Les Mésaventures de John Nicholson/VIII



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John ne sut jamais clairement où il avait couru d’abord ; et il se passa longtemps avant qu’il se retrouvât sur la route près du Lodge de Ravelston, appuyé contre le mur, ses poumons haletant comme des soufflets, ses jambes lourdes comme du plomb, l’esprit possédé d’un seul désir, se coucher par terre et n’être pas vu.

Il se rappela l’épais taillis qui entourait le bassin, la mare de la carrière, un endroit peu fréquenté, où il pourrait trouver sûrement un asile jusqu’à la tombée de la nuit.

Il descendit le sentier ; et quand il fut là,… Dieu ! il avait oublié le froid qu’il faisait. La mare était chargée de jeunes patineurs et le taillis, qui l’entourait, dégorgeait de spectateurs.

Lui-même il regarda un instant.

Une jeune fille, grande et gracieuse, patinait avec un jeune homme, la main dans la main. Elle portait sur lui des yeux brillants de joie, peut-être trop ouvertement ; et ce fut étrange avec quelle colère John la regarda !

Il s’en arrêta dans sa course. Il en demeura là, comme un vagabond mortifié, prêt à lui tendre le poing et à cracher sa bile sur l’heure. Du moins le pensa-t-il.

Le moment d’après, son cœur saigna pour la jeune fille.

«  Pauvre créature, elle ne sait rien, soupira-t-il. Qu’elle se réjouisse pendant qu’elle le peut encore ! »

Quand Flora lui souriait autrefois sur l’étang de Braid, aurait-elle pu jeter un regard aussi détaché et aussi cruel à un spectateur affligé ?

La pensée d’une carrière en suggéra une autre à ses esprits glacés, et il s’éloigna lourdement vers Craigleith.

Le vent s’était levé, soufflant du nord-ouest.

Il était terriblement froid et brûlait comme du feu, lui picotant les phalanges des doigts.

Il flagellait les nuages, les nuages pâles, rapides, tumultueux, qui tachaient le ciel et projetaient de l’ombre sur la terre.

John gravit en rampant, au milieu des tas de décombres, plantés de coudriers, qui entourent l’ouverture de la carrière, et se coucha découragé sur les pierres.

Le vent rasait la terre.

Les pierres étaient coupantes et glacées.

Les noisetiers défeuillés gémissaient autour de lui sous la bise et bientôt la température de cet après-midi se mit à l’unisson avec ces étranges et tristes accords qui annoncent de la neige.

La douleur et la fatigue endurées se transformèrent dans les membres de John en une impatience déchirante et un désir aveugle de changer de place.

Maintenant il voulait rouler dans son affreux repaire, et il lui plaisait de se sentir raboté par les pierres de silex.

Il aurait voulu se glisser au bord du trou immense et y plonger le regard jusqu’à en avoir le vertige.

Il vit les spirales de la route qui descendait, les rochers escarpés en étage, où les buissons s’accrochaient, le poudroiement des festons de neige et, tout en bas sur le sol, la grue à vapeur qui semblait minuscule.

Sans doute, c’était là le moyen d’en finir.

Mais cela ne frappa pas son imagination.

Et soudainement il s’aperçut qu’il avait faim. Oui, même au milieu des tortures du froid, même au milieu des glaces du désespoir, un désir immense, désespéré de prendre de la nourriture, quoi que ce fût, commença à s’éveiller en lui et à le talonner.

S’il engageait sa montre ?

Mais non, un jour de Noël — car c’était le jour de Noël ! — les maisons de gages étaient fermées.

S’il allait à l’auberge qui voisine Blackhall, et offrait sa montre d’une valeur de dix livres, en paiement d’un repas de pain et de fromage ? Le défaut de rapport entre la dépense et le paiement était trop évident.

Les braves gens, ou bien le mettraient à la porte, ou le feraient conduire à la police.

Il retourna ses poches les unes après les autres : quelques billets de tram de San Francisco, un cigare, pas d’allumettes, le passe-partout de la maison de son père, un mouchoir de poche, avec un soupçon de parfum : mais pas d’argent et rien dont on pût faire de l’argent.

