Les Métamorphoses (Apulée)/Traduction Bastien, 1787/II/Livre VIII



LES

MÉTAMORPHOSES:

ou

L’ANE D’OR D’APULÉE,

PHILOSOPHE PLATONICIEN,

LIVRE HUITIEME.


A la pointe du jour (1), on vit arriver de la ville prochaine un jeune homme, qui me parut être un des domestiques de Carite, cette fille qui avoit souffert les mêmes déplaisirs et les mêmes peines que moi, pendant que nous étions entre les mains des voleurs. Cet homme s’étant assis auprès du feu, au milieu de ses camarades, leur racontoit des choses affreuses et surprenantes, sur la manière dont elle étoit morte, et sur les malheurs de sa maison. Vous qui êtes chargés du soin des chevaux, leur dit-il, vous qui gardez les moutons, et vous qui menez les bœufs au pâturage, apprenez que nous avons perdu l’infortunée Carite, et par un accident effroyable ; mais au moins n’est-elle pas descendue seule aux enfers. Et, pour vous instruire de tout, je vais vous conter la chose comme elle s’est passée dès le commencement, ce qui certainement méritoit bien, pour servir d’exemple à la postérité, d’être rédigé en forme d’histoire par les habiles gens, à qui la nature a donné le talent de bien écrire.

Il y avoit dans cette ville, qui est proche d’ici, un jeune homme nommé Thrasile, d’une naissance illustre ; il tenoit rang entre les chevaliers, et d’ailleurs étoit extrêmement riche, mais d’une débauche outrée, passant sa vie dans les cabarets et dans les mauvais lieux ; ce qui l’avoit mis en commerce avec des scélérats et des voleurs, même le bruit couroit qu’il avoit commis plusieurs meurtres, et cela étoit vrai. Si-tôt que Carite fut en âge d’être mariée, entre les principaux qui la recherchèrent, il fut un des plus empressés, et il avoit fait tous ses efforts pour l’obtenir. Mais, quoiqu’il fût d’une naissance au-dessus de ses rivaux, et qu’il eût tâché de gagner les parens de la fille par de grands présens, ses mauvaises mœurs lui firent donner l’exclusion, et il eut la honte d’en voir un autre préféré. Cependant, quand Carite fut unie au vertueux Tlépolême (2), Thrasile nourrissant toujours son amour, à qui l’on avoit ôté toute espérance, et joignant à sa passion la rage qu’il avoit conçue du refus qu’on avoit fait de lui, il chercha les moyens d’exécuter un crime affreux.

Enfin trouvant l’occasion favorable, il commence à prendre des mesures pour venir à bout du dessein qu’il méditoit depuis long-temps ; et le jour que Carite fut délivrée des cruelles mains des voleurs, par l’adresse et la valeur de son époux, il se mêle parmi ceux qui les venoient féliciter, marquant une joie extraordinaire de ce qu’ils étoient hors de danger, et de l’espérance qu’on avoit de voir dans la suite des fruits de cet heureux mariage. Il eut entrée dans la maison, et y fut reçu entre les plus considérables qui la fréquentoient, à cause de sa naissance, et dissimulant ses pernicieux desseins, il y jouoit le personnage d’un ami très-fidèle.

Se rendant agréable, et se faisant aimer de plus en plus chez nous, par l’assiduité, qu’il avoit à y venir converser tous les jours, y mangeant même quelquefois, l’amour, sans qu’il s’en apperçût, le précipita peu-à-peu dans un abîme de malheurs, et cela n’est pas surprenant ; car les feux de ce Dieu cruel, étant peu de chose dans les commencemens, échauffent agréablement, mais se nourrissant dans la suite, par l’habitude de voir l’objet qui les a fait naître, ils deviennent violens et terribles, et consument ceux qui les ressentent.

Thrasile cependant rêvoit depuis long-temps en lui-même comment il pourroit trouver quelque occasion favorable pour parler du moins à Carite en particulier. Il voyoit par la quantité de monde qui étoit toujours autour d’elle, que les moyens de conduire sa passion criminelle lui devenoient difficiles de plus en plus. Il considéroit encore qu’il n’étoit pas possible de rompre les liens d’un amour nouveau, et qui se fortifioit tous les jours dans le cœur de ces deux époux, et que, quand bien même Carite répondroit à ses désirs, ce qu’elle étoit bien éloignée de faire, son manque d’expérience à tromper son mari, l’empêcheroit d’en trouver l’occasion. Cependant, malgré tous ces obstacles, sa malheureuse opiniâtreté le poussoit à vouloir venir à bout d’une chose absolument impossible, comme si elle ne l’eût pas été. Les choses qui paroissent difficiles à faire, quand l’amour commence à naître, semblent aisées, lorsque le temps lui a donné de nouvelles forces. Mais voyez, je vous prie, et considérez avec attention jusqu’où la violence d’un amour insensé l’a conduit.

Un jour Tlépolême, accompagné de Thrasile, alloit à la quête de quelque bête sauvage, si toutefois le chevreuil se peut nommer ainsi, Carite ne voulant point que son mari s’exposât à la chasse des animaux dangereux par leurs dents ou par leurs cornes. Les toiles étoient déjà tendues autour d’une colline couverte d’un bois très-épais, et les véneurs avoient lâché les chiens destinés à aller à la quête, et à relancer les bêtes jusques dans leur fort. Ces chiens, suivant qu’ils étoient dressés, se séparent et suivent des routes différentes. D’abord tout étoit dans le silence ; mais si-tôt qu’on eut donné le signal, l’air est rempli de cris différens et redoublés de toute la meute. Cependant aucun chevreuil, aucun daim, ni aucune biche ne sort du bois, nul de ces animaux doux et timides ne paroît, mais on voit un sanglier terrible, et d’une grandeur extraordinaire, gros, charnu, couvert de longues soies affreuses et toutes hérissées. De sa gueule écumante, il faisoit entendre le bruit de ses dents, qu’il frappoit les unes contre les autres. Le feu semble sortir de ses yeux menaçans, et, de même que la foudre, il renverse tout ce qu’il rencontre. Avec ses défenses qu’il présentoit de tous côtés, il met d’abord en pièces les chiens les plus ardens à l’attaquer ; ensuite, au premier effort qu’il fait pour forcer les toiles, il les renverse, et gagne la plaine : Et nous, saisis de frayeur, n’étant accoutumés qu’aux chasses où l’on ne court aucun danger, d’ailleurs sans armes et sans défense, nous nous cachons le mieux que nous pouvons sous d’épais feuillages ou derrière des arbres.

