Les Mémoires du Diable/Édition 1858/37

Michel Lévy (tome IIp. 1-16).


XXXVII

PAUVRE FILLE ENCORE.


À cette époque, de riches capitalistes cherchaient de tous côtés des ouvrières intelligentes pour importer en Angleterre les modes de la France, qui y étaient fort recherchées. Autant qu’ils le pouvaient, ils choisissaient des ouvrières jeunes et belles, pour qu’elles pussent faire valoir, par leur grâce personnelle, les nouvelles parures qu’on voulait faire adopter aux Anglaises. Il avait été souvent question chez madame Gilet des magnifiques avantages qu’on offrait aux jeunes filles qui consentiraient à s’expatrier. Mais un séjour en pays étranger épouvantait les familles parisiennes, pour qui un voyage en France était déjà une hardiesse extraordinaire, et les capitalistes trouvaient difficilement des personnes convenables à leur projet. Aussi, lorsque Eugénie se présenta, elle fut accueillie avec empressement. Elle était connue pour son habileté, et, si elle n’obtint pas des conditions très-supérieures à celles qu’on lui souscrivit, ce fut parce que, pour elle, il ne s’agissait pas d’un salaire plus ou moins élevé, mais de quitter la France sur-le-champ. Elle stipula que les appointements qui lui étaient alloués seraient payés entre les mains de sa mère ; elle ne se réserva que les besoins de la vie et le droit de revenir en France si l’Angleterre lui déplaisait. La nature humaine n’a qu’un certain degré de force, et, avec quelque énergie qu’on l’emploie, elle se se fatigue et s’abat. Toute autre qu’Eugénie eût pu user la sienne dans les cris, dans les larmes, dans le désespoir ; elle la fit servir à l’accomplissement de cette brusque détermination. En rentrant chez elle, Eugénie tomba pour ainsi dire épuisée, et ce fut à cet épuisement qu’elle dut de laisser encore arriver jusqu’à elle les prières d’Arthur. Il lui avait écrit. Par une étrange coïncidence, sa lettre conseillait à Eugénie de faire précisément ce qu’elle avait fait.

« Quittez Paris, lui écrivait-il ; Thérèse a entendu le terrible aveu que vous m’avez fait, et elle m’a menacé de divulguer votre position. Partez pour l’Angleterre. Je vous en fournirai les moyens. D’ici à peu de semaines j’irai vous rejoindre. N’oubliez pas que vous m’avez dit que cet enfant que vous portez dans votre sein m’appartenait. Vous me le devez, vous n’êtes plus maîtresse de disposer de votre vie, elle m’appartient jusqu’à ce que je possède ce trésor qui est à moi. D’ici au moment où il viendra au jour, j’obtiendrai je l’espère, un pardon dont je sens maintenant que je ne puis plus me passer. Si Arthur qui vous aime a perdu le droit de vous supplier de vivre, le père de votre enfant a presque le droit de vous l’ordonner. »

Cette lettre, dont je ne te dis que quelques mots, fut remise à Eugénie par cet ami d’Arthur qui l’accompagnait la première fois qu’elle l’avait rencontré aux Tuileries. Eugénie la lut d’un bout à l’autre sans prononcer une parole, et, lorsque Back lui demanda ce qu’il devait répondre à Arthur, Eugénie réfléchit un moment, puis lui dit d’un ton calme et résigné :

« — Dites-lui, Monsieur, que dans quinze jours je serai en Angleterre et que, si je l’y revois, j’écouterai, non pas sa justification, un père n’en a pas besoin vis-à-vis d’une mère pour la persuader de l’intérêt qu’il prend à son enfant ; mais dites-lui aussi que ce ne sera que là, et seulement à ce titre, que je le reverrai jamais. »

Pour qu’Eugénie pût tenir l’engagement qu’elle avait pris en elle-même de ne plus revoir Arthur, il aurait fallu que celui-ci consentît à ne plus la poursuivre. Il s’attacha aux pas d’Eugénie, forcée de sortir tous les jours pour les préparatifs de son départ. Il l’obligea à écouter les assurances sans cesse renouvelées de son repentir. Ce n’était plus le jeune homme amoureux et violent qui parlait ; c’était le père qui comprenait toute la portée de ses devoirs, l’honnête homme un moment égaré qui était décidé à réparer son crime. Eugénie voulut le croire. Elle ne l’aimait pas d’amour, mais elle lui avait appartenu, mais il était le père de son enfant, et elle accueillait avec joie l’espérance qu’à ce titre du moins il mériterait son estime. Enfin il alla assez loin dans ses promesses pour qu’elle eût le droit de croire qu’il pouvait venir un jour où elle n’aurait plus à rougir, et, pour la première fois de sa vie, elle se laissa aller à dire à cet homme : « Non, Arthur, je ne vous haïrai pas si vous voulez être noble et bon. »

