Les Métamorphoses (Apulée)/Traduction Bastien, 1787/I/Livre II


LES

MÉTAMORPHOSES:

ou

L’ANE D’OR D’APULÉE,

PHILOSOPHE PLATONICIEN,


LIVRE SECOND.

Sitôt que la nuit fut passée, et que le soleil parut, je m’éveillai et sortis de mon lit, l’esprit fort occupé, et brûlant toutes fois du desir de voir ce qu’il y avoit de rare et de merveilleux en cette ville, d’autant plus que j’étois dans le milieu de la Thessalie, d’où l’on croit par tout le monde que l’art magique a tiré son origine (1) : incertain néantmoins, je repassois en moi-même le conte que le bon Aristomènes m’avoit fait à l’occasion de cette Ville, où nous venions, et j’y considérois toutes choses avec une curiosité et une application extraordinaire. Tout ce qui s’offroit à mes regards, je m’imaginois que c’étoit autre chose qu’il ne me paraissoit, et que par la force des enchantemens tout y étoit métamorphosé ; que les pierres que je rencontrois, étoient des hommes pétrifiés ; que les oiseaux que j’entendois, avoient été des hommes, aussi bien que les arbres qui étoient le long des murs de la ville ; et que les fontaines étoient des corps humains, que la magie avoit fondus en eau. Je croyois que bientôt je verrois marcher les statues et les figures des tableaux, que les murailles devoient parler, que les bœufs et autres bêtes alloient prédire l’avenir, et même que, du haut des cieux, les corps radieux du soleil prononceroient tout d’un coup quelque oracle. Ainsi, étonné, et l’esprit occupé par le violent desir que j’avois de voir quelque chose de surnaturel, et n’en voyant aucun indice, ni la moindre apparence, j’allois et venois de tous côtés : enfin, marchant de rue en rue, comme un homme ivre et égaré, je me trouvai sans y penser dans la place du marché.

J’y vis dans le moment arriver une femme, suivie d’un grand nombre de valets : Je m’approchai d’elle avec empressement. La magnificence de ses habits brodés d’or (2), et ses pierreries faisoient assez connoître que c’étoit une femme de qualité. Elle avoit à côté d’elle un homme fort avancé en âge, qui, dès qu’il m’eut apperçu ; vraiment, dit-il, c’est Lucius lui-même ; et il vint m’embrasser, et parla ensuite, sans que j’entendisse mot, à l’oreille de cette dame : Que n’approchez-vous, me dit-il, et que ne saluez-vous votre mère. Je n’ose, lui dis-je, n’ayant pas l’honneur de connoître madame ; et le rouge me montant au visage, je restai les yeux baissés à la place où j’étois. Mais elle, me regardant fixément, voilà, dit-elle, le même air de bonté de Salvia, sa très-vertueuse mère (3) ; leurs figures sont si conformes, qu’ils semblent être faits tous deux sur le même modèle ; sa taille (4) est d’une belle grandeur, et d’un embonpoint raisonnable ; son teint est bien coloré, ses cheveux sont blonds (5) et frisés naturellement ; ses yeux sont bleus, cependant ils sont vifs et brillans comme ceux d’un aigle (6), et leurs regards sont pleins de charmes : enfin, de quelque côté qu’on l’examine, il n’a aucun défaut, et sa démarche (7) est noble et n’a rien d’affecté. Lucius, ajouta-t-elle, je vous ai élevé de mes propres mains, mais vous n’en devez pas être surpris ; nous sommes non-seulement parentes, votre mère et moi, mais nous avons été élevées ensemble. Car nous descendons l’une et l’autre de la famille de Plutarque, nous avons eu toutes deux la même nourrice, et par les liens du sang, nous n’avons fait toutes deux qu’un même corps. Il n’y a d’autre différence entre elle et moi, que l’état présent de nos conditions, parce qu’elle fut mariée à un homme de grande qualité, et moi à un particulier. Je suis cette Birrhene que vous avez peut-être oui souvent nommer parmi ceux qui vous ont élevé ; venez donc hardiment prendre un logement chez moi, ou plutôt chez vous-même.

Sur cela, le rouge qui m’étoit monté au visage s’étant dissipé, aux Dieux ne plaise, ma mère (8), lui dis-je, que je quitte mon hôte Milon, sans qu’il m’en ait donné sujet ; mais certainement je ne manquerai à rien à votre égard de tout ce qui se pourra faire, sans manquer aux devoirs de l’hospitalité. Toutes les fois que j’aurai occasion de venir en ce pays-ci, je ne prendrai jamais un logement ailleurs que chez vous.

Pendant ces contestations d’honnêteté, et quelques autres semblables, et après avoir marché peu de temps, nous arrivâmes à la maison de Birrhene. Le vestibule en étoit magnifique (9) ; il étoit orné de colonnes aux quatre coins, sur lesquelles on voyoit des statues de la déesse Victoire (10). Elles avoient les aîles déployées, un pied appuyé sur une boule, d’où elles paroissoient vouloir s’élever ; et quoiqu’elles y fussent attachées, il sembloit qu’elles ne tenoient à rien, et qu’elles alloient voler. Dans le milieu de la place étoit une statue d’une beauté parfaite, qui représentoit Diane. Ses habits paroissoient agités par le vent : elle sembloit courir avec vivacité, et venir à la rencontre de ceux qui entroient avec un air qui imprimoit du respect. Elle avoit à ses côtés des chiens qui étoient aussi de pierre. Ils avoient les yeux menaçans, les oreilles droites, les naseaux ouverts, la gueule béante et prête à dévorer ; et, si l’on entendoit aboyer quelques chiens des lieux voisins, on croyoit que c’étoit ceux-ci ; mais une chose en quoi l’excellent sculpteur avoit donné une grande marque de son habileté, c’est que ces chiens n’étoient portés que sur les pieds de derrière ; que ceux de devant étoient en l’air, ainsi que leurs corps qui sembloient s’élancer en avant.

