Les Mémoires du Diable/Édition 1858/36

Michel Lévy (tome Ip. 396-426).


XXXVI

PAUVRE FILLE.


Je te l’ai dit, baron : l’enfant n’était plus, la jeune fille avait commencé. Maintenant laisse-moi te dire ce que c’est que la vie d’une pareille jeune fille. C’est le travail sans doute, mais c’est aussi la liberté. À six heures du matin, Jeanne et Eugénie quittaient la maison : la mère pour ressaisir tant bien que mal un peu des profits qu’elle faisait autrefois, femme du peuple, toujours dure et grossière, mais toujours honnête et laborieuse ; la fille pour aller à son atelier, puisant dans cet orgueil que tu blâmes la force d’accomplir ses devoirs. Comprends-tu maintenant qu’il faut quelque vertu à cette vie confiée à elle-même pour résister à toutes les séductions qui peuvent l’entourer, et à laquelle l’occasion ne manque pas pour faillir ? Car, à défaut de sagesse, il n’y a pas autour d’elle, comme autour de l’existence de vos jeunes filles, la vigilance toujours présente d’une mère et les obstacles matériels de votre monde, qui ne laissent pas à ce qu’on appelle une demoiselle une heure où elle ait à subir l’entraînement d’un entretien que personne n’entend et ne surveille. Comprends-tu que cette vertu doit être bien grande, non-seulement pour résister à cette liberté, mais encore à l’immense étendue qu’a la séduction pour se déployer devant elle ? Car vos femmes, baron, quand vous les séduisez, ou plutôt quand elles se laissent séduire, vous n’avez pas à leur montrer cet infernal paradis de la richesse et du luxe qu’elles habitent comme vous. Lorsqu’elles s’y égarent, elles n’ont d’excuse que la soif de l’amour. Mais ces malheureuses filles qui sont à la porte de ce beau jardin aux fruits d’or, qu’elles voient et qu’elles ne peuvent goûter, celles-là ont de bien plus dures tentations à repousser. Vos femmes se perdent dans les palais et les frais bocages où elles traînent leur oisiveté ; les filles pauvres se perdent aussi quelquefois, mais c’est parce que la route qu’elles parcourent leur brise les pieds et que le fardeau de leur misère les écrase. Vous vous croyez riches en jeunesse et en espérances, vous, gens gorgés d’or, et vous êtes les vrais pauvres en cette seule et véritable richesse de l’homme, car vos rêves ne peuvent aller qu’à un pas devant vous, et les rêves de ceux qui n’ont rien ont d’immenses espaces à parcourir. Ce n’est pas dans les beaux salons que se font les plus beaux contes d’avenir dont la jeunesse s’amuse, ce n’est pas sous sa robe de soie qu’une noble fille est en proie à tous les désirs ; c’est sous une robe de toile que battent tous les entraînements, c’est dans un atelier de pauvres belles filles que s’enfantent les plus grandes et les plus joyeuses espérances, les beaux amants, les riches atours, les plaisirs dorés, les triomphes inattendus ; c’est là qu’est presque tout le bonheur de la jeunesse, l’espérance. Comprends-tu enfin que, lorsqu’il se trouve dans cette position commune de toutes les filles du peuple une fille à qui la nature a donné plus que le désir d’une vie de distinction, à qui elle en a donné le besoin ; comprends-tu que, lorsque cette jeune fille ajoute à la vulgarité de ces rêves le rêve des entretiens nobles, des occupations élevées, des plaisirs délicats de l’esprit, des succès du talent, il lui faut une grande vertu pour ne pas acheter tout cela par une faute qu’on lui dit être, à elle seule, le bonheur ? Et je ne te parle pas de l’amour, mon maître, car vous l’avez aussi pour excuse aux égarements de vos femmes, qui sans cela n’en auraient aucune. Eugénie était cette fille dont je viens de te parler. Elle avait déjà dix-sept ans lorsque l’événement que je vais te raconter changea en malheur actif la souffrance passive et résignée de son âme. Elle était belle alors. Cette frêle et chétive nature s’était développée soudainement ; sa taille s’était rapidement élancée, elle était flexible et menue comme le jeune arbre planté à l’ombre, qui se hâte de gagner le soleil. Une blancheur éclatante répandue sur son visage prouvait cependant que les forces vives de ce beau corps ne s’étaient pas développées aussi vite que sa taille, et Eugénie, après avoir été une chétive petite enfant, était une grande et faible jeune fille.

À l’époque dont je te parle, elle était chez madame Gilet, l’une des plus célèbres couturières de Paris, qui demeurait aussi dans la rue Saint-Honoré. Ses ateliers occupaient le côté d’une cour dont l’autre côté était habité par M. de Souvray, évêque sans évêché, qui, après avoir longtemps végété en Angleterre, était revenu vivre en France de la pension accordée par Napoléon aux prêtres sans emploi. Dans les ateliers de madame Gilet, Eugénie avait choisi une amie : c’était cette Thérèse avec qui elle avait été enfant dans ses jours de bonheur, et qui lui plaisait par un air de distinction et une coquetterie de parure qui faisait douter du peu qu’elle était. C’était, dis-je, par là qu’elle plaisait à Eugénie, plus que jamais en proie à ce besoin d’élégance inné en elle, et leur amitié n’avait guère que ce lien frivole d’être les deux plus belles et les deux mieux mises de leur magasin. Les habitudes du voisinage avaient introduit ces deux jeunes filles chez M. de Souvray. Cette liaison d’un homme comme l’ancien évêque et de deux enfants placées si loin de lui s’était faite par l’intermédiaire d’une certaine madame Bodin, qui tenait la maison du vieil évêque. Madame Bodin était une femme de trente ans à peu près, dont la beauté avait excité des soupçons qu’à ton sourire je vois que tu partages. Cependant il n’en était rien, et, si M. de Souvray était attaché à cette femme, c’est qu’elle le servait avec zèle et dévouement, et, s’il aimait à faire causer les deux jeunes amies, c’est qu’il y a un charme infini pour les vieillards à laisser effeuiller sur leurs jours fanés les paroles roses de la jeunesse. Quelques vieux gentilshommes faisaient toute la société de M. de Souvray, et jamais Eugénie n’y avait trouvé d’autre jeune homme qu’un M. de Mednitz, lieutenant de vaisseau et neveu de l’évêque, lequel avait habité sa maison durant quelques mois, vers le commencement de 1813.

