Les Mésaventures d’un peuple heureux/01

LES MÉSAVENTURES


D’UN PEUPLE HEUREUX




Heureuse Angleterre ! s’écriait en guise d’épilogue l’auteur d’un écrit fort remarqué sur la guerre actuelle que publiait l’Edinburgh Review au mois d’octobre 1870. Heureuse Angleterre ! répétaient en chœur, il y a peu de mois, presque tous les organes de l’opinion publique au-delà de la Manche. Heureuse Angleterre, qui ne subit pas, comme la France, la honte et les douleurs d’une invasion, et qui n’a pas même, comme la Prusse, à pourvoir aux pesantes nécessités d’une lutte victorieuse ! Et si les hommes d’état de la Grande-Bretagne attribuaient ce grand bonheur à ce que leur pays, dans sa sagesse, n’avait ni territoire à revendiquer ni principe à faire prévaloir en Europe, on rencontrait parfois un partisan de doctrines récentes prêt à dire : — Heureuse Angleterre, qui ne fait plus la guerre ni pour des faits ni pour des principes !

Mais depuis quatre mois cette politique égoïste a été, de l’aveu des Anglais eux-mêmes, la source d’amères déceptions ; il y a plus, elle commence à mettre la Grande-Bretagne en péril. Lord Palmerston, s’il était encore de ce monde, hésiterait à répéter sa maxime favorite, que les plus graves intérêts de l’Angleterre sont au Canada, dans l’Inde, en Australie, en Chine, et non plus en Europe. Ces quatre mois en effet ont été fertiles en incidens où l’honneur et la prospérité de nos amis d’outre-Manche ont reçu de rudes atteintes. Plus d’une fois les paraphrases ingénieuses du langage diplomatique ont réussi tout juste à voiler des affronts directs. Cependant l’Anglais est fier, jaloux de son honneur et encore plus de ses droits. Comment ne s’arrache-t-il pas en ce moment, par une réaction violente, à une situation qui blesse son orgueil et compromet son intérêt ? C’est que, nous essaierons de le montrer, la politique d’abstention qu’il a pratiquée pendant quinze ans n’est pas de celles que l’on répudie du jour au lendemain. En eût-elle la volonté, la Grande-Bretagne n’aurait pas la force de reprendre aujourd’hui dans les conseils européens la part prépondérante qui lui revient à juste titre.

L’écrit anonyme dont nous parlions en commençant est, dit-on, l’œuvre de M. Gladstone. Ce serait alors, sous une forme moins suspecte et plus littéraire, une de ces œuvres de louange officielle dont une triste expérience nous apprend à nous défier. Après avoir été pendant une année et plus le chef du gouvernement, M. Gladstone ne peut avouer que son pays soit moins heureux maintenant qu’à la fin de 1868. Or, il y a treize ou quatorze mois, à l’époque où cet illustre homme d’état devenait premier ministre avec l’appui d’une majorité compacte et nombreuse, comme on en voit rarement sous le régime parlementaire, l’Angleterre avait tous les bonheurs, nous en convenons bien volontiers. À l’intérieur, le libre jeu des institutions aplanissait toutes les difficultés. Il y en a une preuve bien éloquente, quoique peu remarquée : depuis longtemps, le ministre de l’intérieur, home department, a été, sauf une ou deux exceptions, l’un des membres les plus insignifians du cabinet. La réforme parlementaire était venue à point pour calmer les agitations ouvrières, et c’était justice qu’elle y eût réussi, car elle était plus encore une promesse pour l’avenir qu’un gage pour le présent. L’industrie était prospère, le commerce florissant. Le chancelier de l’échiquier annonçait triomphalement chaque année une réduction simultanée de l’impôt et de la dette publique. À l’extérieur, l’Europe était calme. Le gouvernement anglais affectait de ne s’intéresser qu’à deux questions, la neutralité de la Belgique et le maintien de l’empire ottoman. Or Anvers et Constantinople n’étaient que tout juste assez menacées pour que l’Angleterre se crût obligée de conserver une faible armée de terre. Encore les esprits froidement calculateurs, — il y en a bon nombre dans les îles britanniques, — déclaraient-ils cette armée trop onéreuse, et le secrétaire du war office s’ingéniait à réduire chaque année le budget de son ministère. Le parlement l’encourageait dans cette voie d’économies exagérées.