Eugénie ne savait où elle irait habiter dans Londres. La maison de commerce qui l’avait engagée se trouvait, au moment où elle partit, en marché pour louer plusieurs appartements, entre lesquels on n’avait pas encore choisi. Elle fut donc forcée de convenir avec Arthur qu’elle lui écrirait de Londres l’endroit où elle se trouverait, et pour cela il lui remit son adresse. Cet homme avait d’astucieuses petites habiletés pour faire croire à son dévouement. Il semblait craindre qu’Eugénie ne perdît ce précieux renseignement et que sa mémoire inhabile à retenir les mots d’une langue étrangère ne pût le lui rappeler. Il écrivit son adresse sur son passeport, au fond d’une malle ; il l’écrivit sur un mouchoir, il l’écrivit à l’angle d’une caisse à chapeaux, il l’écrivit sur tous les objets qu’Eugénie emportait ; il la fit graver sur une bague, et la força ainsi de l’accepter. Eugénie lui sut gré de tant de soins minutieux. La pauvre fille qui s’enfuyait de son pays sans fuir son malheur, l’enfant qui quittait sa mère avec une honte au front qu’elle ne lui avait pas avouée, la malheureuse qui s’en allait parmi des étrangers dont elle ignorait les mœurs et le langage, avec d’autres étrangers de son pays dont elle ne savait pas le caractère, Eugénie n’osait repousser l’espérance de trouver où elle allait une personne à qui un jour elle eût le droit de demander appui et secours. Et ce jour devait nécessairement arriver, le terme en était certain.

Je t’ai raconté bien rapidement, mon maître, cette dernière douleur d’Eugénie, sa résolution, son espérance, son départ ; mon récit a été court, comme le temps qui suffit à toutes ces actions. Mais ce récit aurait été trop long pour les heures que tu as à me donner, si j’avais voulu te dire tout ce qui se passa de désespoir par cette âme dans ce court espace de temps. Ce serait te donner le vertige ; ce serait te mettre sur le bord d’un torrent pour te montrer et te nommer tous les débris qui passent, arbres, rochers, maisons, cercueils, berceaux, heurtant et déchirant les rivages ; ce serait t’en parler encore quand ils seraient déjà loin et remplacés par d’autres. Entre les anciennes douleurs d’Eugénie et ses douleurs nouvelles, il y avait la même différence qu’entre le pic du mineur qui met de longues heures à percer un trou dans la roche, et la charge de poudre qu’il y enferme et qui en une seconde fait voler la pierre en éclats.

— Oui, répondit Luizzi, je comprends le malheur de la pauvre fille. — Pauvre fille, soit ! repartit Satan ; garde-lui encore ce nom, car votre langue n’en a pas d’autre pour la désigner jusqu’à ce que vienne le moment où, après l’avoir appelée pauvre enfant et pauvre fille, je l’appellerai pauvre femme et pauvre mère. Écoute donc.

Eugénie était arrivée en Angleterre. De même qu’il y a des malheurs si rapides qu’on ne peut les voir dans tous leurs détails, de même il y en a de si profonds qu’on ne peut mesurer les petites douleurs qui s’agitent au fond. Ainsi je ne saurais te faire comprendre que, dans la triste position d’Eugénie, il y eut mille cruelles circonstances qui vinrent encore la blesser. Je ne suis pas de ceux qui pensent que c’est le privilége des grandes infortunes de ne pas souffrir des petites contrariétés. Napoléon, sur son rocher de Sainte-Hélène, souffrait de l’insolence d’un sergent anglais qui ne le saluait pas ou d’un manquement au service de sa table. C’est que tous ces petits événements sont des échos qui vous renvoient plus ou moins fort le cri de votre désespoir et en frappent incessamment votre oreille. Ainsi le voyage d’Eugénie abandonnée seule dans une voiture publique, la grossièreté des douaniers anglais, la curiosité brutale du peuple au passage d’une Française, tout cela lui disait à chaque moment : « Tu as fui la France, tu as fui ta mère, tu as fui la vie de ta jeunesse, parce qu’il s’est trouvé sur ta route un misérable qui t’a violemment poussée vers une autre. » Il est des existences fatalement vouées au crime et d’autres au malheur. Vous en accusez Dieu sans vous apercevoir que tout le secret de ce que vous appelez des inégalités révoltantes est écrit dans une page de vos livres saints que vous n’avez jamais comprise. Toute la race humaine a méconnu l’ordre du Seigneur dans la faute du premier homme, et toute la race humaine a été condamnée à accomplir l’expiation de cette faute ; mais Dieu n’a pas choisi les victimes, Dieu n’est pas injuste, Dieu a dit seulement à l’humanité tout entière : « Tu souffriras et tu espéreras. » Mais de même qu’il y a dans votre vie sociale de la place pour tous les hommes, du labeur pour tous les hommes et des moissons pour tous les hommes, et que cependant il y a des hommes qui prennent tout le repos et toutes les moissons, et qui laissent tout le labeur à d’autres ; ainsi il y a pour l’humanité de la douleur pour tous et de la joie pour tous, et il y a aussi des riches qui prennent toutes les joies, et des pauvres à qui ils laissent toute la douleur. La faute de ce mauvais partage social appartient aux lois politiques que vous avez faites ; la faute de ce mauvais partage humain appartient aux lois de morale que vous avez faites. Dieu n’y a pas touché, et la mission du Christ n’a pas eu d’autre but que de vous apprendre cependant que Dieu tiendrait compte de leurs douleurs à ceux qui avaient payé à la grande expiation plus qu’ils ne lui devaient de souffrance : c’est pour cela que ceux qui croient sont si forts. Mais Eugénie ne croyait plus, à l’heure de malheur où elle était arrivée, ou plutôt elle doutait ; elle était sur le penchant de l’abîme où je règne, et il ne fallait plus qu’une secousse pour l’y faire tomber. Cette secousse arriva. Avant de te raconter cet extrême effort du mal, il faut que je te dise quelles étaient les personnes avec qui Eugénie était partie.

