Les Métamorphoses (Apulée)/Traduction Bastien, 1787/I/Extrait du dictionnaire de Moréry


EXTRAIT
DU DICTIONNAIRE
DE MORÉRY.


Apulée (Lucius Saturantius Apuleius), philosophe Platonicien, natif de Madaure, ville d’Afrique, vivoit dans le iie siècle, sous l’empire d’Antonin et de Marc Aurèle. Il étoit fils de Thésée, homme de naissance, et de Salvia, parente de Plutarque[1] et du philosophe Sentus. Après avoir étudié à Carthage, il alla à Athènes où il s’attacha à la doctrine de Platon ; et ensuite à Rome, où ayant goûté la jurisprudence, il devint célèbre avocat ; mais la philosophie avoit tant de charmes pour lui, qu’il la préféra à l’étude du droit. Il épousa une riche veuve nommée Pudentilla, qui étoit d’Oëa, ville que nos géographes modernes croient être Tripoli. Sicilius Æmilianus accusa Apulée, devant Claudius Maximus, proconsul d’Afrique, d’avoir fait mourir Pontianus, fils de Pudentilla, et de s’être servi de charmes magiques pour se faire aimer de cette dame. Apulée se défendit devant le proconsul, par une apologie que nous avons encore, et que S. Augustin appelle un discours très-éloquent et très-fleuri. Quoique, dans ce discours, il se lave du soupçon de magie, comme d’un crime, il paroît cependant d’ailleurs qu’il étoit grand magicien ; les Payens au moins l’ont tenu pour tel, et même quelques-uns ont osé comparer ses prétendus miracles à ceux de J.C. Il écrivit divers autres ouvrages, dont nous avons perdu une partie, que nous trouvons cités par différens auteurs. Ceux qui nous restent, sont les Métamorphoses ou l’Ane d’or, dont nous allons parler ; Liber de Mundo, de Dogmatâ Platonis, sive de Philosophiâ, Libri III. 1°. de Philosophiâ naturali, 2°. de Philosophiâ morali, 3°. de Syllogismo cathegorico, de Deo Socratis, liber ; Florida ; Apologia. Jean de Wouver a donné une édition des Œuvres d’Apulée. S. Augustin, lib. 8 de Civitate Dei, cap. 12. et 19. Photius, cod. 129. Scriverius, in Vitâ et edit. Apuleii. Saumaise, Scalig. Vossius, &c.

L’explication que M. Warburton donne de la Métamorphose de ce philosophe, nous a paru assez singulière pour en donner ici l’extrait. Attaché au paganisme jusqu’à la superstition, Apulée avoit été initié dans les mystères de presque tous les Dieux ; et dans quelques-uns, il en avoit rempli les fonctions les plus importantes : il le dit lui-même dans son Apologie, devant le proconsul d’Afrique. Il y parle aussi d’un discours sur la majesté d’Esculape, peu de jours après son arrivée à Oëa ; et l’on conjecture que ce discours étoit une invective contre le christianisme, ce qui étoit fort d’usage alors.

L’animosité commune à toute la secte d’Apulée contre le christianisme, et la superstition qui lui étoit particulière, furent soutenues et fortifiées par des motifs personnels. Il avoit épousé une riche veuve, contre le gré des parens de son premier mari, qui tachèrent de faire rompre son mariage, en l’accusant d’avoir suborné l’amour de cette femme par le moyen de la magie : il en fut accusé juridiquement devant le proconsul d’Afrique, par Licinius Emilianus, beau-frère de sa femme.