Hors d’Europe, la guerre d’Abyssinie avait été l’une de ces fantaisies coûteuses, mais non sans gloire ni profit, que peuvent se payer de temps en temps les peuples riches ; elle avait eu pour conséquence de consolider l’influence anglaise en Orient. L’Inde était tranquille, en voie de se transformer par les canaux, les routes et les chemins de fer. En Chine, l’accord entre la race blanche et la race jaune semblait durable ; on s’attendait si peu à la recrudescence d’animosité dont les derniers paquebots nous ont apporté les douloureux récits, que l’ambassadeur de sa majesté chinoise était reçu avec autant d’égards à Londres que les ambassadeurs des nations civilisées, concession étrange en faveur d’un potentat qui, dans ses audiences officielles, traitait le représentant de l’Angleterre sur le même pied que celui des Thibétains, ses vassaux. Les possessions anglaises de l’Amérique du Nord venaient de s’unir dans le Dominion of Canada avec de chaleureuses protestations d’attachement à la couronne britannique. Les colonies de l’Océan austral n’étaient ni moins loyales ni moins tranquilles que le Canada. Un dissentiment, il est vrai, s’était élevé entre la Nouvelle-Zélande et la mère-patrie à propos d’une garnison de troupes métropolitaines que les colons voulaient conserver sans en payer la dépense ; mais ce dissentiment avait été en définitive une occasion de bien poser en principe qu’une colonie n’est digne de se régir elle-même qu’à la condition de se suffire. Le devoir imposé aux établissemens lointains de s’armer et de se défendre par leurs propres ressources rendait possible une nouvelle réduction de l’armée, nouvelle source d’économies que le chancelier de l’échiquier se gardait de négliger. Dans ce ciel sans nuages de l’horizon britannique, l’œil le plus attentif ne pouvait discerner qu’un léger brouillard, d’où il n’était guère probable que la tempête pût sortir. Les États-Unis s’obstinaient à réclamer la réparation qu’ils se croyaient due pour de prétendues faveurs illicites que la Grande-Bretagne aurait accordées aux confédérés pendant la guerre de sécession. Les élémens de cette affaire assez complexe ont été exposés dans la Revue (1er et 15 septembre 1870). Le gouvernement de Washington paraissait peu pressé de terminer cette contestation, et les Anglais avaient quelque espoir que le temps éteindrait des griefs qu’ils refusaient d’admettre comme légitimes.

Eh bien ! n’est-ce pas un peuple heureux que celui qui peut parcourir l’Europe et faire le tour du globe sans rencontrer des visages ouvertement hostiles ? N’y a-t-il pas aussi du bonheur à se dire qu’aucune question politique intérieure n’est assez menaçante pour exiger une solution hâtive d’où la sagesse et la maturité seraient exclues ? L’union des partis était telle que les vieilles dénominations de whigs et de tories tombaient elles-mêmes en désuétude. Les tories, représentans du parti conservateur, avaient proposé et fait voter l’extension de la franchise électorale. Un ministère whig, sans rencontrer d’opposition violente, avait démoli l’édifice caduc de l’église établie en Irlande. Encore une fois, la paix dans les relations internationales, le calme à l’intérieur, l’aptitude à résoudre chacune à son heure les questions dont les progrès du siècle imposent l’examen, cela ne constitue-t-il pas le régime d’un peuple heureux ? Oui, sans doute, ce serait assez, si c’était durable. Par malheur, ce régime reposait sur des bases instables. Nous laisserons à d’autres le soin de rechercher si la prospérité intérieure de la Grande-Bretagne est minée par des vices encore cachés, nous contentant de faire voir que sa sécurité à l’extérieur n’avait d’autre appui que l’équilibre européen, et qu’elle a été en péril dès que cet équilibre, dont elle disait ne plus se soucier, a été détruit par les événemens.