Derrière la statue de la Déesse, on voyoit un rocher qui formoit une grotte pleine de mousse, d’herbes et de feuillages, et de côté et d’autre, il sortoit du rocher des pampres et des arbustes fleuris. La statue étoit d’un marbre si blanc et si poli, que le fond de la grotte en étoit éclairé. Aux extrémités du rocher, pendoient des grappes de raisin ; et des fruits (11) que l’art, qui imite la nature, avoit copiés si parfaitement, qu’on auroit cru pouvoir les cueillir et les manger, quand l’automne leur auroit donné la couleur et la maturité. Si l’on se baissoit pour les voir dans l’eau de la fontaine qui sort des pieds de la Déesse, et qui jetoit une eau douce et claire ; ils paroissoient agités comme des fruits et des raisins véritables, attachés à leurs branches. Entre les feuillages du rocher, on découvroit la statue d’Acteon qui, pour avoir eu la curiosité de voir Diane se baigner dans la fontaine de cette grotte, commençoit à prendre la forme d’un cerf. Comme je contemplois exactement et avec grand plaisir ces singularités : Tout ce que vous voyez ici, me dit Birrhene, est à vous. Dans le même-temps elle fit signe à ses gens de se retirer. Sitôt qu’ils furent sortis, je jure par cette Déesse, mon cher Lucius, dit-elle, que je crains terriblement pour vous, et que vous me causez autant d’inquiétude que si vous étiez mon propre fils. Gardez-vous, mais gardez-vous bien des maudits artifices et des détestables attraits de Pamphile, femme de Milon, chez qui vous dites que vous logez. Elle passe pour la plus grande Magicienne et la plus dangereuse qui soit dans cette ville : par le moyen de certaines herbes, de certaines petites pierres, et de quelques autres bagatelles de cette nature, sur lesquelles elle souffle, elle peut précipiter la lumière (12) des astres, jusqu’au fond des Enfers, et remettre le monde dans son premier chaos. D’ailleurs aussi-tôt qu’elle voit (13) quelque jeune homme beau et bien fait, elle en est éprise et y attache son cœur. Elle l’accable de caresses, s’empare de son esprit, et l’arrête pour jamais dans ses liens amoureux. Mais, indignée contre ceux qui lui résistent, d’un seul mot, elle change les uns en pierres, ou en différens animaux, et fait mourir les autres. Cela me fait trembler pour vous, et j’ai voulu vous en avertir, afin que vous fussiez sur vos gardes ; car cette femme est toujours amoureuse, et vous lui convenez fort, jeune et bien fait comme vous êtes.

Voilà ce que me dit Birrhene, fort inquiète sur ce qui me regardoit. Mais, sitôt que j’eus entendu parler de cet art magique, pour lequel j’avois une curiosité extraordinaire, tant s’en fallut que j’eusse dessein de me garder des ruses de Pamphile, que je fus transporté de joie, voulant me livrer entièrement à la connoissance de cette science, quoi qu’il m’en pût coûter, et me jeter à corps perdu dans cet abîme. Ainsi, sans y réfléchir davantage, je me dégageai le plutôt que je pus des mains de Birrhene, comme d’une chaîne importune ; et prenant congé d’elle brusquement, je gagnai au plus vite le logis de Milon. Pendant que j’y courois comme un insensé (14). Courage, Lucius, disois-je en moi-même, sois vigilant et attentif. Voici l’occasion que tu as tant souhaitée ; tu pourras désormais rassasier ta curiosité des choses extraordinaires ; il n’appartient qu’aux enfans d’avoir peur : embarque-toi dans cette affaire le plutôt que tu pourras, mais garde-toi d’être amoureux de ton hôtesse, et fais conscience de souiller le lit conjugal du bon Milon. Recherche plutôt avec empressement les bonnes graces de Fotis : elle est d’une jolie figure, d’une humeur enjouée, et a beaucoup de vivacité. Hier au soir, quand tu fus te coucher, elle te conduisit civilement dans ta chambre, te mit au lit d’une manière gracieuse, te couvrit avec affection, et t’ayant donné un baiser, fit assez voir dans ses yeux qu’elle ne te quittoit qu’à regret : même en s’en allant elle s’arrêta plusieurs fois, et se retourna pour te regarder. Veuillent les Dieux que je réussisse ! mais, m’en dût-il mal arriver, il faut que je tente fortune auprès de cette Fotis.

Raisonnant ainsi en moi-même, et plein de mon opinion, j’arrivai chez Milon entièrement déterminé (15). Je n’y trouvai ni le maître ni la maîtresse, mais seulement ma chere Fotis, qui faisoit un hachis de viande pour le souper de ses maîtres, qui me parut à l’odeur devoir être excellent. Elle avoit une robe de lin fort propre, retroussée au-dessous du sein, avec une ceinture rouge. Elle remuoit la casserolle où étoit son hachis avec ses belles mains, et sa robe ondoyoit autour d’elle, par le mouvement agréable que se donnoit son corps. Ses membres agités lui faisoient tourner les reins d’une manière amoureuse et lubrique. Je demeurai surpris d’étonnement, et m’arrêtai quelque temps à l’admirer. Enfin cette vue m’ayant échauffé l’imagination : Ma chere Fotis, lui dis-je, que tu remues ce hachis de bonne grace, aussi bien que ton corps ! O le bon ragoût que tu fais là ! heureux en effet celui à qui tu permettras d’en goûter.

Cette fille, qui étoit vive et quelquefois plaisante, se retournant de mon côté, me dit en riant : Retirez-vous, pauvre misérable, retirez-vous loin de mon feu ; car, s’il en voloit sur vous une éteincelle, vous brûleriez jusqu’au fond du cœur, et personne ne pourroit éteindre votre ardeur que moi qui sait remuer le pot aussi doucement que le lit agréablement.

Cependant, sans quitter la place où j’étois, j’examinois toute sa figure avec attention ; mais, pourquoi vous entretenir de toutes ses beautés, je ne dois vous parler d’abord que de celles que j’ai soin d’examiner les premières dans une belle personne, de la tête et des cheveux qui en public attirent mon attention, et en particulier font naître mes plaisirs. La nature a élevé et découvert cette principale partie ; elle y a joint les graces naturelles (16) des cheveux qui parent autant une tête, que les plus beaux habits peuvent orner le reste du corps par leurs plus vives couleurs, pour nous apprendre à juger par ce qu’elle nous dévoile, de ce qu’elle ordonne à l’art de dérober à nos yeux. Plusieurs femmes, même pour laisser un champ plus libre au jugement que l’on doit porter d’elles, écartent de leur sein leurs habits et leurs voiles. Il semble qu’elles voudroient mettre à découvert tous leurs charmes, sachant bien que la blancheur et la vivacité d’un peau délicate, est plus capable de plaire que le brillant éclat des plus riches vêtemens.

