et qu’elle cherche un autre objet pour exercer ses fureurs ; car sa rage ne peut rien contre ceux que notre grande Déesse prend à son service et en sa défense. Quel avantage cette aveugle fortune a-t-elle retiré de vous avoir fait tomber entre les mains des voleurs, de vous avoir fait essuyer de si grandes fatigues, par tant de voyages, dans des chemins difficiles, de vous avoir livré aux dangers d’être dévoré par les bêtes sauvages, et de vous avoir exposé chaque jour aux horreurs de la mort ? Vous voilà présentement sous la protection d’une autre fortune qui voit clair et illumine tous les autre Dieux par l’éclat de sa lumière. Prenez donc, Lucius, un visage plus gai et plus convenable à cette robe blanche dont vous êtes revêtu ; accompagnez avec joie la pompe de la Déesse qui a daigné prendre soin de vous. Que les impies voient le miracle qu’elle a fait en votre personne, qu’ils le voient et qu’ils reconnoissent leurs erreurs : Lucius est maintenant délivré de tous ses malheurs ; le voilà qui jouit des faveurs de la grande Déesse Isis, et qui triomphe de la mauvaise fortune. Cependant, afin que vous soyez plus en sûrété et mieux protégé, engagez-vous dans cette sainte milice, c’est un parti que vous serez bien aise un jour d’avoir embrassé, et dès ce moment consacrez-vous, de votre bon gré, au culte et au ministère de notre religion ; car, si-tôt que vous aurez commencé à servir la Déesse, vous jouirez avec encore plus de plaisir des avantages de votre liberté.

Ainsi parla cet illustre prêtre, en poussant de profonds soupirs ; ensuite la pompe sacrée continua sa marche. Je la suivis au milieu des ministres de la Déesse. Je fus bientôt connu et remarqué de tout le peuple, les uns me désignant aux autres par un mouvement de tête, et me montrant avec la main, chacun parloit de mon avanture. Voilà, disoit-on, celui à qui la toute-puissante Déesse a rendu la forme humaine ; il est certainement très-heureux d’avoir mérité par l’innocence et la probité de ses mœurs, cette insigne faveur des cieux, de renaître, pour ainsi dire, et d’être reçu dans le ministère des choses sacrées.

Après qu’on eut marché quelque temps au milieu des acclamations et des vœux de tout le peuple, nous arrivâmes au bord de la mer, et au même endroit, où, sous ma figure d’âne, j’avois passé la nuit. On y rangea par terre les images des Dieux, suivant l’ordre accoutumé ; ensuite le grand prêtre, par d’augustes prières, que sa sainte bouche prononçoit, consacra à la Déesse un navire artistement construit, où l’on voyoit les merveilleux caractères des Egyptiens peints de tous côtés, et qu’on avoit purifié avec une torche ardente, un œuf et du soufre (27). Sur la voile blanche de cet heureux vaisseau étoient écrits en gros caractères les vœux qu’on renouvelloit pour recommencer d’heureuses navigations. On dresse le mât ; c’étoit un pin rond, fort grand et fort beau, dont la hune étoit extrêmement ornée. On voyoit sur la poupe une oie en sculpture, avec son long cou recourbé, toute dorée, et fort brillante, et le vaisseau tout entier étoit fait de bois de citronier parfaitement bien travaillé.

Le peuple, aussi-bien que les prêtres, commencèrent à porter, à l’envie les uns des autres, des corbeilles pleines d’aromates et de plusieurs choses propres aux sacrifices, qu’ils jettoient dans le vaisseau. Ils versèrent aussi dans la mer une composition faite avec du lait et d’autres matières. Quand le navire fut chargé de toutes ces pieuses offrandes, on détacha l’ancre qui le tenoit arrêté, et dans le moment un vent doux et propice, l’éloigna du rivage, et le poussa en pleine mer. Lorsqu’on l’eut perdu de vue, les prêtres reprirent toutes les choses sacrées qu’ils avoient mises à terre, et retournèrent au temple avec allégresse, et dans le même ordre qu’ils étoient venus.