Le riche marchand qui avait entrepris d’élever à Londres une maison de modes françaises, c’est-à-dire le commerce de tout ce qui peut parer une femme, ce marchand s’appelait Legalet. Il avait à Paris un riche établissement dont il confiait la direction à sa femme et à sa fille Sylvie ; et il éleva celui de Londres, qu’il fit diriger par sa sœur, madame Bénard. Maintenant que les noms sont établis, je continue mon récit, car l’heure se passe, mon maître ; la nuit avance, et la circonstance où tu te trouves est trop solennelle pour que tu ne doives pas tout savoir. Cette madame Bénard était la veuve du chef d’orchestre d’un de vos plus grands théâtres, et, avant son mariage, elle avait eu l’occasion de connaître un grand nombre d’acteurs et d’actrices. À peine arrivée à Londres, elle retrouva quelques-unes de ses anciennes liaisons, et il s’opéra dans sa maison un singulier mélange de quelques négociants français qui s’étaient établis à Londres et des actrices qui s’y trouvaient par hasard. Entre celles-ci il y en avait une déjà vieille par la débauche, auprès de laquelle madame Béru, vendant sa fille à l’association des douze, était une vertu de premier ordre. Madame Firet avait été nommée par ses camarades elles-mêmes le vice sur deux jambes. Elle se fit présenter chez madame Bénard en lui procurant la fourniture des plus élégantes actrices de Londres : elle fut bientôt comme de sa maison. À ce moment, c’était au commencement de 1815, un chapeau français, une robe française, un fichu français, se payaient des prix désordonnés ; c’était le plus haut degré de luxe possible pour les femmes. Les hommes avaient cherché la mode du même côté, et une maîtresse française était pour un dandy tout ce qu’il y avait de plus fashionable. Les chevaux de course et les grooms n’étaient plus qu’en seconde ligne. Toutes les premières venues avaient été enlevées à un prix fou, et la rage était telle que le cours montait de jour en jour. Madame Firet savait tout cela, et, lorsqu’elle sut l’arrivée de madame Bénard avec une suite de jeunes et jolies filles, elle comprit qu’il y avait là quelque bon droit de commission à gagner. Il n’y avait pas un mois que madame Bénard était à Londres, que tout ce qu’il y avait de fastueux libertins se disputaient entre eux à qui aurait les belles Françaises. Les paris étaient ouverts, et les propositions arrivaient de tous les côtés. Madame Bénard, qui voulait en épargner la tentation à celles qui auraient pu y succomber, et l’injure à celles qui s’en seraient trouvées justement offensées ; madame Bénard, soit vertu, soit calcul d’une bonne commerçante, sut empêcher toutes les tentatives de pénétrer dans le parloir où elle renfermait ses ouvrières et où les ladies entraient seules. Mais avec les ladies entrait madame Firet, et madame Firet avait juré de donner Eugénie à lord Stive, qui avait aperçu un jour la belle Française à Argile-Room.

Ne crois pas que ce fut le besoin des distractions ou l’amour du plaisir qui conduisit Eugénie à ce théâtre, alors exploité par des acteurs français sous le patronage des plus hautes notabilités de Londres, et dans lequel on n’était admis que par invitation. Mais la fureur des modes françaises était si puissante, que telle duchesse qui n’eût pas permis qu’on admît dans le théâtre un gentleman d’un rang douteux, employait tout son crédit pour faire inviter madame Bénard la marchande, sur sa promesse de lui donner les modes de Paris quarante-huit heures avant qui que ce fût. Madame Bénard choisissait d’ordinaire, pour se faire accompagner, les jeunes filles les plus distinguées de son magasin, et les habillait avec une recherche qui fît, pour ainsi dire, montre de l’élégance de son goût. Eugénie, belle et charmante, parant toute parure de sa beauté, était toujours préférée, et, malgré sa résistance, madame Bénard avait fini par l’obliger à la suivre. C’est ainsi que lord Stive avait vu Eugénie. Cependant il y avait à peu près deux mois que la pauvre fille était à Londres ; elle avait envoyé plusieurs fois chez lord Ludney pour savoir si son fils était arrivé, mais on lui avait toujours fait répondre qu’il était encore en France.

La folle espérance à laquelle la malheureuse s’était rattachée s’en allait donc de jour en jour, et sa tristesse habituelle se changeait en un morne abattement, lorsqu’un soir madame Firet s’approcha d’elle et lui demanda si elle avait jamais remarqué une danseuse assez médiocre qui venait quelquefois faire des emplettes dans le magasin. Eugénie lui répondit qu’elle se la rappelait. Alors voilà madame Firet qui lui raconte avec de grands étonnements, à propos de la figure et de la tournure de la danseuse, l’immense bonne fortune qui vient de lui arriver. Des grands seigneurs, tous riches à millions, se l’étaient disputée, et enfin elle appartenait à un lord qui lui donnait des chevaux, des valets, une maison. Eugénie, qui ne prêtait pas grande attention à ce récit, répondit nonchalamment :

« — Elle est bien heureuse. »

La vieille coquine prit ce mot banal pour l’expression d’un désir envieux, et elle répondit :

« — Eh bien ! ma toute belle, tout cela n’est rien en comparaison de ce que je sais qu’un lord veut faire pour une femme qu’il aime. D’abord il lui offre trente mille livres de rentes à elle bien acquises et qu’il ne pourra jamais lui ôter ; puis, pendant tout le temps qu’elle restera en Angleterre avec lui, un hôtel à Londres, un château à la campagne, deux voitures à quatre chevaux, des diamants, un train de princesse, une fortune telle enfin qu’elle dépassera toutes les espérances de la plus ambitieuse.