Mais ce que je ne puis dire sans peine, et ce que je souhaite, qui n’arrive jamais (17), si vous coupez les cheveux de quelque belle femme que ce puisse être, et que vous dépouillez son visage de cet ornement naturel, fût-elle descendue du ciel, engendrée de la mer (18), nourrie au milieu des ondes : en un mot, quand ce seroit Vénus elle-même (19), accompagnée des graces et des amours (20), parée de sa ceinture (21), et parfumée des odeurs les plus exquises ; si elle paroît avec une tête chauve, elle ne vous plaira point ; son Vulcain même la trouvera désagréable (22).

Mais y a-t-il rien de plus charmant que des cheveux d’une belle couleur et tenus proprement, qui brillent au soleil, d’un lustre changeant, dont l’œil est ébloui ? Les uns d’un blond plus éclatant que de l’or, et brunissant un peu vers la racine ; les autres noirs comme le plumage d’un corbeau (23), et un peu changeant, comme la gorge des pigeons, qui parfumés d’essences précieuses (24), peignés avec soin, et tressés par derrière, sont comme un miroir où un amant se retrouve avec plaisir. Quel charme encore de voir une grande quantité de cheveux relevés et ajustés sur le haut de la tête, ou bien de les voir d’une grande longueur, épars et flottans sur les épaules. Enfin la chevelure est quelque chose de si beau, que, quand une femme paroîtroit avec toutes sortes d’ajustemens, et avec des habits chargés d’or et de pierreries ; s’il se trouve quelque négligence dans ses cheveux, toute sa parure lui devient inutile.

Mais, pour ma Fotis, sa coëffure négligée et sans art la rendoit encore plus agréable ; car ses beaux cheveux, qu’elle avoir fort longs et fort épais, étoient en liberté sur son front et autour de son col ; ensuite cordonnés dans un ruban qui faisoit plusieurs tours, ils étoient noués sur le haut de la tête. Il me fut impossible de soutenir plus long-temps le supplice que me causoit l’excès du plaisir que j’avois à la considérer. Je m’approchai d’elle avec transport, et baisai amoureusement sur sa tête ces liens charmans. Elle se tourna, et me regardant de côté avec un air malin : Holà, dit-elle, jeune écolier, vous goûtez-là un plaisir qui a son amertume (25) aussi-bien que sa douceur ; mais prenez garde que cette douceur ne soit que passagère, et que l’amertume ne reste pour toujours. Que veut dire cela, lui dis-je, ma chere Fotis ? puisque, si tu veux me donner un baiser seulement, je suis tout prêt de me jetter dans ce feu. En même-temps, je la serre et l’embrasse plus étroitement. Comme je vis par la manière dont elle recevoit mes caresses, qu’elle répondoit à l’amour dont je brûlois pour elle : Je mourrois, lui dis je, ou plutôt je suis mort, si tu n’as pitié de moi. Prenez bon courage, me dit-elle en m’embrassant, car je vous aime autant que vous m’aimez ; je suis toute à vous, et nos plaisirs ne seront pas long-temps différés ; sitôt qu’on allumera les flambeaux, j’irai-vous trouver dans votre chambre. Allez-vous en donc, et préparez-vous. Nous causâmes encore quelque-temps et nous nous séparâmes.

Environ sur le midi, Birrhene m’envoya quelques petits présens (26) ; un cochon de lait, cinq gelines, et un baril d’un excellent vin vieux de plusieurs années. J’appelle Fotis. Voici, lui dis-je, le Dieu (27) qui prête des armes à Vénus. Il vient nous trouver de lui-même. Buvons aujourd’hui tout ce vin, pour nous défaire entièrement d’une sotte honte, et pour nous donner une gaillarde vigueur au jeu d’Amour ; car la galère de Vénus n’a besoin pour bien voguer que d’huile dans la lampe, et de vin dans le verre (28).

Je passai le reste du jour aux bains ; ensuite j’allai souper avec le bon Milon qui m’en avoit prié, et qui me régala d’un repas fort frugal. J’évitois, autant qu’il m’étoit possible, les regards de sa femme, suivant les avis que m’avoit donnés Birrhène ; et, si par hasard je venois à jeter les yeux sur elle, je tremblois, comme si j’eusse vu l’enfer (29) : mais je regardois continuellement et avec beaucoup de plaisir ma chère Fotis qui nous servoit à table.

La nuit étoit arrivée, et Pamphile alors considérant la lumière de la lampe : Que de pluie nous aurons demain (30), dit-elle ! Son mari lui ayant demandé comment elle le savoit : C’est cette lampe qui me le prédit, répondit-elle. Eh ! dit Milon, en éclatant de rire, nous entretenons une grande sibille de lampe, (31) qui, du haut du chandelier où elle est posée, examine le soleil, et sait tout ce qui se passe dans le Ciel. Sur cela, prenant la parole : Il ne faut point, dis-je, s’étonner de ce que dit Madame, du temps qu’il doit faire demain ; ce sont les premiers essais de cet art de deviner, et il n’y a rien en cela de fort extraordinaire. Car, quoique ce peu de feu terrien (32) et de lumière que nous voyons, soit l’effet de l’industrie des hommes, il ne laisse pas de sympatiser avec le feu céleste dont il est descendu, de participer aux changemens qui y arrivent, et par conséquent de présager ce qui doit arriver au plus haut des airs, et de nous en instruire. Nous avons même présentement parmi nous, à Corinthe, un certain Chaldéen (33) qui trouble toute la ville par les réponses surprenantes qu’il fait ; et, pour de l’argent, il découvre au peuple les secrets du Destin ; quels sont les Jours heureux pour se marier (34) ; quels sont ceux qui sont propres pour jetter sûrement les fondemens des murailles (35) ; quels sont les jours heureux, ou pour les voyages, ou pour les embarquemens : et moi-même l’interrogeant sur le succès qu’auroit le voyage que je fais présentement, il me répondit plusieurs choses fort étonnantes ; car il me dit que j’aurois une réputation assez éclatante ; que je ferois une grande histoire avec une fable incroyable, et que je composerois des livres.