Il n’avait plus qu’à mourir de faim ; et après tout, qu’importait ?

C’était une porte de sortie.

John rampa parmi les buissons, tandis que le vent jouait autour de lui comme une mèche de fouet.

Ses habits lui semblaient minces comme du papier.

Ses phalanges le brûlaient, sa peau se figeait sur ses os.

Il eut la vision d’une piste à bestiaux, sur des hauteurs, en Californie, et vit le lit d’un torrent desséché avec un étang vaseux près duquel des vaqueras campaient.

Un soleil splendide brillait sur tout.

Un feu de joie énorme flambait.

Les quartiers de vache brunissaient et fumaient embrochés dans des baguettes de bois.

Comme il faisait chaud ! Comme était savoureux le fumet de la viande saignante !

John se rappela de nouveau ses malheurs multiples.

Il se terrait et se vautrait dans le sentiment de sa disgrâce et de sa honte.

Puis, il entrait au restaurant Frank, dans la Montgomery Street, à San Francisco. Il commandait une terrine de ragoût et des côtelettes de venaison, dont il était immodérément friand, et comme il attendait assis, Munroë, le brave garçon, lui apportait un punch au whisky.

Il voyait les fraises flotter dans les coupes délectables.

Il entendait la glace se crevasser autour des fraises.

Et puis, il s’éveilla de nouveau à son destin odieux et se retrouva assis en boule dans un trou venté de carrière abandonnée, l’obscurité épaisse autour de lui tandis que de minces flocons de neige voltigeaient de-ci, de-là comme des papillotes et que le frémissement violent de son corps lui faisait claquer les dents comme dans un hoquet.

Nous n’avons vu John que dans les circonstances les plus orageuses de sa vie.

Nous l’avons vu abandonné, désespéré, éprouvé, en dehors de ses facultés moyennes, de son moi ordinaire, joyeux, régulier, non prodigue ; nous n’avons rien vu et ce sera peut-être une surprise pour le lecteur d’apprendre qu’il était très soigneux de sa santé.

Sa préoccupation favorite s’éveillait maintenant en lui.

S’il restait là assis et y mourait de froid, il aurait gagné bien peu de chose.

Plutôt la cellule de la police et les risques d’un procès que la certitude misérable de la mort, sur le bord d’un fossé, avant l’aurore prochaine, ou la mort, un peu plus tard, dans la salle éclairée au gaz d’un hôpital.

Il se leva sur ses jambes endolories et tituba de-ci, de-là parmi les monticules de décombres qui entouraient l’ouverture bâillante de la carrière.

Peut-être s’imagina-t-il errer ainsi, car l’obscurité était déjà si opaque et la neige s’épaississait tellement qu’il se mouvait comme un aveugle, et avec des appréhensions d’aveugle.

Enfin, il escalada une palissade, pensant sauter de là sur la route et au lieu de cela il se retrouva titubant au milieu des sillons durs comme fer d’une terre labourée sans fin, grande, semblait-il, comme tout un comté.

Puis, il s’enfonça dans un bois, se butant aux jeunes arbres ; et, ensuite, il aperçut une maison dont les nombreuses fenêtres étaient éclairées.

Des équipages de Noël attendaient à la porte et des cochers de Noël étaient déjà encapuchonnés de neige.

Loin de ces rayons de joie humaine, John fuyait comme Caïn.

Il voyageait dans la nuit, sans pilote, insouciant du lieu où il allait.

Il tombait, se couchait, se relevait et repartait plus loin et enfin, comme changement de scène, il se trouva dans les artères éclairées de la ville, regardant un réverbère qui avait déjà coiffé de côté un bonnet de neige.

Il se produisit alors une bourrasque ; et pendant qu’il restait à regarder le réverbère, ses pieds s’enterrèrent dans la neige fondue.

Il se rappela un fait semblable du passé, un réverbère couronné et casqué de neige du côté du vent, la bise qui poussait son cri endeuillé et lui-même qui contemplait ce spectacle, comme à présent ; mais le froid avait impressionné trop cruellement ses esprits et il manqua de mémoire pour fixer la date et la suite de ses souvenirs.