« — Et quelle est l’heureuse personne qui a inspiré cette belle passion ? dit Eugénie, qui, penchée sur son ouvrage, bâtissait alors les plis d’une robe lamée.

« — Cette heureuse personne, c’est vous, et cet homme, c’est lord Stive. »

Et avant qu’Eugénie eût le temps de repousser cette odieuse proposition, la vieille s’éloigna, en se répétant probablement le mot dont elle se servait en parlant de son infâme métier :

« J’ai jeté le levain dans la pâte, il faut lui laisser le temps de fermenter. »

Elle savait, l’habile corruptrice, qu’on n’accepte pas sur-le-champ de telles propositions, et qu’un premier refus, échappé à un mouvement d’indignation, enchaîne quelquefois un consentement qui ensuite n’ose plus se prononcer. Dans une âme comme celle d’Eugénie, de pareilles propositions ne tourmentent pas par la séduction, mais elles torturent par le doute ; elles font regarder où arrive le vice et où conduit la vertu.

Malgré l’indignation qu’éprouva Eugénie, cette pensée se glissa dans son esprit, et bientôt, les jours se passant lentement sans qu’Arthur reparût, le doute de ce qui est bien s’empara d’elle au point de lui faire croire qu’elle était capable de se laisser emporter à une faute. Mais pour que la tentation eût été puissante, il aurait fallu qu’elle n’eût pas de complice. Eugénie, qui eût osé peut-être, dans l’égarement de son orgueil blessé, aller se proposer à un homme, recula surtout devant l’idée qu’une femme comme madame Firet pût être de moitié dans le mal qu’elle aurait voulu faire. Aussi, lorsque la vieille reparut, elle lui imposa silence avec un mépris que l’autre accepta, mais qu’elle ne tint pas pour invincible.

Cependant, on s’apercevait chez madame Bénard de la tristesse d’Eugénie : les nuits passées dans les larmes creusaient ce beau visage et altéraient cette jeune santé. On lui avait laissé entrevoir qu’on ne s’opposerait pas à son départ pour la France, malgré le préjudice qu’en devait souffrir la maison, car toutes les belles dames de Londres avaient pris en affection la jeune fille, si belle, qui semblait oublier sa beauté. Eugénie répondait toujours que son mal n’était qu’une langueur causée par le climat et qu’elle dominerait bientôt. Un jour arriva cependant où, ne pouvant plus supporter l’incertitude qui la déchirait, elle se décida à s’assurer elle-même de l’absence d’Arthur : elle prétexta le besoin de marcher un peu pour sa santé, prit une jeune Anglaise, qui parlait français, pour la guider et lui servir d’interprète, et se fit conduire par elle chez lord Ludney. La jeune Anglaise, arrivée à la porte de l’hôtel, refusa d’y entrer, et Eugénie seule fut introduite. Après une assez longue attente, on la fit passer dans un salon, où elle vit un vieillard à l’air sévère, à côté duquel se trouvait un homme de quarante ans à peu près, qui la lorgna d’un air encore plus étonné qu’impertinent. Elle s’adressa à lord Ludney, qui lui répondit :

« — I do not understand french.

— Monsieur vous dit qu’il n’entend pas le français, fit aussitôt l’étranger avec empressement ; je vais lui transmettre votre question. »

Il répéta à lord Ludney les paroles d’Eugénie, qui s’informait si Arthur était en Angleterre. Le vieillard se retourna et s’écria :

« — Who is she ?

— Il me demande qui vous êtes, Mademoiselle, dit le dandy en adoucissant la question du vieux lord par le ton qu’il y mit.

— Je suis Française, Monsieur, et je m’appelle Eugénie. »

À ce nom que le vieillard comprit sans doute, il se leva en s’écriant et en menaçant la pauvre fille. Quoiqu’elle ne devinât qu’à son geste les injures dont elle était l’objet, elle se retira épouvantée vers l’inconnu qui cherchait à calmer le vieillard et qui pouvait du moins entendre la malheureuse. Ce fut en se jetant presque dans ses bras qu’elle s’écria :

« — Ah ! je suis innocente, Monsieur, je suis innocente ! »

La colère de lord Ludney croissait de moment en moment.

« — Calmez-vous, dit l’inconnu à Eugénie, il croit que c’est vous qui avez empêché depuis trois mois son fils de revenir.

— Mais il y a trois mois que je suis à Londres, » répondit-elle.

L’étranger répéta ces mots au vieux lord, et, pendant qu’il lui parlait, Eugénie crut entendre qu’il prononçait un nom qui lui était connu, celui de Thérèse. Lord Ludney se calma doucement, il regarda la jeune fille d’un air moins courroucé, et, après quelques paroles prononcées, il quitta le salon.

« — Lord Ludney m’a chargé de ses excuses, Mademoiselle, dit alors l’inconnu. À votre qualité de Française, il vous a prise pour une femme qui a retenu Arthur à Paris plus qu’il ne lui était permis d’y rester ; mais je l’ai désabusé, car je sais que cette personne ne porte pas le nom que vous vous êtes donné.

— Ne s’appelle-t-elle pas Thérèse ? s’écria vivement Eugénie.

— Oui, Thérèse ; c’est du moins ce nom que m’a dit Arthur.

— Il est donc à Londres ?

— Oui, depuis huit jours.

— Où demeure-t-il ?

— Dans Covent-Garden, no …

— Oh ! j’y vais, j’y vais, dit-elle avec désespoir.