Un jour, ce fut un terrible jour pour tout un peuple et un bien plus terrible jour pour Eugénie, ce jour, le 30 mars 1814, le canon grondait autour de Paris ; la ville haletante s’épouvantait à l’idée de voir se précipiter tout à coup dans ses rues ces nuées d’ennemis amassés depuis tant d’années de tous les bouts de l’Europe contre la France. Elle s’effrayait surtout de ces hordes barbares de cosaques dont elle savait que la férocité avait si cruellement sillonné la Champagne. Tout tremblait, et cependant, au centre de Paris, les jeunes ouvrières de madame Gilet, assemblées comme de coutume, bâtissaient d’élégants canezous de mousseline, de légers fichus de gaze, s’épouvantant et riant en même temps à côté de cet empire qui tombait. Il était dix heures, lorsque tout à coup madame Bodin entra dans l’atelier et dit à Eugénie de lui venir parler. Celle-ci la suivit, et madame Bodin, les dents serrées, le visage pâle, contenant à grand’peine des douleurs atroces, lui dit :

« — Eugénie, mène-moi chez toi à l’instant ; ta mère est absente, n’est-ce pas ?

« — Oui, dit Eugénie ; mais pourquoi ?

« — Je te le dirai, Eugénie ; viens, mais viens vite. »

La pauvre fille, tout étonnée, emmena madame Bodin, qui ne pouvait que se traîner et qui, à peine arrivée dans la chambre d’Eugénie, tomba sur une chaise en s’écriant :

« — Sauve-moi, ma fille ! sauve-moi ! je vais accoucher.

« — Ici ? s’écria Eugénie en reculant.

« — Oui, ici ou dans la rue ; car M. de Souvray m’a chassée, quand ce matin je lui ai avoué que j’étais grosse.

« — Grosse ? reprit Eugénie.

« — Oui, c’est son neveu qui m’a trompée, son neveu qui devait revenir à Paris et qui m’a abandonnée. »

Avant qu’Eugénie eût eu le temps de faire une réponse, les douleurs de l’enfantement devinrent si vives et si atroces, que madame Bodin coupait avec ses dents les draps du lit sur lequel elle était couchée. Eugénie courait par la chambre en criant :

« — Que faire ? mon Dieu ! que faire ?

« — Oh ! tais-toi, lui dit madame Bodin, ne me perds pas ; j’aurai le courage de ne pas crier, moi qui souffre des douleurs de l’enfer. Va chercher mon médecin, il est prévenu ; va ! »

Eugénie ne vit plus qu’une femme qui allait mourir, elle alla et revint avec l’accoucheur…

Ah ! mon maître, fit le Diable en s’interrompant et en regardant Luizzi d’un air tristement railleur, vos sœurs et vos filles n’ont pas de ces horribles spectacles, elles ne sont pas admises à de pareils secrets ; la vie a pour elles un voile qui ne se lève ou qui du moins ne devrait se lever qu’au jour du mariage. Il n’en est pas ainsi du pauvre ; il a toute occasion d’apprendre tout, et la première fois qu’Eugénie sortit de son ignorance de jeune fille, ce fut pour assister à un accouchement, pour recevoir un enfant illégitime et cacher la honte d’une femme qu’elle connaissait à peine. La délivrance de madame Bodin fut heureuse et rapide. Pendant que le médecin lui donnait les derniers soins, Eugénie alla chez M. de Souvray et dit au vieillard ce qu’elle avait été forcée de faire. Il l’écouta sans comprendre ou sans vouloir comprendre l’héroïque dévouement de cette enfant, et lui répondit froidement :

« — C’est tout ce que je voulais. Cet accouchement ne pouvait avoir lieu chez moi ; il m’eût trop compromis, vous devez sentir cela, Eugénie, surtout à un moment où le retour des Bourbons me donne l’espoir de reprendre la place qu’on m’a enlevée. Il n’eût fallu pour me perdre que les mauvais propos que cela eût pu faire naître. »

N’admires-tu pas, baron, le flegme de cet homme qui calculait sa fortune sur la chute d’un empire et qui avait peur des méchants propos de quelques voisins ? et cela, à soixante-dix ans, quand il n’avait déjà plus la force de coiffer la mitre et de porter le bâton pastoral ? Puis, quand il eut bien mis à nu tout l’égoïsme de sa sécurité, oubliant que ce qui pouvait lui enlever tout au plus un reste d’ambition de vieillard pouvait perdre le vaste avenir d’une jeune existence, il promit de prendre les dernières précautions pour cacher l’enfant.

