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En dépit des horreurs qu’il avait traversées ce jour-là et des rasades de thé qu’il avait prises la nuit, John dormit d’un sommeil d’enfant.

Il fut réveillé par la servante, frappant à la porte, comme il aurait pu l’être dix ans plus tôt.

Le lever du soleil d’hiver peignait l’est de rose ; et, comme la fenêtre donnait sur le derrière de la maison, il filtrait dans la chambre des couleurs étranges dues à la réfraction de la lumière.

Dehors, les toits des maisons étaient couverts de neige blanche ; et les jardins dormaient sous un manteau d’un pied d’épaisseur.

Les gazons étincelaient de givre.

Rien n’était devenu étrange pour John comme la neige, durant les années qu’il avait passées dans la baie de San Francisco.

Ce fut d’abord ce qui l’émut davantage.

C’était à la possession de la propre chambre de John qu’Alexander avait été promu.

Il y retrouvait donc la vieille tapisserie avec ses fleurs dessinées dans lesquelles une imagination féconde pouvait découvrir la physionomie de Skinny Jim, de l’Académie, l’ancienne école de John.

Il y trouvait encore le bahut à tiroirs ; les chaises, une, deux, trois — trois comme auparavant.

Seul le tapis était nouveau et aussi le désordre des habits, des livres et des instruments de dessin d’Alexander, ainsi qu’un crayon sur le mur, qui, aux yeux de John, apparut comme une merveille.

John reposait dans son lit, regardant autour de lui et rêvant, suspendu entre deux époques de sa vie, quand Alexander s’approcha de la porte et révéla sa présence par un chuchotement, John le fit entrer et sauta de nouveau dans le lit chaud.

— Eh bien ! John, dit Alexander, le câblogramme est envoyé à votre nom et vingt mots de réponse sont payés. J’ai été au bureau central des voitures et j’ai payé la vôtre. J’ai même vu le digne homme en personne et lui ai fait les excuses convenables. Il s’est très bien laissé apaiser et m’a communiqué sa conviction que vous étiez ivre. Là-dessus je suis monté frapper à la porte de Mac-Ewen et l’ai fait lever. Je lui ai expliqué l’affaire tandis qu’il grelottait assis dans sa robe de nuit. Avant cela, j’étais allé à High Street, où l’on n’a rien entendu dire relativement à votre cadavre, de sorte que j’incline à croire que vous l’avez rêvé.

— Tu me fais marcher ! dit John.

— Eh bien ! la police ne sait jamais rien, affirma Alexander. De toute façon ils ont envoyé un homme faire une perquisition et recouvrer votre pantalon et votre argent, de sorte que maintenant votre casier judiciaire est net ; et je ne vois qu’un lion sur votre chemin : notre père.

— Je vais être mis à la porte, encore, vous verrez, dit John avec tristesse.

— Je ne me l’imagine pas, répliqua l’autre, non, cela n’arrivera pas, si vous faites ce que Flora et moi avons combiné : vous allez vous habiller et ne pas perdre de temps… Votre montre va-t-elle juste ? Eh bien ! vous avez un quart d’heure. Cinq minutes avant la demie, vous devez être à table, à votre ancienne place, sous le portrait de l’oncle Duthie. Flora sera là pour vous donner une contenance ; et nous verrons ce que nous verrons.

— Ne serait-il pas plus sage pour moi de rester au lit ? dit John.

— Si vous avez l’intention de mener vos propres affaires, vous pouvez faire comme bon vous semble, répliqua Alexander, mais si vous n’êtes pas à votre place cinq minutes avant la demie, je me désintéresse de vous cette fois.

Et là-dessus, il partit.

Il avait parlé avec chaleur, mais le fait est que son cœur était quelque peu troublé.

Et quand il se pencha par-dessus la balustrade, pour guetter l’apparition de son père, il eut toute la peine du monde à se réconforter pour affronter la rencontre qui devait suivre.