M. Warburton prétend que cet Emilianus étoit chrétien ; et les preuves ou les conjectures qu’il en apporte, tirées du caractère qu’Apulée donne lui-même d’Emilianus, paroissent plus que plausibles. Ainsi, conclut-il, l’aversion du philosophe contre son accusateur a dû contribuer à augmenter ses préventions contre les chrétiens, et son zèle pour le paganisme ; et c’est ce zèle qui lui a fait enfanter sa Métamorphose, qui n’est autre chose, selon l’auteur Anglois, qu’un traité ingénieux, écrit pour montrer l’utilité des mystères, et en recommander la pratique. Il est évident que cet ouvrage n’a été fait que depuis son accusation, puisque ses ennemis n’en ont fait aucun usage pour seconder leur attaque, et qu’ils avoient pu y trouver des traits favorables à leur dessein. Il faut se rappeller que les anciens regardoient l’initiation aux mystères, comme la délivrance d’un état de mort ou de vie, de brutalité ou de misère, et comme le commencement d’une vie nouvelle, d’une vie de vertu, de raison et de bon sens. C’est précisément par-là qu’Apulée s’est proposé de rendre les mystères recommandables. A examiner avec attention les particularités de son ouvrage, on reconnoît qu’il est écrit avec beaucoup d’art et de délicatesse, et que rien n’étoit plus propre que la fable dont il a fait choix pour répondre à son but. Le fondement de l’allégorie que présente cette fable est un conte Milésien, espèce de badinage qui étoit alors à la mode. L’usage qu’en fit Apulée fut de déguiser, sous l’appas du plaisir, des instructions sérieuses et utiles. Lucien a abrégé la même fable que le philosophe de Madaure a paraphrasée : et originairement elle n’est ni de l’un ni de l’autre ; elle est d’un certain Lucius de Patras, qui raconta lui-même sa métamorphose en âne, et ses aventures sous cette forme. C’est sur ce conte fameux et populaire qu’Apulée a construit son ouvrage ; la métamorphose qui en est la base convenant extrêmement à son sujet, puisque cette supposition est du ressort de la métempsycose, une des doctrines fondamentales des mystères.

Lucius commence son histoire par se représenter lui-même sous la forme d’un jeune homme qui a un amour immodéré pour les plaisirs, et une curiosité égale pour les arts de la magie. Les extravagances où ses passions l’entraînèrent, le métamorphosèrent bientôt en bête brute. Par ce début, Apulée insinue que la brutalité accompagne le vice, comme une punition qui en est inséparable ; et se conformant aux idées populaires, il représente ce châtiment sous celle d’une métamorphose réelle. En faisant intervenir la passion du jeune homme pour la magie, comme une des causes de sa métamorphose, il se justifie personnellement, et justifie en même-temps tous les mystères de l’accusation de magie ; puisqu’il paroît que celle-ci, loin d’être innocente, est accompagnée de châtimens les plus sévères ; et que, loin d’être soutenue par les mystères, ceux-ci étoient seuls capables de remédier aux suites que cet art attiroit à ceux qui l’exerçoient. Lucius, ou l’auteur, s’étant représenté réduit par ses vices à un état de brutalité, expose en détail les misères de cette condition ; il fait le récit de ses aventures, et raconte comment il est successivement tombé sous l’empire de toutes les passions et de tous les vices. Et, comme l’objet principal de cette pièce est de faire voir que la religion pure, c’est-à-dire celle que l’auteur estimoit telle, étoit le seul remède aux vices de l’homme, de crainte qu’on n’abusât de ce principe, il a soin d’avertir que l’attachement à une religion superstitieuse et corrompue, ne sert qu’à plonger ceux qui la suivent dans des misères encore plus grandes ; ce qu’il confirme par l’histoire de ce qui lui est arrivé avec les prêtres de Cybèle, qui étoient des mandians. Il raconte leurs infâmies dans le viiie et le ixe livre ; leurs mystères corrompus servent de contraste aux rits d’Isis, que l’auteur vante comme épurés, et dont la description et l’éloge finissent le récit de la fable.