D’abord que nous y fûmes arrivés, le grand prêtre, ceux qui portoient les images des Dieux, et ceux qui étoient initiés depuis long-temps dans les sacrés mystères, entrèrent dans le sanctuaire de la Déesse, où l’on remit par ordre tous ces Dieux qui étoient si bien travaillés, qu’ils paroissoient vivans. Alors celui d’entre les prêtres qui étoit le sécrétaire, se tenant debout à la porte, appella tous les Pastophores (28) à l’assemblée : c’est ainsi qu’on nomme ceux qui composent cette très-sainte société ; ensuite étant monté dans une chaire fort élevée avec un livre à la main, il lut tout haut des prières pour la prospérité de l’Empereur, du Sénat, des Chevaliers et de tout le peuple Romain, pour le bonheur de la navigation, et pour la prospérité de tous ceux qui composent notre empire ; il finit en prononçant en grec, suivant la coutume, que la cérémonie étoit achevée, et qu’on pouvoit se retirer (29). Le peuple répondit en souhaitant que tout ce qu’on avoit fait, pût être pour le bien et l’utilité de tout le monde, et chacun s’en retourna chez soi, la joie peinte sur le visage, après avoir jetté des rameaux d’olivier, de la verveine, et des couronnes de fleurs devant la statue d’argent de la Déesse, qu’on avoit posée sur un autel, et lui avoir baisé les pieds.

A mon égard, je ne pouvois me résoudre à m’en éloigner pour un seul instant, et les yeux toujours attachés sur cette sainte image, je rappellois dans mon esprit tous mes malheurs passés. Cependant la renommée avoit déjà déployé ses aîles pour aller publier par-tout dans mon pays l’avanture surprenante qui m’étoit arrivée, et le bienfait que j’avois reçu de la Déesse. Aussi-tôt mes parens, mes domestiques et mes esclaves mettant bas la tristesse que le faux bruit de ma mort leur avoit causée, accourent transportés de joie et avec des présens, pour voir un homme que les Dieux avoient conservé et retiré, pour ainsi dire, des enfers.

Leur vue, à laquelle je ne m’attendois pas si-tôt, me fit un fort grand plaisir. Je les remerciai de leurs offres honnêtes, mes gens avoient eu soin de m’apporter suffisamment ce qui m’étoit nécessaire. Après que je les eus salués l’un après l’autre, comme je le devois, et que je leur eus conté mes travaux passés et ma joie présente, je retournai devant l’image de la Déesse, que je ne me lassois point de considérer, et je fis marché pour le louage d’une maison dans l’enceinte du temple où j’établis ma demeure pour un temps. Je me trouvois continuellement dans la société des prêtres, et j’étois assidument attaché au service de la Déesse dont je ne me séparois point.

Je ne passai pas une seule nuit, et le sommeil ne ferma pas mes yeux un moment, qu’elle ne m’apparût en songe, et ne me donnât des avertissemens. Elle m’ordonna plusieurs fois de me faire initier dans sa religion. Quoique j’y fusse destiné depuis long-temps, et que je le souhaitasse avec beaucoup de passion, une pieuse crainte me retenoit, parce qu’examinant avec soin les devoirs du ministère de la religion, je connoissois qu’il n’étoit pas aisé de s’en bien acquitter ; que la chasteté qu’on étoit obligé de garder, étoit une chose fort difficile, et qu’il falloit bien de la prudence et de la circonspection pour se maintenir dans l’innocence, au milieu de tant de dangers où l’on est exposé dans la vie. Ainsi l’esprit toujours occupé de ces pensées, malgré toute mon envie, je différois insensiblement de jour en jour à me faire recevoir.

Il arriva qu’une nuit, pendant mon sommeil, je crus voir le grand prêtre ; il me sembla qu’il m’offroit plusieurs choses qu’il portoit dans son sein ; que je lui en demandois la raison, et qu’il me répondoit : Que tout cela m’étoit envoyé de Thessalie, et même que mon valet, nommé Candidus, venoit d’en arriver. Lorsque je fus éveillé, je cherchai long-temps dans mon esprit ce qu’une telle vision pouvoit me présager, d’autant plus que je savois bien certainement n’avoir jamais eu de valet qui s’appellât Candidus : Cependant, de quelque manière que j’interprétasse ce songe, je trouvois que ces choses qu’on m’offroit ne pouvoient m’annoncer que du profit. Etant ainsi occupé de l’espérance de quelque événement avantageux, j’attendois qu’on ouvrît les portes du temple, à l’heure qu’on a coutume de le faire tous les matins. Quand nous y fûmes entrés, et qu’on eut tiré le rideau qui couvroit l’adorable image de la Déesse, nous nous prosternâmes tous devant elle. Pendant ce temps, le prêtre alla à tous les autels l’un après l’autre, et mit tout en ordre pour le service divin ; ensuite, avec les oraisons accoutumées, il répandit un vase plein d’eau d’une fontaine qui étoit dans le lieu le plus secret du temple, et aussi-tôt tous les prêtres annoncèrent la première heure du jour, et firent les prières du matin.