«  S’il prend cela bien, j’aurai de la chance, réfléchissait-il. S’il le prend mal, eh bien ! ce sera un bâton dans les roues, un obstacle pour John, et peut-être tout sera pour le mieux… C’est un rude imbécile que mon frère, mais il semble être un brave garçon. »

À ce moment, une porte s’ouvrit en bas comme avec une certaine solennité et il vit M. Nicholson descendre posément les escaliers et passer dans son appartement.

Alexander le suivit, tremblant intérieurement, mais le visage impassible.

Il frappa, on l’autorisa à entrer et il trouva son père debout devant le tiroir forcé, qu’il indiquait du doigt en parlant.

— C’est une chose bien extraordinaire, dit-il. J’ai été volé !

— Je suis désolé que vous vous en aperceviez, remarqua le fils. La table a été si bêtement hachée !

— Vous êtes désolé que je m’en aperçoive ? répéta M. Nicholson. Je vous en prie, que voulez-vous dire ?

— Que je suis un voleur, monsieur, répliqua Alexander. J’ai pris tout l’argent au cas où les domestiques voleraient le reste et voici la monnaie et la note de mes dépenses. Vous étiez allé vous coucher, et je n’ai pas voulu prendre la liberté de frapper à votre porte ; mais quand vous aurez appris toutes les circonstances, je pense que vous me rendrez justice. Le fait est que j’ai des raisons de croire qu’on a fait une erreur épouvantable en ce qui concerne mon frère John. Le plus tôt que cette erreur sera mise en lumière, meilleur ce sera pour tout le monde. C’était une partie de cette affaire, monsieur — et je l’ai entreprise et j’ai décidé sous ma propre responsabilité — d’envoyer un télégramme à San Francisco. Grâce à ma célérité, nous aurons la réponse aujourd’hui. Il va apparaître certain, monsieur, qu’on a agi abominablement envers John.

— Quand ces faits ont-ils eu lieu ? demanda le père.

— La nuit dernière, monsieur, après que vous fûtes endormi, fut la réponse.

— Extraordinaire ! dit M. Nicholson. Voulez-vous dire que vous avez été dehors toute la nuit ?

— Toute la nuit, comme vous dites, monsieur. Je suis allé porter le télégramme, j’ai couru au poste de police et chez M. Mac-Ewen. Oh ! j’avais les mains pleines, dit Alexander.

— Très irrégulier, dit le père. Vous ne pensez qu’à vous…

— Je ne vois pas que j’aie beaucoup à gagner au retour de mon frère aîné, répliqua Alexander, avec malice.

La réponse plut au vieillard. Il sourit.

— Bien, bien. Je reviendrai ici après déjeuner, répliqua-t-il.

— Je suis fâché pour la table, dit le fils.

— La table, c’est peu de chose. Je n’y pense pas, dit le père.

— C’est un autre exemple, continua le fils, de l’incommodité qu’il y a pour un homme à ne disposer d’aucun argent. Si j’avais eu une somme à ma disposition, comme tant d’autres jeunes gens de mon âge, tout cela n’aurait pas été nécessaire.

— Une somme à votre disposition, répéta le père sur un ton sarcastique, car l’expression n’était pas nouvelle pour lui. Je ne vous ai jamais refusé d’argent pour un but avouable.

— Sans doute, sans doute, dit Alexander : mais vous voyez bien que vous n’êtes pas toujours là pour qu’on vous explique la chose… La nuit dernière, par exemple.

— Vous auriez pu m’éveiller la nuit dernière, interrompit le père.

— Est-ce que ce n’est pas une affaire semblable qui jeta John dans le désordre ? demanda le fils, éludant finement la réponse.

Mais le père n’était pas moins adroit.

— Je vous en prie, monsieur, comment êtes-vous entré et sorti de la maison ?

— J’avais oublié de fermer la porte à clef, vraisemblablement, répliqua Alexander.

— J’ai eu l’occasion de me plaindre souvent de cette négligence, dit M. Nicholson. Mais je ne comprends pas encore. Aviez-vous fait lever les domestiques ?

— Je me propose de vous donner tous ces détails après déjeuner, répliqua Alexander. C’est la demie et nous ne devons pas faire attendre Miss Mackenzie.