Thrasile voyant l’occasion favorable pour exécuter la perfidie qu’il méditoit, dit artificieusement à Tlépolême : Pourquoi donc laissons-nous échapper une si bonne proie d’entre nos mains, troublés et surpris, ou plutôt effrayés comme ces misérables valets, et tremblans de peur, comme de simples femmes ? Que ne montons-nous à cheval, et que ne poursuivons-nous vivement cette bête ? Prenez cet épieu, continua-t-il, pour moi je prends cette lance. Dans le moment ils montent tous deux à cheval, et vont après le sanglier avec beaucoup d’ardeur ; mais cet animal se confiant à sa force naturelle, se retourne, leur fait tête ; et marquant sa férocité par le bruit qu’il faisoit avec ses dents, il les regarde tous deux, incertain, sur lequel il se jettera le premier. Tlépolême lui lance le javelot qu’il tenoit en sa main, et lui perce le dos. Cependant Thrasile épargnant la bête, frappe avec sa lance le cheval de Tlépolême, et lui coupe les jarrets. Ce cheval perdant son sang, et ne pouvant plus se soutenir, tombe et jette, malgré lui, son maître par terre. En même-temps le sanglier en fureur vient à la charge sur lui ; et dans cet état, lui ayant déchiré ses habits, il le déchire lui-même en plusieurs endroits avec ses défenses, pendant qu’il faisoit ses efforts pour se relever.

Thrasile, cet ami généreux, n’eut aucun remords de l’action détestable qu’il avoit commencée, et, quoique sa cruauté dût être rassasiée, il ne fut point encore satisfait ; car, dans le temps que Tlépolême, tout troublé, tâchoit de couvrir ses blessures, et qu’il imploroit tendrement son secours, il lui perce la cuisse droite avec sa lance ; ce qu’il fit avec d’autant plus de hardiesse, qu’il jugea que cette plaie ressembleroit à un coup de défenses de la bête ; il ne laissa pas ensuite de percer d’outre en outre le sanglier avec assez de facilité.

Après que ce jeune homme eut ainsi été tué, tous tant que nous étions de ses domestiques, nous sortîmes des lieux, où nous étions cachés, et nous accourûmes à lui fort affligés. Quoique Thrasile fût venu à bout de son dessein, et qu’il fût fort aise de s’être defait de celui qu’il regardoit comme son ennemi, il cachoit néanmoins sa joie sous un visage triste ; il ride son front, contrefait l’affligé, et embrassant avec transport ce corps qu’il avoit lui-même privé de vie, il fait toutes les démonstrations d’une violente douleur, à ses larmes près, qu’il ne put jamais faire couler. Se conformant ainsi à l’affliction véritable, que nous ressentions, il rejettoit faussement sur le sanglier le crime qu’il avoit commis lui-même.

A peine cette action venoit-elle d’être exécutée, que le bruit d’un si grand malheur se répand de tous côtés, et parvient aussi-tôt dans la maison de Tlépolême, et jusqu’aux oreilles de sa malheureuse épouse. Elle ne sait pas plutôt cette nouvelle, qui étoit la plus cruelle qu’elle pût jamais apprendre, que l’esprit tout égaré, et comme une bacchante en fureur, elle se met à courir par la ville au milieu du peuple, et de-là dans les champs, faisant des cris terribles et pitoyables sur la malheureuse destinée de son mari. Les bourgeois affligés accourent par troupes, et tous ceux qui la rencontrent la suivent, mêlant leur douleur à la sienne ; enfin tout le peuple sort de la ville pour voir ce funeste spectacle. Carite arrive au lieu où étoit le corps de son époux ; le cœur et les forces lui manquent ; elle se laisse tomber sur lui, et il ne s’en fallut guères qu’elle n’expirât en cet état, et qu’elle ne lui sacrifiât une vie, qu’elle lui avoit consacrée ; mais ses parens, quoiqu’avec beaucoup de peine, l’arrachèrent de dessus ce corps privé de vie, et l’empêchèrent, malgré elle, de mourir.

Cependant on porte le corps de Tlépolême au tombeau, tout le peuple accompagnant cette pompe funèbre. Alors Thrasile commença à faire des cris extraordinaires, à se battre la poitrine, et sa joie s’augmentant dans le fond de son cœur, il répandit des larmes qu’il n’avoit pu verser dans le commencement de sa feinte douleur, et cachoit la vérité de ses sentimens par plusieurs noms de tendresse qu’il donnoit à Tlépolême ; il l’appelloit d’une voix triste et lugubre, son ami, son camarade et son frère. Pendant ce temps-là, il ne laissoit pas d’avoir soin de retenir les mains de Carite, quand elle vouloit se donner des coups sur la poitrine, et de faire ses efforts pour arrêter les transports de sa douleur, et pour modérer ses cris et ses sanglots, il tâchoit même d’adoucir l’excès de son affliction par des discours affectueux qu’il entremêloit de plusieurs exemples des revers de la fortune inconstante. Au milieu de toutes ces fausses démonstrations d’une amitié généreuse, il avoit cependant attention à prendre de temps en temps les bras et les mains de Carite, qu’il touchoit avec un plaisir qui nourrissoit encore son détestable amour.

Les funérailles achevées, cette jeune femme ne songe qu’à aller au plutôt rejoindre son mari, elle en recherche avec soin les moyens, et entre autres elle en choisit un, doux, tranquille, où l’on n’avoit besoin d’aucunes armes, et qui ressemble à un paisible sommeil. Pour cet effet, elle se renferme dans un lieu ténébreux, avec une forte résolution de se laisser mourir, en se négligeant absolument, et s’abstenant de toute nourriture. Mais Thrasile fait tant d’instances auprès d’elle, et lui en fait faire de si pressantes, tant par tous les amis qu’elle avoit, et par ses domestiques, que par toute sa famille, qu’il obtient enfin qu’elle prenne quelque soin de sa personne négligée, pâle et défigurée, en se mettant dans le bain, et en prenant un peu de nourriture.

Carite, qui d’ailleurs avoit une grande vénération pour ses parens, faisoit, malgré elle, avec un visage un peu plus serein, ce qui étoit nécessaire pour conserver sa vie, vaincue par le respectueux devoir qui la forçoit de leur obéir. Cependant languissante et pénétrée jusqu’au fond du cœur d’une affliction et d’une tristesse profonde, elle passoit les jours et les nuits dans les regrets et dans les pleurs, et rendant des honneurs divins à l’image de son époux, qu’elle avoit fait faire sous la figure du dieu Bacchus, elle nourrissoit encore sa douleur par cette espèce de consolation.

Cependant Thrasile voulant aller trop vîte, comme un homme inconsidéré qu’il étoit, sans attendre que les larmes qu’elle répandoit eussent satisfait à son affliction, ni que le trouble de son ame fût un peu calmé, et qu’un temps considérable en eût diminué la violence, n’hésita point à lui parler de mariage, pendant qu’elle pleuroit encore son époux, qu’elle déchiroit ses habits, et qu’elle s’arrachoit les cheveux, et à lui laisser entrevoir par son imprudente poursuite le secret de son cœur et ses noirs artifices.