Dans ce moment, arrivèrent de mon pays les valets que j’y avois laissés, dans le temps que Fotis, par sa malheureuse méprise, me changea en âne. Mes parens avoient eu soin de me les renvoyer, et mon cheval aussi qui avoit été à plusieurs maîtres, et qu’ils avoient recouvré, l’ayant reconnu à une marque qu’il avoit sur le dos. J’admirai la justesse de mon songe, en ce qu’avec le gain qu’il m’avoit promis, il m’avoit annoncé la restitution de mon cheval, en me le désignant sous le nom d’un valet nommé Candidus, à cause de la couleur du poil de cet animal.

Je continuai à faire toute mon occupation du service de la Déesse, flatté de l’espérance des biens qu’elle me promettoit à l’avenir, confirmé par des bienfaits présens, et, dès ce moment, le desir que j’avois d’être reçu dans la religion, s’augmentoit tous les jours de plus en plus. J’allai trouver plusieurs fois le grand prêtre, pour le conjurer, avec toutes les instances possibles, de m’initier enfin dans les mystères de la nuit consacrée. Mais lui qui étoit un homme grave et grand observateur des loix de cette chaste religion, différoit ma réception, en me parlant avec la même douceur et la même bonté que les pères ont accoutumé de faire à leurs enfans, pour modérer leurs desirs prématurés ; et me donnant de bonnes espérances, il tâchoit d’adoucir et de calmer l’inquiétude de mon esprit. Il me disoit que, lorsque quelqu’un devoit être initié, la Déesse faisoit connoître sa volonté sur le jour qu’on devoit prendre pour cet effet, sur le prêtre qu’elle choisissoit pour en faire la cérémonie, et sur la dépense qu’il y falloit faire. Qu’ainsi nous devions attendre avec une patience pleine de soumission, et que je prisse garde d’éviter les deux extrémités ; d’avoir trop d’empressement avant le commandement de la Déesse, ou trop de négligence après avoir été appellé ; qu’il n’y avoit pas un de ses prêtres, qui eût assez perdu l’esprit, ou plutôt qui se souciât si peu de perdre la vie, pour ôser commettre le crime et l’impiété de me recevoir, s’il n’en avoit eu l’ordre exprès de la Déesse, puisque notre vie et notre mort sont dans ses mains, et que l’initiation dans les mystères se faisoit en forme d’une mort volontaire, et d’une vie que l’on ne tenoit plus que de la bonté de la Déesse ; qu’elle avoit même coutume de choisir pour son service des hommes d’un âge fort avancé, capables cependant de garder sous le silence ses mystères secrets, et que, par sa providence, elle les faisoit pour ainsi dire, renaître et entrer dans la carrière d’une nouvelle vie ; qu’il falloit donc que j’attendisse l’ordre des cieux, quoique par la bonté de la Déesse qui s’étoit manifestée d’une manière si éclatante à mon égard, je fusse destiné à ce bienheureux ministère ; que je devois, dès ce jour, m’abstenir des viandes profanes et défendues, comme les autres religieux, afin que mon esprit pût mieux atteindre aux secrets les plus cachés de cette sainte religion.

C’est ainsi que le prêtre me parla : je lui obéis en modérant mon impatience, et j’assistois tous les jours très-assidument au service divin, l’esprit tranquille, et gardant un silence respectueux. Enfin la bonté de la puissante Déesse ne trompa point mon espérance, elle ne voulut pas me faire languir davantage par un plus long délai, et dans une nuit obscure, elle m’avertit fort clairement pendant mon sommeil, que le jour que j’avois tant souhaité étoit arrivé ; elle m’instruisit aussi de la dépense, qu’elle vouloit que je fisse pour ma réception, et me désigna en même-temps son grand prêtre lui-même pour en faire la cérémonie, en me disant qu’il y avoit une union entre lui et moi, causée par l’influence des astres.