I. modifier

Nous nous proposons donc de passer en revue successivement la situation de l’Angleterre vis-à-vis des grandes puissances. Commençons par les États-Unis et rappelons d’abord les anciens sujets de litige entre les deux nations. Les États-Unis reprochent à l’Angleterre d’abord d’avoir accordé aux insurgés du sud la qualité et le bénéfice de belligérans dès le début des hostilités, en second lieu d’avoir autorisé la construction dans ses chantiers maritimes de corsaires confédérés, — le plus célèbre est l’Alabama, — armés et équipés par des négocians anglais, montés en grande partie par des matelots anglais, ravitaillés dans des ports anglais, et qui ont causé au commerce de l’Union des dommages évalués à plus de 60 millions de francs. La guerre de sécession étant terminée depuis longtemps, le premier de ces deux griefs n’a plus qu’un intérêt théorique ; le gouvernement de Washington ne le maintient que comme question de forme. Quant au second, il se résoudrait naturellement par une question d’indemnité pécuniaire que le cabinet de Londres, dans un esprit de conciliation, propose de déférer au jugement d’un arbitre. Cette solution, formulée en un traité diplomatique, a été rejetée d’un commun accord par le sénat et par le président de l’Union. En effet, ce n’est pas de l’argent que les Américains veulent tirer de cette contestation. Après avoir traîné l’affaire en longueur d’une manière propre à inspirer quelques soupçons aux gens impartiaux, ils ont enfin avoué leurs secrètes intentions par l’organe de quelques politiques aventureux. L’histoire ne laisse pas que d’en être curieuse. Il s’agit, souvenons-nous-en, de navires du commerce capturés à la mer. Quelles ont été les victimes de ces faits de guerre ? Les armateurs et chargeurs ? Nullement, nous dit-on, car ils s’étaient fait assurer contre les risques de guerre ; les compagnies d’assurances les ont indemnisés. Sont-ce donc les assureurs ? Non encore, car ils ont fait entrer en ligne de compte dans leurs contrats les chances de capture par les corsaires confédérés, et ils ont réglé leurs tarifs de garanties en conséquence. Si l’indemnité que paiera l’Angleterre était versée aux assureurs, ceux-ci devraient en bonne justice restituer les primes d’assurances qu’ils ont perçues. Que si au contraire les armateurs et chargeurs recevaient l’argent de la Grande-Bretagne, il y aurait double décompte à faire : restitution des indemnités payées par les compagnies et des primes payées par les assurés. En l’un comme en l’autre cas, il faudrait revenir sur des contrats déjà anciens et liquidés par un commun accord des parties, opération qui serait mauvaise partout et qui le serait plus encore chez une nation essentiellement commerçante. Qu’en conclure, si ce n’est que l’argent anglais doit tomber dans la caisse de l’Union ? S’il en est ainsi, l’affaire devient facile à arranger. On nous cite un précédent dont nous ne pouvons, dans les circonstances actuelles, vérifier l’exactitude. Vers la fin du xviiie siècle, le commerce américain avait à faire valoir des réclamations de même nature contre des corsaires français. Les traités de 1800 et de 1803 mirent fin au litige, non par le paiement d’une indemnité pécuniaire, mais par l’abandon de la Louisiane aux États-Unis. Les Américains ont donc suggéré que l’affaire s’arrangerait facilement par la cession de la Jamaïque, des Bermudes et de l’archipel des Bahama. Puis, sans s’inquiéter davantage de ces îles isolées dont ils se soucient médiocrement, ils ont avoué qu’il leur faut en guise de compensation toutes les possessions anglaises de l’Amérique du Nord, y compris le Canada.