A ce discours, Carite indignée et saisie d’horreur, tombe sans connoissance, comme si elle eût été frappée de l’impression mortelle de quelque funeste constellation, ou d’un coup de foudre lancé par Jupiter même. Au bout de quelque temps, elle reprend peu-à-peu ses esprits, et recommence ses cris affreux et ses regrets ; et démêlant la conduite criminelle de cet homme abominable, elle remet la réponse qu’elle a à lui faire, jusqu’à ce qu’elle en ait mûrement délibéré.

Pendant ce délai, l’ombre de Tlépolême qui avoit été si cruellement massacré, interrompt son sommeil, et lui apparoît avec un visage pâle, sanglant et défiguré. Ma chère épouse, lui dit-il, si mon souvenir vous est cher encore, ne souffrez jamais que personne soit en droit de vous nommer ainsi. Mais, si le funeste accident qui m’a ôté la vie, rompt les liens de notre amour, contractez un hymen plus heureux avec qui vous voudrez, pourvu que ce ne soit point avec le sacrilège Thrasile. Rompez tout commerce avec lui ; ne souffrez plus qu’il mange avec vous, gardez-vous bien de le recevoir dans votre lit. Fuyez la main de mon meurtrier, encore teinte de mon sang, et ne commencez point vos nôces par un parricide (3). Ces plaies que vous voyez, que vous avez lavées de vos larmes, n’ont pas toutes été faites par les dents du sanglier ; c’est la lance du perfide Thrasile qui m’a séparé de vous. Ensuite il lui révéla toutes les circonstances et la manière dont ce crime avoit été exécuté.

Carite avoit l’esprit si accablé de tristesse, lorsqu’elle s’étoit mise au lit, et qu’elle s’étoit endormie, que ses larmes ne laissoient pas de couler, et de mouiller ses belles joues pendant son sommeil. Cette vision l’ayant éveillée, comme un coup de foudre, elle s’abandonne à la violence de son affliction, pousse des cris douloureux, déchire ses vêtemens, et avec ses cruelles mains, se meurtrit entièrement les bras qu’elle avoit si beaux. Néanmoins, sans communiquer à personne l’apparition de son époux, sans faire semblant d’avoir aucune connoissance des circonstances de sa mort, elle prend la résolution de punir son cruel meurtrier, et de se délivrer ensuite d’une vie, qui lui étoit insupportable.

Cependant cet odieux et téméraire amant vient de rechef la fatiguer par les propositions d’un mariage, dont elle étoit bien éloignée ; mais Carite le refusant avec honnêteté, et dissimulant son dessein avec une adresse merveilleuse, répond ainsi à ses prières et à ses empressemens. L’agréable image de mon cher époux (4), que vous regardiez comme votre frère, est encore présente à mes yeux ; l’aimable Tlépolême vit encore dans mon cœur. Ne refusez donc pas d’accorder à sa veuve infortunée le temps qu’il faut pour porter le deuil de sa mort (5), et souffrez que le reste de l’année, destinée à ce devoir légitime, soit écoulé ; ce que je vous demande ne regarde pas seulement la bienséance par rapport à moi, cela regarde aussi votre sûreté, par la crainte que j’ai, qu’en précipitant trop notre hymenée, nous n’irritions avec raison l’ombre terrible de mon époux, et qu’elle n’attente sur vos jours.

L’empressement de Thrasile ne put être modéré par cette considération, ni même par la joie qu’il devoit avoir de la promesse qu’elle lui faisoit de l’épouser au bout de quelque temps. Au contraire, il ne cessa point de la persécuter très-souvent par une infinité de discours pressans, tant qu’enfin Carite feignant de se rendre : il faut du moins, lui dit-elle, Thrasile, que vous m’accordiez une prière, que je vous fais avec la dernière instance, qui est que nous vivions secrètement ensemble, comme si nous étions mariés, et sans qu’aucun de nos domestiques s’en apperçoive, jusqu’à ce que le temps qui reste pour finir l’année de mon deuil soit expiré. Thrasile, vaincu par cette trompeuse promesse, se rendit, et consentit avec joie au commerce secret qu’elle lui proposoit. Il souhaitoit avec passion que la nuit fût bientôt de retour, préférant la possession de Carite à toutes les choses du monde. Mais au moins, lui dit-elle, venez bien enveloppé d’un manteau sans aucune suite, et dans le commencement de la nuit, approchez-vous de ma maison sans faire le moindre bruit. Donnez seulement un coup de sifflet, et attendez ma nourrice qui sera au guet derrière la porte, elle vous ouvrira et vous conduira, sans lumière, dans ma chambre.

Thrasile ne se défiant de rien, approuva l’appareil de ces funestes nôces ; il étoit seulement fâché d’être obligé d’attendre le retour de la nuit ; et se plaignoit que le jour duroit trop long-temps. Enfin si-tôt que la lumière eut fait place aux ténèbres, cet homme, séduit par une douce espérance, s’enveloppa dans un manteau, comme l’avoit exigé Carite, et fut conduit dans la chambre où elle couchoit par l’artificieuse nourrice, qui l’avoit attendu à la porte de la rue. Alors cette vieille lui faisant beaucoup d’amitiés, suivant l’ordre qu’elle en avoit reçu de sa maîtresse, apporta, sans faire de bruit, des verres, avec un grand vase plein de vin, où l’on avoit mêlé une drogue assoupissante, et lui faisant croire que Carite étoit auprès de son père qui étoit malade, et que c’étoit ce qui l’empêchoit de le venir trouver si-tôt, à force de verres de vin qu’elle lui présenta, qu’il buvoit avec plaisir et sans aucune défiance, elle l’ensevelit dans un profond sommeil.

