Les Mésaventures d’un peuple heureux/02

Les Mésaventures d’un peuple heureux
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 92 (p. 132-144).
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LES MÉSAVENTURES


D’UN PEUPLE HEUREUX




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Il serait inutile de se le dissimuler : au début de la guerre de 1870, les vœux du peuple anglais étaient favorables à la Prusse. Les Anglais sont généralement trop instruits des affaires publiques pour avoir admis sans conteste que l’empereur Napoléon III fût l’agresseur. En aucun pays de l’Europe, la politique cauteleuse de M. de Bismarck n’avait été jugée avec plus de sévérité pendant les années précédentes ; mais la révélation imprévue des anciens projets de l’empereur contre la Belgique produisit un effet déplorable, et puis il existait entre la Grande-Bretagne et la Prusse une amitié séculaire, basée sur des intérêts communs et sur l’absence de toute cause de rivalité. C’est à peine si depuis cent ans il y a eu deux ou trois années de mésintelligence entre ces deux états. De plus l’érection d’un grand empire militaire au centre du continent européen n’avait rien d’inquiétant pour une nation qui met sa confiance et son espoir dans les armemens maritimes. Résolu depuis longtemps à se désintéresser des affaires européennes, le gouvernement anglais était satisfait de sentir la Prusse devenir un contre-poids à la France, dont les rancunes mal éteintes et les instincts belliqueux causaient parfois quelques soucis. Lamentable exemple de l’imprévoyance humaine ! l’empire d’Allemagne existe depuis deux mois à peine, et déjà l’Angleterre éprouve de ce côté plus d’inquiétudes que la France ne lui en avait inspiré en cinquante ans.

« On n’a jamais vu un grand empire militaire fondé par la violence vivre en paix avec ses voisins, » écrivait mélancoliquement de Versailles le correspondant d’un journal anglais au moment où le roi de Bavière, plus humilié que ne le sera jamais la république française, offrait bon gré mal gré la couronne impériale à son allié de la veille, à son suzerain du lendemain. Le danger d’une Allemagne unie entre les griffes d’un gouvernement autoritaire se révèle déjà pour l’Angleterre non pas seulement dans les allures hautaines du comte de Bismarck, mais aussi dans les paroles inconsidérées des officiers allemands, auxquels il semble avec raison que la Grande-Bretagne, après la France, serait une conquête facile. Ici, comme pour les États-Unis et pour la Russie[1], il convient d’étudier les faits avant d’en tirer des conséquences.

Il y avait peu de jours que le prince Gortchakof avait lancé la circulaire par laquelle il dénonçait le traité de 1856, M. de Bismarck avait à peine eu le temps de faire connaître qu’il désapprouvait le procédé de la chancellerie russe, lorsque tout à coup il manifeste par sa conduite envers le grand-duché du Luxembourg un égal mépris des traités internationaux. Par une note en date du 3 décembre, il reproche au gouvernement luxembourgeois d’avoir violé plusieurs fois la neutralité en faveur de la France, et il termine en déclarant que le gouvernement du roi de Prusse ne se croira plus obligé de prendre en considération, dans les opérations des armées allemandes, la neutralité du grand-duché. Avant d’aller plus loin, il faut dire que les griefs imaginaires sur lesquels s’appuyait le chancelier de l’Allemagne du nord étaient les sympathies avouées de la population luxembourgeoise en faveur de la France, le ravitaillement de la forteresse de Thionville par les chemins de fer grand-ducaux, et surtout le rapatriement par le vice-consul français d’officiers et de soldats évadés après la capitulation de Metz. Bien entendu, M. de Bismarck ne faisait pas entrer en compensation que des détachemens de l’armée allemande avaient maintes fois franchi la frontière du grand-duché sans être arrêtés, et il ne considérait pas non plus comme une infraction à la neutralité de sa part le fait d’avoir retenu sur les chemins de fer allemands quantité de wagons appartenant aux lignes grand-ducales. M. de Bismarck a montré depuis longtemps ce que sont sa logique et sa sincérité ; mais il importe peu, dans le cas du Luxembourg, de savoir si les torts sont réels ou ne le sont pas, car la situation particulière que les traités ont faite à cette province donne en tout état de cause à la note du chancelier allemand un caractère agressif envers les autres puissances européennes. On va le voir par l’historique de ces traités, qu’il est indispensable d’analyser tout d’abord.