— Voulez-vous me permettre de vous y conduire ? »

Eugénie, la tête égarée, accepta sans faire attention à la conséquence d’une pareille démarche. Peut-être que si en sortant elle eût rencontré la jeune Anglaise qui l’avait accompagnée, sa présence lui aurait rappelé qu’elle avait un guide plus convenable qu’un homme qu’elle ne connaissait pas ; mais celle-ci, fatiguée de l’attendre, s’était retirée, et Eugénie monta dans la voiture qui attendait le grand seigneur. Durant toute la route, la pauvre fille, suffoquée de larmes et de sanglots, ne put remarquer la joie de satyre et la curiosité inquiète avec lesquelles son compagnon la regardait. Ils arrivèrent enfin chez Arthur. La porte s’ouvrit rapidement sous les coups pressés du marteau qui annonçait une visite de grande importance. L’inconnu entra, tenant Eugénie par la main ; il passa rapidement devant les domestiques, monta au premier étage, et, ouvrant brusquement la porte d’un salon, dit à Arthur qui était étendu sur un divan le dos tourné à la porte et lisant un journal :

« — Arthur, je vous amène une personne que j’ai rencontrée vous demandant chez votre père. »

Le jeune homme se souleva sans se retourner et répondit d’un ton nonchalant :

« — C’est quelqu’un de mes créanciers que vous avez pris sous votre protection, n’est-ce pas, milord ? Vous en êtes bien capable pour me jouer un méchant tour.

— C’est moi, Arthur, » dit Eugénie en s’avançant.

À cette voix, Arthur se retourna tout à fait. Il regarda Eugénie d’un air insouciant, et reprit, en arrangeant ses cheveux devant une glace :

« — En ce cas, la rencontre n’est pas tout à fait aussi désagréable. Eh bien ! miss Eugénie, que me voulez-vous ? »

La pauvre fille regardait Arthur avec des yeux si étonnés, qu’on y lisait qu’elle n’était pas bien sûre de ce qu’elle voyait et de ce qu’elle entendait.

« — Soyez assez bonne pour vous hâter, lui dit Arthur, on m’attend à déjeuner quelque part. Voyons, que me voulez-vous, miss ?

— Ce que je vous veux, Arthur, ce que je vous veux… Mais vous oubliez donc qui je suis ? Cet enfant que je porte…

— Et qui ressemblera probablement à son frère, dit Arthur en se nettoyant les dents.

— Son frère ! dites-vous, milord ?

— Oui, un charmant enfant.

— Ah ! dit Eugénie, vous êtes fou ou je suis folle. De qui parlez-vous, de quel enfant ?…

— Mais de celui qui est né le 30 mars 1814, dans cette chambre où j’ai eu, six mois après, l’infamie d’attenter à votre vertu. »

Cette accusation porta un épouvantable coup à Eugénie, mais elle lui rendit de la force. Il sembla qu’il releva sa raison prête à succomber. Elle comprit une calomnie et une erreur ; mais elle fût devenue folle devant une si atroce cruauté sans motifs. Alors elle s’écria, éclairée par cette calomnie même :

« — Ah ! je vois d’où vient le crime ; c’est Thérèse, Thérèse, qui a osé vous dire…

— Thérèse et mieux que Thérèse, un témoin qui a vu… madame Bodin. »

Eugénie, anéantie sous tant d’infamie, poussa un cri sourd en cachant sa tête dans ses mains. Ce geste de désespoir pouvait aussi bien venir de la honte de voir toutes ses fautes découvertes que de sa juste horreur. Arthur le traduisit comme l’expression d’une impudence qui voit tomber son masque, et reprit d’un ton de protection insolente :

« — Je vous pardonne cependant, miss : je sais que c’était un amusement pour ce qu’on appelle les grisettes françaises de faire payer à ces grands niais d’Anglais les peccadilles de leur jeunesse. Vous n’avez donc pas été plus coupable qu’une autre, et je veux me montrer généreux. Si votre position est malheureuse, je viendrai à votre secours ; mes créanciers ne m’ont pas encore tout à fait ruiné.

— Assez, milord, dit Eugénie. Taisez-vous, je m’en vais… taisez-vous… je pars… Taisez-vous. »

Elle voulut se lever du siége sur lequel elle était tombée ; mais à peine fut-elle debout que la force lui manqua et qu’elle s’appuya au mur pour ne pas rouler sur le tapis.

« — Oh ! je sais, reprit Arthur, que vous êtes une habile comédienne. »

Ce mot parvint à l’oreille d’Eugénie et la soutint assez pour qu’elle pût sortir de la chambre sans succomber ; mais elle était à peine au haut de l’escalier que toute force lui manqua et qu’elle resta évanouie sur la première marche qu’elle voulut descendre.

— Tu charges le tableau, Satan, dit Luizzi ; aucun homme n’a tant de barbarie.

— Oublies-tu que celui-là était presque un enfant, qu’il avait à peine vingt et un ans ?

— Et c’est pour cela que tant de cruauté m’étonne.

— Vous vous étonnez de tout, vous autres, qui ne savez rien regarder à fond. On vous jette des idées générales que vous adoptez sans les examiner sous tous leurs aspects, puis vous marchez avec elles comme si vous aviez la vérité à votre droite. De toutes ces idées, la plus vraie peut-être, c’est que les grandes générosités sont le privilége de la jeunesse. Mais cette idée a son revers, et ce revers c’est que les cruautés les plus implacables sont aussi son partage. Arrête-toi un jour, baron, dans une rue de Paris, et lis d’un bout à l’autre la liste des jugements rendus par vos cours d’assises ; tu verras que les neuf dixièmes des forfaits commis dans votre société appartiennent à l’extrême jeunesse. C’est le résultat inévitable de tout ce qui est désir et force. Selon la route qu’ils prennent, ils vont aux grandes actions ou aux grands crimes ; la prudence retient l’âge mûr, l’impuissance arrête la vieillesse. Voilà ce qu’il faut que tu saches à présent pour que la suite de cette histoire ne te donne pas encore de ces niais étonnements que tu viens de montrer.