Dès que le jour fut assez sombre pour que l’on pût sortir de la maison d’Eugénie sans être vu, la fille innocente et le médecin sortirent ensemble ; elle emportait sous son châle le nouveau-né dont elle étouffait les cris, et, quand elle rencontra sa mère sur l’escalier obscur, elle lui dit, pour excuser sa sortie :

« — Madame Bodin est venue à la maison, elle a été prise d’un coup de sang, il a fallu la saigner ; maintenant je vais avertir M. de Souvray et chercher un fiacre pour ramener cette dame chez elle. »

À la porte de la maison, l’évêque attendait le médecin et Eugénie, et tous trois allèrent à Saint-Roch présenter à Dieu l’enfant d’un crime, et lui demander charité et espérance pour lui. Ils eussent mieux fait de le demander pour eux, Eugénie surtout, Eugénie qui ne savait pas qu’elle venait de salir sa vie de la faute d’une autre.

Quelques jours se passèrent, durant lesquels Eugénie s’aperçut que les voisins jetaient sur elle d’étranges regards, interrogeant sa tournure, sa marche, son visage. Mais elle courait si légère, elle rangeait son misérable ménage en chantant si joyeusement, que le soupçon disparut ou plutôt ne se montra plus. Le soupçon, mon maître, est comme un corps qu’on lance dans un bassin ; il est rare que l’onde le rejette ; il coule quelquefois jusqu’au fond et se cache dans la boue, mais il reste toujours sous l’eau. Qu’il vienne un mauvais vent qui agite cette eau : il reparaît à la surface, imprégné de vase et de lange. Eugénie ne savait pas cela, et, parce que les voisins reprirent vis-à-vis d’elle leurs manières accoutumées, elle s’imagina que l’explication qu’elle avait donnée du bruit entendu chez elle avait été admise. Thérèse seule comprit et devina la vérité. Mais elle pressa vainement Eugénie de lui donner le droit de railler cette madame Bodin, dont les airs d’honnête femme lui déplaisaient. Eugénie avait juré de se taire, et elle avait toutes les probités ; même celle du serment.

Quelques jours après ce que je viens de te dire, et durant ces belles heures de midi que la fin d’avril donne quelquefois à la terre, Eugénie, Thérèse, et une autre jeune fille étaient allées se promener aux Tuileries, au sortir de la messe.

Après un tour de jardin, elles s’aperçurent qu’elles étaient suivies par deux Anglais, de ceux que l’invasion avait fait accourir en France à cette époque. C’est te dire suffisamment combien ils devaient être odieux à ces enfants du peuple, habitués à aimer l’empire par cette sympathie instinctive pour le grand qui tient les masses, parce que les masses sont grandes. Ces deux hommes leur parurent plus qu’odieux, ils leur semblèrent ridicules.

Vous autres hommes, et particulièrement vous autres Français, vous avez d’abord la faculté la plus misérable que je sache au monde : c’est celle de vous passionner pour la mode, de vous engouer pour la moindre chose nouvelle ou rajeunie qu’un impertinent propose à votre admiration. Puis, après cette faculté misérable, vous avez la plus déshonorante de toutes pour l’humanité : celle de mépriser, et du plus profond mépris, ce que vous avez aimé, et de l’amour le plus excessif ; et cela en quelques années, en quelques mois, en quelques semaines ! À ces deux facultés, vous ajoutez cependant une disposition qui semble inconciliable avec elles : c’est l’inintelligence de tout ce qui ne part pas de vous-même, et un dédain superbe qui vous conduit à une moquerie stupide de ce que vous ne connaissez pas. On dirait que vous avez deux grands vices dans l’esprit ; on dirait qu’il est à la fois trop étroit pour garder deux adorations à côté l’une de l’autre, et trop obtus pour entrer rapidement dans le vif des choses. Cependant vous passez pour le peuple le plus spirituel, et c’est vrai. Explique cela, si tu peux ; un jour peut-être je t’en dirai le secret.

Or, à l’époque dont je te parle, rien ne semblait plus ridicule à vos yeux qu’un Anglais, par la seule raison qu’il n’était pas rasé comme vous, habillé comme vous, chaussé comme vous. On pourrait encore comprendre cela d’un peuple comme les Orientaux, à qui la magnificence de leur costume doit aisément rendre méprisable le costume européen qui affecte une recherche de pauvreté ; mais vous autres qui sortiez de l’habit carré des incroyables, du frac en queue de poisson des muscadins, et des cravates à lance de mousseline des merveilleux, il vous fallait les furieuses vanités dont vous êtes doués pour mépriser le frac étriqué et la tenue régulière de l’Anglais.

Toujours est-il que nos trois jeunes filles, se voyant ainsi suivies, laissèrent ces Anglais s’attacher à leurs pas au lieu de les avertir par une tenue sévère, comme elles l’eussent fait pour des Français, que leur poursuite s’adressait mal. C’était en effet, pendant toute une longue promenade, une occasion de se moquer d’eux, de les examiner, puis d’échanger des rires sans fin sur ces odieux insulaires, si laids et si ridicules, qui avaient la grossière et sotte prétention de croire qu’ils n’avaient qu’à se présenter pour frapper des Françaises d’une subite passion.