Son second moment de conscience se produisit sur le pont du Doyen ; mais qu’il fût le John Nicholson d’une banque dans une rue de Californie, ou quelque autre ancien John, employé dans le bureau de son père, il l’avait complètement oublié.

L’instant d’après, il introduisit son passe-partout dans le trou de la serrure de la maison de son père.

Des heures devaient être passées.

Qu’il eût rampé sur les pierres froides ou erré à travers les champs dans la neige, c’était plus qu’il ne pouvait dire ; mais des heures étaient passées.

L’aiguille de l’horloge du hall approchait de minuit.

Un faible jet de gaz répandait des ombres, et la porte de la chambre de derrière, la chambre de son père, était ouverte et laissait passer une lumière chaude.

À une heure si tardive, tout cela était étrange.

Les lumières auraient dû être éteintes, les portes fermées à clef, les braves gens couchés.

Il s’étonnait de cette singularité, en s’appuyant sur la table, et il s’étonnait d’être là lui-même ; et il s’émut et sa faim s’accrut à l’air chaud de la maison.

L’horloge donna son premier signal.

Dans cinq minutes, le jour de Noël serait parmi les jours du passé.

Noël !… quel Noël !

Eh bien ! il était inutile d’attendre.

Il était entré dans la maison, sans savoir comment.

Si on le mettait à la porte de nouveau, il valait mieux que ce soit fait tout de suite ; et il se dirigea vers la porte de la chambre du fond et entra.

Oh ! mais, alors il était fou, comme il le croyait depuis longtemps.

Dans la chambre de son père, à minuit, le feu pétillait et le gaz brillait.

Les papiers, les papiers sacrés qu’il était criminel de toucher, avaient tous été enlevés de dessus la table et empilés sur le plancher.

Une nappe était tendue et un souper était servi sur la table de travail et sur la chaise de son père une femme, habillée comme une nonne, était assise et mangeait.

À son apparition au seuil de la porte, la nonne se leva, poussa un long cri et resta la à le fixer.

C’était une femme grande, forte, calme, avec quelque chose de masculin, les traits portant une empreinte de courage et de bon sens ; et comme John la regardait fixement, une faible ressemblance s’esquissa dans sa mémoire, comme lorsqu’un air de musique nous hante sans que nous puissions nous le rappeler.

— Eh quoi ! c’est John ! cria la nonne.

— J’oserais dire que je suis fou, dit John, plagiant inconsciemment le roi Lear ; ma parole, je crois que vous êtes Flora.

— Naturellement, je la suis ! répliqua-t-elle.

«  Et cependant ce n’est pas Flora du tout, pensa John ; Flora était mince et timide et de couleur changeante. Elle avait les yeux tendres. Flora avait-elle à ce point l’accent d’Édimbourg ? »

Mais il n’exprima aucune de ces réflexions, ce qui fut peut-être aussi bien.

Ce qu’il dit fut :

— Alors, pourquoi êtes-vous religieuse ?

— Quelle plaisanterie ! repartit Flora. Je suis une garde-malade ; je soigne ici votre sœur, qui, entre nous, n’a rien de bien grave… Mais ce n’est pas là la question. Le point est celui-ci. Comment êtes-vous venu ici ? Et n’êtes-vous pas honteux de vous montrer ?

— Flora, dit John, d’un voix sépulcrale, je n’ai rien mangé depuis trois jours, rien bu. Enfin, je ne sais pas le jour qu’il est ; mais je sens que je meurs de faim.

— Pauvre garçon ! cria-t-elle. Venez ici, asseyez-vous et prenez mon souper ; je dois justement monter là-haut voir ma malade, mais je ne doute pas qu’elle soit presque endormie, car Maria est une malade imaginaire.

Sur ce spécimen de français, non de Stratford-atte-Bowe, mais d’une pension de perfectionnement de la Moray-Place, elle laissa John seul dans le sanctuaire de son père.

Il se précipita aussitôt sur les mets.