Puis le Diable reprit :

Quand Eugénie revint de son évanouissement, elle était dans un appartement somptueux qu’elle ne connaissait pas. L’étranger qui l’avait conduite chez Arthur, étant sorti presque sur ses pas pour la poursuivre, la trouva mourante sur l’escalier, l’emporta dans sa voiture et la fit conduire chez lui. Eugénie, en revenant à elle, se vit dans les mains d’une vieille femme qui lui faisait respirer des sels et qui s’éloigna aussitôt sur un signe de l’étranger.

« — Où suis-je ? dit Eugénie.

— Chez moi, lui dit l’inconnu, chez moi, qui ne vous abandonnerai pas comme cet indigne Arthur ; chez moi qui suis persuadé de votre innocence, car je sais tout ce dont est capable la rivale qui vous a calomniée ; chez moi qui vous offre un asile.

— Et qui êtes-vous ? mon Dieu ! dit Eugénie, à qui un langage si nouveau faisait fondre le cœur en larmes.

— Je suis lord Stive, miss, répondit celui-ci en examinant sur le visage de la jeune fille l’effet de ses paroles.

— Lord Stive ! s’écria-t-elle en se levant et en regardant autour d’elle avec épouvante, lord Stive ! répéta-t-elle en se reculant.

— Ne craignez rien, miss ; je vois à votre effroi qu’on vous a mal expliqué qui j’étais, qu’on vous a mal fait comprendre ma seule espérance. Je vous aime, miss ; mais ce n’est pas comme Arthur pour vous livrer à la misère et à l’abandon. Je vous aime, mais pour vous donner le rang et l’éclat que vous méritez, pour vous arracher à une vie indigne de vous, pour vous placer au-dessus des misérables femmes qui ont osé vous calomnier. Car, moi, je crois à votre innocence et je ne condamne pas sans rémission la faute qui vous a livrée à Arthur. Cette faute, je l’oublierai, elle est oubliée… mon amour ne veut pas la connaître. Ce qu’il a appris ne changera rien à ce qu’il a résolu, et, si vous daignez m’écouter, dans quelques jours, demain, vous pourrez mépriser du haut de votre fortune et braver tous ceux qui ont voulu vous faire du mal, Arthur lui-même, l’insolent Arthur.

La tentation était assez bien arrivée, ce me semble, dit Satan en s’interrompant ; l’heure n’en pouvait être mieux choisie, le langage n’en pouvait être mieux approprié à l’oreille qui devait l’écouter.

— Oui, dit Luizzi ; mais toutes ces rencontres me semblent au moins invraisemblables.

— C’est que le vrai est presque toujours au delà de votre intelligence. C’est pour cela que vos hommes de génie ont inventé le vraisemblable ; c’est de leur part une lâcheté, c’est une flatterie pour la sottise commune. D’ailleurs, à quoi me servirait d’être le Diable si je n’arrangeais pas un peu mieux les événements de mes drames que ne font vos romanciers ?

— Ainsi, dit Luizzi, tu employas tout ce que tu as de puissante ruse pour faire succomber une pauvre fille ?

— Oui, repartit Satan, et j’ai été vaincu.

— Vaincu ? répéta Luizzi.

— Oui, reprit le Diable. Après ce qu’Eugénie venait d’entendre, elle répondit à lord Stive :

« — Milord, en me disant que vous me croyez innocente, vous me dictez la conduite que je dois tenir. Cette estime que vous m’avez montrée, quoique la proposition que vous m’avez faite me prouve combien peu elle est sérieuse, je veux y croire ; cependant, je veux vous y faire croire en vous prouvant que je la mérite.

— Miss, reprit lord Stive, réfléchissez, ne refusez pas un homme qui peut se dire l’un des plus puissants de l’Angleterre…

— Non, milord, non, reprit Eugénie d’une voix froide, mais entrecoupée par l’oppression de son cœur. Je n’accepte pas… Je ne veux pas accepter… Je vous pardonne… Je ne vous en veux pas… Je ne vous demande que de me permettre de me retirer.

— Pas ainsi, miss, pas ainsi ; tant de calme après un si violent désespoir doit me faire craindre une funeste résolution.

— Non, milord, non, je ne mourrai pas. Je suis mère, je vivrai. »

C’est alors qu’elle m’échappa, s’écria Satan. Trois fois j’ai eu le suicide contre cette femme, trois fois elle en a été sauvée. L’effroi de la misère me restait. J’essayai. Lord Stive, qui voulait savoir jusqu’au fond l’âme d’Eugénie pour pouvoir mieux s’en emparer, reprit aussitôt :

« — Osez implorer notre loi anglaise, allez déclarer devant un magistrat le nom du père de votre enfant, et il sera forcé de le reconnaître, d’assurer son existence et la vôtre.

— Oh ! milord, dit Eugénie en détournant la tête, nous autres filles françaises nous ne savons pas étaler notre honte comme un droit. J’aimerais encore mieux mourir.