Ce que je te raconte là est arrivé à mille femmes peut-être. Mais pour elles une pareille rencontre et une telle plaisanterie sont restées sans conséquences. Il a fallu un bien étrange concours de circonstances pour que cette rencontre eût des suites si graves pour l’une de ces jeunes filles ! Écoute, et comprends bien qu’il m’est permis, à moi, Diable, de te dire de l’invraisemblable, parce que je te dis du vrai. À part les circonstances que j’ai à te raconter, il faut que tu saches que l’un des hommes à qui s’adressaient ces moqueries, était un de ces êtres qui mettent un intérêt sérieux, ou plutôt ardent, à tout ce qu’ils veulent : c’était une nature vaniteuse, égoïste et corrompue ; c’était un de ces oisifs qui apprennent dans un mauvais livre une vie à suivre et qui s’y attellent de toutes leurs facultés. Arthur Ludney, à vingt ans, s’était proposé Lovelace pour modèle. Mais ne t’imagine pas que ce fût le Lovelace qui, passé de l’original en traduction, de traduction en imitation, est arrivé à être une espèce de sot bellâtre qui se fait adorer en dandinant sa fatuité devant les femmes. Arthur avait remonté à la source. C’était le vrai Lovelace anglais, c’est-à-dire le désir ardent, altéré, persévérant, puis le mépris complet, sec, froid, implacable, lorsque le désir est satisfait ; et cela, non pas avec de la frivolité, des grâces légères, du papillonnage, comme font vos séducteurs, mais avec calme et persévérance, sérieusement et l’esprit tendu vers un but de séduction comme vers l’ambition et vers la fortune.

Tu connais ce beau D…, de l’ambassade anglaise, qui aborde un diplomate et un tailleur avec le même esprit sérieux, qui discute le bouton d’un gilet avec le même soin qu’un article de traité, et qui, ne se fiant qu’à lui seul pour ce qui est difficile, rédige de sa main les dépêches diplomatiques les plus importantes et coupe ses pantalons ? Puisque tu as vu jusqu’où peut aller, dans un esprit distingué, l’amour du dandysme, tu dois comprendre aisément jusqu’où peut aller, chez un homme d’un caractère encore plus persévérant, la prétention au Lovelace. D’ailleurs, le Lovelace est un type anglais que vous n’avez pas ; il est trop absolu pour vous, et surtout trop patient et trop méchant. Tel était l’un des hommes qui s’étaient attachés à la poursuite des jeunes filles, et qui, irrité comme Lovelace, comme Anglais, comme grand seigneur, que des enfants, des Françaises et des filles du peuple n’eussent pas été frappées de sa beauté, se jura de les punir, non pas une des trois, mais toutes trois. Il sembla cependant qu’Eugénie dût être préservée de la poursuite et de la vengeance de cet homme. Au sortir des Tuileries, elle quitta Thérèse et Désirée pour rentrer chez elle ; et, après un moment d’hésitation, les deux Anglais s’attachèrent aux pas de ses deux jeunes amies. Le lendemain l’atelier de madame Gilet riait de l’aventure arrivée la veille et du récit grotesque de Thérèse contrefaisant l’Anglais, raide, empesé, gauche, et murmurant derrière elles :

« — Hooh ! les belles mademoiselles ! Hooh ! qué châmant touniure ! Hooh ! biaucoup, biaucoup châmant !

Eugénie était félicitée d’avoir été dédaignée par ces vilains englishman, quand Thérèse s’écria :

« — Oh ! pour vilains, on ne peut pas dire ça. Il y en a un des deux qui est beau comme un amour : un petit jeune homme qui a vingt ans tout au plus, avec de grands yeux noirs, de grands cheveux noirs, et des dents comme des perles !

« — Alors ce n’est pas un Anglais, lui dit-on de tous côtés ; les Anglais sont tous rouges.

« — C’est un Anglais, il me l’a dit.

« — Tiens ! s’écria-t-on encore ; vous lui avez donc parlé ?

« — Oui, reprit Thérèse, quand Eugénie nous eut quittées, parce qu’elle, vous savez, elle est bégueule : lorsqu’un homme la regarde, il semble qu’il lui vole quelque chose. Nous leur avons parlé pour nous amuser. Il y en a un qui s’appelle Back, comme la rue du Bac, je m’en souviens très-bien : celui-là c’est le laid, le rousseau. L’autre s’appelle ; Arthur… Arthur, puis un nom anglais, je ne sais pas. C’est le fils d’un lord qui est très-riche.

« — Et qu’est-ce qu’ils vous ont dit ?

« — Bah ! fit Thérèse en se posant devant les volants d’une robe qu’elle achevait pour voir s’ils avaient bonne grâce ; bah ! des bêtises d’Anglais ! qu’ils nous donneraient des cachemires et des voitures si nous voulions les adorer. C’est-à-dire, c’était le laid qui disait ça ; l’autre est bien plus sentimental, et il répétait toujours : « Hooh ! hooh ?… J’aimerai biaucoup vous, biaucoup, si voo volez aémer un petit peu moi. »

« — Et ils vous ont suivies toujours ? dit Eugénie.

« — Oui, jusqu’à la porte de Désirée.