Se plongeant de plus en plus dans la débauche, Lucius prêt à commettre tout ce qu’il y a de plus abominable, sent sa nature se révolter ; il abhorre l’idée du crime qu’il a projetté ; il s’échappe de ses gardiens ; il court vers le rivage de la mer ; et là, dans la solitude, il commence à refléchir sérieusement sur l’état dont il est déchu, et sur celui où il est métamorphosé. La vue de son état l’oblige d’avoir recours aux cieux. L’éclat de la lune, et le silence de la nuit secondent les efforts de la religion sur son ame, et en augmentent les impressions : il se purifie sept fois de la manière prescrite par Pythagore ; il adresse ensuite sa prière à la Lune ou à Isis, l’invoquant par ses différens noms de Cérès Eleusienne, de Vénus céleste, de Diane et de Proserpine. Un doux sommeil assoupit ses sens : Isis lui apparoît en songe ; elle se montre à lui par une lumière éblouissante, semblable à celle qui, dans les mystères, représentoit l’image apparente de la divinité ; et le discours qu’elle lui tient répond exactement à l’idée que l’on y donnoit de la nature de Dieu, en quoi consistoit le grand secret de ces cérémonies sacrées. Elle lui apprend ensuite les moyens dont il se doit servir pour sa guérison. On célébroit le jour suivant une fête en son honneur, et il devoit y avoir une procession de ses adorateurs. Elle lui apprend donc que le prêtre qui devoit la conduire, tiendroit en ses mains une guirlande de roses qui auroient la vertu de lui rendre sa première forme ; mais, comme il est fort difficile de rompre l’habitude du vice, elle lui dit : ne craignez point qu’il y ait rien de difficile dans ce que je vous prescris ; car, dès que je viens à votre secours, et que je me présente à vous, j’ordonne au ministre sacré d’exécuter ce qui est nécessaire pour cette fin. Par où elle insinue ce que l’on enseignoit dans les mystères, que le secours du ciel étoit toujours prêt à seconder les efforts de ceux qui s’adonnoient à la vertu. Pour reconnoître la faveur qu’elle lui accorde, elle exige qu’il lui consacre tout le reste de sa vie : elle lui promet une vie heureuse et glorieuse en ce monde, et qu’après elle le recevra dans les champs élisées. C’étoit aussi ce que l’on exigeoit des initiés, et ce qu’on leur promettoit. Lucius se trouve alors confirmé dans la résolution d’embrasser une vie vertueuse. La procession en l’honneur d’Isis commence ; le prêtre conduit les initiés, une guirlande de roses entre les mains. Lucius s’approche, dévore les roses, et, suivant la promesse de la Déesse, il reprend la forme humaine. Cette guirlande représente celle dont les initiés étoient couronnés, et la vertu des roses figure celle des mystères. Dès qu’il a recouvré la forme humaine, comme il se trouvoit nud, le prêtre le couvre d’une toile. C’étoit l’usage de donner à ceux qui aspiroient à l’initiation, une robe faite de lin. Le prêtre dit ensuite à Lucius : après avoir essuyé beaucoup de travaux, de vicissitudes, de tempêtes, vous êtes enfin arrivé au port de la paix, et à l’autel de la miséricorde. La naissance, les dignités, la science vous ont été inutiles ; entraîné par vos passions, vous avez remporté le prix fatal d’une malheureuse curiosité ; mais la fortune aveugle, après vous avoir conduit dans les plus dangereux écueils, vous a engagé par l’indiscrétion de ses propres excès, à embrasser ces usages religieux. Qu’elle sévisse à présent, qu’elle exhale toutes ses fureurs, qu’elle cherche d’autre sujet pour exercer ses cruautés, l’infortune ne peut se faire sentir à ceux dont la majesté de notre Déesse s’est approprié les services.... Prenez un visage riant, convenable à la blancheur des habits dont vous êtes revêtu. Accompagnez d’un pas nouveau la pompe de la déesse Isis, source de salut. Que les impies ouvrent les yeux, qu’ils voient et reconnoissent leur erreur. Dégagé de ses anciennes peines, Lucius triomphe de sa fortune par la providence de la grande Isis.

Ce passage développe le sens de l’allégorie, en montre la morale, et prouve le but de l’ouvrage d’Apulée. Le prêtre prend occasion des bienfaits que Lucius a reçus, pour l’inviter à entrer dans les mystères d’Isis : en conséquence il est initié, et la description qu’Apulée donne de cette cérémonie, est précisément celle qui s’observoit à l’initiation. Celle-ci étant finie, Lucius adresse sa prière à Isis dans des termes qui répondent au grand secret des mystères, lequel on exigeoit des initiés. Après cela, l’auteur, conformément à ses sentimens et à sa pratique, recommande la multiplicité des initiations.

L’examen de toutes ces circonstances ne permet pas de douter, conclut M. Watburton, que le véritable dessein d’Apulée n’ait été de recommander l’initiation aux mystères, en opposition à la religion chrétienne qui s’introduisoit par-tout. La catastrophe de la pièce, l’onzième livre entier ne roule que sur ce sujet, qui se trouve traité avec toute la gravité et le sérieux que l’on pouvoit attendre d’un auteur sincère et rempli de la plus grande superstition. Voyez les dissertations sur l’union de la religion, de la morale et de la politique, tirées d’un ouvrage (anglois) de M. Warburton, et mis en françois par M. Silhouette, tom. I, Dissertation VII.

  1. On trouve une superbe édition et très-exacte des Ouvrages de cet Auteur, à Paris, chez J. Fr. Baſtien.