Si-tôt que Thrasile fut en cet état étendu de son long, et exposé à tous les outrages qu’on voudroit lui faire, Carite, que la nourrice avoit été avertir, entre dans la chambre, animée d’un courage au-dessus de son sexe, et s’approche avec empressement du meurtrier de son mari, en frémissant de fureur. Voilà, dit-elle, ce fidèle compagnon de mon époux ; voilà cet illustre chasseur ; voilà ce cher mari : c’est cette main qui a versé mon sang ; c’est dans ce cœur que se sont formés tant de pernicieux desseins : ce sont-là les yeux à qui j’ai plu pour mon malheur, qui sont obscurcis de ténèbres par avance, comme s’ils avoient prévu qu’ils vont être pour jamais privés de la lumière, et qu’ils eussent prévenu leur supplice. Dors tranquillement, perfide, et jouis des rêves agréables dont tu es flatté présentement : je ne te frapperai point avec une épée, ni avec aucune autre arme ; aux Dieux ne plaise que je veuille t’égaler à mon mari, par un genre de mort pareil au sien. Tes yeux mourront pendant ta vie, et tu ne verras plus jamais rien qu’en songe. Je vais faire en sorte que la mort de ton ennemi te semblera préférable à ta vie ; tu ne verras plus la lumière ; il te faudra un guide pour te conduire ; tu ne posséderas point Carite ; tu n’auras point le plaisir d’être son époux ; tu ne jouiras point du repos que la mort procure, et tu seras privé des plaisirs qu’on goûte pendant la vie. Mais, comme un fantôme qui n’est ni mort ni vivant, tu seras errant sur la terre entre les ténèbres de l’enfer, et la lumière du soleil ; tu chercheras long-temps la main qui t’aura plongé dans les ténèbres, et ce qu’il y aura de plus cruel pour toi dans ton malheur, tu ne sauras de qui tu auras le plus à te plaindre de toi ou de moi. J’arroserai le tombeau de mon cher Tlépolême du sang qui sortira de tes yeux, que je sacrifierai à ses manes sacrés. Mais, pourquoi faut-il que ton juste supplice soit différé de quelques momens par mon retardement ? peut-être même que tu rêves présentement que tu me tiens dans tes bras, lorsque les miens te vont être si funestes. Quitte des ténèbres que cause le sommeil, éveille-toi pour entrer dans une autre nuit affreuse et cruelle, élève ton visage privé de la lumière, reconnois ma vengeance, conçois ton infortune, et repasse dans ton esprit tous les malheurs où tu es livré. C’est en cet état seul que tes yeux ont pu plaire à une femme vertueuse ; c’est ainsi que les torches nuptiales éclaireront ton hymenée ; les furies vengeresses en conduiront l’appareil, l’aveuglement t’accompagnera, et les remords de ta conscience ne te laisseront jamais en repos.

Après que Carite lui eut ainsi prédit ce qui lui alloit arriver, elle prend son aiguille de tête, qu’elle lui enfonce plusieurs fois dans les yeux ; et le laissant ainsi aveuglé, pendant que la douleur qu’il ressent, et dont il ignore la cause, dissipe son sommeil, et les vapeurs du vin qu’il avoit bu, elle se saisit de l’épée que Tlépolême avoit coutume de porter, qu’elle tire du fourreau, passe au travers de la ville, et va droit au tombeau de son époux, comme une personne en fureur, qui médite quelque chose de terrible. Tous tant que nous étions de ses domestiques, nous courons après elle, ainsi que tout le peuple de la ville, nous exhortant les uns et les autres à lui arracher ce fer d’entre les mains ; mais si-tôt qu’elle fut proche du cercueil de Tlépolême, elle écarte tout le monde avec la pointe de son épée ; et voyant que chacun versoit des larmes, et faisoit des cris douloureux : Cessez, dit-elle, ces pleurs qui redoublent ma peine ; bannissez cette douleur, qui ne convient point à mon courage. Je suis vengée du cruel meurtrier de mon époux, j’ai puni le scélérat qui a rompu les liens de mon mariage : il est temps que ce fer m’ouvre le chemin des enfers pour aller rejoindre mon cher Tlépolême. Ensuite ayant conté par ordre tout ce que son mari lui avoit révélé en songe, et l’artifice dont elle s’étoit servie pour venir à bout de Thrasile, elle se plonge son épée dans le sein, et tombe baignée dans son sang, et après s’être agitée quelques instans, en proférant des mots interrompus, et qu’on ne pouvoit entendre, elle rend son ame généreuse. Aussi-tôt les amis de l’infortunée Carite ont pris son corps, et après l’avoir lavé avec beaucoup de soin (6), ils l’ont enfermé dans le même tombeau avec Tlépolême, et l’ont réunie pour jamais à son cher époux.

Thrasile ayant appris tout ce qui venoit de se passer, n’a pas cru qu’il se pût donner une mort digne des malheurs qu’il avoit causés, et sachant qu’une épée ne suffisoit pas pour expier des crimes aussi grands que les siens, il s’est fait conduire au tombeau des deux époux, où après avoir répété plusieurs fois : Ombres que j’ai persécutées, voici votre victime qui vient d’elle-même s’offrir à vous ; il a fermé soigneusement la porte du sépulcre sur lui, résolu de se laisser mourir de faim (7), suivant l’arrêt qu’il en avoit déjà prononcé contre lui-même.

Voilà ce que ce domestique de Carite racontoit avec beaucoup de larmes et de soupirs à ces pâtres qui en étoient extrêmement touchés. Alors ces valets craignant la domination d’un nouveau maître, et déplorant les malheurs de celui qu’ils venoient de perdre, et de toute sa maison, résolurent de s’enfuir. Le maître des haras, ce même homme qu’on avoit chargé d’avoir soin de moi, et à qui l’on m’avoit tant recommandé, pilla ce qu’il y avoit de plus précieux dans cette petite maison, qu’il gardoit dans un lieu bien fermé, dont il me chargea, ainsi que les autres bêtes de voiture ; et nous faisant partir, il quitta son ancienne habitation. Nous portions des enfans, des femmes, des poulets, des oies, des chevreaux et des petits chiens ; enfin tout ce qui, ne pouvant nous suivre assez vîte, auroit pu retarder notre fuite ; et quoique mon fardeau fût extrêmement pesant, je n’avois aucune peine à le porter, par la joie que je ressentois de fuir l’abominable paysan, qui vouloit me faire cette fâcheuse opération.

Après que nous fûmes montés au haut d’une montagne fort élevée, couverte d’une forêt, et que nous fûmes descendus de l’autre côté dans la plaine, le jour commençant extrêmement à baisser, nous arrivâmes à un bourg fort riche et bien peuplé, dont les habitans nous avertirent de ne point marcher pendant la nuit, ni même le matin, à cause, disoient-ils, d’une quantité de loups furieux, et d’une grandeur extraordinaire, qui désoloient tout le pays, qui assiégeoient même les chemins, et qui attaquoient les passans, comme auroient pu faire des voleurs. Bien plus, que poussés quelquefois par une faim enragée, ils se jettoient jusques dans les métairies du voisinage, et que les hommes même n’étoient plus en sûreté contre la fureur de ces bêtes qui n’attaquoient auparavant que les animaux les plus timides. Ils ajoutoient encore que nous trouverions dans le chemin, par où nous étions obligés de passer, des cadavres d’hommes à moitié dévorés, et quantité d’ossemens dépouillés de leur chair. Qu’ainsi nous ne devions nous mettre en chemin, qu’avec beaucoup de précaution, et que pour nous garantir des périls qui nous menaçoient de tous côtés, il ne falloit pas marcher dans ces lieux dangereux, écartés les uns des autres, mais tous rassemblés en un peloton, et seulement quand il fait grand jour, et que le soleil brille beaucoup, parce que la lumière ralentit la fureur de ces cruels animaux.