Ce n’est pas là, convenons-en bien vite, la politique officielle du cabinet de l’Union. Tout au plus s’est-il permis de faire entendre, par l’organe de son ambassadeur à Londres, qu’une cession de territoire mettrait fin au conflit. Cette ouverture n’ayant pas été accueillie, il n’a point insisté ; mais en Amérique plus qu’en aucun autre pays l’utopie de la veille peut devenir le lendemain une réalité. Il suffit que le projet soit pris en main par un de ces hommes d’état aventureux comme on en rencontre beaucoup au-delà de l’Atlantique. Il y a là-bas un certain général Butler qui est un de ces hommes. Officier équivoque, car il a été révoqué par le général Grant pendant la guerre de sécession, mauvais administrateur, orateur violent, le général Butler a laissé de fâcheux souvenirs partout où il est passé, s’il faut en croire les journaux anglais, qui sont, il est vrai, empreints de partialité à son sujet. Il est doué d’un talent particulier qui le fait surnager malgré tous ces défauts ; il s entend à merveille à manier les électeurs. Il a été élu membre de la chambre des représentans, non point par l’un des nouveaux états de l’ouest, ouvert à tous les intrigans, mais par le Massachusetts, l’un des états les plus éclairés de l’Union. Du reste il est sans vergogne, comme on va voir. Au mois de décembre dernier, il fait un discours à ses constituans à Boston, la capitale intellectuelle de l’Amérique du Nord, où, suivant toute apparence, la loi et la morale ont plus de partisans que partout ailleurs. Et que leur dit-il ? — Le parti républicain, qui est actuellement au pouvoir, se dissout (M. Butler est républicain en ce moment) ; les démocrates reprennent faveur et menacent de l’emporter à la prochaine élection présidentielle. Les principales questions de politique intérieure que la pacification du sud avait laissé à résoudre sont maintenant résolues. Le seul moyen de réunir en faisceau les membres épars du parti républicain est d’adopter au dehors une politique vigoureuse, c’est-à-dire de reprendre avec insistance la suite des réclamations contre l’Angleterre, quand même cette ligne de conduite aurait pour effet d’amener une déclaration de guerre. La guerre n’est pas à redouter, elle serait populaire. Ceux qui seront au pouvoir lorsqu’elle commencera sont assurés d’y rester longtemps après. — Voilà ce qui se dit tout haut en Amérique. N’est-ce pas notre histoire d’hier que l’on raconte là ?

Ce qui ajoute à la gravité de ce fâcheux symptôme, c’est la connexion qui existe entre le général Butler et le président. On raconte que le discours de Boston avait été précédé d’une entrevue de ces deux personnages. On veut même que M. Butler soit destiné à occuper bientôt, en remplacement de M. Fish, homme d’un sens rassis, le poste de secrétaire d’état, le plus important des départemens ministériels. À première vue, il y aurait lieu d’être surpris d’un rapprochement entre le président et son ancien subalterne, qu’il a disgracié pendant la guerre de la sécession ; mais la vie publique exige bien des réconciliations étranges. Le général Grant n’a pas tenu comme homme politique ce que d’éminens services militaires avaient fait augurer. Il voudrait bien être réélu en 1872, et comme il s’entend mieux à conduire des soldats qu’à mener une campagne électorale, il lui faut l’appui d’un Butler qui sache manipuler les électeurs. Aussi n’a-t-on été que médiocrement surpris de retrouver dans le message présidentiel de cette année une variante adoucie des déclamations anti-anglaises du député du Massachusetts.

Le message est en effet presque un acte d’accusation contre la Grande-Bretagne, dont les péchés semblent s’accroître d’année en année. D’abord c’est la vieille affaire de l’Alabama, à propos de laquelle le président exprime l’espoir que le cabinet britannique acquiescera enfin en entier aux justes réclamations des États-Unis. Les relations avec le Canada donnent matière à plusieurs griefs. On se plaint que la libre navigation du Saint-Laurent ne soit pas garantie aux marins de l’Union par un acte international, comme celle du Rhin et du Danube l’est aux marins de toute nation par des traités conclus entre les diverses puissances européennes. On réclame encore contre le droit exclusif de pêche que les Canadiens prétendent s’attribuer dans leurs eaux territoriales, suivant l’usage des nations. Dernièrement, un bateau du Massachusetts qui se livrait à la pêche dans la zone réservée a été saisi ; en représailles, le sénat s’est mis à délibérer sur une proposition tendant à exclure le pavillon canadien de tous les ports de l’Union. Enfin, et la dernière réclamation, pour être insignifiante en fait, n’en indique peut-être que mieux l’état des esprits, enfin les trappeurs de l’extrême nord-ouest ont violé la frontière des États-Unis. Le traité de l’Orégon conclu en 1840 entre les deux puissances limitrophes, a fixé leur frontière commune au 49e degré de latitude dans les solitudes inexplorées qui vont du lac Winipeg aux Montagnes-Rocheuses. On s’est aperçu dernièrement que la compagnie de la baie d’Hudson a établi l’une de ses stations de chasse à quelques centaines de mètres au sud de cette ligne idéale de démarcation.