Le traité de 1839, auquel les cinq grandes puissances européennes prirent part, garantissait au roi de Hollande la possession du grand-duché du Luxembourg, mais en le maintenant dans la confédération germanique. La ville de Luxembourg, déclarée nécessaire à la sécurité de l’Allemagne, devait être occupée par une garnison prussienne. Lorsque la confédération fut détruite après Sadowa, tout le monde comprit que le grand-duché restait entre les mains du roi de Hollande, et cette fois libre de tout engagement. Ce pays a de vives affinités avec la France, quoique la population soit incontestablement allemande d’origine, le fait est bon à constater par ce temps de prétendues revendications nationales ; il se serait volontiers donné à nous. L’empereur Napoléon III négocia le transfert avec le roi de Hollande, qui y consentit ; mais, après des hésitations que la conduite actuelle de la Prusse explique mal aujourd’hui, cette puissance déclara s’opposer à la cession. L’affaire menaçait de s’envenimer, lorsque le cabinet anglais proposa de la discuter en congrès. Les plénipotentiaires de l’Europe, réunis à Londres, convinrent de laisser le grand-duché sous la souveraineté du roi de Hollande, à la condition que la Prusse cesserait d’y tenir garnison, que les fortifications seraient démantelées, et que le territoire luxembourgeois tout entier serait déclaré neutre. La France, l’Angleterre et les autres puissances se seraient contentées de cela. La Prusse voulut davantage ; elle exigea que cette neutralité fût garantie, comme l’est celle de la Belgique, par un engagement collectif de tous les contractans. On y consentit encore parce que personne n’y voyait de sérieux inconvéniens. Toutefois le plénipotentiaire anglais, lord Stanley, — aujourd’hui lord Derby, — déclara plus tard qu’il avait hésité longtemps à donner une garantie qui pouvait engager l’Angleterre dans une lutte à laquelle elle n’avait aucun intérêt. Le Luxembourg est éloigné de la mer ; c’est une province intérieure qu’il n’importe guère à la Grande-Bretagne de voir en la possession de la Hollande, de la Prusse ou de la France ; ce fut, paraît-il, par le simple désir d’éteindre une querelle d’où la guerre semblait sortir imminente que lord Stanley promit la garantie réclamée avec instance par M. de Bismarck. Il fallut s’expliquer là-dessus dans le parlement britannique. Les ministres de la reine déclarèrent à l’unisson dans l’une et l’autre chambre qu’il y avait lieu de distinguer entre la garantie promise à la Belgique par les anciens traités et celle accordée au Luxembourg par le traité de 1867. Pour la Belgique, la garantie était individuelle, en ce sens que la Grande-Bretagne, fût-elle seule, se sentait obligée à défendre la Belgique contre toute attaque extérieure, tandis que dans le cas du Luxembourg il n’y aurait lieu à intervention qu’autant que les autres puissances signataires seraient d’accord d’agir toutes ensemble. Ainsi la France et la Prusse étant en guerre et l’un de ces deux états menaçant le Luxembourg, la neutralité ne devait être couverte que par une action commune de la Russie, de l’Autriche et de l’Angleterre. Faute d’action commune, aucune des puissances garantes n’était tenue d’intervenir. Le duc d’Argyll jugea dès lors la situation d’un seul mot. Réduite à ces termes, dit-il à la chambre des lords, la garantie de neutralité accordée au grand-duché n’est qu’une « farce. » La France et la Prusse ne songèrent pas à réclamer contre cette façon commode d’interpréter la convention de 1867 ; mais nous ne sommes pas obligés de nous en tenir aujourd’hui à cette interprétation de fantaisie à laquelle le cabinet anglais eut recours pour se tirer d’affaire. Le traité de 1867 reste entier pour nous, avec le sens que les mots de garantie internationale ont eu de tout temps. Cela veut dire, n’en déplaise à lord Derby, que la Prusse, en violant les dispositions du traité de Londres, commet une offense envers chacune des puissances qui y ont pris part.