« — Et lorsque tu as été seule et que tu es rentrée ?… »

Thérèse devint rouge et répondit en emportant la robe :

« — Ils n’y étaient plus. »

Cette rencontre n’avait laissa aucun souvenir dans l’esprit d’Eugénie, et le dimanche suivant elle n’y pensait plus. Elle alla à la messe comme de coutume, et elle s’apprêtait à quitter la nef lorsqu’à l’angle d’un pilier elle aperçut le bel Anglais qui semblait l’observer depuis longtemps. L’audace du regard de cet homme l’aurait blessée en tout autre endroit ; elle lui parut un insolent sacrilége dans une église, et elle s’éloigna rapidement. Comme elle descendait les marches de Saint-Roch, elle s’aperçut qu’elle était suivie ; et, poussée par un premier mouvement d’effroi, elle courut vers sa maison. Cependant, au moment d’y arriver, elle pensa que ce serait apprendre sa demeure à cet inconnu, et elle retourna vivement sur ses pas, puis entra dans un magasin de parfumerie.

Écoute bien toutes ces circonstances puériles, maître ; elles te feront comprendre ce que j’ai à te raconter. Le parfumeur, en voyant entrer Eugénie tout alarmée, Eugénie qu’il connaissait comme une enfant du quartier, lui demanda ce qu’elle avait. Elle lui raconta ainsi qu’à sa femme les poursuites de l’Anglais, et le parfumeur irrité lui dit d’un ton fanfaron :

« — Bon ! bon ! je m’en vais vous en délivrer ; mais… montrez-le-moi.

« — C’est lui, dit Eugénie, qui regarde à travers les carreaux de la boutique. »

Le parfumeur ouvrit la porte, et l’Anglais le regarda. Il y avait dans ce regard une menace et un mépris qui arrêtèrent le bonhomme ; et, au lieu d’aller vers Arthur, il se mit à chantonner d’un air indifférent sur le seuil de sa porte, puis un moment après il rentra.

« — Eh bien ! lui dit sa femme, c’est tout ce que tu dis à ce godelureau d’englishman ?

« — Dame ! fit le mari, je ne peux pas aller dire à cet homme : Passez votre chemin. Il regarde l’étalage, c’est son droit ; la rue est à tout le monde.

« — Allons donc, vieux capon ! reprit la marchande ; il t’a fait peur. Nous sommes chez nous, et il n’est pas dit que des canailles viendront nous insulter dans notre rue et à notre porte. Je m’en vas te le rembarrer comme il faut.

« — Laissez, laissez, dit Eugénie, j’attendrai qu’il soit parti.

« — Ah bien oui ! il va se planter là comme un piquet. Ne crains rien, ma fille, ça ne sera pas long. »

À son tour la maîtresse sortit, et aussitôt l’Anglais s’approcha d’elle. Avant qu’elle eût eu le temps d’ouvrir la bouche, il la salua, et, lui montrant un petit flacon du doigt, il lui dit :

« Combien cela ? »

C’était un objet d’un petit écu. Mais la marchande irritée lui répondit avec humeur :

« — Quarante francs, Monsieur !

« — Donnez-le-moi, dit l’Anglais en entrant dans la boutique et en tirant sa bourse. »

La marchande, tout ébahie, ouvrit la montre, en tira le flacon et le remit à Arthur, qui le paya sans cesser de regarder Eugénie, retirée dans le fond du magasin.

« — C’est bien, c’est bien, dit l’Anglais tout haut, je reviendrai acheter beaucoup. »

Il sortit, et Eugénie comprit, au peu d’empressement qu’on mit à lui continuer une protection si efficace, que l’on ne voulait pas risquer pour elle une si excellente pratique. Une pensée l’occupa surtout, c’est que le regard de cet homme qui lui avait fait peur avait aussi fait peur à un homme, et alors elle s’effraya de l’idée de le rencontrer. Cet inconnu devint pour elle un être redoutable. Elle pensa aussi à l’abandon dans lequel elle vivait, n’ayant ni père, ni frère, ni parents qui s’occupassent d’elle. Ce fut à cette époque qu’elle revit son oncle Rigot, qui, ne voulant pas rester en France après la déchéance de son empereur, commença à lui parler de son intention de s’embarquer pour tenter la fortune. Ce ne fut toutefois qu’après les événements de 1815 qu’il accomplit ce projet.

Cependant Eugénie avait quitté la boutique du parfumeur, bien décidée à tromper les poursuites de l’Anglais, si elle le retrouvait ; et, pour cela, au lieu de rentrer chez sa mère, elle alla chez madame Gilet. Arthur la suivit encore et ne quitta la rue qu’après deux ou trois heures d’attente. Eugénie rentra chez elle.

Il y a longtemps que je ne te parle plus de madame Turniquel, et tu t’imagines peut-être que cette femme, touchée du courage d’Eugénie, lui laissait au moins le repos de son existence laborieuse. Voici ce qu’il en était. À peine Eugénie eut-elle atteint l’entrée du corridor où elle logeait, que sa mère courut à elle en lui criant :

« D’où viens-tu, coquine, coureuse ? etc., etc. »

Je ne te dis pas les vrais mots, baron ; car si, comme tu m’en as menacé, tu publies jamais ces confidences, ils te seraient inutiles, tu n’oserais pas les faire imprimer. Eugénie voulut répondre pour se justifier. Elle avait à peine prononcé quelques mots, qu’elle reçut une paire de soufflets. J’appelle les choses par leurs noms. Et ce n’était pas la première fois que cela arrivait, ce n’était pas la seule torture qu’eût à souffrir la pauvre fille. Pour te le prouver, il faut que je te dise une circonstance bien misérable de cette misérable vie.