Mais ces maudits fugitifs qui nous emmenoient méprisant cet avertissement salutaire, et sans attendre même qu’il fût jour, nous firent partir, chargés comme nous étions, environ à minuit, par un empressement téméraire, et par l’inquiétude qu’ils avoient qu’on ne les poursuivît. Comme j’étois bien informé du danger où nous étions exposés, pour me mettre en sûreté contre les attaques de ces loups, je me fourrai le mieux que je pus au milieu des autres bêtes de charge qu’on faisoit marcher serrées, et nos conducteurs étoient fort surpris de me voir aller plus vite que les chevaux. Mais la diligence que je faisois, étoit moins un effet de ma vigueur, que de la peur dont j’étois saisi, et je pensois en moi-même que ce n’étoit autre chose que la peur qui avoit donné tant de vîtesse au fameux cheval Pégase, et que ce qui avoit fait dire qu’il avoit des ailes, ce fut le saut que la crainte d’être mordu par la chimère qui vomissoit du feu, lui fit faire jusqu’au ciel.

Cependant ces pâtres qui nous emmenoient, s’étoient préparés comme pour un combat. Ils étoient armés de lances, d’épieux, de javelots ou de bâtons. Il y en avoit même quelques-uns qui avoient fait provision de pierres qu’ils trouvoient abondamment dans le chemin, et d’autres qui tenoient des perches pointues par le bout. Avec cela, ils portoient la plupart des torches allumées, pour épouvanter les bêtes féroces, et rien ne manquoit à cette troupe qu’une trompette pour ressembler à un petit corps d’armée prêt à donner combat.

Mais, après avoir eu une terreur inutile, nous tombâmes dans un péril beaucoup plus grand que celui que nous avions craint ; car aucun loup ne vint nous attaquer, soit qu’ils eussent été épouvantés par le bruit que faisoit ce grand nombre de jeunes gens, qui marchoient ensemble, ou par les flambeaux allumés qu’ils portoient, soit qu’ils fussent allés d’un autre côté chercher leur proie, enfin l’on n’en vit pas un seul. Mais les paysans d’un village, par où nous vînmes à passer, prenant notre troupe pour des voleurs, furent saisis d’une grande frayeur, et songeant à leur propre sûreté, ils excitèrent contre nous par toutes sortes de cris, des chiens d’une grandeur terrible, qu’ils nourrissoient exprès pour leur défense, et qui étoient plus furieux et plus cruels que quelques loups et quelques ours que ce pût être. Ces dogues, outre leur férocité naturelle, étant animés par la voix et les clameurs de leurs maîtres, accourent sur nous de tous côtés, se jettent sur les hommes et sur les chevaux indifféremment ; et après s’être acharnés long-temps sur les uns et sur les autres, ils en renversèrent plusieurs par terre. Certainement c’étoit un spectacle bien surprenant, mais encore plus pitoyable de voir ce grand nombre de chiens en fureur, les uns se jetter sur ceux qui s’enfuyoient, les autres s’acharner contre ceux qui tenoient pied ferme, d’autres passer par-dessus le corps de ceux qui étoient par terre, et courir à travers de notre troupe, mordant tout ce qu’ils rencontroient.

A ce grand péril qui nous pressoit, il s’en joignoit un autre encore plus terrible ; car ces paysans, du haut des toits de leurs maisons, et d’une petite colline qui étoit proche du village, firent voler sur nous une grêle de pierres, de manière que nous ne savions duquel des deux nous devions plutôt songer à nous garantir, ou des chiens qui nous attaquoient de près, ou des pierres, dont nous étions assaillis de loin. Il y en eut une qui blessa à la tête une femme que je portois. La douleur de ce coup lui fit faire aussi-tôt des cris et des lamentations pitoyables, appellant à son secours son mari, qui étoit le chef de notre troupe. Cet homme essuyant le sang qui sortoit de la blessure, que sa femme venoit de recevoir, crioit de toute sa force aux paysans, en attestant les Dieux : Pourquoi, leur disoit-il, attaquez-vous avec tant de fureur de pauvres passans fatigués du voyage, et pourquoi nous accablez-vous ainsi ? avez-vous peur que nous ne vous volions ? quel est le tort que nous vous avons fait, dont vous vous vengez si cruellement ? encore n’habitez-vous pas dans des cavernes, comme des bêtes féroces, ou dans des rochers, comme des sauvages, pour vous faire un plaisir de répandre ainsi le sang humain.

A peine eut-il achevé de parler, que cette grêle de cailloux cessa, et que les chiens rappellés par leurs maîtres s’appaisèrent. Enfin un des paysans qui étoit monté sur le haut d’un ciprès, prit la parole : Pour nous, dit-il, ce que nous en faisons n’est point dans l’envie de vous voler, ni de profiter de vos dépouilles ; mais nous nous sommes mis en devoir de nous garantir d’un pareil accident, que nous craignions de votre part. Au reste, vous pouvez présentement passer votre chemin en paix et en toute sûreté. A ces mots, nous continuâmes notre route, fort maltraités et blessés en différens endroits, les uns par les coups de pierre, les autres par les chiens, sans qu’aucun en eût été exempt.

Après avoir marché quelque temps, nous arrivâmes dans un bois agréable, couvert d’arbres fort élevés. Nos conducteurs jugèrent à propos de s’y arrêter pour manger et pour panser, le mieux qu’ils pourroient, les plaies qu’ils avoient en plusieurs endroits de leur corps. S’étant donc tous mis par terre de côté et d’autre, ils travaillèrent d’abord à reprendre des forces par la nourriture ; ensuite ils se hâtèrent de faire quelques remèdes à leurs blessures ; les uns les lavoient au bord d’un ruisseau qui couloit près de là ; les autres appliquoient des éponges mouillées sur leurs contusions, et d’autres bandoient leurs plaies avec du linge. Ainsi chacun faisoit de son mieux pour se raccommoder.