Après que cette grande Divinité m’eut ainsi annoncé ses ordres, je m’éveillai un peu avant le jour, l’esprit fort content, et dans l’instant j’allai chercher le grand prêtre à son appartement. Je le trouvai qui sortoit de sa chambre, je le saluai et le suivis, dans la résolution de lui demander encore plus instamment que je n’avois fait, d’être admis dans le sacré ministère, comme une chose qui m’étoit due. Mais, si-tôt qu’il m’eut apperçu, il me parla le premier : O mon cher Lucius, me dit-il, que vous êtes heureux de ce que l’adorable Déesse vous honore ainsi de ses faveurs ; qu’attendez-vous ? pourquoi n’êtes-vous pas plus empressé ? voici le jour que vous avez souhaité si constamment et avec tant de passion : c’est en ce jour que, suivant le commandement de cette Divinité, vous allez par mon ministère lui être dévoué. En même-temps ce bon vieillard m’ayant pris par la main, me mena à la porte du temple. Après qu’elle fut ouverte avec les cérémonies accoutumées, et que le sacrifice du matin fut achevé, il tira du fond du sanctuaire certains livres pleins de prières écrites avec des caractères inconnus, qui contenoient les termes des formules sacrées en abrégé, sous des figures de toutes sortes d’animaux, et d’une grande quantité de différens accens ; les uns formés comme des nœuds, les autres ronds, en façon de roues, et les autre tortueux, comme les tenons qui attachent la vigne à ses soutiens, ce qui étoit ainsi pour empêcher que les profanes trop curieux ne pussent les lire. Il me lut dans ces livres ce que je devois préparer pour le sacrifice de mon initiation.

Je n’y perdis pas un moment, et j’eus bientôt acheté moi-même, et fait acheter par mes amis toutes les choses nécessaires, et plus encore qu’on ne m’en avoit demandé. Lorsque l’heure fut venue, à ce que disoit le prêtre, il me conduisit aux bains prochains, accompagné de tous les religieux. Après que je me fus lavé, et qu’il eut fait les prières qu’on fait d’ordinaire en cette occasion, il me purifia, en jettant de l’eau sur moi, ensuite les deux tiers du jour étant déjà passés, il me ramena dans le temple, et me plaça devant l’image de la Déesse, où, après m’avoir dit en secret des choses qu’il ne m’est pas permis de révéler, il me commanda tout haut devant les assistans de jeûner pendant dix jours, en m’abstenant de boire du vin, et de manger de la chair d’aucun animal. J’observai ce commandement avec beaucoup de régularité. Enfin le jour étoit arrivé où je devois me présenter pour être initié. Le soleil panchoit déjà vers la fin de sa course, lorsque le peuple accourt de toutes parts, on me fait plusieurs présens, suivant l’ancienne coutume de la religion ; ensuite le prêtre ayant fait retirer tous les profanes, me prend par la main, et me conduit dans le sanctuaire du temple, couvert comme j’étois d’une robe de lin toute neuve.

Peut-être, lecteur curieux, me demanderez-vous avec empressement ce qui se passa dans la suite, je vous le dirois s’il m’étoit permis de vous le dire, et vous l’apprendriez s’il vous étoit permis de l’entendre ; mais les langues qui révéleroient, et les oreilles qui l’écouteroient, se rendroient également coupables d’une indiscrétion et d’une curiosité téméraire. Je vais cependant contenter en ce que je pourrai le pieux desir que vous avez d’en savoir quelque chose. Ecoutez donc, et soyez persuadé de la vérité de ce que je vais dire. Je fus conduit aux portes du trépas, et je posai le pied jusques sur l’entrée du palais de Proserpine ; j’en revins passant par tous les élémens ; je vis au milieu de la nuit le soleil brillant d’une lumière très-vive ; j’arrivai en la présence des Dieux du ciel et des enfers, et je les adorai de fort près. Ce sont-là des choses que vous ne sauriez comprendre, quoique vous les ayez entendues. Je vais donc vous raconter seulement ce qu’on peut faire entendre aux profanes sans crime.