Tout le monde a compris ce que M. de Bismarck entendait faire au moyen de cette dénonciation de neutralité survenue à une époque où le Luxembourg est éloigné du théâtre de la guerre ; c’est une manière de préparer l’annexion du grand-duché. La population luxembourgeoise ne s’y est pas trompée un instant, elle a manifesté par des vœux unanimes son désir de rester soumise au roi de Hollande, ce qui n’empêchera pas le gouvernement prussien de poursuivre ses projets d’annexion, car il fait profession de peu s’inquiéter du suffrage populaire. On dit déjà qu’il impose au gouvernement grand-ducal une contribution de guerre de deux millions comme à un pays conquis, qu’il met garnison dans la citadelle imparfaitement détruite, et qu’il s’attribue l’exploitation des chemins de fer de la province. Si cela est vrai, ce n’est pas seulement la neutralité du grand-duché qui est violée, c’est son existence même comme état indépendant. Le roi de Hollande est dépossédé violemment d’une souveraineté que l’Europe assemblée lui avait garantie, et l’Angleterre, retranchée derrière son explication commode du traité de 1867, ne tentera pas un effort pour sauvegarder l’indépendance d’un état qui subsistait sous sa protection. Avis aux autres petits états qui vivent tranquilles et confians sous la promesse collective d’être traités en pays neutres par leurs redoutables voisins. Suisses, Hollandais, et vous aussi, Belges, soyez prévenus que l’Angleterre saura se délier par un détour des obligations qu’elle a contractées envers vous, si vous êtes menacés, et que son intérêt immédiat ne lui commande pas de vous venir en aide.

La déclaration adressée par M. de Bismarck au gouvernement luxembourgeois était donc, quoi qu’on en dise à Londres, un affront direct à l’Angleterre. En même temps des sentimens hostiles à la Grande-Bretagne étaient habilement répandus dans l’armée allemande. Officiers et soldats de l’armée d’invasion s’habituaient par degrés insensibles à traiter les Anglais comme des neutres malveillans. Il leur aurait été difficile d’expliquer ce qu’ils avaient à reprocher à leurs amis de la veille ; mais, à défaut de griefs véritables, ils s’en forgeaient d’imaginaires. Fidèle aux principes appliqués pendant les guerres précédentes, le cabinet anglais n’a mis aucune entrave au commerce des armes de guerre. Cependant il paraît certain que les manufactures anglaises n’ont fourni à la France qu’un très petit nombre de fusils, et qu’elles en ont expédié peut-être davantage à l’Allemagne par l’intermédiaire des autres pays neutres. Les États-Unis nous ont au contraire livré d’énormes quantités d’armes de guerre. Le comte de Bismarck n’a rien osé dire au gouvernement de Washington, qu’il estime être hors de ses atteintes et dont il aura peut-être besoin plus tard, tandis qu’il a poursuivi le cabinet anglais de ses réclamations. Quand les Allemands ramassent sur le champ de bataille des fusils nantis d’une marque exotique, ils se disent tous que c’est de provenance anglaise ; leur mauvaise humeur contre la Grande-Bretagne s’accroît d’autant, bien que cette marque soit la plupart du temps celle d’un fabricant transatlantique.

Ceux d’entre nous qui ont eu l’occasion de traverser la France pendant les tristes mois qui viennent de s’écouler auront rencontré une fois au moins des Anglais dans une gare de chemin de fer. C’était pitié de voir comme les préjugés populaires s’acharnaient après ces malheureux voyageurs, qui étaient tout au moins inoffensifs et le plus souvent même favorables à notre cause. Cependant cette injuste prévention s’excusait encore de notre part par l’excès de nos malheurs, qui nous portait à voir des ennemis dans tous les étrangers ; mais que des commandans prussiens aient maltraité des Anglais que le devoir ou la curiosité attirait dans les villes occupées, cela ne s’explique que par une brutalité native ou par une malveillance intéressée. C’est néanmoins ce que l’on a vu en maints endroits. Au mois de décembre, le commandant prussien d’Étampes faisait emprisonner pendant deux jours quatre officiers anglais, dont l’un, le capitaine Hozier, chargé d’une mission officielle au quartier-général du roi de Prusse.

Voici qui est plus grave. Dans les derniers jours de décembre, le général prussien von Gœben se trouvait en forces sur les bords de la Seine en aval de Rouen ; il voulait barrer le fleuve de façon à empêcher les canonnières françaises de remonter jusqu’à Rouen. Six navires de commerce sous pavillon anglais étaient à l’ancre entre Duclair et La Meilleraye. Le général s’en empara et les fit saborder en travers du courant, après les avoir, il est vrai, estimés suivant sa fantaisie et payés en bons de réquisition. L’un des matelots qui n’avait pas quitté son bord assez tôt fut blessé. Le pavillon neutre n’est-il donc plus sacré dans les eaux où l’état de blocus n’a pas été notifié ? M. Odo Russell était alors précisément au quartier-général de Versailles pour y porter au roi Guillaume les félicitations du gouvernement anglais à l’occasion du nouveau titre d’empereur que les souverains allemands n’osaient plus refuser au chef de leur confédération. Que va dire le représentant de la reine Victoria ? Il demande des explications catégoriques sur cette violation flagrante du droit des gens. La réponse de M. de Bismarck mérite d’être enregistrée. Il regrette sincèrement que les troupes allemandes aient été obligées de saisir des navires britanniques pour détourner un danger imminent ; il admet les réclamations pour indemnités. Quant à reconnaître que le général von Gœben est blâmable d’avoir enfreint les droits des neutres, il n’en est pas question. On paie la valeur des navires, mais on n’a pas un mot de reproche pour l’auteur de l’attentat. Le pavillon britannique n’a pas été respecté, c’est vrai ; une indemnité pécuniaire suffit à réparer le dommage.