— Croyez-moi, cependant, miss Eugénie, n’abandonnez pas cette extrême ressource, n’attendez pas la pauvreté, elle mène aussi à la mort ; et, si cette démarche vous répugne tant, croyez qu’il suffit d’en menacer Arthur pour lui faire réparer son infamie, croyez que si je lui parlais…

— Si vous lui parlez jamais de moi, dit Eugénie en interrompant lord Stive et en se levant, dites-lui, milord, que la victime vivra pour donner le jour à l’enfant de son bourreau, que la femme pauvre travaillera pour nourrir l’enfant de l’homme riche ; dites-lui qu’il y a un nom qui ne sortira plus de cette bouche qu’il a flétrie, et que pour la dernière fois la fille du peuple a prononcé devant vous le nom du très-noble comte sir Arthur Ludney. Adieu, milord, adieu. Nous n’avons plus rien à nous dire maintenant. »

Elle sortit de cette maison, elle m’échappait encore.

— Ah ! fit Luizzi avec une joie singulière.

— Oui, reprit Satan d’un ton sinistre, oui, elle m’échappa ; mais je me promis bien que je rendrais au Seigneur son maître la victime assez torturée et assez meurtrie pour que, tout-puissant qu’il est, il lui soit difficile de guérir de telles tortures. Écoute toujours, et n’aie pas peur.

Elle sortit de cette maison, et je la saisis à son premier pas. Je ne néglige pas les petits maux, moi ; j’ai inventé l’art d’égratigner les larges blessures pour en redoubler la cuisson. Elle sortit de cette maison, mais elle ne savait pas son chemin. Elle erra longtemps perdue de son corps dans la route qu’elle demandait et qu’on lui indiquait, parce qu’à deux pas de l’endroit où on l’avait renseignée sa tête et sa mémoire se perdaient dans le dédale de ses douleurs ; et, si tu veux bien comprendre ce qu’elle était à cette heure, regarde-la aller, venir, retourner, regarder aux maisons, arrêter les passants, recevoir une injure pour toute réponse, et reprendre sa route pour aller, venir et retourner encore dans le même espace ; imagine-toi qu’il en était en elle comme hors d’elle, que sa pensée allait, venait dans les douleurs de sa vie, s’égarant, se heurtant, se brisant, sans qu’elle ait pu devenir folle, sans que Dieu l’ait prise en pitié ni moi non plus. Un vieillard la tira de cet horrible état et la ramena chez elle mourante de douleur et de fatigue. La nuit, une fièvre brûlante s’empara d’elle, et ce ne fut que huit jours après qu’elle put revenir prendre sa place parmi ses compagnes. Ces huit jours avaient été mis à profit. Lord Stive n’avait pas renoncé à s’emparer de la jeune fille, et il tenta par le désespoir ce qu’il n’avait pu obtenir par la corruption. Il informa madame Firet du secret d’Eugénie, en lui recommandant ce qu’il fallait pour la faire succomber. J’aime madame Firet, c’est une femme intelligente et habile. Elle entendait le mal d’instinct, et il ne lui fallait pas de longues explications. Une fois le passage ouvert, cela coulait de source. La vieille n’alla pas, selon le désir très-vulgaire de lord Stive, tenter encore Eugénie en lui faisant honte de son état et en lui montrant qu’elle était bien heureuse de ce qu’elle trouvait un si haut protecteur après une si honteuse faute : elle fut plus adroite. Elle arriva chez madame Bénard l’indignation dans les yeux et la tristesse dans la voix ; elle lui apprit qu’elle, l’honnête madame Bénard, était indignement trompée par l’hypocrisie d’Eugénie, et qu’elle avait découvert que la malheureuse n’avait quitté la France que pour cacher une grossesse. Si madame Bénard avait été seule à entendre cette confidence, peut-être le but n’eût-il pas été atteint ; mais madame Firet parla de cette voix qui a l’air de se cacher et qui perce les murs légers d’une cloison. Deux minutes après, tout le magasin connaissait l’état d’Eugénie, et quelques jours après, quand elle descendit, elle trouva pour tout accueil des sourires moqueurs, des rires méprisants, des plaisanteries dont elle frémit de comprendre le sens, jusqu’au moment où, ne pouvant plus supporter cette incessante injure, elle s’écria dans un transport de colère, au moment où une jeune fille s’éloignait d’elle avec un air de mépris :

« — Mais qu’avez-vous donc, que vous sembliez craindre de me toucher ?

— J’ai peur de blesser votre enfant, » lui répondit l’autre.

Voilà comment lui fut renvoyé le mot qu’elle avait adressé à Arthur dans un moment de désespoir. Et il faut que je te dise tout, baron, pour que tu apprennes l’âme humaine, que tu veux connaître. Celle qui l’insulta avec tant de barbarie était accouchée il y avait six mois, et elle avait tué son enfant, et elle marchait la tête haute, dans l’assurance où elle était que nul ne savait son crime.

— Ce sont des monstres dont tu me parles ! s’écria Luizzi.

— Non, ce sont les produits nécessaires de vos mœurs. Comme vous êtes sans pitié pour la faute connue, on cache sous le crime la faute dont on ne veut pas rougir : voilà tout. Ah ! si vous aviez une justice exacte dans vos mœurs comme elle se rencontre quelquefois dans vos lois, si vous pesiez la faute comme vous pesez le crime, si vous daigniez regarder qu’il peut y avoir une excuse à certaines chutes comme à certains meurtres, et si le tribunal humain absolvait quelquefois ceux qui ont failli comme vos cours d’assises absolvent quelquefois ceux qui ont tué, peut-être y aurait-il moins de ces femmes perdues qui sont les plus implacables ennemies des femmes qui ne sont que malheureuses, peut-être y aurait-il moins de fripons pour déshonorer et mettre en faillite un débiteur honnête homme. On ne se fait pas méchant à plaisir, mon maître ; rien ne vient sans cause dans ce monde. Seulement, vous avez trop de paresse ou de stupidité pour chercher où est la racine de tous vos vices et la couper d’une main hardie.