Le point du jour arriva, et les cérémonies étant achevées, je sortis du sanctuaire, vêtu de douze robes sacrées (30), habillement mystérieux, mais dont aucune loi ne me défend de parler, d’autant plus que tous ceux qui s’y trouvèrent, me virent en cet état ; car le prêtre m’ordonna de monter sur un siège fort élevé, qui étoit dans le milieu du temple vis-à-vis l’image de la Déesse. J’étois orné d’une robe de lin, parfaitement bien brodée, par-dessus j’avois un manteau magnifique qui pendoit derrière moi jusqu’à terre, et de quelque côté qu’on me regardât, tout mon habillement étoit plein de figures d’animaux de différentes couleurs ; on y voyoit des dragons des Indes, et des griffons qui naissent chez les Hyperboréens, avec la tête et les aîles d’un oiseau (31), et le reste du corps d’un lion ; les prêtres nomment cet ajustement l’habit olympique. Je tenois de la main droite un flambeau allumé, et j’avois une couronne de palmier, dont les feuilles formoient comme des rayons autour de ma tête.

Etant ainsi paré comme l’image du soleil, et posé comme une statue, on tira le rideau qui me cachoit aux yeux du peuple, et je fus exposé à ses regards. Toute cette cérémonie étant achevée, je célébrai l’heureux jour de ma réception, en donnant de délicieux festins qui se passèrent avec beaucoup de joie et de gaieté ; les mêmes cérémonies durèrent trois jours de suite, commençant toujours par le sacré déjeûner, et finissant par le sacrifice.

Pendant le peu de temps que j’y demeurai, je goûtois un plaisir qui ne se peut exprimer, en contemplant l’image de la Déesse qui m’avoit procuré un bienfait au-dessus de toute reconnoissance. Cependant, après lui avoir fait, selon ses ordres, d’humbles remercîmens qui n’étoient pas dignes d’elle, à la vérité, mais qui étoient, selon mon pouvoir, je me préparai, sans beaucoup d’empressement, à retourner dans mon pays. Après que je me fus arraché, avec beaucoup de peine, aux liens du desir ardent qui me retenoient auprès d’elle, un jour enfin prosterné à ses pieds, les yeux baignés de larmes, et baisant plusieurs fois la terre, je lui fis cette prière que mes fréquens sanglots interrompoient à tous momens.

O sainte et perpétuelle conservatrice du genre humain, qui toujours attentive à répandre libéralement vos bienfaits sur les hommes, faites voir une tendresse de mère à ceux qui sont tombés dans quelque malheur ; il ne se passe pas un seul jour, ni même un seul instant, que vous n’exerciez vos bontés, que vous ne fassiez voir aux mortels des effets de votre protection, tant sur la mer que sur la terre, et qu’après avoir écarté les orages dont cette vie est agitée, vous ne leur tendiez une main secourable, qui a le pouvoir de retarder les arrêts des parques, de calmer les bourasques de la fortune, et de détourner les malignes influences des astres. Les Dieux du ciel et des enfers vous révèrent, vous réglez le mouvement des cieux, vous illuminez le soleil (32), vous gouvernez tout l’univers, les enfers vous sont soumis, les étoiles suivent vos volontés, vous faites la joie de toutes les divinités, vous réglez l’ordre des saisons, les élémens vous obéissent, c’est par votre ordre que les vents agitent les airs, que les nuages s’épaississent, que les semences produisent leur germe, et que ce même germe vient en maturité. Les oiseaux de l’air, les bêtes sauvages des montagnes, les serpens cachés dans la terre, et les monstres qui nagent dans la mer, vous adorent en tremblant ; mais je n’ai point assez de capacité pour publier vos louanges, ni assez de bien pour vous offrir de dignes sacrifices. Je ne puis trouver de termes pour exprimer tout ce que je pense de votre divine majesté ; mille bouches, ni une suite éternelle de discours ne pourroient jamais y suffire. Je ferai donc tout ce que peut faire un homme qui n’est pas riche, mais qui est pénétré des plus vifs sentimens de religion : Je conserverai toute ma vie dans le fond de mon cœur votre divine image et votre très-sainte majesté, et je l’aurai toujours présente à mon esprit.

Après que j’eus fait cette prière, j’allai prendre congé du grand Prêtre que je regardois comme mon père, et l’embrassant avec affection, je lui demandois pardon de ce que je n’étois pas en état de lui marquer ma reconnoissance, par des présens dignes des bienfaits que j’avois reçus de lui. Enfin, après lui avoir fait de longs remercîmens, je le quittai dans le dessein de reprendre le chemin de ma maison paternelle, après en avoir été absent si long-temps. Au bout de peu de jours, inspiré par la Déesse, je me dispose à partir, et je m’embarque sur un vaisseau qui alloit à Rome. Les vents favorables me conduisirent sans accident et en fort peu de temps au port d’Ostie (33). De-là je pris une chaise roulante qui me porta en diligence dans cette sainte ville (34), où j’arrivai la veille des ides de Décembre, au commencement de la nuit.