Qui s’étonnera maintenant de ce que rapportait le Times, il y a peu de jours, qu’à Berlin, comme à Versailles, le sujet favori de conversation est l’invasion de l’Angleterre, les moyens de l’accomplir et les chances de réussite qu’elle présente ? Les Allemands ne sont qu’à moitié triomphans d’avoir battu les armées françaises : ils savent trop bien que le succès est dû pour une bonne part aux circonstances politiques, à la complicité morale d’un régime qui avait énervé le soldat autant que le citoyen ; mais franchir la Manche, envahir la Grande-Bretagne, ce que n’a pu faire Napoléon Ier au faîte de la puissance, voilà ce qui flatterait leur amour-propre national ! Après six mois de combats incessans, ils ne se demandent plus si la guerre contre l’Angleterre serait juste ou injuste, si l’agression contre une puissance amie serait motivée par un prétexte plausible. L’un des plus déplorables effets d’une longue guerre est d’émousser les notions élémentaires de droit et d’équité. La seule préoccupation est de savoir si l’invasion est possible et par quel mode elle s’effectuerait. Les Anglais possèdent une flotte magnifique qui est maîtresse de la mer, mais on a confiance dans l’habileté des généraux auxquels on obéit ; on se dit qu’ils ont rencontré en France des obstacles qui, pour être d’une autre nature, n’étaient pas moins effrayans, et qu’après tout la traversée du Pas-de-Calais est la seule difficulté à vaincre, car, une fois le détroit franchi, les troupes anglaises faibles, mal armées, ne méritent pas d’entrer en compte. On se dit enfin que les îles britanniques ont encore moins de fortifications que de soldats, que les comtés de Kent et d’Essex fourniraient de plantureuses réquisitions à une armée triomphante, que Londres n’est qu’à quatre jours de marche de la mer et regorge de richesses. Tels sont les rêves et les espérances que des chefs ambitieux suggèrent facilement à des soldats surexcités par six mois d’une lutte sans trêve ni merci. == IV. ==

La haine des États-Unis, le dédain de la Russie, l’ambition de la Prusse, voilà trois ennemis qui menacent de fondre sur la Grande-Bretagne à courte échéance. Quels alliés trouvera-t-elle au jour du danger ? Sera-ce la France qu’elle abandonne en ce moment, ou l’Autriche que la Prusse et la Russie observent de près, ou l’Italie pour laquelle elle n’a eu que des démonstrations stériles ? Assurément non ; ce sera donc la Turquie, ou l’Espagne, ou la Hollande. Autant dire qu’elle sera seule, isolée comme elle a voulu l’être. Et quelle armée a-t-elle à opposer à ses envahisseurs ? 50,000 hommes de troupes régulières avec 200 pièces de canon, 100,000 miliciens et 150,000 volontaires ! Que l’on songe que le prince Frédéric-Charles avait devant Orléans, le 4 décembre dernier, 90,000 hommes de troupes régulières et 400 pièces de canon ; ce n’était cependant qu’une seule des armées allemandes.