Pendant ce temps-là, un vieillard les regardoit faire du haut d’une colline qui étoit proche ; des chèvres qui paissoient autour de lui, faisoient assez connoître que c’étoit un berger. Un des nôtres lui demanda, s’il n’avoit point de lait à vendre, ou du fromage mou ; mais ce vieillard branlant plusieurs fois la tête : Eh quoi, lui répondit-il, vous songez à boire et à manger ! ignorez-vous en quel lieu vous êtes. Après ces mots, il fit marcher son troupeau, et se retira fort loin. Le discours de ce berger, et sa fuite, allarmèrent extrêmement nos gens, et pendant que tous effrayés, ils cherchoient à apprendre en quel endroit ils étoient, sans trouver personne qui pût les en instruire, ils apperçurent du côté du chemin un autre grand vieillard, accablé sous le poids des années, et ne marchant qu’avec peine tout courbé sur un bâton. Il s’approcha d’eux en pleurant à chaudes larmes. Après qu’il les eut regardés, il se jetta à leurs pieds ; et leur embrassant les genoux aux uns et aux autres : Puissiez-vous, leur dit-il, toujours en joie et en santé, parvenir à un âge aussi avancé que le mien ; mais je vous conjure par ce que vous avez de plus cher au monde, et par vous-même (8) de secourir un vieillard qui perd l’espoir de sa famille. Retirez des bras de la mort un jeune enfant qui m’appartient, et le rendez à ma vieillesse ; c’est mon petit-fils, et le cher compagnon de mon voyage. Il s’eſt par hasard détourné pour tâcher de prendre un moineau qui chantoit dans ce buisson, et il est tombé dans une fosse ici près, qui étoit cachée par des feuillages et de petits arbres. Il est près de mourir ; j’entens bien aux cris et aux plaintes qu’il fait, en m’appellant à son secours, qu’il est encore en vie ; mais n’ayant plus aucune force, comme vous le voyez, il m’est impossible de le secourir, et il vous sera facile à vous, qui êtes jeunes et vigoureux, d’assister un vieillard malheureux, et de lui conserver cet enfant, qui est son unique successeur, et le seul de sa famille.

Les prières et les larmes de ce vieillard, qui s’arrachoit ses cheveux blancs, nous touchèrent tous de compassion. Un de nos bergers, plus hardi, plus jeune et plus fort que les autres, et le seul qui n’avoit point été blessé dans la malheureuse avanture qui venoit de leur arriver, se lève délibérément, et s’étant informé du lieu où l’enfant étoit tombé, il accompagna gaiement le vieillard qui lui montroit du doigt d’horribles buissons d’épines, qui n’étoient pas fort loin. Cependant, après qu’on nous eut fait repaître, et que nos bergers eurent achevé de manger et panser leurs blessures, chacun d’eux plia bagage, et se remit en chemin après avoir appellé par son nom, plusieurs fois, celui qui étoit allé avec ce vieillard. Enfin, inquiets de ce qu’il tardoit si long-temps, ils l’envoyèrent chercher par un autre, pour l’avertir qu’il étoit temps de partir, et le remener avec lui. Ce dernier revint au bout de fort peu de temps, et tout tremblant et pâle comme la mort, il leur conta des choses étonnantes touchant leur camarade. Il leur dit qu’il l’avoit vu renversé sur le dos, à moitié mangé, proche d’un dragon d’une grandeur prodigieuse, qui achevoit de le dévorer, et que, pour le malheureux vieillard, il ne paroissoit en aucun endroit.

Nos gens se hâtèrent de quitter ces lieux dangereux, cette nouvelle ayant du rapport avec le discours que leur avoit tenu le berger, qu’ils avoient vu sur le haut de la colline qui, sans doute, leur avoit voulu faire entendre, qu’il n’y avoit que ce dragon qui habitât le canton où ils étoient. Ils s’en éloignèrent donc fort vîte, en nous faisant doubler le pas à coups de bâton. Après avoir marché long-temps et d’une grande diligence, nous arrivâmes dans un bourg, où nous passâmes la nuit à nous reposer, et où j’appris une avanture bien extraordinaire, qu’il faut que je vous conte.

Il y avoit un esclave à qui son maître avoit donné la conduite de toutes ses affaires, et qui faisoit valoir une grande métairie, où nous étions logés. Il avoit épousé une des esclaves qui servoient avec lui ; cependant il étoit devenu passionnément amoureux d’une femme de condition libre, qui n’étoit pas de la maison. Sa femme au désespoir de ce commerce, brûla tous les papiers et les registres de son mari, et même tout ce qui étoit serré dans son magasin. Non contente de s’être ainsi vengée du mépris qu’il avoit fait d’elle, s’armant contre elle-même et contre son propre sang, elle attache une corde autour d’elle, à laquelle elle lie un enfant qu’elle avoit eu de son mariage, et se précipite avec lui dans un puits très-profond. Le maître extrêmement fâché de leur mort, prit l’esclave qui, par ses débauches, avoit été la cause d’une action si terrible, et l’ayant fait dépouiller tout nud, et frotter avec du miel, depuis les pieds jusqu’à la tête, il l’attacha avec de bonnes cordes à un figuier, dont le tronc pourri étoit plein d’une quantité prodigieuse de fourmis, qu’on voyoit aller et venir continuellement. Si-tôt qu’elles eurent senti l’odeur du miel, dont le corps de ce malheureux étoit frotté, elles s’attachèrent contre sa peau, et, par un nombre infini de petites morsures, mais fréquentes et continuelles, elles lui rongèrent peu à peu la chair et les entrailles, et après qu’il eut long-temps souffert un supplice si cruel, ses os furent enfin dépouillés entièrement, de manière qu’on les voyoit encore fort secs et fort blancs, attachés à cet arbre funeste.

Nous quittâmes cette maudite maison, et nous nous remîmes en chemin, laissant les habitans de ce bourg encore très-affligés de ces malheurs. Après que nous eûmes marché tout le jour dans un pays plat, nous arrivâmes bien fatigués dans une ville fort belle et fort peuplée. Nos bergers résolurent de s’y arrêter et de s’y établir pour toujours, tant à cause que ce lieu leur paroissoit fort propre pour se cacher de ceux qui viendroient de loin exprès pour les rechercher, que parce que les vivres y étoient en abondance. On nous mena au marché tout ce que nous étions de chevaux et d’ânes, après nous avoir laissés trois jours à l’écurie pour nous refaire, et pour être mieux vendus. Quand le crieur eut déclaré à haute voix le prix de chacun de nous, tout fut acheté par de riches marchands, hors moi qui restai, la plupart de ceux qui venoient me regarder, ne s’y arrêtant point, et me laissant-là avec mépris. Ennuyé de toutes les perquisitions qu’on faisoit de mon âge, en me touchant les dents, je pris la main sale et mal propre d’un homme qui venoit souvent la fourrer dans ma bouche, et me gratter les gencives avec ces vilains doigts, et je la lui écrasai entre mes dents, ce qui fit que personne n’eut plus envie de m’acheter, comme étant un animal trop farouche.

Alors le crieur public se rompant la tête à force de clabauder, faisoit cent mauvaises plaisanteries sur moi, avec sa voix enrouée. Jusqu’à quand, disoit-il, exposerons-nous inutilement en vente cette vieille et misérable rosse, dont les jambes sont ruinées, qui est d’un vilain poil, outre cela, qu’il est furieux au milieu de sa paresse et de sa stupidité, et dont la peau n’est plus bonne qu’à faire un crible ? Que n’en faisons-nous un présent, s’il se trouve quelqu’un qui en veuille, et qui ne se soucie pas de perdre son foin. Par ces sortes de discours, ce crieur faisoit rire le peuple qui étoit autour de lui.