De quelle taille est ce Chaldéen, me dit Milon en riant, et comment se nomme-t-il ? C’est un grand homme noiraut, lui dis-je, qu’on nomme Diophanes. C’est lui-même, me dit-il, et ce ne peut en être un autre ; car il a pareillement prédit ici diverses choses à plusieurs personnes ; mais, après y avoir gagné de l’argent considérablement, il lui arriva un accident cruel ou plutôt fâcheux (36). Un jour étant au milieu d’un grand nombre de peuples, où il découvroit la destinée à qui vouloit l’apprendre, certain négociant, qu’on nomme Cerdon, s’approcha de lui pour savoir quel jour il devoit commencer un voyage qu’il avoit à faire. Déjà le Devin lui avoit marqué ce jour ; déjà le marchand avoit mis bas sa bourse, tiré de l’argent, et compté cent deniers pour le prix de sa prédiction, quand tout à coup un jeune homme de qualité s’approche de Diophanes par derrière, le tire par son habit, et l’obligeant de se tourner de son côté, l’embrasse avec beaucoup d’affection.

Notre Devin l’ayant salué et fait asseoir auprès de lui, parut d’un étonnement et d’une surprise extraordinaire de le voir ; et ne songeant plus absolument à l’affaire dont il s’agiſſoit : Depuis quand, lui dit-il, êtes-vous arrivé, vous que j’ai tant souhaité ? Je ne suis ici que d’hier au soir, lui répondit le jeune homme ; mais vous, mon cher ami, contez-moi, je vous prie, comment vous êtes venu en si peu de temps, de l’isle d’Eubée, et comment s’est passé votre voyage, tant sur terre que sur mer. Sur cela mon brave Chaldéen, encore tout hors de lui-même et sans avoir repris ses esprits : Que tous nos ennemis, dit-il, puissent faire un voyage aussi funeste que le nôtre, et qui ressemble autant à celui d’Ulisse (37) ; car le vaisseau sur lequel nous étions, battu des vents et de la tempête, ayant perdu l’un et l’autre gouvernail, et ayant été jeté sur la côte, s’est abimé tout d’un coup au fond de la mer, et après avoir tout perdu, nous nous sommes sauvés à la nage avec beaucoup de peine ; tout ce que nous avons pu ramasser ensuite, soit par la pitié de ceux que nous ne connoissions point, ou par la bonté de nos amis, est devenu la proie d’une troupe de voleurs. Pour comble de disgrace, mon frère unique, nommé Arisuat, s’étant mis en devoir de se défendre contre eux, a été égorgé à mes yeux.

Pendant qu’il faisoit ce récit d’un air fort affligé, Cerdon ayant repris l’argent qu’il avoit compté pour payer sa prédiction, gagna au pied, et disparut. Alors Diophanes, réveillé comme d’un profond sommeil, s’apperçut du dommage que lui causoit son imprudence, en nous voyant rire à gorge déployée, tous tant que nous étions autour de lui. Mais, quoi qu’il en soit, Seigneur Lucius, je ſouhaite que vous soyez le seul à qui ce Chaldéen ait prédit la vérité ; que toute sorte de bonne fortune vous arrive, et que vous fassiez un heureux voyage.

Pendant ce long discours de Milon, je souffrois intérieurement une peine extrême, et j’étois au désespoir d’avoir donné lieu à ces contes ennuyeux qui me faisoient perdre une bonne partie de la soirée et des plaisirs agréables que je m’étois promis. Enfin, perdant toute retenue, je m’adresse à Milon. Que ce Diophanes, lui dis-je, soit en proie à sa mauvaise fortune, et que de rechef il expose aux dangers de la mer et de la terre l’argent qu’il attrape aux peuples par ses prophéties : pour moi qui suis encore fatigué du chemin que je fis hier, permettez-moi de m’aller coucher de bonne heure. En même-temps je me retire dans mon appartement, où je trouve les apprêts d’un fort joli repas. Fotis avoit aussi éloigné le lit des valets de la porte de ma chambre, afin, je crois, qu’ils ne pussent entendre les discours que nous nous tiendrions pendant la nuit. Auprès de mon lit étoit une petite table chargée de ce qui étoit resté de meilleur du soupé, avec deux verres à moitié pleins d’eau, qui n’attendoient plus que le vin qu’on y voudroit mêler, et une bouteille qui, s’élargissant par le cou, avoit une grande ouverture, afin de verser plus facilement le vin qui devoit aider à nos plaisirs, et nous y préparer.

A peine étois-je dans le lit, que Fotis ayant déja couché sa maîtresse, entre dans ma chambre en me jettant des roses, et en ayant une bien épanouie dans son sein ; ensuite elle m’embrasse étroitement et m’enchaîne en badinant avec des guirlandes de fleurs. Après qu’elle en eut répandu quantité sur mon lit, elle prend un verre de vin, et ayant versé dessus un peu d’eau tiède (38), elle me le présente à boire ; mais, avant que je l’eusse entièrement vuidé, elle me l’ôte en riant, le porte à sa bouche ; et les yeux attachés sur moi, boit le reste à petits traits. Nous redoublâmes ainsi plusieurs fois tour-à-tour (39).

Etant donc animé par l’amour et par le vin, et brûlant du desir de parvenir au comble du bonheur, je jette ma couverture, et lui montrant l’impatience de mon ardeur : Ma chère Fotis, lui dis-je, aie pitié de moi, et hâte-toi de me secourir ; car tu vois, dès la première approche du combat auquel tu m’as appelé, que je me suis préparé de toute ma puissance, et si-tôt que j’ai été piqué de la première flêche de ce cruel Cupidon, cette vigne a tendu mon arc au point que je crains que la corde ne rompe s’il reste davantage ; mais, pour me faire encore plus de plaisir, délie tes cheveux, je te prie, laisse-les flotter en liberté sur tes épaules, et viens que je t’embrasse de tout mon cœur.