L’insuffisance des armemens a été en effet l’une des causes de la timidité du cabinet britannique depuis quatre mois. Ce n’a pas été la cause unique ; mais c’était assez pour confirmer les ministres de la reine dans une réserve qui convenait à leur tempérament. Pour bien se rendre compte de ce qui manque à l’armée anglaise, il convient de l’examiner sous les trois aspects du nombre, de l’armement et de l’administration, car ce sont là les trois élémens de la puissance d’une armée. En tant qu’administration d’abord, personne n’a oublié les mécomptes terribles qu’éprouvèrent nos alliés devant Sébastopol ; il serait téméraire d’affirmer que la leçon leur a été profitable. Leur nouvelle organisation est copiée sur les règlemens de notre intendance. Tout le monde dira qu’ils auraient pu mieux faire. Nos règlemens sont bons, parfaits même, si l’on veut, en temps de paix ; mais le plus routinier des administrateurs sait que l’on pourvoit aux besoins d’une armée en campagne avec de l’intelligence et du caractère, non avec des règlemens. Quant à l’armement, nos voisins en sont encore à se demander si leurs bouches à feu seront de bronze ou d’acier, si elles se chargeront par la gueule ou par la culasse. Ces questions, qui ont été successivement débattues depuis quinze ans par plusieurs comités d’hommes de l’art, ne sont pas encore tranchées. Après de coûteuses expériences et de longues discussions entre les systèmes Armstrong et Whitworth, le choix n’est pas arrêté, et par conséquent il n’y a pas en Angleterre d’artillerie capable de lutter contre celle des puissances rivales. En ce qui concerne les armes portatives, fantassins et cavaliers ont la carabine rayée d’Enfield, qui fut adoptée en 1853 et qui a été transformée depuis en arme se chargeant par la culasse. En réponse à une interpellation parlementaire, le secrétaire d’état de la guerre, M. Cardwell, avait déclaré dernièrement qu’il existait 300,000 de ces carabines en Angleterre ; mais après vérification fut reconnu que le ministre s’était trompé, et qu’il n’y en avait réellement que 248,000, le reste étant dispersé dans les dépendances coloniales de l’empire britannique. En aucun pays de l’Europe, la transformation de l’armement de l’infanterie n’a eu à lutter contre des préjugés plus obstinés. Les vieux généraux auxquels le war office accordait sa confiance soutenaient, comme ils l’ont fait partout, qu’un fusil à tir rapide est plus nuisible qu’utile sur le champ de bataille. Toutefois à l’automne de 1866 la décision était prise ; il ne restait plus qu’à déterminer le modèle de la nouvelle arme. Ce fut l’objet des études de diverses commissions qui s’accordèrent enfin à recommander un type qu’elles avaient longuement éprouvé. On pourrait croire que tout était dit, et qu’il ne restait plus qu’à fabriquer les fusils de ce modèle préféré ; néanmoins la fabrication n’est pas commencée. Il y en a à peine quelques milliers à l’essai. On continue d’acheter, pour compléter les approvisionnemens, l’ancienne carabine Enfield, que l’on a déclarée imparfaite.

Enfin le nombre des soldats n’a pas moins d’importance que leur armement et leur organisation. Pour mettre sur pied une armée régulière de 50,000 hommes, dont chacun avoue l’insuffisance, la Grande-Bretagne dépense des sommes si considérables qu’elle ne peut songer à quintupler ce nombre par les mêmes moyens ; le budget entier serait loin d’y suffire. La milice est une réserve efficace, à laquelle on confierait la défense du territoire, si les besoins de la guerre obligeaient de transporter l’armée régulière au dehors ; mais milice et armée régulière ne font que 150,000 hommes, ce qui ne peut se comparer aux immenses armées de l’Europe. Si les miliciens peuvent être assimilés à nos gardes mobiles, les volontaires valent à peine nos gardes nationaux, sédentaires, avec cette différence capitale que le service militaire n’est pas obligatoire pour eux, et qu’ils se font rayer des contrôles dès que les exercices que l’on en exige requièrent plus de temps qu’il ne leur convient d’en donner à la patrie. En somme, le chiffre total est trop faible et ne s’accroîtrait que par des mesures coercitives qui ont un double inconvénient : elles répugnent au caractère national, et l’on ne sait pas au juste ce qu’elles doivent être pour devenir sérieusement efficaces. La Grande-Bretagne en est encore à l’ancien système, qui comportait des troupes peu nombreuses, uniquement composées d’hommes voués à la carrière des armes. Elle aimait à retrouver dans cette organisation militaire l’un des principes de son industrie, la division du travail. Pour bien faire une chose, se disait-on, il faut s’en occuper exclusivement. Il y a désavantage à être tout à la fois soldat et ouvrier de manufacture ou cultivateur. Par malheur, il n’est plus permis, en présence de ce qui se passe sur le continent, d’appliquer à l’art de la guerre ce principe de l’art industriel. Le soldat-citoyen est devenu partout une réalité. Les Anglais se demandent comment ils satisferont à cette nécessité du temps. Pour eux, la question se pose ; elle est loin d’être résolue.