Et, avec une grande audace, il ouvrit la porte.

Alexander lui-même, qui, on doit s’en être aperçu, jouissait d’une liberté relative avec son père, Alexander lui-même n’avait jamais osé auparavant couper court à une conversation de cette manière cavalière.

Mais le fait est que l’importance même des délits de son fils intimidait le vieux gentleman.

Il était comme l’homme à la charrette de pommes, cela le dépassait.

Qu’Alexander ait pu forcer sa table, prendre son argent, passer la nuit dehors et reconnaître tout cela froidement, c’était quelque chose qui était inimaginable pour l’esprit philosophique de M. Nicholson et était au-delà de tout commentaire.

Le fait qu’Alexander avait rendu la monnaie, que le vieux gentleman tenait en main, avait été un trait d’impudence remarquable.

Ce geste lui avait porté un coup étourdissant.

Puis, c’était le rapport établi par Alexander entre ce fait et la fuite de John — un sujet qu’il avait toujours tenu voilé dans son esprit, car c’était un homme qui aimait à n’avoir commis aucune faute, et, quand il craignait d’en avoir fait une, il n’en parlait pas.

À la vue de ces surprises et de ces souvenirs, ainsi que de l’attitude calme et maître de soi de son fils, M. Nicholson commença à éprouver une appréhension maladive.

Il se sentait hors de son assiette.

S’il faisait ou disait quelque chose, il pourrait le regretter ensuite.

Le jeune homme, d’ailleurs, comme il l’avait indiqué de lui-même, jouait un rôle de générosité.

Et, s’il avait mal agi, il avait agi après tout pour un Nicholson — et cela le justifiait certainement.

Après ces considérations, tout éberlué qu’il fût d’être coupé net quand il posait des questions, le vieux gentleman se résigna, empocha la monnaie et suivit son fils dans la salle à manger.

Au cours de ces quelques pas, il fut une fois de plus révolté et une fois de plus, cette fois pour de bon, il laissa retomber ses bras.

La petite voix silencieuse de sa conscience l’avait informé authentiquement du fait nouveau qui se produisait : il avait peur d’Alexander.

Le fait étrange est qu’il trouvait du plaisir dans cet effroi.

Il était fier de son fils ; il pouvait être fier de lui ; le gars avait du caractère et de la fermeté et il savait ce qu’il faisait.

Il en était là de ses réflexions quand il tourna l’angle de la porte de la salle à manger.

Miss Mackenzie était à la place d’honneur, exorcisant avec un pot de thé et un flux de paroles et, attention ! il y avait une autre personne présente, un homme grand, corpulent, aux traits accentués, qui avait un air à son aise et respectable.

Il se leva de son siège et s’avança la main tendue.

— Bonjour, père, dit-il.

De la lutte des sentiments qui s’agitèrent dans le cœur sec de M. Nicholson, aucun signe ne transpira au-dehors ; et il ne demeura pas longtemps sans arrêter sa conduite.

Pourtant, dans cet intervalle, il eut le temps de passer en revue une foule d’hypothèses touchant tant au passé qu’à l’avenir.

Ou bien il était possible qu’il n’eût pas traité John avec une parfaite sagesse, ou bien que John fût innocent.

S’il chassait John de nouveau, comme son autorité outragée le lui suggérait, c’était peut-être susciter un scandale ; et s’il en venait à cette extrémité, il était encore possible qu’Alexander se révoltât.

— Hum ! fit M. Nicholson.

Et il plaça sa main molle et moite dans la main de John.

Et alors, dans un silence embarrassé, tous prirent leur place — et le journal — où chaque jour le vieux gentleman avait l’habitude de boire du chagrin en constatant le déclin de nos institutions —, même le journal, demeura non déplié à ses côtés.

Mais alors Flora vint à la rescousse.

Elle glissa dans le silence avec une habilité professionnelle cette demande : si John prenait toujours autant de sucre qu’autrefois.

Ce n’était que le premier pas vers la question brûlante du jour ; et, d’un ton un peu ému, elle fit des commentaires sur l’intervalle qui s’était écoulé depuis la dernière tasse de thé qu’elle avait faite pour le prodigue et le félicita de son retour.