Dans l’instant elle ôta le reste des mets que nous avions, et rangea la bouteille et les verres. Elle se déshabilla ensuite entièrement, dénoua ses cheveux pour augmenter la volupté, et parut belle comme Vénus sortant de la mer. D’une main couleur de rose, ombrageant, plutôt à dessein que par pudeur, sa nature mignone : Joutez à cette heure, et joutez vaillamment, me dit-elle, car je ne quitterai pas la place, et je ne tournerai pas le dos ; si vous avez de la valeur, disposez-vous à combattre, et me tuez pour mourir avec moi ; le combat d’aujourd’hui n’aura pas de relâche.

En même-temps elle monte sur le lit, elle se couche tout de son long sur moi, puis sautant à plusieurs bonds, et démenant les reins d’une façon lubrique et voluptueuse, me saoula de tous les fruits que l’on recueille dans les combats amoureux, jusqu’à ce que fatigués de corps et d’esprit nous demeurâmes tous deux embrassés pour reprendre haleine. Nous passâmes ainsi toute la nuit sans dormir, et luttans ensemble, nous parvînmes au jour, nous délassans souvent à coup de verre, et aiguisans nos amours pour renouveller notre plaisir. Dans la suite, nous passâmes plusieurs autres nuits comme nous avions fait celle là.

Il arriva qu’un jour Birrhène m’envoya prier d’aller souper chez elle, et, quoi que je pusse faire pour m’en excuser, je n’en pus venir à bout ; elle voulut absolument que j’y allasse. Il fallut dont en parler à Fotis, et lui en demander son avis, comme on fait aux Augures, quand on veut entreprendre quelque chose. Bien qu’elle ne voulût pas que je la quittasse d’un moment, elle m’accorda néanmoins gracieusement cette petite trêve : Mais au moins, dit-elle, prenez garde à revenir de bonne heure de ce soupé, car la maudite faction d’un nombre de jeunes gens de qualité a troublé toute la ville, et vous trouverez de côté et d’autre des hommes égorgés dans les rues. Les troupes du gouverneur de la province sont trop éloignées d’ici pour empêcher ce désordre ; et, comme on sait que vous êtes homme de qualité, et qu’on a du mépris pour un étranger (40), on pourroit bien vous dresser quelque embuscade.

Ma chère Fotis, lui dis-je, sois sans inquiétude ; car, outre que je préférerais le plaisir d’être avec toi à tous les festins du monde, c’est que par mon prompt retour, je te mettrai l’esprit en repos. Cependant je n’irai pas seul, et mon épée que je porterai avec moi, suffira pour me mettre en sûreté. M’étant ainsi précautionné, je vais à ce soupé.

J’y trouvai beaucoup de convives (41) ; et comme Birrhène étoit une dame de grande distinction, c’étoit les gens les plus considérables de la ville. Le repas fut magnifique. On se mit à table sur des lits d’ivoire, dont les couvertures étoient d’étoffe brodée d’or. Il y avoit une quantité de grands vases pour boire, tous d’une beauté différente, et tous également précieux ; les uns de verre avec des figures de relief, d’un travail admirable ; les autres, de cristal d’une beauté parfaite ; quelques-uns d’or, d’autres d’argent. Il y avoit même des morceaux d’ambre merveilleusement bien travaillés et creusés en forme de coupe ; enfin on y voyoit des ouvrages qui sembloient surpasser l’adresse des hommes. Il y avoit plusieurs écuyers tranchans richement vêtus ; des mets en abondance, servis par de jeunes filles ; et de jeunes garçons, remarquables par la propreté de leurs habits, et par la beauté de leurs cheveux, présentoient souvent à boire d’un excellent vin vieux dans des vases faits de pierres précieuses.

Sitôt qu’on eut allumé les flambeaux, la conversation commença à s’animer, chacun se mit à badiner, à rire et à plaisanter (42). Alors Birrhene s’adressant à moi : Comment vous trouvez-vous en ce pays-ci, dit-elle ? Je crois que notre ville est fort au-dessus des autres, par la beauté de ses temples, de ses bains et de ses édifices. Toutes les commodités de la vie y sont en abondance. On y vit dans une liberté paisible, et les marchands étrangers la trouve aussi peuplée que celle de Rome. On jouit, si on veut, de la même tranquillité qu’à la campagne ; en un mot, c’est la retraite la plus délicieuse de toute la province.

Vous dites la vérité, Madame, lui répondis-je, et je ne crois pas avoir vécu en aucun lieu avec plus de liberté qu’en cette ville ; mais je tremble quand je songe qu’on y est exposé aux funestes et inévitables effets de la magie ; car on dit même que les morts n’y sont pas en sûreté dans leurs tombeaux, et que de vieilles sorcières, jusques sur les bûchers, arrachent les ongles des corps qu’on y brûle (43), et en recherchent les restes pour nuire et faire du mal aux vivans, et que, pendant qu’on prépare les funérailles d’un mort, elles se rendent au bûcher les premières, elles dérobent le corps très-adroitement !

Sur cela, un de la compagnie ajouta : Je vous assure qu’en ce pays-ci les vivans n’y sont pas plus en sûreté que les morts, et certaine personne qui n’est pas loin d’ici, a eu, il n’y a pas long-temps, le visage absolument défiguré par la malice de ces maudites enchanteresses. A ces mots, la compagnie éclata de rire de toute sa force, et chacun jetta les yeux sur un homme qui étoit à part dans un coin de la salle. Cet homme, honteux de se voir si obstinément envisagé, voulut se lever et sortir en murmurant entre ses dents. Mais Birrhene lui dit : Mon ami Telephron, restez, je vous prie, et suivant votre complaisance ordinaire, contez-nous encore une fois l’histoire de votre avanture, afin que mon fils Lucius ait le plaisir de l’entendre de votre bouche. Pour vous, dit-il, Madame, vous êtes toujours la bonté et l’honnêteté même ; mais il y a des gens dont l’insolence n’est pas supportable. Il prononça ces paroles avec beaucoup d’émotion : cependant Birrhene fit si bien, et le conjura avec tant d’instance, que, quelque répugnance qu’il eût à le faire, il ne put se refuser à sa prière. Ainsi ramassant ensemble une partie de la couverture du lit sur lequel il étoit, se dressant à moitié dessus, appuyé sur le coude, il étendit la main droite à la manière des orateurs (44), il ferma ensuite les deux plus petits doigts, et relevant les autres comme menaçant un peu du pouce (45), il commença ainsi.