Eugénie donnait à sa mère tout le fruit du travail de sa journée : on savait quel en était le prix, il n’y avait donc pas moyen d’en rien distraire. Rentrée chez elle, elle travaillait encore jusqu’à l’heure où l’on se couchait. Jeanne avait calculé ce que cela pouvait rapporter, et elle avait dit : puisque tu peux encore gagner dix sous dans ta soirée, il faut me les donner. Mais l’amour de la toilette tenait Eugénie, et, lorsque sa mère dormait de son rude sommeil, elle se relevait, travaillait encore, et amassait lentement le salaire de ses nuits après avoir donné à Jeanne celui de ses jours : et tout cela pour une fantaisie, pour avoir un beau spencer de soie. Après bien des nuits passées, elle put l’acheter et le faire. Puis un jour elle le prit dans sa main, et entra dans la chambre de sa mère pour être punie de ce qu’elle avait osé faire. C’était entre la fille et la mère une lutte que tu ne dois guère comprendre, parce qu’elle se manifeste par des détails trop vulgaires pour ce que tu sais de la vie. C’était la lutte de la haine jalouse du peuple contre tout ce qui paraît dédaigner ses grossières habitudes, et du dégoût insurmontable qu’éprouve une nature délicate pour ses habitudes grossières. La rage que Jeanne en éprouvait était d’autant plus vive, que c’était sa fille qui l’insultait incessamment par le mépris qu’elle semblait faire de la vie où elle était née. Et, je dois le dire, toutes deux y mettaient une singulière obstination. Ainsi, lorsqu’Eugénie parut son spencer à la main, et qu’elle eut avoué à sa mère qu’il lui appartenait, Jeanne resta stupéfaite de tant d’audace ; elle voulut arracher ce vêtement à Eugénie, et comme celle-ci le jeta dans la chambre, Jeanne la frappa, et Eugénie se laissa frapper, car elle avait calculé que cette parure lui coûterait trente nuits passées et les violences de sa mère. Mais, lorsque Jeanne parla de déchirer ce spencer, Eugénie le défendit ; elle se plaça devant la porte, disant qu’il faudrait la tuer pour le lui arracher. Ces violences, baron, étaient de tous les jours, et jusqu’à la dernière que je viens de te dire, elle n’avait produit que des pleurs que la jeunesse essuyait bien vite. Ce jour-là Eugénie, alarmée de la poursuite de l’inconnu, rentrait avec une pensée pieuse et bonne ; elle venait près de sa mère pour lui confier ses craintes, pour lui demander de la conduire à son atelier et de la ramener durant quelques jours ; elle revenait avec cette confiance que sa mère lui saurait gré de cette précaution, et voilà que tout aussitôt elle est accueillie par l’injure et la violence. Elle en fut si indignée qu’elle repoussa sa mère et qu’elle lui cria :

« — Prenez garde ! ma mère, prenez garde ! vous me pousserez au mal.

« — Elle me menace, la malheureuse ! elle me menace ! »

Et, irritée par une résistance qu’elle n’avait jamais éprouvée, elle se jeta sur Eugénie que des voisins lui arrachèrent des mains, tandis que Jeanne faisait retentir le corridor d’invectives honteuses contre sa fille.

« — Elle a fait mourir Jérôme de chagrin, elle tuera son enfant ! » dit quelqu’un à l’oreille d’Eugénie.

Et pour la première fois l’enfant se demanda si elle devait, après le labeur de sa vie, sa vie elle-même à la femme qui s’appelait sa mère.

— Mais cette femme était un monstre ! s’écria Luizzi.

— Non, mon maître, non. Si Jeanne eût eu une fille comme elle, Jeanne ne l’aurait pas battue si souvent, parce que cette fille eût été de la nature de ses habitudes. Mais votre monde est si bien moralisé que ce qui est une qualité en haut est un défaut en bas ; que le soin que vous demandez à vos enfants, le peuple le reproche aux siens ; qu’enfin on est honteux chez vous de la femme qui se néglige, et chez lui de la femme qui se pare. D’un autre côté, lorsque Jeanne aurait battu la fille qui lui eût ressemblé, celle-ci aurait moins souffert, le corps seul eût pâti. Jeanne avait été élevée ainsi : cela avait produit une honnête femme, car elle était une honnête femme, et cela ne lui avait cassé ni bras ni jambes. Elle trouvait donc qu’il était juste de traiter sa fille comme elle avait été traitée. Ce jour-là, quand on l’eut bien sermonnée, elle jura à ses voisins de ne rien faire à Eugénie lorsque celle-ci rentrerait dans leur logement. Elle y revint en effet, et sa mère l’accueillit par de nouvelles injures.

Après l’en avoir rassasiée, elle lui dit :

« — Demande-moi pardon !

« — De quoi ? de ce que vous m’avez battue ?

« — Demande-moi pardon !

« — De ce que je ne pourrai pas travailler de huit jours ?

« — Demande-moi pardon !

« — De ce que je ne veux pas être une mauvaise fille ?