Ce sera là, on n’en peut douter, la plus grave préoccupation de la session parlementaire qui vient de s’ouvrir. Ce devrait être en ce moment le plus important sujet d’étude du ministère. Cependant, à voir quels principes l’inspirent et de quels élémens il est composé, on peut douter que les hommes d’état auxquels la Grande-Bretagne a confié ses destinées accordent à cette question gigantesque l’attention qu’elle mérite. C’est qu’on ne peut demander aux hommes les plus éminens d’avoir toutes les aptitudes, pas plus que l’on ne peut forcer les terrains les plus fertiles à produire tous les fruits. Si l’on veut comprendre ce que sont les ministres de la reine, il faut se reporter au tableau séduisant de la prospérité de l’Angleterre que nous tracions il y a quinze jours. Sous quels auspices fut élue, il y a deux ans, la chambre des communes ? Que demandait-on au gouvernement ? Pacifier l’Irlande par des concessions aux cultes dissidens, développer l’initiative des colonies, étendre le commerce et l’industrie de la nation, surtout restreindre les charges publiques, par conséquent réduire les armemens et au dehors dégager la Grande-Bretagne de toute immixtion compromettante dans les affaires européennes. Nul n’était plus propre que M. Gladstone à réaliser ce programme pacifique. Aujourd’hui qu’il s’agit de constituer une armée nationale sur de nouvelles bases et de prendre une attitude vigoureuse à l’égard des puissances, que peut faire cet homme d’état, qui a laissé entendre tant de fois que la Grande-Bretagne ne doit se mêler que de ses propres affaires, et que l’armée n’est qu’une source de dépenses sans compensation ? M. Bright, l’éloquent organe de l’école de Manchester, l’apôtre de la paix à tout prix, s’est retiré du ministère ; mais il est bien connu que cette détermination lui a été imposée par des raisons de santé et non par un dissentiment d’opinion avec ses collègues. Deux autres membres du cabinet, M. Lowe, chancelier de l’échiquier, et M. Bruce, secrétaire de l’intérieur, se sont réjouis en public des défaites de la France. M. Cardwell, secrétaire du war office, s’est compromis devant le parlement en montrant qu’il ne sait pas même combien il y a de fusils dans les arsenaux ; est-ce à cet administrateur, quelque laborieux qu’on le dise, que le pays confiera la tâche immense de préparer la défense nationale ? Le ministre de la marine donnait plus de satisfaction à l’opinion publique ; par malheur, voici qu’aux premiers gros temps de l’hiver, un vaisseau cuirassé de nouvelle construction, le Captain, sombre corps et biens en pleine mer à son premier voyage d’essai. Ce ne fut pas alors parce que le Captain avait coûté 8 ou 10 millions de francs, ni même parce que cinq cents marins trouvaient la mort dans cette douloureuse catastrophe, que le mécontentement public se fit entendre ; ce fut parce qu’un si grand échec était de nature à faire douter que les autres bâtimens de la flotte eussent toutes les qualités nautiques et militaires que les déclarations officielles se plaisaient à leur attribuer. Le sinistre du Captain est un événement dont M. Childers, le ministre de la marine, aura peine à se disculper. Que reste-t-il donc pour donner du relief au cabinet britannique en ce temps d’effroi ? Assurément ce n’est pas lord Granville, dont les dépêches diplomatiques ne semblent avoir d’autre but que de remettre les difficultés au lendemain, et qui d’ailleurs, a montré plus d’entêtement que de perspicacité dans ses démêlés avec la Nouvelle-Zélande, alors qu’il était ministre des colonies.

On ne peut imaginer rien de plus embarrassé que les phrases du discours de la reine relatives à cette question capitale de l’organisation militaire. « Les leçons de l’expérience que nous donne la guerre actuelle sont nombreuses et importantes. Le temps me paraît opportun pour mettre ces leçons à profit en faisant des efforts plus accentués que jusqu’ici pour réaliser des progrès pratiques. En y travaillant, vous ne perdrez pas de vue les traits distinctifs de la situation de notre pays, qui sont si favorables à la liberté et à la sûreté de la population. » Quels sont donc ces traits distinctifs de l’Angleterre ? Les ministres de la reine ont-ils entendu désigner par là, comme M. Gladstone dans l’article de la Revue d’Edimbourg déjà cité, le ruban de mer qui sépare les îles britanniques du continent ? Mais non, dans la pensée des hommes d’état qui gouvernent la Grande-Bretagne, le trait distinctif est l’horreur qu’inspire à nos voisins le service militaire obligatoire, l’impôt du sang. Les ministres désespèrent, on le sent, de faire accepter une telle charge à leur pays. Si les renseignemens qui nous arrivent sont exacts, le projet de M. Cardwell n’est pas en effet la réforme radicale que l’on attendait : suppression de la vénalité des grades, augmentation de la milice, reconstitution des approvisionnemens, tels seraient les caractères principaux de la nouvelle loi militaire destinée à rendre à l’Angleterre le rang qu’elle aurait dû toujours occuper dans le monde. Qui voudra croire que c’est suffisant ?