Etant encore pupille, je partis de Milet (46) pour aller aux jeux Olympiques (47), dans le dessein aussi de voir exactement toute cette province si renommée : après avoir parcouru toute la Thessalie, j’arrivai pour mon malheur à Larisse. Comme j’allai de côté et d’autre dans la ville, fort léger d’argent, et cherchant quelque remède à mon indigence, j’apperçois, au milieu du marché un grand vieillard monté sur une pierre, qui crioit à haute voix : S’il y a quelqu’un qui veuille garder un mort, qu’il dise ce qu’il demande. Alors m’adressant au premier que je rencontre : Que veut dire ceci, lui dis-je, les morts de ce pays-ci ont-ils accoutumé de s’enfuir ? Taisez-vous, me répondit-il, car vous êtes encore jeune et même étranger, et vous ne songez pas que vous êtes au milieu de la Thessalie, où les sorcières ordinairement arrachent des morceaux du visage des morts, dont elles se servent pour leurs enchantemens. Mais dites-moi, de grace, lui dis-je, que faut-il faire pour garder ainsi les morts ? Premièrement, me répondit-il, il faut veiller exactement toute la nuit, et avoir toujours les yeux attachés et fixés sur le corps mort, sans les en détourner d’un seul instant : car, pour peu que vous regardiez d’un autre côté, ces rusées et maudites femmes ayant pris la forme de quelque animal, se glissent avec tant d’adresse, qu’elles tromperoient aisément les yeux du Soleil même et de la Justice (48). Elles se changent en oiseaux, en ours, en chiens, en souris et même en mouches ; ensuite, à force de charmes, elles accablent de sommeil ceux qui gardent le mort, et les endorment profondément ; enfin il n’est pas possible d’exprimer tous les tours que ces détestables femmes imaginent pour venir à bout de leurs desseins. Cependant, pour un aussi dangereux emploi, on ne donne ordinairement que cinq ou six pièces d’or ; mais, ce qu’il y a de pis, et que j’oubliois bien à vous dire, c’est que, si le lendemain matin le gardien ne rend pas le corps tout entier, il faut qu’il se laisse couper autant de chair du visage qu’on en a ôté au corps mort.

Bien informé de tout cela, je prends courage, et m’approchant aussi-tôt du crieur : Cessez de crier, lui dis-je, voici un gardien tout prêt ; combien me donnera-t-on ? On vous donnera, dit-il, six pièces, d’or ; mais holà ! jeune homme, ayez au moins grand soin de garder, comme il faut, le corps du fils d’un des premiers de la ville, et de le garantir soigneusement des maudites harpies. Ce sont, lui dis-je, des misères et des bagatelles que cela ; vous voyez un homme infatigable, qui ne dort jamais, qui voit plus clair que Lincée ou Argus même, et qui est tout yeux.

A peine avais-je fini de parler, qu’il me mena en une maison, dont la grande porte étant fermée, il me fit entrer par une petite porte de derrière, et monter dans une chambre close et sombre, où il me montra une dame toute en pleurs, habillée de noir ; et s’approchant d’elle : Voici, dit-il, un homme qui est venu s’engager hardiment à garder le corps de votre mari. Elle rangea de côté et d’autre ses cheveux qui lui tomboient sur le visage, que je ne trouvai point abattu, malgré son affliction ; et me regardant : Prenez garde, dit-elle, je vous prie, à vous acquitter comme il faut de ce que vous entreprenez. Madame, lui dis-je, ne vous mettez point en peine, pourvu que vous ajoûtiez quelque petite honnêteté à ce qu’on me doit donner. Elle me le promit ; et se levant dans le moment, elle me mena dans une autre chambre. Là étoit le corps de son mari, enveloppé de linges blancs, et y ayant fait entrer sept personnes, elle-même leva le linge qui le couvroit ; et, après avoir long-temps pleuré, elle les prit tous à témoin (49), et leur fit voir avec précaution chaque membre de son mari, l’un après l’autre, ayant à côté quelqu’un qui marquoit le tout sur des tablettes. Voilà, dit-elle, son nez entier, ses yeux où l’on n’a pas touché, ses oreilles sauves, ses lèvres où il n’y a rien de gâté, et son menton ferme. Ainsi, Messieurs, vous en rendrez témoignage ; ensuite leur ayant fait signer l’acte, elle se retira. Je lui dis : Madame, ordonnez, s’il vous plaît, qu’on me donne les choses qui me sont nécessaires ? Et que vous faut-il, me dit-elle ? Il me faut, lui dis-je, une grande lampe et de l’huile suffisamment pour l’entretenir jusqu’au jour, avec de l’eau, quelques bouteilles de vin, un verre et un plat de viande des restes du soupé.

Allez, impertinent que vous êtes, me dit-elle, en branlant la tête, vous demandez des restes du soupé dans une maison pleine d’affliction, où, depuis plusieurs jours, on n’a seulement pas allumé de feu. Pensez-vous être venu ici pour faire bonne chère ? Ne devriez-vous pas plutôt faire voir sur votre visage des larmes, et une tristesse convenable à ce lieu-ci ? En disant cela, elle se tourna vers sa femme-de-chambre. Mirrhine, dit-elle, qu’on lui apporte tout présentement une lampe et de l’huile. Elle sortit en même-temps, ferma la porte sur moi, et me laissa dans la chambre.

Chagrin de me voir seul à la garde du corps mort, je commence à frotter mes yeux, et me préparant à bien veiller, je me mets à chanter pour me désennuyer. Bientôt le jour vint à baisser, et la nuit commença à paroître. Quand il fut nuit tout-à-fait, et qu’enfin le temps fut venu où tout le monde est enseveli dans un profond sommeil, la peur commença à me saisir. Alors je vois entrer une bêlette (50) qui s’arrête vis-à-vis de moi, et qui avec ses yeux vifs et perçans, attache ses regards si fixement sur moi, que la hardiesse d’un si petit animal ne laissa pas de me troubler un peu l’esprit : enfin je lui dis : Que ne t’en vas-tu, vilaine bête ; que ne vas-tu te cacher avec les rats tes semblables, avant que je te fasse sentir mes coups ? que ne t’en vas-tu donc ? Aussi-tôt elle tourne le dos, et sort fort vîte de la chambre.