Mais ma mauvaise fortune, qu’il m’avoit été impossible d’éviter, en quelqu’endroit que j’eusse été, ni de fléchir par tout ce que j’avois souffert, vint encore me regarder de travers, en me trouvant, par un hasard extraordinaire, un acheteur, tel qu’il le falloit pour faire durer mes malheurs. C’étoit un vieux eunuque chauve, à qui il pendoit encore quelques cheveux gris et crépus, l’un de ces misérables, qui font demander l’aumône à la déesse de Syrie (9) la portant par les chemins, et dans les villes, au son de quelques instrumens. Cet homme ayant fort grande envie de m’acheter, s’informe au crieur de quel pays j’étois. Celui-ci lui répond, que j’étois de Cappadoce (10), et d’une assez bonne force. L’autre lui demanda ensuite quel âge j’avois ; certain astrologue qui a fait son horoscope, répond le crieur en raillant, nous a assuré qu’il avoit cinq ans ; mais cet animal le peut savoir lui-même mieux que personne, par la déclaration de sa naissance, que ses parens ont faite au greffe public. Et quoique je me rende coupable des peines portées par la loi Cornélia (11), si de dessein prémédité je vous vends un citoyen Romain pour un esclave, ne laissez pas d’acheter sur ma parole ce bon serviteur, il vous rendra beaucoup de services utiles, tant aux champs qu’à la maison.

Ce vilain homme qui me marchandoit, continua de lui faire un grand nombre de questions tout de suite, et lui demanda pour conclusion si j’étois bien doux : Ce n’est pas un âne, que vous voyez-là, lui répond le crieur, c’est un mouton prêt à faire tout ce qu’on veut, qui jamais ne mord, ni ne rue, et tel enfin qu’il semble qu’un homme modeste et paisible soit caché sous sa peau ; ce qui n’est pas difficile à connoître, et vous en ferez l’expérience aisément : vous n’avez qu’à mettre votre tête entre ses cuisses, et vous verrez quelle grande patience il vous montrera.

Ainsi le crieur se moquoit de ce vieux débauché ; mais lui s’appercevant de la raillerie : Que la toute-puissante déesse Syrienne (12), mère de la nature, s’écria-t-il en colère, que le dieu Bacchus (13), que Bellone, que Cibelle et Vénus avec son Adonis, te puissent rendre aveugle, sourd et muet, maudit crieur qui te moques de moi depuis si long-temps ! Crois-tu, extravagant que tu es, continua-t-il, que j’aille exposer la déesse sur un âne vicieux et féroce, qui ne manqueroit pas de la jetter d’abord par terre et de la briser, et moi, malheureux, je serois obligé de courir de tous côtés les cheveux épars, et de chercher quelqu’un pour la raccommoder.

Quand je l’entendis parler de la sorte, il me vint en pensée de me mettre à sauter tout d’un coup comme un furieux, afin de lui faire perdre l’envie de m’acheter. Mais cet homme empressé de m’avoir, prévint mon dessein, ayant compté dans le moment dix-sept deniers à mon maître, qui les reçut avec plaisir, dont j’étois bien fâché. En même-temps, attaché, comme j’étois, d’un licou de jonc, il me livre à Philèbe, c’étoit le nom de mon nouveau maître, qui me prend et m’emmène aussi-tôt à son logis. En entrant dans la maison : Jeunes filles, s’écria-t-il, je vous ai acheté un beau serviteur que je vous amène. Au reste, ce qu’il appelloit des filles n’étoit autre chose qu’une troupe d’eunuques qui firent tout d’un coup éclater une joie extraordinaire, en élevant leurs voix cassées, rauques et efféminées, s’imaginant, sans doute, que c’étoit quelque esclave propre à leur rendre de bons services. Mais d’abord qu’ils virent la supposition, non d’une biche à la place d’une fille (14), mais d’un âne au lieu d’un homme, ils se renfrognèrent le visage et firent cent railleries à leur maître (15), ensuite ils m’attachèrent au ratelier.


Il y avoit parmi eux un jeune homme robuste (16) et bien taillé, qui jouoit parfaitement du hautbois, qu’ils avoient acheté au lieu, où l’on expose les esclaves en vente, de l’argent qu’ils avoient amassé de côté et d’autre ; ils le faisoient marcher jouant de son instrument, et ils s’en servoient dans la maison pour d’autres usages. D’abord qu’il m’eut apperçu, il m’apporta abondamment de quoi manger : Enfin, disoit-il avec un transport de joie, te voilà venu pour me seconder dans mes pénibles travaux ; puisses-tu vivre long-temps ! plaire à tes maîtres, et me donner le moyen de réparer mes forces. L’entendant parler de la sorte, je rêvois en moi-même aux nouvelles fatigues, où j’allois être exposé.

Le lendemain ils sortirent tous habillés de couleurs différentes, ajustés d’une manière hideuse et ridicule, ayant le visage barbouillé avec de la boue, les paupières peintes, des espèces de mitres sur la tête, et des robes, les unes de lin, les autres de soie, et d’autres, couleur de safran ; quelques-uns en avoient de blanches, avec de petites raies, couleur de pourpre ; tous avec des ceintures autour du corps et des souliers jaunes. Ils me donnèrent la Déesse à porter, couverte d’un voile de soie, et tenant dans leurs mains de grands couteaux et des haches ; après s’être dépouillés les bras jusqu’aux épaules, ils se mettent aux champs en dansant, et sautant au son de la flûte, comme font les Bacchantes dans leurs plus grands transports.

Après avoir passé devant quelques méchantes cabanes, ils arrivèrent à la maison de campagne d’un homme fort riche, faisant des cris et des hurlemens dès le pas de la porte ; ils y entrèrent comme des furieux (17) : si-tôt qu’ils y furent, ils se mirent à pancher la tête de tous côtés, tournant le cou de différentes manières, faisant aussi voler leurs cheveux épars en rond, et se mordant les bras de temps en temps, que chacun d’eux se taillada ensuite (18) avec son couteau à deux tranchans. Il y en eut un qui parut encore plus transporté que les autres ; il faisoit semblant d’avoir l’esprit absolument égaré, et par de grands soupirs qu’il tiroit du fond de son estomac, il vouloit persuader qu’il étoit plein de quelque divinité ; comme si la présence des Dieux n’étoit pas ordinairement avantageuse aux hommes, et qu’elle leur fût funeste, en les rendant plus foibles ou malades.