— Tu as peut-être raison, dit Luizzi ; mais enfin, comment Eugénie put-elle supporter tant de douleurs sans y périr ?

— Parce que l’âme est faite comme le corps, et que celui-ci meurt souvent d’une chute de quelques pieds, tandis que celui-là résiste quelquefois à tous ses membres brisés et déchirés de blessures. D’ailleurs une femme eut pitié d’Eugénie, ou peut-être pitié du repos de sa maison. Madame Bénard offrit à la pauvre fille de retourner en France : et, pour que le tourment de sa faute ne l’y poursuivît pas, elle lui offrit aussi de la recommander à son frère, de la placer chez lui et de la dépayser dans cet immense Paris, où tout peut se cacher et où tout se découvre aussi comme dans le plus petit village. Eugénie était venue seule en Angleterre avec une bien faible espérance ; elle s’en retourna seule en France sans aucun espoir. Elle n’avait pas avoué sa grossesse à sa mère avant de partir, et elle n’avait pu l’avouer par écrit à la femme qui ne savait pas lire sans publier sa faute partout.

— Mais c’est une horrible histoire que tu me dis là, car je tremble de penser à ce que tu vas me raconter de l’accueil de Jeanne à sa fille.

— Eh bien ! mon maître, tu te trompes encore, reprit Satan. Les douleurs d’enfant d’Eugénie, ses douleurs délicates de jeune fille, le malheur d’une vie déplacée, n’avaient pu percer l’écorce grossière qui revêtait le cœur de cette femme ; mais le malheur complet, réel, intelligible pour elle, la toucha et entra au plus profond de ses entrailles. Elle ne maudit point sa fille, elle ne l’insulta pas, elle la plaignit : elle l’aida à cacher sa grossesse, à cacher son accouchement ; car, parmi toutes les souffrances dont je t’ai parlé, je ne t’ai pas dit celles d’une contrainte de tous les moments pour dissimuler un état qui chaque jour se manifestait davantage. C’était sa vie qu’Eugénie y jouait. Elle n’y a perdu que la santé. Cette femme a eu tous les malheurs. Pour t’apprendre jusqu’au bout, mon maître, ce que c’est que souffrir, pour ne pas te laisser croire que tu es le plus infortuné des êtres s’il faut que la misère t’arrive, je vais t’en faire un tableau qui n’est pas cependant le plus triste de ceux que j’ai peints. La mère d’Eugénie, nourrie par la pension que lui faisait sa fille, avait quitté sa maison et demeurait dans une chambre dont les fenêtres ouvraient sur une petite cour carrée. Eugénie partageait avec elle le seul lit qui occupât cette chambre. Elle avait prévenu une sage-femme qu’elle irait accoucher chez elle ; mais, comme il en coûtait six francs par jour dans cette maison misérable, il fallait attendre le dernier moment pour que le séjour n’y fût pas trop long et trop dispendieux. On avait dépensé déjà beaucoup d’argent pour la layette, et ce qui restait était calculé, à quelques sous près, pour le temps qu’Eugénie devait passer hors de chez elle. Aller au delà, c’était s’exposer à ne pouvoir payer strictement, c’était s’exposer à entendre venir réclamer tout haut dans la maison le prix des soins donnés à la fille accouchée. Eugénie attendait toujours le moment fatal. Une nuit, il était deux heures du matin, elle se sentit prise des premières douleurs. Il lui fallut se lever et songer à partir ; il lui fallut s’habiller au hasard dans l’obscurité, car une lumière allumée dans cette chambre à pareille heure eût montré, à travers la fenêtre sans rideaux, la mère et la fille s’apprêtant à sortir au milieu de la nuit ; il lui fallut descendre doucement, et sur la pointe du pied, quand ses jambes se refusaient presque à porter son corps ; il lui fallut passer en courant devant la loge du portier, quand elle avait à peine la force de se traîner. Et il restait un long chemin à faire, un chemin qui pouvait durer vingt minutes et qu’elles mirent quatre heures à parcourir : la mère traînant sa fille et l’arrachant à chaque borne sur laquelle elle s’asseyait, ne pouvant plus avancer. Enfin Eugénie arriva pour tomber sur un lit et entre les mains d’une femme ignorante qui lui laissa souffrir plus de douleurs que Dieu, dans sa colère, n’en a promis à l’enfantement de la femme. Ce ne fut que dans la nuit suivante qu’elle accoucha de cette Ernestine que tu connais. Cinq jours après, elle était chez elle, et, encore quinze jours après, elle était admise dans les riches magasins de M. Legalet, au haut de la rue Saint-Denis.

Le Diable s’arrêta, et Luizzi parut respirer comme un homme qui atteint le sommet d’une montée pénible et s’assoit pour reprendre haleine.

— En route, en route, mon maître, cria le Diable, l’heure se passe, le jour approche, et nous n’avons pas de temps à perdre ; en route, si tu veux arriver bien renseigné à l’heure où tu dois décider de ta vie.

— Va donc, dit Luizzi.

Satan reprit :

— La pauvre fille…

— Encore ? dit le baron.

— Toujours la pauvre fille, mon maître. La pauvre femme et la pauvre mère viendront. Tu entendras et tu verras.