A l’instant même un sommeil profond s’empare si absolument de tous mes sens, que le Dieu de Delphes lui-même auroit eu peine à discerner entre le cadavre et moi, lequel étoit le plus mort de nous deux ; ainsi presque sans vie, j’étois-là comme n’y étant point, et j’avois besoin moi-même d’un gardien.

Déjà, de tous côtés, les coqs (51) annonçoient par leur chant la venue du jour, quand je me réveillai en sursaut, tout saisi de frayeur. Je cours à mon corps mort avec de la lumière ; et lui découvrant le visage, je regarde soigneusement par-tout, si je n’y trouvai rien de manque.

Dans le moment sa pauvre veuve, inquiète et désolée, entra brusquement, suivie des témoins du jour précédent, se jetta sur le corps du défunt ; après l’avoir baisé plusieurs fois, elle l’examine de tous côtés avec de la lumière, et se tournant ensuite, elle appelle son homme d’affaires, et lui ordonne de payer sur le champ ce que l’on avoit promis à un si bon gardien. Ce qui ayant été fait ; jeune homme, me dit-elle, je vous rends mille graces, et vous promets, en faveur du bon service que vous m’avez rendu, de vous compter désormais au nombre de mes amis. Et moi, pénétré de joie d’avoir fait un gain auquel je ne m’attendois pas, et tout ravi de tenir ces belles pièces d’or, que je secouois de temps en temps dans ma main, je lui réponds : Madame, regardez-moi plutôt comme un de vos serviteurs, et toutes les fois que vous aurez besoin que je vous rende un pareil service, vous n’avez qu’à me commander hardiment.

A peine avois-je achevé ce compliment, que tous les domestiques de la maison détestant le mauvais augure de mes paroles (52), courent après moi, armés de tout ce qu’ils avoient pu rencontrer : les uns me donnent des coups de poing dans le visage, me meurtrissent le dos avec leurs coudes, et me brisent les côtes ; les autres m’assomment à coups de pied, m’arrachent les cheveux, et déchirent mes habits : ainsi, presque aussi maltraité que le fut Adonis par les dents du sanglier, ils me jettent hors de la maison en m’accablant d’injures.

M’étant arrêté à la plus prochaine place pour reprendre mes esprits, je me ressouvins, mais trop tard, des paroles sinistres que j’avois dites fort imprudemment à la maîtresse de la maison, et je convins en moi-même que j’avois mérité un traitement encore plus rude.

Toutes les cérémonies du deuil étant achevées (53), comme on portoit le corps du défunt au bûcher, suivant la coutume du pays, et que la pompe funèbre, telle qu’il convenoit à un des plus considérables de la ville, passoit au travers de la grande place, on vit venir un vieillard fondant en larmes, et s’arrachant les cheveux. Il s’approche du cercueil, et l’embrassant, il s’écrie d’une voix haute et entrecoupée de sanglots : « Je vous conjure, Messieurs, par les pieux devoirs que nous nous devons les uns aux autres, regardez en pitié ce pauvre citoyen qu’on a malheureusement fait mourir, et vengez sévèrement ce forfait, sur cette maudite et méchante femme ; car c’est par elle seule que ce jeune homme, qui est le fils de ma sœur, a été empoisonné pour avoir son bien, et en favoriser son adultère ».

Les lamentations de ce vieillard touchèrent tout le monde de compassion ; le peuple, persuadé de ce crime qui lui paroissoit vraisemblable, commença à murmurer et à vouloir en tirer avantage. Les uns demandent du feu, les autres cherchent des pierres. On anime jusqu’aux enfans contre cette femme ; mais elle, répandant un torrent de larmes feintes, et prenant tous les Dieux à témoin, nioit ce crime abominable avec les sermens les plus sacrés. Eh bien, dit le vieillard, remettons à la divine providence à faire connoître la vérité : Voici l’Egyptien Zachlas, le premier des prophêtes (54), qui m’a promis, il y a déjà long-temps, moyennant une somme d’argent considérable, de rappeller une ame des Enfers, et de ranimer un corps après son trépas. Sur le champ il fait avancer un jeune homme, couvert d’une robe de lin, chaussé avec des bottines de feuilles de palmier, et ayant la tête rasée (55).

Le vieillard embrassant ses genoux (56), et lui baisant plusieurs fois les mains : « Saint Prêtre, lui dit-il, laissez-vous toucher de pitié ; je vous en conjure par les astres des cieux, par les divinités infernales, par les élémens qui composent l’univers, par le silence de la nuit (57), par le sanctuaire du temple de Coptos (58), par les accroissemens du Nil (59), par les mystères de Memphis (60), et par les sistres de Pharos (61), rendez l’usage du jour pour quelques instans à ce corps privé de vie, et répandez un peu de lumière dans ces yeux fermés pour jamais. Ce n’est point pour nous opposer aux loix de la nature, ni pour refuser à la terre ce qui lui appartient, que nous demandons qu’il puisse vivre un peu de temps ; mais pour avoir la consolation de venger sa mort ».

Le prophête rendu favorable par cette conjuration, appliqua par trois fois (62) une certaine herbe (63) sur la bouche du défunt, et en mit une autre sur sa poitrine : ensuite tourné vers l’Orient, et faisant tout bas une prière au Soleil, tout le peuple resta dans une attention extraordinaire, à la vue d’un spectacle si digne de respect, et dans l’attente d’un si grand miracle. Je me fourre dans la presse, et je monte sur une grande pierre qui se trouva derrière le cercueil, d’où je regardois curieusement tout ce qui se passoit. Déjà la poitrine du mort commence à s’enfler, le mouvement du pouls se fait sentir, et tout le corps se remplit d’esprits. Enfin le cadavre se lève, et le jeune homme profère ces mots : « Pourquoi, je vous prie, me rappellez-vous aux devoirs d’une vie qui doit finir dans un moment, après que j’ai bu des eaux du fleuve Léthé, et que je me suis baigné dans les marais du Stix ? Cessez, je vous en conjure, cessez et laissez-moi jouir de mon repos (64) ».