On le voit, ces griefs sont nombreux, sinon graves ; mais ce qui est grave, ce qui doit à notre avis éveiller la sollicitude de l’Angleterre, c’est que la presse américaine a été presque unanime à reprocher au président trop de modération. N’est-ce pas l’indice certain d’une animonité réelle qui attend le moment de faire explosion ? On se dit en Angleterre que cette situation des esprits n’a d’autre cause qu’un désir immodéré de conquérir le Canada, et sans doute l’annexion du Canada, en supprimant 4 ou 5,000 kilomètres de douanes en confondant des intérêts dont la séparation des gouvernemens fait seul l’antagonisme, compléterait d’une manière splendide la grande république vers le nord. On se dit encore qu’un langage hostile à la Grande-Bretagne est la ressource commode du parti politique qui se veut rendre populaire. Tout cela est spécieux. Au fait, l’animosité des Américains du nord contre leurs cousins d’Europe est sérieuse, et elle peut au premier instant, par la folie ou par la témérité du gouvernement du jour, aboutir à une déclaration de guerre. Nous ne voyons qu’un cas dans l’histoire contemporaine où une haine de peuple à peuple se soit éteinte sans recours aux armes : c’est l’exemple qu’ont donné depuis cinquante ans la France et l’Angleterre ; mais les Anglais conviendront que cet exemple ne prouve rien pour l’avenir, car il a tenu deux ou trois fois à bien peu de chose que nos désaccords avec eux eussent une issue violente. On se dit aussi que les Américains du nord sont trop adonnés aux occupations pacifiques du commerce et de l’industrie pour se lancer dans les hasards d’une guerre, qu’ils sont accablés sous le fardeau d’une dette énorme dont ils ont hâte de se débarrasser, qu’ils ne sont prêts à aucun degré à entrer en lutte soit sur terre, soit sur mer. Qu’on ne s’abuse pas cependant à cet égard. La sécession leur a enseigné quelles sont leurs ressources en temps de guerre ; avant de commencer, ils sauront calculer, en bons commerçans qu’ils sont, ce que cela coûtera, et mettre le résultat probable en balance avec les sacrifices à faire pour l’obtenir. Au surplus, si leur tempérament n’est pas belliqueux en général, qu’on n’oublie pas qu’il y a chez eux nombre de gens hardis auxquels la guerre est la plus belle perspective de fortune ; ces gens-là, qui ont l’audace et l’intrigue à leur service, peuvent un jour se trouver à la tête des affaires publiques.

D’ailleurs les Américains auront la finesse de ne pas s’engager seuls dans la lutte ; l’occasion de se faire des alliés ne leur manquera pas. On raconte que le prince Gortchakof fit demander, il y a quatre mois, au général Grant d’insister sur les griefs de l’Alabama en même temps que la Russie dénoncerait le traité de 1856. Après un assez long silence, le président aurait répondu en offrant la coopération de la flotte de l’Union en cas de lutte avec l’Angleterre. L’histoire est-elle vraie ? Il est permis d’en douter ; mais on rapporte encore que le correspondant russe du journal belge qui avait ébruité l’affaire a été ostensiblement envoyé en exil sous l’accusation non point d’avoir propagé une fausse nouvelle, mais d’avoir divulgué le secret d’une dépêche. La cession de l’Amérique russe aux États-Unis a déjà prouvé que ces deux puissances se mettent aisément d’accord quand il s’agit d’être désagréable à l’Angleterre. En examinant la situation de la Russie, nous verrons quels sont les dangers de cette entente mystérieuse.