Mais vous allez voir de quelle manière la providence les récompensa. Il commença par déclarer faussement qu’il étoit coupable, et à s’accuser à haute voix, d’un ton de prophète, qu’il avoit commis quelque faute contre les loix de la sainte religion. Ensuite il demanda à ses mains, qu’elles eussent à le punir, et à lui faire souffrir le supplice que son crime méritoit. En même-temps il prit un de ses fouets, que ces hommes efféminés portent ordinairement, qui est composé de plusieurs longues cordes de laine, où sont enfilés quantité de petits os de mouton, de figure quarrée, dont il se donna mille coups, et se déchira toute la peau, supportant sa douleur avec une fermeté admirable. Vous auriez vu la terre toute teinte du sang que ces infâmes s’étoient tiré en se tailladant avec leurs couteaux, et se frappant avec leurs fouets, ce qui me causoit une inquiétude qui n’étoit pas médiocre. Voyant ce sang qui sortoit de tant de plaies, et en si grande abondance, je craignois que l’estomac de cette Déesse étrangère n’eût envie du sang d’un âne, comme l’estomac de certains hommes demande du lait d’ânesse.

Quand ils furent las, ou du moins qu’ils crurent s’être assez déchiquetés les membres, ils mirent fin à cette boucherie. Alors quantité de gens, à l’envie les uns des autres, leur offrant des pièces de monnoie de cuivre et même d’argent, ils tendirent leurs robes pour les recevoir. On leur donna, outre cela, un baril de vin, du lait, des fromages et quelque farine d’orge et de froment ; quelques-uns donnèrent aussi de l’orge pour l’âne qui portoit la Déesse. Ils ramassèrent toutes ces choses dans des sacs faits exprès pour ces sortes de quêtes, et me les chargèrent sur le corps ; de manière que, portant tout-à-la-fois leurs provisions et l’image de la Déesse, je leur servois en même-temps de temple et de magasin. C’est ainsi qu’allant de côté et d’autre, ils faisoient contribuer tout le pays.

Un jour qu’ils étoient de bonne humeur, parce qu’ils avoient fait une quête plus abondante qu’à l’ordinaire, ils se disposèrent à se bien régaler, et à se réjouir dans un certain château. Ils demandent d’abord un mouton gras au fermier d’une métairie, après lui avoir dit sa bonne avanture, pour immoler, disoient-ils, à la déesse Syrienne qui avoit une fort grande faim, et ayant fait tous les apprêts du repas, ils vont aux bains. Au retour, ils amènent souper avec eux un paysan d’une taille et d’une force extraordinaire. A peine eurent-ils mangé de quelques légumes, qu’ils commencent à exercer leurs abominations, et à forcer ce jeune homme à satisfaire leur brutalité exécrable et dissolue.

Je ne pus supporter la vue de ces crimes affreux, et je voulus m’écrier : O citoyens ! mais il me fut impossible de prononcer autre chose que la première syllabe, O, d’une voix, à la vérité, claire, forte et convenable à un âne, mais fort mal à propos dans ce moment-là ; car plusieurs jeunes gens du bourg prochain, qui cherchoient un âne qu’on leur avait volé la nuit, et qui alloient avec soin dans toutes les hôtelleries voir s’ils ne le trouveroient point, m’ayant entendu braire dans cette maison, et croyant que ce fût leur âne qu’on y avoit caché, y entrèrent avec précipitation à l’heure qu’on y pensoit le moins, dans le dessein de reprendre leur bien, et surprirent ces infâmes au milieu de leurs débordemens.

Ces jeunes gens appellent aussi-tôt tous les voisins, et leur font part de cet horrible spectacle, donnant des louanges, en raillant, à la sainte chasteté de ces prêtres. Eux, consternés et fort affligés d’une si cruelle avanture, dont le bruit se répandoit déjà parmi le peuple, et qui les rendoit odieux et exécrables à tout le monde, ramassent tout ce qu’ils avoient, et sortent secrètement du château, environ à minuit. Après avoir fait un chemin assez considérable, avant le lever du soleil ; et s’étant trouvés au grand jour en des lieux écartés et déserts, ils raisonnent beaucoup entre eux, et se disposent à me faire mourir. Ils ôtent la Déesse de dessus mon dos, et l’ayant posée à terre, ils me dépouillent de mon harnois, m’attachent à un chêne, et me donnent tant de coups de ce fouet armé d’os de moutons, qu’ils me mettent à deux doigts de la mort. Il y en avoit un qui vouloit à toute force me couper les jarrets avec sa hache, parce que j’avois scandalisé si honteusement une chasteté aussi pure que la sienne. Mais les autres furent d’avis qu’on me laissât la vie, non par aucune considération pour moi, mais à cause de la Déesse qui étoit par terre.

Ils me remettent donc ma charge sur le corps, et me faisant marcher à coups de plat d’épée, ils arrivent dans une grande ville. Un de ses plus considérables habitans, qui entendit le son des cymbales, le bruit des tambours, et les doux accens de la musique phrygienne (19), vint aussi-tôt au-devant de nous. C’étoit un homme fort religieux, et qui révéroit extrêmement les Dieux. Il reçut la Déesse dans sa maison, et nous logea tous dans des appartemens fort grands et fort spacieux. Il faisoit tous ses efforts pour se rendre cette divinité favorable par ses profonds respects, et par des sacrifices.

Il me souvient que je fus en ce lieu-là dans un grand danger de perdre la vie. Certain homme de la campagne avait fait présent à notre hôte qui étoit son seigneur, de la cuisse d’un cerf, fort gras et fort grand, qu’il avoit tué à la chasse : on l’avoit pendu négligemment assez bas derrière la porte de la cuisine ; un chien de chasse s’étoit jetté dessus, et s’étoit sauvé avec sa proie. Quand le cuisinier se fut apperçu du malheur qui venoit de lui arriver, après s’être blâmé lui-même de sa négligence, s’être fort affligé, et avoir long-temps versé des larmes inutiles par la crainte que son maître qui devoit bientôt demander à souper, ne le châtiât rigoureusement, il prend une corde pour s’étrangler, ayant auparavant tendrement embrassé un petit enfant, qu’il avoit, pour lui dire adieu.

Mais sa femme qui l’aimoit beaucoup, apprit bientôt l’accident qui venoit de lui arriver. Elle accourut à lui, et saisissant de toute sa force, avec ses deux mains, la funeste corde qu’il tenoit : Quoi, lui dit-elle, faut-il que la frayeur que ce malheur vous cause, vous fasse perdre l’esprit, et que vous n’y voyiez pas un remède que vous offre heureusement la providence des Dieux. S’il vous reste donc encore quelque raison dans cette extrémité, écoutez-moi avec attention. Conduisez l’Ane qu’on a amené ici, dans quelque endroit éloigné, et l’égorgez ; ensuite coupez-lui une cuisse qui ressemblera assez à celle du cerf que vous avez perdue ; mettez-la en hachis avec une bonne sausse, et servez-la à notre maître à la place de l’autre. Ce maraut jugea à propos de conserver sa vie aux dépens de la mienne ; et après avoir extrêmement loué l’esprit de sa femme, il se mit à aiguiser ses couteaux pour exécuter le conseil qu’elle venoit de lui donner.


Fin du huitieme Livre.