Après que cette voix fut sortie de ce corps, le prophête paroissant plus ému, « que ne révèles-tu, lui dit-il, devant tout le peuple le secret et les particularités de ta mort ? Crois-tu que je n’aie pas le pouvoir par mes enchantemens, d’appeler à mon aide les Furies, et de te faire souffrir de nouveaux tourmens ». Alors le corps jette ses regards sur tout le peuple, et lui adresse ces paroles en gémissant : « J’ai reçu la mort par les détestables artifices de la femme que je venois d’épouser, et périssant par le breuvage empoisonné qu’elle m’a fait prendre, j’ai quitté la place de mon lit à son adultère ».

Aussi-tôt cette brave femme s’arme d’audace, et d’un esprit capable des crimes les plus noirs, résiste en face à son mari, et nie effrontément ce qu’il avance. Le peuple s’échauffe, les opinions sont différentes ; les uns disent qu’il faut dans le moment enterrer cette méchante femme toute vive avec son mari ; les autres, qu’il ne faut pas ajouter foi à ce que peut dire un mort. Mais le jeune homme ôta tout sujet de contestation, par ce qu’il dit ensuite ; car, poussant des soupirs encore plus profonds : « Je vous donnerai, dit-il, des moyens clairs comme le jour, de connoître la pure vérité, et je vous apprendrai des choses que personne ne sait que moi. Car, pendant que ce très-soigneux gardien de mon corps, continua-t-il, en me montrant du doigt, me veilloit avec toute l’exactitude possible, de vieilles enchanteresses cherchant à avoir quelques morceaux de mon visage, après avoir envain plusieurs fois changé de forme, et ne pouvant tromper sa vigilance, elles l’entourèrent d’un nuage assoupissant, qui l’ensevelit dans un profond sommeil ; ensuite elles ne cessèrent point de m’appeller par mon nom, tant qu’enfin mon corps et mes membres froids commençoient peu-à-peu d’obéir aux enchantemens de l’art magique. Mais celui-ci, comme vivant encore, et n’étant privé de la vie que par le sommeil, se lève croyant que c’étoit lui qu’on appeloit, parce qu’il porte le même nom que moi ; et comme le fantôme d’un homme mort, il se met à marcher du côté de la porte, quoiqu’elle fût fermée bien exactement. Ces Sorcières ne laissèrent pas de lui couper le nez et les oreilles par un trou ; ainsi il m’a sauvé l’un et l’autre à ses dépens ; et afin que la tromperie fût complète, elles lui appliquèrent fort proprement des oreilles de cire au lieu des siennes, et un nez de même matière, tout semblable à celui qu’elles venoient de lui couper ; et certainement ce pauvre homme que vous voyez-là a bien gagné son argent, non pour m’avoir soigneusement gardé, mais pour avoir été mutilé comme il est ».

Tout épouvanté de ce discours, j’en voulus savoir la vérité ; et me touchant le nez, il tombe dans ma main ; je tâte mes oreilles, elles tombent pareillement. Alors voyant que tout le monde me montroit au doigt, et me regardoit en se moquant de moi, je me sauvai au travers de la foule, tout trempé d’une sueur froide. Je n’ai pas voulu retourner à mon pays ainsi défiguré, et n’étant plus qu’un sujet de raillerie ; mais avec mes cheveux abattus de côté et d’autre, je couvre le défaut de mes oreilles ; et, pour mon nez, j’en cache la difformité avec ce linge que j’y ai collé le plus proprement que j’ai pu.

Sitôt que Téléphron eut achevé son histoire, tous les conviés qui étoient échauffés de vin, recommencèrent à éclater de rire, et comme ils demandoient encore du vin pour boire des santés (65), Birrhene m’adressa la parole : C’est demain, dit-elle, le jour de la fête et solemnité de la fondation de cette ville. Nous sommes les seuls d’entre tous les peuples du monde, qui, par des cérémonies joyeuses et divertissantes, nous rendons le dieu Ris propice et favorable (66). Votre présence rendra la fête plus charmante, et je souhaite de tout mon cœur que vous inventiez quelque galanterie plaisante pour l’offrir à une si grande divinité, et pour l’honorer encore davantage. Avec plaisir, Madame, lui dis-je, et je voudrois bien trouver quelque sujet de divertissement digne de la fête, et même de la présence d’un si grand Dieu.

Ensuite mon valet m’étant venu avertir que la nuit étoit fort avancée, comme j’avois un peu de vin dans la tête, aussi bien que lui, je me lève de table sans différer davantage ; et ayant pris congé de Birrhene, je m’en retourne d’un pas chancelant chez Milon. Mais, en traversant la première place que nous rencontrâmes, le vent éteignit la lumière qui servoit à nous conduire ; de manière que nous trouvant tout d’un coup dans les ténèbres d’une nuit très-obscure, nous eûmes toutes les peines du monde à regagner notre demeure, fort fatigués et les pieds tout meurtris par les pierres que nous avions rencontrées en chemin.

En entrant dans notre rue, nous voyons trois grands coquins qui viennent frapper à notre porte de toute leur force, sans que notre présence leur fît la moindre peur ; il sembloit au contraire qu’ils redoublassent leurs coups, dans le dessein de nous braver ; de manière que nous ne doutâmes point, et moi particulièrement, que ce ne fussent des voleurs, et même des plus déterminés. Aussi-tôt je tire mon épée, que j’avois apportée sous mon manteau, pour me défendre en pareilles rencontres ; et sans balancer un moment, je me jette au milieu de ces brigands, et l’enfonce bien avant dans le corps de chacun d’eux à mesure qu’ils se présentoient devant moi, jusqu’à ce qu’enfin percés de plusieurs grands coups d’épée, ils tombent morts à mes pieds. Fotis, que le bruit de ce combat avoit réveillée, s’en vint toute hors d’haleine ouvrir la porte. Je me jette dedans tout en sueur, et vais me mettre au lit, aussi fatigué d’avoir combattu ces trois voleurs, que le fut Hercule après la défaite du triple Gerion (67).


Fin du second Livre.