Ainsi M. Gladstone et ses amis ne représentent plus l’opinion du jour, c’est incontestable, car ce sont des ministres de paix et non des ministres de guerre. L’honneur et la sécurité de la Grande-Bretagne n’ont jamais tenu qu’une place secondaire dans leurs préoccupations. L’enthousiasme qu’ils inspiraient en arrivant aux affaires s’est évanoui ; la froideur est venue, sinon encore l’hostilité, Est-ce à dire que le parlement va leur faire voir qu’il est temps de céder la place à des hommes d’état plus soucieux de la dignité britannique ? Nous le voudrions, persuadés que la France n’aurait pas de plus ferme appui dans la crise actuelle qu’un gouvernement qui représenterait avec vérité cette noble nation ; mais nous ne devons pas encore espérer cela. Un parlement est moins prompt qu’une nation à reconnaître ses erreurs, et le parlement issu des élections qui furent le triomphe de M. Gladstone et de ses amis satisfera son orgueil en disant que la Grande-Bretagne est « la première des puissances défensives. » Ombre stérile d’une influence évanouie ! L’un de nos hommes d’état les plus fins avait bien raison de dire aux Anglais après la capitulation de Sedan : « Nous serons battus, mais c’est vous qui serez humiliés. »

Il serait banal d’étudier l’histoire, même l’histoire des événemens contemporains, si l’on n’avait l’intention d’en tirer une morale, un enseignement. Il ne nous semble pas difficile de déduire la morale que nous enseigne la situation critique de la Grande-Bretagne à l’époque présente. Nous avons vu chez nous des politiques de fantaisie se croire de sages novateurs, parce qu’ils prêchaient des doctrines singulières de nationalité qui devaient remanier la carte de l’Europe ; on comprend maintenant la fausseté de ces doctrines prétendues historiques, qui ont le passé en leur faveur, mais le présent contre elles, et qui tournent en définitive à notre détriment. En Angleterre, les chambres et les ministères ont adopté la politique égoïste, l’abstention, la paix à tout prix. Les plus hardis, comme M. John Stuart Mill, ont été jusqu’à soutenir que les traités internationaux sont invalides par essence quand ils imposent une diminution de souveraineté, et que la Russie a parfaitement raison de répudier les stipulations onéreuses de 1856. En somme, à quoi tout cela aboutit-il ? La France est écrasée pour avoir revendiqué ses frontières rhénanes. L’Angleterre s’efface du conseil européen parce qu’elle a compté que la paix serait éternelle, et qu’il se trouve que la guerre est imminente. Revenons-en donc, et ce ne sera que sagesse, à la doctrine si longtemps et si injustement bafouée de l’équilibre européen. Celle-là du moins n’a pas fait couler le sang ni entassé des ruines. Ce sera plus tard la punition de M. de Bismarck d’avoir adopté, sans en oublier une, toutes ces funestes théories modernes, d’avoir enseigné le dogme des nationalités à propos de l’Alsace et de la Lorraine, le mépris des traités à l’égard du grand-duché du Luxembourg, et la politique d’abstention envers les nations auxquelles il ne fait pas la guerre.

Pourquoi faut-il que notre pauvre humanité se laisse éternellement guider par des chimères ? L’erreur de ceux qui gouvernaient la France depuis dix-huit ans fut de prétendre à la suprématie militaire universelle. L’erreur de l’Angleterre a été de sacrifier le souci de sa défense à l’amour de la paix. L’erreur de l’Allemagne est en ce moment de ravager l’Europe au profit des théories du pangermanisme et d’unité nationale. Et que de sophismes les Allemands n’ont-ils pas entassés à l’appui de cette erreur qu’ils déploreront quelque jour ! Au sortir des tripots de Bade et de Hombourg, ils déclament contre l’immoralité française. Sans cesser de se dire gens pieux et doux, ils brûlent les villages de sang-froid et fusillent les francs-tireurs prisonniers. Ils ont commencé la guerre sous prétexte de se défendre contre l’invasion française, ils l’ont continuée après Sedan par esprit de conquête, et ils l’achèvent en déclarant qu’il leur faut défiler sur les boulevards de Paris par gloriole militaire. Ils sont la nation en armes, comme les Huns le furent jadis. M. de Bismarck l’a dit, et ses paroles sont l’évangile moderne : « ce n’est ni par des discours ni par des votes que l’on améliorera la condition sociale et politique de l’Allemagne, c’est par le fer et par le sang. »