Il est à supposer que Flora avait trouvé sa malade éveillée et avait été retenue par quelques menus soins, car John eut le temps d’avaler tout ce qu’il y avait à manger, et non seulement de vider le pot de thé mais de l’emplir de nouveau en puisant à la bouillotte qui chantait sur le feu de son père.

Là-dessus, il resta envahi de torpeur, heureux et troublé.

Il avait presque oublié ses malheurs ; et son esprit considérait, non sans regret, ce retour peu sentimental à son ancien amour.

Il était occupé de ces pensées, quand l’active jeune fille rentra sans bruit.

— Avez-vous mangé ? dit-elle… Alors racontez-moi toute votre histoire.

Ce fut un long et pitoyable récit mais Flora l’écouta sans desserrer les lèvres.

Elle ne s’arrêta pas à ces questions sur la destinée humaine qui ont, de temps en temps, retardé la course de ma plume, car les femmes, comme elle, ne sont pas des philosophes, et ne voient que le concret, et des femmes, comme elle, sont très dures pour l’homme imparfait.

— Très bien, dit-elle quand il eut fini, mettez-vous à genoux à présent et demandez pardon à Dieu.

Et le grand bébé tomba à genoux et fit comme elle ordonnait ; et ce ne fut pas le pire ! mais tandis qu’il demandait pardon avec assez de cœur au nom des principes généraux, son esprit réfléchissait et se demandait si, peut-être, d’un autre côté, il ne méritait pas des éloges.

Et quand il se releva de cet exercice bienséant, il jeta un regard de doute sur son ancienne bien-aimée et, alors, prenant courage, exprima sa protestation.

— Je dois vous dire, Flora, que dans toute cette affaire, je ne puis voir qu’une faute légère de ma part.

— Si vous aviez écrit chez vous, répliqua la jeune fille, tout cela ne serait pas arrivé. Si vous étiez allé à Murrayfield à jeûn, vous ne vous y seriez pas endormi, et le pire ne serait pas arrivé. D’ailleurs, toute l’affaire remonte à des années. Vous êtes tombé dans le désordre, et quand votre père, cet homme honnête, vous en témoigna son mécontentement, vous fûtes en proie à un accès d’humeur ou effrayé, et vous prîtes la fuite pour éviter le châtiment. Eh bien ! vous avez suivi votre propre voie, John, et je ne suppose pas que vous l’aimiez.

— Je m’imagine parfois que je ne suis guère meilleur qu’un fou, soupira John.

— Mon cher John, dit-elle… pas beaucoup plus, en effet.

Il la regarda fixement et baissa les yeux.

Une certaine colère montait en lui..

C’était la Flora qu’il désavouait.

Elle était dure ; elle ne rougissait pas ; elle avait les manières calmes d’une personne mûre, point décorative, simple dans ses paroles, simple dans sa tenue — il était près de dire : simple de visage.

Et cette personne, ainsi changée, s’appelait du même nom que la jeune fille d’autrefois, créature aux teintes nuancées, caressante, qui riait souvent aux éclats, qui poussait des soupirs nombreux et qui lui jetait des regards tendres, à la dérobée.

Et pour comble de misère, elle prenait un air de supériorité avec lui, ce qui (selon la remarque juste de John) était intervertir les rôles naturels à leur sexe.

Il bronza son cœur contre cette garde-malade.

— Et comment êtes-vous ici ? demanda-t-il.

Elle lui raconta comment elle avait soigné son vieux père durant sa longue maladie et comment, restée seule du fait de sa mort, elle avait entrepris de soigner les autres, en partie par habitude, en partie pour être utile à quelque chose en ce monde, en partie, cela se pouvait aussi, pour se distraire.

— On ne discute pas des goûts, conclut-elle.

Elle lui dit comment elle fut généreusement reçue dans la maison de vieux amis, quand elle fut dans le besoin ; et comment elle y était bienvenue, d’abord en qualité de vieille connaissance, et ensuite de garde-malade expérimentée, à qui les médecins confiaient les cas les plus graves.

— Et, à la vérité, c’est une comédie que ma présence ici pour la pauvre Maria, continua-t-elle… mais votre père prend sa souffrance à cœur, et je ne pouvais pas lui refuser sans cesse de venir. Nous sommes de grands amis, votre père et moi. Il a été si bienveillant pour moi il y a bien longtemps, il y a dix ans.