II. modifier

Si l’on voulait absolument définir d’un seul mot une situation complexe, on pourrait dire que les rapports entre l’Angleterre et la Russie sont basés sur la défiance. La guerre de Crimée, si grandiose qu’elle fût, n’a été qu’un incident dans l’histoire d’une rivalité qui est en jeu depuis longtemps, et qui s’étend des bouches du Danube jusqu’à la mer du Japon. Constantinople, Asie centrale, littoral de la Chine, partout Russes et Anglais s’observent avec une inquiétude bien justifiée, car l’Asie est le grand objectif des uns et des autres. Une flotte russe à Constantinople, il est assez clair que c’est une menace contre la route de l’Inde. La question d’Orient est si familière à tout le monde, lorsqu’on la borne à la Turquie, qu’il est inutile d’y insister ici. On saisit moins facilement l’antagonisme inévitable des deux puissances rivales au cœur de l’Asie. Des gens sensés prétendent même qu’elles travaillent à un but commun, qui est d’amener à des principes civilisés les gouvernemens barbares de ce vaste continent. C’est possible, quoiqu’en réalité on les ait vues maintes fois prêter leur appui à des factions opposées. L’Afghanistan et la Boukharie resteront longtemps sans doute indépendans, soumis à des révolutions périodiques où chacun des deux puissans voisins essaiera de faire triompher son influence. En Chine, la situation est plus nette. Tandis que l’Angleterre, la France et les États-Unis agissent avec accord par le moyen de leurs flottes, la Russie s’introduit à Pékin par voie de terre, et s’y maintient en dépit des violences exercées sur les autres Européens. Elle a grandi dans ces parages sans que personne y fît attention ; territoire, port et flotte de guerre, elle possède tout ce qu’il faut pour imposer sa volonté dans le Pacifique du nord lorsque sa politique l’exigera ; l’Angleterre ne fait flotter son pavillon que sur le rocher stérile de Hong-Kong. Quel sujet de crainte pour un peuple qui entend ne rencontrer de maîtres sur aucun océan !

Dans l’Asie centrale et sur le littoral du Pacifique, la rivalité anglo-russe est encore latente ; on ne saurait dire sur quels points porteront les contestations futures. Dans la Méditerranée au contraire, l’objet du conflit est bien évident ; c’est l’empire ottoman que l’une des puissances veut démolir et que l’autre veut conserver. Si puissant que soit le gouvernement russe, il éprouverait d’immenses difficultés à conquérir la Turquie par terre. L’armée d’invasion devrait traverser d’abord les provinces danubiennes, qui sont en train de se constituer en une nationalité presque indépendante ; elle prêterait le flanc à l’Autriche, que la liberté des bouches du Danube intéresse au plus haut point, et en dernier lieu elle rencontrerait dans la chaîne des Balkans un obstacle matériel sérieux. C’est donc surtout par mer que Constantinople est exposée aux attaques de son ennemi séculaire. Le traité conclu à Paris le 30 mars 1856 y a remédié en stipulant la neutralisation de la Mer-Noire, c’est-à-dire l’interdiction pour la Russie et la Turquie d’y entretenir des flottes de guerre. Elles ne peuvent y armer que les quelques navires de faible tonnage indispensables à la police maritime. Rappelons encore que par ce traité la France, l’Autriche, la Grande-Bretagne, l’Italie, la Prusse et la Russie s’engagent à garantir l’indépendance de la Turquie, et que, par une convention additionnelle, la France, l’Angleterre et l’Autriche se promettent de regarder comme un casus belli toute infraction au traité. Il n’est pas hors de propos d’observer en passant que cette conclusion d’une guerre longue et sanglante était empreinte d’une générosité qui aurait dû servir d’exemple ; les vainqueurs n’exigeaient de leur adversaire terrassé ni cession de territoire ni contribution d’argent, et n’imposaient que les conditions qui avaient été dès le principe le but réel de la lutte.

On a vu des traités disparaître par l’effet du temps qui les rendait caducs, en sorte que la dénonciation de ces traités par celle des parties contractantes qui en avait été victime n’était qu’affaire de forme ; mais une dénonciation qui survient moins de quinze ans après la signature n’est, à vrai dire, qu’une déclaration de guerre. C’est ce que vient de faire la Russie. Par une circulaire du mois de novembre dernier, le prince Gortchakof annonce sans ménagement aux cosignataires du traité de 1856 que le tsar n’entend plus être lié par la clause relative à la neutralisation de la Mer-Noire. Il invoque les nécessités de la défense nationale, comme si la flotte et l’arsenal de Sébastopol n’avaient pas été des moyens d’attaque et non de défense. Qui songe à menacer la Russie dans cette mer intérieure ?