Le plus grand de mes soins fut ensuite d’aller tous les jours me prosterner devant la suprême divinité de la reine Isis, qu’on y révère avec de profonds respects, sous le nom d’Isis du champ de Mars, à cause que son temple y est situé. J’étois très-assidu à adorer la Déesse, étranger à la vérité dans ce temple, mais naturalisé dans sa religion. Cependant au bout de l’année de ma réception dans ses mystères, elle eut la bonté de m’apparoître encore en songe, et de m’avertir de me faire initier pour la seconde fois. J’étois fort en peine de ce que cela vouloit dire, et quelle en seroit l’issue ; car il me sembloit que j’avois été suffisamment initié.

Pendant que j’examinois, tant par mes propres lumières que par les avis des prêtres, le pieux scrupule qui m’agitoit, je découvris une chose bien nouvelle et bien surprenante : J’étois à la vérité initié dans les sacrés mystères de la Déesse, mais je ne l’étois pas dans ceux du grand Dieu, le souverain père de tous les Dieux, l’invincible Osiris ; car bien que ces divinités soient unies ensemble, ou plutôt ne fassent qu’une même chose, il y a cependant une fort grande différence entre les cérémonies qui se pratiquent pour se consacrer au service de l’une ou de l’autre, et je devois connoître que j’étois aussi appellé au ministère de la religion du grand dieu Osiris. Je n’eus pas long-temps lieu d’en douter. La nuit suivante un de ses prêtres m’apparut en songe, vêtu d’une robe de lin, portant des Thyrses, des branches de lierre et plusieurs autres choses, qu’il ne m’est pas permis de dire. Il posa tout cela dans ma chambre ; ensuite s’étant assis sur une chaise, il m’avertit du festin que je devois faire pour entrer dans cette grande religion ; et afin que je pusse le reconnoître par quelque endroit, il me fit remarquer qu’il étoit boiteux du pied gauche.

Les Dieux m’ayant ainsi fait connoître leur volonté, il ne me resta plus aucune incertitude dans l’esprit, et le lendemain matin, après que j’eus rendu mes hommages à la Déesse, je m’informai soigneusement aux uns et aux autres, s’il n’y avoit point quelqu’un des ministres du temple, qui eût une démarche pareille à celle du prêtre qui m’avoit apparu en songe. Il se trouve en effet, et j’apperçus dans le moment un des Pastophores tout semblable à celui que j’avois vu la nuit, non-seulement par sa manière de marcher, mais aussi par le reste de sa personne et par son habillement. J’ai su depuis qu’il s’appelloit Asinius Marcellus, nom qui avoit quelque rapport à l’état, où je m’étois vu. Je m’approchai de lui avec empressement, il n’ignoroit pas ce que j’avois à lui dire, ayant été averti, de la même manière que je l’avois été, qu’il devoit m’initier dans les sacrés mystères, et la nuit précédente au milieu de son sommeil, il lui avoit semblé que, pendant qu’il faisoit des couronnes pour le grand dieu Osiris, il lui avoit entendu dire, de cette même bouche, dont il prononce les destins de tous les mortels, qu’il lui envoyoit un citoyen de Madaure, fort pauvre, à la vérité ; qu’il falloit cependant qu’il le reçût, sans différer, au nombre de ceux qui sont consacrés au service de sa religion ; que, par sa providence, il feroit acquérir à cet homme une grande réputation du côté des sciences, et que, pour lui qui le devoit initier, il lui procureroit un gain considérable.

Etant ainsi désigné pour être reçu dans les sacrés mystères d’Osiris, j’en différois, malgré moi, la cérémonie, n’étant pas en état d’en faire les frais ; car mes voyages avoient consommé le peu de bien que j’avois, et les frais que j’étois obligé de faire à Rome pour entrer dans cette religion, étoient bien plus considérables que ceux que j’avois faits dans la province pour être reçu prêtre d’Isis. Ma pauvreté mettant donc un obstacle à mes desirs, je souffrois une peine incroyable dans cette cruelle situation (35).