Un frémissement étrange agita le cœur de John.

Tout ce temps-là il n’avait pensé qu’à lui.

Pendant tout ce temps-là, pourquoi n’avait-il pas écrit à Flora ?

Avec un sentiment de tendre regret, il lui prit la main, et il la garda ainsi avec une crainte respectueuse et avec complaisance.

Une voix lui disait que c’était Flora, après tout. Une voix le lui disait si doucement et pourtant avec une vibration de voix qui chante.

— Et vous ne vous êtes jamais mariée ? dit-il.

— Non, John, je ne me suis jamais mariée, répliqua-t-elle.

L’horloge sonna deux heures et les rappela au sens du temps.

— Et maintenant, dit-elle, vous voilà restauré et réchauffé et j’ai entendu votre histoire… et il est grand temps d’appeler votre frère.

— Oh ! s’écria John, chancelant, pensez-vous que ce soit absolument nécessaire ?

— Ce n’est pas moi qui puis vous recevoir ici, je suis une étrangère, dit-elle. Vous avez donc envie de reprendre votre vagabondage. Je pensais que vous en aviez assez.

Il courba la tête sous la réprimande.

Elle le méprisait, réfléchit-il, quand il se rassit et qu’il fut seul.

C’est action monstrueuse de la part d’une femme que de mépriser un homme ; et le plus étrange de tout, c’est qu’elle semblait l’aimer. Son frère allait-il le mépriser aussi ? Son frère allait-il l’aimer ?

À ce moment-là son frère se présenta, sous la conduite de Flora, et, se tenant loin, à côté de l’entrée, regarda le héros de ce conte.

— C’est donc vous ? dit-il à la longue.

— Oui, Alick, c’est moi — c’est John, répliqua l’aîné, d’une voix faible.

— Et comment avez-vous fait pour venir ici ? demanda le cadet.

— Oh ! j’avais mon passe-partout, dit John.

— Le diable vous possédait, dit Alexander. Ah ! vous viviez dans un meilleur monde ! Fini les passe-partout maintenant !

— Ma foi, père leur avait toujours été contraire, soupira John.

Et la conversation tomba, et les deux frères se regardaient, l’air interrogateur, dans le silence.

— Eh bien ! que diantre allons-nous faire ? dit Alexander. Je suppose que, si les autorités ont vent de votre présence, vous serez arrêté !

— Cela dépend si elles ont trouvé le corps ou non, répliqua John. Et puis, il y a ce cocher, bien sûr !

— Oh ! le bel embarras que le corps ! dit Alexander. Je parle d’autre chose. C’est sérieux !

— Est-ce ce dont mon père m’a parlé ? demanda John. Je n’y ai rien compris…

— Votre vol à la banque en Californie, naturellement, répliqua Alexander.

Il était évident à lire sur le visage de Flora que c’était le premier mot qu’elle entendait de cette affaire ; plus évident encore, à lire dans les traits de John, qu’il était innocent.

— Moi ! s’écria-t-il. Moi, j’ai volé ma banque ! Mon Dieu ! Flora, c’est trop fort ; vous-même, vous le croyez !

— Que signifie cette dénégation ? demanda Alexander.

— Je n’ai jamais volé personne de ma vie, cria John, excepté mon père, si vous appelez cela un vol ; et je venais lui rapporter l’argent, mais il n’en a pas voulu.

— Voyons, John, dit son frère. Comprenons-nous bien sur ce point. Mac-Ewen est venu voir mon père. Il lui a dit qu’une banque, où vous travailliez à San Francisco, câblait en ce moment par tout l’univers habitable pour vous faire arrêter. D’où il était à supposer que vous aviez pris des milliers de livres, et il fut établi que vous aviez pris trois cents livres. Voilà ce qu’a affirmé Mac-Ewen. Je vous prie donc de peser votre réponse. Je dois vous dire aussi que notre père a payé les trois cents livres sur-le-champ.