Quant à nous, qui avons horreur du fer et du sang et qui ne croyons pas à la puissance civilisatrice de la guerre, si nous nous consolons par une confiance virile dans les ressources de la France, quelque émus que nous soyons par les malheurs de la patrie, nous nous inquiétons des menaces qui vont peser indéfiniment sur l’Europe. Il nous paraît hors de doute que l’Allemagne, qui a brillé par ses savans, par ses poètes, par son industrie, au temps où l’existence de nombreuses capitales favorisait tous les essors, l’Allemagne, centralisée par le despotisme militaire, se réveillera de ce mauvais rêve d’une unité fantastique ; mais en attendant elle se dispose à introduire dans les destinées de l’Europe une question française, comme il y a eu déjà une question polonaise, une question d’Italie, comme il y a encore une question d’Orient. L’empereur Guillaume, M. de Moltke et M. de Bismarck sont à eux trois la monnaie d’un Napoléon Ier ; ils ont pour levier ce que n’a pas eu ce conquérant, une nation façonnée depuis longtemps au service et à la discipline militaires. Quel plus bel instrument de conquête que le royaume de Prusse, monarchie belliqueuse dont chaque province fut acquise par une bataille, dont chaque citoyen est soldat, dont chaque soldat est une machine obéissante ! Si nous en sommes victimes, les Allemands en sont dupes. Ils ont cru travailler pour l’ Allemagne entière ; en résumé, c’est au profit de la Prusse seule que tourne la guerre de 1870-71, aussi bien que celle de 1866. L’Alsace et le Luxembourg, gouvernés par des fonctionnaires prussiens, occupés par des armées prussiennes, seront le moyen de prendre en flanc les états du sud le jour où ils deviendraient récalcitrans au joug impérial. C’est le roi de Prusse qui recueille les honneurs, et ce sont ses alliés qui perdent leurs prérogatives souveraines. Peu importe après cela que les rois de Bavière, de Wurtemberg et de Saxe aient droit de contrôle sur la politique étrangère de l’empire. M. de Bismarck nous a fait voir par l’affaire du Luxembourg qu’il sait transformer en grave offense un simple péché véniel. D’ailleurs le pangermanisme est un prétexte dont l’efficacité n’est pas près d’être épuisée ; la nécessité de la défense nationale en est un autre qui n’a presque pas servi. Tout ce qui a parlé allemand à une époque quelconque de l’histoire, tout ce qui a fait partie de l’empire romain du moyen âge, tout ce qui a été peuplé jadis par les Teutons, tout cela peut être réclamé au même titre que l’Alsace et la Lorraine. Le Rhin est un fleuve allemand, dira-t-on aux Suisses et aux Hollandais ; il est juste que le territoire qu’il arrose dépende de l’Allemagne depuis les glaciers des Alpes jusqu’à la mer. La défense nationale de l’Allemagne exige qu’elle ait une marine et des ports de mer, dira-t-on à la Belgique et au Danemark ; donnez-nous le littoral de la Mer du Nord. Ces revendications, on le comprend, n’ont que des limites vagues, parce qu’elles n’ont que des causes mal définies. Une telle politique aurait dû être combattue dès le début, ce que l’Angleterre n’a pas osé faire. Au lieu de dénoncer avec vigueur l’ambition démesurée de la Prusse, le ministère britannique n’a songé qu’à organiser ce qu’il a appelé la ligue des neutres. Soi-disant pour localiser la lutte, il a contraint par son attitude l’Autriche, la Hollande, les états Scandinaves à rester tranquilles spectateurs d’une guerre atroce. Rien ne pouvait être plus favorable au vainqueur et plus fatal au vaincu que cette indifférence calculée dont les dépêches de M. de Chaudordy ont éloquemment signalé les funestes conséquences. Enfin le mal est fait, l’Angleterre nous a abandonnés dans le malheur. En attendant que cette grande nation se réveille et redevienne notre alliée fidèle, comme ses traditions, ses intérêts et la justice lui en faisaient un devoir, c’est à nous qu’il appartient, malgré nos désastres, d’organiser la ligue de défense, c’est à nous de dire aux Belges et aux Suisses, aux Hollandais et aux Danois, et même aux Russes et aux Autrichiens, qui possèdent, eux aussi, des provinces allemandes : La paix n’est qu’une trêve ; soyons en garde contre l’ennemi commun !

H. Blerzy.
  1. Voyez la Revue du 15 février.