Que répondent à cela les autres puissances contractantes du traité de Paris ? La Turquie paraît prendre son parti avec autant de promptitude que de résolution ; elle arme dans la mesure de ses forces, et ce n’est guère. Absorbée par le travail pénible de son organisation intérieure, l’Italie se désintéresse pour un temps des affaires européennes. La France ne peut entrer dans une nouvelle lutte. La Prusse est évidemment liée à la Russie par un traité secret depuis le commencement de la guerre qu’elle nous fait. Elle est donc complice, et le cabinet de Saint-Pétersbourg n’en a rien à craindre. Cependant tout porte à croire que la déclaration russe a mis M. de Bismarck dans l’embarras ; il aurait préféré qu’elle fût ajournée jusqu’au jour où les événemens lui permettraient de jouer un rôle actif en Orient : aussi doit-il être plutôt disposé à éteindre le feu qu’à l’attiser. L’Autriche avait proposé, il y a trois ans, une révision du traité de 1856 au profit de la Russie qui avait alors repoussé cette ouverture avec une hauteur dédaigneuse ; mais cette proposition avortée met le comte de Beust mal à l’aise. Il répond néanmoins avec netteté qu’entre dénoncer une convention internationale et la réviser, il y a une différence capitale. L’Autriche ne laisse pas douter qu’elle fera la guerre plutôt que de céder avec faiblesse. Le maintien de son influence dans les provinces danubiennes exige qu’elle observe à l’égard des populations orientales une attitude honorable et digne.

Et l’Angleterre, au profit de qui s’est faite la guerre de Crimée ? L’Angleterre se dit tout d’abord que la circulaire n’est pas une infraction au traité, qu’elle indique seulement l’intention de l’enfreindre plus tard. En fait, la convention de 1856 ne sera violée qu’à l’époque où la Russie aura construit une flotte de guerre et rebâti les fortifications de Sébastopol. Cela ne peut être fait immédiatement, ce qui laisse le champ libre à la discussion. En attendant, le mieux est de ne pas envenimer l’affaire par des marques d’impatience. Lord Granville répond donc que le cabinet britannique n’a pas d’objection de principe à soulever contre la révision amiable du traité de Paris, mais toutefois que ce traité reste en vigueur jusqu’à ce que tous les intéressés aient consenti d’un commun accord à en modifier les clauses. D’ici là, la dénonciation du gouvernement russe est nulle, et par conséquent la circulaire du prince Gortchakof est sans valeur. Ceci était dit, il faut en convenir, d’un ton ferme qui sauvait les apparences tout en laissant la question intacte pour l’avenir. Le prince Gortchakof n’en demandait pas davantage. La forme sous laquelle il a présenté la volonté de son maître déplaît, il lui est indifférent de répéter la même chose en des termes plus concilians. Il m’importe peu, semble-t-il dire, que vous repoussiez le papier sur lequel nos intentions sont inscrites, puisque vous en avez pris lecture. La question n’exige pas au surplus une solution immédiate ; c’est matière à congrès. Justement le comte de Bismarck venait de proposer une conférence à ce sujet, toutes les puissances se rallièrent à ce moyen de sortir d’embarras.

Eh bien ! nous le demandons à tout esprit impartial, à supposer que le cabinet de Saint-Pétersbourg eût osé émettre ce manifeste à un moment où la France aurait eu la libre disposition de ses forces, l’Angleterre, se sentant une alliée puissante à côté d’elle, aurait-elle accueilli la dénonciation russe par ces arguties diplomatiques ? Non, elle eût dit carrément la vérité, que les traités sont la loi des peuples, et que la nation qui en souffre n’a pas qualité pour les réformer seule. Au lieu de se satisfaire par des nuances de langage, elle aurait déclaré bien haut, et avec raison, que la prétention de la Russie est l’équivalent d’une déclaration de guerre. Il est triste pour une grande nation qui s’est toujours montrée ombrageuse de son honneur de se contenter de paroles dans les circonstances mêmes où quinze années auparavant elle avait jugé nécessaire de tirer l’épée. Depuis quinze ans, la Russie est-elle donc devenue moins puissante ou la Turquie plus forte ? On n’oserait le soutenir ; alors c’est que la Grande-Bretagne est plus endurante ou moins redoutable.