Trois cents ? répéta John. Trois cents livres, voulez-vous dire ? Cela fait quinze cents dollars. Eh bien c’est Kirkman, lâcha-t-il. Dieu merci ! Je puis tout expliquer. Je les avais remis à Kirkman pour les verser à ma place, la nuit d’avant mon départ : quinze cents dollars et une lettre pour le directeur. Pourquoi suppose-t-on que j’aurais volé quinze cents dollars ? Je suis riche. J’ai ma fortune déposée dans une banque. C’est la plus sotte histoire que j’aie Jamais entendue. Il faut câbler les renseignements nécessaires au directeur. Kirkman a les quinze cents dollars ; il faut trouver Kirkman. C’était un employé de ma connaissance, et qui vivait péniblement, mais pour être juste envers lui, je ne pensais pas qu’il fût aussi bas que cela.

— Et qu’avez-vous à répondre à cela, Alick ? demanda Flora.

— Je dis que le câblogramme partira cette nuit ! s’écria énergiquement Alexander. Réponse payée, aussi. Si cela peut être écarté, et ma parole, je crois que cela peut l’être, nous pourrons de nouveau marcher la tête haute… Vous, John, écrivez-moi l’adresse du directeur de votre banque. Vous, Flora, vous pouvez faire coucher John dans mon lit, car je n’y coucherai pas plus longtemps cette nuit. Je cours à la poste et de là à High Street au sujet du cadavre. La police doit être prévenue, voyez-vous, et prévenue par John : moi, je puis leur raconter quelque histoire de mon invention sur mon frère, en le leur présentant comme un névrosé et ce qui s’ensuit. Et puis, je voulais vous dire, John… Avez-vous remarqué le nom sur le cab ? »

John donna le nom du cocher, que je supprime ici, puisque je ne puis vraiment recommander sa voiture.

«  Eh bien, résuma Alexander. Je vais les remettre tous à leur place avant mon retour et je paierai votre dette. De la sorte, avant le déjeuner, vous serez aussi net qu’à votre naissance. »

John murmura des remerciements inarticulés.

Il était ému plus qu’on ne saurait le dire, de voir son frère si énergique à le servir.

S’il ne sut exprimer ce qu’il sentait, il témoigna visiblement sa reconnaissance par son attitude ; et Alexander put la lire sur son visage et préféra cette expression muette.

— Mais voici autre chose, dit Alexander, les câblogrammes sont chers ; et, ma foi, vous vous souvenez assez de notre père pour deviner l’état de mes finances.

— L’ennui, dit John, c’est que j’ai toutes mes coupures dans cette bête de maison.

— Toutes vos quoi ? demanda Alexander.

— Coupures, argent, expliqua John. C’est une expression américaine. Je crains bien d’en avoir dépensé une ou deux.

— J’en ai, dit Flora. J’ai un billet de banque d’une livre, là-haut.

— Ma chère Flora, répliqua Alexander, une livre ne nous conduirait pas bien loin ; et d’ailleurs, c’est l’affaire de mon père, et je serais très surpris si ce n’est pas mon père qui paiera les frais de cette affaire.

— Je ne voudrais pas recourir à lui, maintenant. Je ne crois pas que cela soit sage, objecta Flora.

— Vous avez une idée très imparfaite de mes ressources, mais nulle idée de mon effronterie, répliqua Alexander, je vous prie de le remarquer.

Il écarta John de son chemin, choisit un énorme couteau parmi le service du souper, et avec une rapidité surprenante, éventra le tiroir de son père.

— Rien de plus aisé, quand on veut se donner la peine d’essayer, fit-il observer, en empochant l’argent.

— J’aurais bien voulu que vous ne fissiez pas cela, dit Flora. Vous n’en entendrez jamais la fin.

— Oh ! je n’en sais rien, répliqua le jeune homme, Notre père est humain, après tout… Et maintenant, John, exhibez-moi votre fameux passe-partout ! Allez vous mettre au lit et n’en bougez pas avant mon retour. On ne croira pas que c’est vous, si vous ne répondez pas, quand on frappera à la porte. Je ne réponds pas, moi, en général.


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