« — Demande-moi pardon ! demande-moi pardon ! criait Jeanne, pour qui c’était un motif de rage furieuse que son impuissance à vaincre ce courage passif qui se couchait par terre et qui disait : « Battez-moi, tuez-moi… je ne céderai pas ! »

Jeanne avait promis de ne pas battre sa fille, elle ne la toucha pas, mais elle lui dit avec un ton de menace :

« — Oh ! tu me payeras ce que tu viens de me faire ! »

Voilà ce qu’était la vie d’Eugénie ! Cependant quelques jours se passèrent sans de nouveaux troubles dans la maison. Seulement Eugénie retrouva à la porte de madame Gilet cet homme qui lui avait valu sa dernière souffrance. Elle recula dans un premier mouvement d’effroi, et, comme il voulut l’approcher, elle s’enfuit en lui disant avec terreur :

« — Laissez-moi ! laissez-moi ! »

En te racontant tout cela, baron, il est une chose que je veux surtout te faire comprendre, c’est comment Arthur ne resta point un être indifférent pour Eugénie, ainsi qu’il eût pu arriver à tout autre. Que ce fût de la terreur et presque de l’aversion qu’il lui inspira, c’est possible ; mais il occupa sa pensée, il prit place dans sa vie, il s’y établit. Elle n’eut pas un jour où le souvenir de cet homme ne vînt la troubler. Le dimanche suivant, Thérèse voulut entraîner Eugénie aux Tuileries. Mais c’était aux Tuileries qu’elle avait rencontré cet Anglais, et elle refusa d’y aller. Elle pleurait cependant d’être obligée de sacrifier ainsi son beau dimanche, le seul jour où elle pût aller respirer l’air à pleine poitrine, où elle pût redresser son corps frêle, courbé toute la semaine sur son travail ; elle pleurait amèrement. Quant à Arthur, oh ! c’était bien l’homme comme vous êtes tous, impertinents petits grands seigneurs : il s’étonnait, dans sa vanité de dandy, de fils de lord et de riche Anglais, qu’une petite fille, à laquelle il avait daigné montrer qu’il la trouvait belle, n’en eût pas été immédiatement ravie et reconnaissante.

— Tu exagères toujours, dit Luizzi en interrompant le Diable ; et, puisque tu as l’air de m’adresser tes observations, je te dirai qu’à part quelques sots très-vaniteux je n’ai jamais rencontré parmi nous l’homme que tu me peins, et que, surtout, je ne l’ai jamais rencontré dans un âge si peu avancé.

— Voilà ce qui te trompe, baron, répondit le Diable ; il n’y a de pire égoïsme, de pire fatuité, que ceux de l’extrême jeunesse. Lorsqu’à vingt ans on n’a plus l’innocence de son cœur et qu’on n’a pas encore l’expérience de la vie, on est sans frein et sans pitié, parce qu’on ignore le châtiment des mauvaises actions et les regrets qu’elles peuvent donner. Aussi Arthur poursuivait-il Eugénie sans s’occuper, ou plutôt sans savoir le mal qu’il lui faisait ; et, s’il l’avait su, peut-être eût-il ricané avec dédain de la douleur qu’elle ressentait. C’est parbleu si peu de chose pour un homme à qui son oisiveté pèse que d’enlever à une pauvre fille le seul jour de loisir que sa mère lui permette ! D’ailleurs n’était-il pas là pour tout compenser ? et le bonheur de lui avoir plu ne valait-il pas tous les pauvres plaisirs qu’elle perdait ? Cependant, ce jour-là, Eugénie ne voulut point aller aux Tuileries ; mais, pressée par Thérèse, elle consentit à la suivre à l’exposition des tableaux. C’était un dimanche, un jour du peuple, et l’on n’avait pas de chance de rencontrer le bel Anglais. On l’y rencontra cependant, soit que cet homme fût servi par ce que vous appelez le hasard, soit qu’il fût conduit par la main souveraine qui l’avait désigné du doigt pour être un agent de malheur. L’orgueil d’Eugénie se révolta de la présence de cet homme et de l’effroi qu’il lui inspirait ; elle eut honte d’avoir encore l’air de le fuir, et elle voulut lui montrer que, si petite qu’elle fût, elle avait pour lui un mépris assez grand pour être plus grande que lui. Elle osa le regarder en face pour bien lui témoigner son dédain ; mais encore une fois elle baissa les yeux devant le regard implacable et absolu de ce jeune homme. Cependant elle parvint à se perdre dans la foule et à rentrer chez elle sans avoir été suivie. Là seulement elle se croyait en sûreté. Puis, restée seule chez elle, regardant avec désespoir la misérable chambre dont on lui faisait une prison et qui n’avait pour elle qu’un grand souvenir, celui de la mort de son père, et que de misérables souvenirs, ceux des mauvais traitements de sa mère, elle se mit à pleurer, à pleurer, à pleurer de ce malheur qui n’a pas de nom quand vous ne le calomniez pas et que vous ne l’appelez pas envie, de ce malheur qui regarde toujours au-dessus de lui, et qui ne cesse même pas lorsqu’il baisse les yeux et qu’il se nomme résignation ; elle se mit à pleurer de ce malheur que les gens de sa classe n’eussent pas compris, parce qu’ils étaient au-dessous des sentiments qu’elle avait dans le cœur ; de ce malheur que les gens du monde n’eussent pas compris non plus, parce qu’ils n’auraient pas voulu reconnaître qu’elle avait des sentiments aussi haut placés que les leurs. Exilée d’en bas par sa nature, exilée d’en haut par sa misère, elle pleura toute seule. Toutefois elle voulut encore espérer que la poursuite d’Arthur se fatiguerait devant son infatigable résistance, et depuis quelques jours elle croyait avoir prouvé à cet inconnu que toutes ses tentatives étaient inutiles, lorsqu’un soir, au moment où elle sortait de chez madame Gilet, sa voisine, madame Bodin lui dit en l’arrêtant un moment sur l’escalier :

« — Entrez donc un moment voir M. de Souvray, voilà plus de trois semaines que vous n’êtes pas venue lui faire une visite. »

Eugénie, qui trouvait là un motif de dépasser l’heure ordinaire de ses sorties et de tromper ainsi l’attente d’Arthur, entra chez le vieil évêque.