Cependant le Dieu me pressoit souvent d’accomplir ma vocation, ce qui me mettoit un trouble extraordinaire dans l’esprit. Enfin, par son ordre exprès, je vendis mes hardes, et quoiqu’elles fussent peu considérables, je ne laissai point d’en faire la somme qui m’étoit nécessaire. S’il étoit question de te procurer quelque plaisir, me disoit cette Divinité, tu n’épargnerois pas ton manteau, et, lorsqu’il s’agit de te faire initier dans mes mystères, tu hésites et tu crains de te réduire dans une pauvreté dont tu n’auras jamais lieu de te repentir.

Après que j’eus donc préparé tout ce qui étoit nécessaire, je passai, pour la seconde fois, dix jours entiers, sans manger de rien qui eût eu vie, et je fus initié dans les secrets mystères du grand dieu Serapis. Je m’acquittai ensuite des fonctions divines avec une parfaite confiance ; ce qui me procuroit un grand soulagement, et me donnoit moyen de vivre avec plus de commodité, parce que la divine providence me favorisoit et me faisoit gagner de l’argent à plaider des causes en latin.

Au bout de quelque temps, je fus bien surpris du commandement que je reçus des Dieux, de me faire consacrer pour la troisième fois. Alors, avec une inquiétude et une peine d’esprit extraordinaire, je cherchois continuellement en moi-même ce que pouvoit signifier cet ordre surprenant, je ne comprenois point ce qui pouvoit manquer à la cérémonie de ma réception qui avoit même été réitérée. Il faut, disois-je, que ces deux prêtres ne m’aient pas bien conseillé, ou du moins qu’ils aient omis quelque chose ; et à dire la vérité, je commençois à avoir mauvaise opinion de leur bonne foi.

Pendant que j’étois livré à ces inquiétudes, aussi troublé que si j’eusse perdu l’esprit, le Dieu favorable m’apparut la nuit en songe, et me tira de peine : Il ne faut point, me dit-il, que tu sois effrayé du long enchaînement des cérémonies de la religion, comme si jusqu’ici on avoit manqué à quelque chose dans celles de ta réception ; au contraire, tu dois avoir un grand contentement, de ce que les Dieux te comblent de tant de faveurs, et te réjouir de recevoir trois fois un honneur que les autres ont bien de la peine à obtenir une fois, et tu peux t’assurer que, par la vertu de ce nombre de trois, tu seras heureux à jamais. Au reste, tu verras que cette troisième consécration t’est extrêmement nécessaire, si tu fais réflexion que la robe de la Déesse, avec laquelle tu as été initié en Grèce, est restée dans son temple, et qu’ainsi tu ne saurois t’en servir à Rome dans les fêtes solemnelles, ni lorsqu’on te l’ordonnera. Obéis donc aux Dieux avec joie, et fais-toi initier encore une fois dans les sacrés mystères de religion, ce qui te puisse être heureux, propice et salutaire. Ensuite cette divine majesté m’instruisit de tout ce que je devois faire.

Je n’y perdis pas un seul moment ; et ayant été aussi-tôt informer mon prêtre de ce que j’avois vu, je me résolus de passer encore dix jours dans une grande chasteté, et sans manger de rien qui eût eu vie, suivant la loi indispensable qui le prescrivoit. Après cela, j’achetai les choses qui étoient nécessaires pour la cérémonie, et suivant les mouvemens de ma piété, j’achetai de tout abondamment. A la vérité je n’eus pas lieu de me repentir de mes peines, ni des dépenses que j’avois faites ; car, par la divine providence, le gain que je faisois dans le barreau, m’avoit déjà mis assez à mon aise.

Enfin, au bout de quelques jours, Osiris, le plus puissant et le premier d’entre les plus grands Dieux, m’apparut en songe, sans être caché sous aucune forme étrangère, et daignant me parler clairement, il m’ordonna de m’attacher sérieusement à acquérir de la réputation en exerçant la profession d’Avocat, sans m’embarrasser des mauvais discours de ceux qui seroient jaloux de la science que mes travaux et mes études m’avoient acquise ; et afin que je ne fusse pas confondu dans la troupe des autres prêtres, ce Dieu m’éleva au rang de ses pastophores, et m’honora même d’une dignité de décurion (36), qui duroit cinq ans. Depuis ce moment-là, avec ma tête rase, que je ne prenois aucun soin de cacher, je m’acquittai toujours avec plaisir des devoirs de cette sainte et ancienne société, dont l’établissement étoit environ du temps de Sylla.


Fin du onzieme et dernier Livre.