Personne ne doute en Angleterre que le tsar ne soit résolu à déchirer par tout moyen, même par la guerre, le traité du 30 mars 1856. C’est ce que signifie au fond la démarche insolite du prince Gorkchakof. En voudrait-on douter, il suffirait, pour démontrer qu’il en est ainsi, des innombrables adresses que les corps constitués ont envoyées à leur souverain, le félicitant d’une résolution qui rend à la nation russe l’honneur et la sécurité. On sait que ces adresses ne sont, sous un régime absolu, que l’image fidèle des volontés du maître. Un détail curieux le peint mieux encore. Le conseil municipal de Moscou ne s’était pas contenté d’approuver la politique étrangère du tsar ; il s’était avisé d’y ajouter, au milieu d’humbles protestations de dévoûment, des vœux timides en faveur des libertés civiles et religieuses. L’adresse fut renvoyée au conseil, et ceux des membres que l’on supposait l’avoir rédigée réfléchirent en prison sur la limite étroite qui sépare la soumission de l’approbation. Alors, dans leur désir d’écarter de leurs lèvres le calice d’amertume que leur prépare la résiliation définitive et presque certaine du traité de Paris, les Anglais en sont réduits à chercher si quelque clause nouvelle n’assurerait pas au même degré l’indépendance de la Turquie, tout en ménageant les susceptibilités nationales de l’empire russe. Au lieu de neutraliser la Mer-Noire, au lieu de la fermer aux navires de guerre de toutes les nations, y compris ceux des nations riveraines, pourquoi ne pas l’ouvrir au contraire à tous les pavillons du globe ? Si les flottes russes et turques ont seules le droit de franchir les Dardanelles, Constantinople est en péril, nous dit-on. On l’a bien vu, il y a seize ans, au lendemain du désastre de Sinope ; il n’en est plus de même si les amiraux anglais et français ont la faculté de venir, au premier signe de danger, se ranger à côté de l’escadre ottomane. Bien loin que le pavillon russe soit une cause d’effroi dans la Méditerranée, les vaisseaux du tsar seraient, en cas de guerre, à la merci de leurs ennemis. Le sultan, qui sera toujours le maître des détroits par la force de sa situation, n’aura garde de refuser l’entrée de la Mer-Noire aux flottes de ses alliés, tandis qu’il pourra toujours, les hostilités étant déclarées, s’opposer à ce que les vaisseaux ennemis rallient leur port d’attache.

Il est assez singulier que l’on veuille aujourd’hui faire reposer la paix de l’Orient sur de si fragiles illusions. On hésiterait sans doute à nous dire que les diplomates réunis au congrès de Paris en 1856 n’ont pas eu le talent d’inventer cette solution lumineuse ; mais, s’ils y ont pensé et s’ils ne l’ont pas jugée digne d’être prise en considération, c’est donc qu’elle était insuffisante à leurs yeux, car il nous répugne d’admettre qu’ils l’aient repoussée par le seul motif qu’elle aurait épargné une humiliation à la Russie. Ce n’est pas tout. Les puissances occidentales doivent prévoir qu’elles auront peut-être un jour à défendre la Turquie contre elle-même ; que deviendrait en effet la vertu de cette nouvelle convention le jour où le tsar et le sultan s’uniraient contre l’Angleterre et la France ? Danger impossible ! s’écriera-t-on. C’est probable ; mais au moins l’état de choses actuel remédie même à ce danger improbable. Et puis enfin il faut bien dire encore que tout état maritime exerce sa souveraineté sur les eaux qui baignent ses rivages, qu’à ce titre le sultan est maître, jusqu’à convention contraire, d’interdire, s’il lui plaît, le passage des Dardanelles à un pavillon de guerre étranger, de même que la reine d’Angleterre serait libre d’interdire l’entrée de la Tyne ou de la Tamise. Lui demander au nom de l’Europe assemblée en congrès de renoncer à son droit régalien pour être agréable à un ennemi séculaire, en vérité c’est faire bon marché de la dignité d’un souverain que l’on a la bonne intention de protéger. Disons-le franchement, ce n’est là qu’un expédient pour sortir d’une situation mauvaise dont la guerre est la seule issue honorable. On verra bientôt au surplus que l’Angleterre observe la même politique embarrassée avec la Prusse, ou, si l’on aime mieux, avec l’Allemagne.

H. Blerzy.