Puis, s’adressant à M. Nicholson, elle le congratula d’une manière qui bravait sa mauvaise humeur et de là se lança dans le récit des mésaventures de John, non sans y faire quelques suppressions convenables.

Alexander se joignit graduellement à elle.

À eux deux, qu’il le voulût ou non, ils arrachèrent à John une parole ou deux.

Il les articula en tremblant tellement et d’un ton si éloquent, révélant un esprit si oppressé d’une crainte mortelle, que M. Nicholson se radoucit.

À la fin, il contribua à la conversation par une question et, avant la fin du repas, les quatre convives causaient avec assez de liberté.

La prière suivit, au grand étonnement des domestiques à la vue de ce nouveau venu qu’aucun d’eux n’avait fait entrer, et après les prières, l’heure sonna à l’horloge, qui était le signal du départ de M. Nicholson.

— John, dit-il, vous restez ici, naturellement. Prenez grand soin de ne pas énerver Maria, si Miss Mackenzie croit désirable que vous la voyiez. Alexander, je veux parler seul avec vous.

Et ensuite, quand ils furent seuls dans la chambre du fond :

— Vous n’avez pas besoin de venir au bureau aujourd’hui, dit-il ; vous pouvez rester ici et distraire votre frère. Je pense qu’il serait convenable de faire une visite à l’oncle Greig. Et à propos (ceci fut dit, osons le dire, avec une certaine timidité) je suis d’avis de vous accorder une pension régulière ; je vais consulter le docteur Durie, qui est homme du monde et a des fils, concernant le montant de cette allocation. Eh ! mon bel ami, vous pouvez vous croire en veine ! ajouta-t-il avec un sourire.

— Je vous remercie, dit Alexander.

Avant midi, un détective vint rendre à John son argent et apporter des nouvelles, tristes en vérité, mais peut-être les moins tristes possibles.

On avait trouvé Alan dans sa propre maison de la Terrasse du Régent, soigné par son majordome terrifié.

Il était presque fou et, au lieu de le conduire en prison, on le dirigea sur l’asile de Morningside.

L’homme assassiné, comme il apparut, était un tenancier expulsé qui avait poursuivi, une année auparavant, son ancien propriétaire d’insultes et de menaces.

À part cela, la cause et les détails de la tragédie furent ignorés.

Quand M. Nicholson rentra pour dîner, on lui mit en main une dépêche :

John V Nicholson. Randolph Crescent. Édimbourg. Kirkman est disparu. La police le recherche. Tout compris. Tranquillisez-vous. — Austin.

Après des explications, le vieux gentleman prit la clef de la cave et y choisit deux bouteilles de 1820.

L’oncle Greig dîna ce jour-là, la cousine Robina aussi, et, par un hasard singulier, M. Mac-Ewen ; et la présence de ces étrangers soulagea ce qui n’aurait pu être autrement que des rapports familiaux un peu tendus.

Avant leur départ, la famille était réunie une fois de plus dans une apparence d’unité.

À la fin d’avril, John conduisit Flora, ou, plus exactement, Flora conduisit John à l’autel, si l’on peut appeler autel ce qui n’était que le manteau de la cheminée du salon de M. Nicholson, avec le R. Docteur Durie placé sur le tapis du foyer, en qualité de célébrant de l’hyménée.

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Les dernières nouvelles que j’ai eues d’eux remontent à un récent voyage que je fis dans le Nord.

C’était à un dîner chez mon vieil ami Gellatly Mac-Bride.

Quand nous eûmes rejoint les dames, selon l’expression classique, j’eus l’occasion d’entendre Flora causer avec une autre femme mariée sur cette matière très discutée du tabac marital.

— Oh ! oui, dit-elle, je ne permets que quatre cigares par jour à M. Nicholson. Il en fume trois à un temps marqué, après le repas, vous savez, ma chère ; et le quatrième, il peut le fumer, si cela lui plaît, avec un ami.

«  Bravo ! pensai-je en moi-même. Voici la femme qui convenait à mon ami John. »


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