« — Va, va, ma fille, lui dit madame Bodin ; Monsieur est dans le salon. »

Le jour commençait à baisser, et Eugénie s’aperçut, en entrant chez M. de Souvray, qu’il n’était pas seul, sans pouvoir distinguer la personne qui l’écoutait et qui était levée pour se retirer. Le vieil évêque lui disait en ce moment :

« — Oui, monsieur de Ludney, je suis charmé que monsieur votre père se soit souvenu du bon accueil qu’il m’a fait autrefois en Angleterre et qu’il ait assez compté sur moi pour être sûr que je le rendrais en France à son fils. Venez me voir souvent ; vous ne trouverez pas seulement chez moi des vieillards dont la société ne pourrait vous convenir, vous y trouverez aussi quelques jeunes gens de votre âge avec lesquels je veux vous faire faire connaissance. Ce sont les fils de mes vieux amis de province, que j’ai eu le crédit de faire entrer dans la maison du roi, de braves et loyaux royalistes, qui savent tous ce que la cause des Bourbons doit de reconnaissance à l’appui de l’Angleterre. Soyez sûr qu’ils s’estimeront heureux d’offrir leur amitié à l’héritier d’un des plus beaux noms de cette généreuse nation. »

Monseigneur l’évoque, qui avait la promesse de ressaisir sa crosse et sa mitre, avait débité tout cela d’un petit ton de prêche, comme un homme qui veut reprendre l’habitude d’une parole facile et onctueuse. Eugénie s’en était aperçue, et un sourire muet égayait l’habituelle mélancolie de son visage lorsqu’elle entendit répondre ces seuls mots :

« — Oui, Monseigneur, j’aurai l’honneur de vous voir souvent, et j’espère trouver dans ces visites plus de bonheur que vous ne croyez. »

Cette voix et ces paroles arrêtèrent le sourire d’Eugénie et frappèrent son cœur comme une menace : c’était la voix d’Arthur qu’elle connaissait bien, quoiqu’elle l’eût à peine entendue dans les mots rapides qu’il lui glissait en la poursuivant. L’émotion qu’elle éprouvait fut si vive que, dans un premier mouvement d’effroi et de doute, elle s’écria :

« — Qui est là ?

« — Celui qui vous aime et qui vous obtiendra, répondit Arthur à voix basse et en passant rapidement devant elle pour sortir.

« — Eh bien ! ma fille, dit alors l’évêque qui était resté sur sa chaise longue, qu’est-ce que m’a dit madame Bodin ? tu deviens triste, mélancolique, tu pleures sans cesse ? Est-ce que ta mère te maltraite toujours ?

« — J’y suis habituée, répondit Eugénie.

« — Il y a donc du nouveau ?… Est-ce que madame Gilet est mécontente de toi et voudrait te renvoyer ?

« — Non, repartit tristement Eugénie ; elle m’a augmentée depuis huit jours.

« — Ah çà ! ce que l’on m’a dit serait donc vrai ? est-ce que tu serais une petite ambitieuse qui n’es contente de rien et qui élèverais tes désirs plus haut que tu ne le dois ?

« — Non, mon Dieu ! non, dit Eugénie. Qu’on me laisse tranquille où je suis, je ne demande pas autre chose.

« — Voyons, voyons, repartit l’évêque en faisant signe à Eugénie d’approcher ; est-ce qu’il y aurait de l’amour sous jeu ? Prends garde, Eugénie, prends garde, cela mène à mal ; souviens-toi de madame Bodin !

« — Mais moi, je ne l’aime pas, reprit Eugénie en pleurant.

« — Ah ! ah ! fit le vieil évêque, il y a donc quelqu’un ?

« — Oui, dit Eugénie résolument, oui, et c’est ce jeune homme qui sort d’ici qui me poursuit partout, qui m’obsède partout, et qui n’est entré chez vous, Monseigneur, j’en suis sûre, que pour me voir et me parler.

« — Baste ! fit l’évêque d’un ton rogue : votre petite vanité me garde là un joli rôle, Mademoiselle ! Défiez-vous, s’il vous plaît, de cette confiance très-sotte qui vous fait croire qu’un homme du rang et de la fortune de sir Arthur s’occupe d’une petite fille comme vous : c’est un conseil que je vous donne, quoique je sache que vous avez de très-grandes prétentions et que vous vous croyez une demoiselle bien superbe, parce que vous suivez dans vos habits les modes des femmes du monde. »

L’enfant du peuple était venue au prêtre de la religion établie pour affranchir le peuple, la jeune fille abandonnée avait confié ses craintes au vieillard puissant, et voilà comme elle fut reçue, voilà comment elle fut rejetée dans son inexpérience et son abandon ! Je ne te dirai pas que ce fut par méchanceté ni corruption, car je vois encore à ton sourire, mon maître, que tu t’imagines que moi, Satan, je me plais à calomnier un vieux prêtre inutile : non, baron, ce ne fut ni corruption ni méchanceté dans cet homme, ce fut cette large et dédaigneuse indifférence du grand pour le petit, ce fut cette haute opinion du grand seigneur et du gentilhomme, qui n’admet pas qu’un gentilhomme et un grand seigneur puisse avoir un tort vis-à-vis de ces misérables créatures dont la société fait litière pour tenir chaud aux pieds de l’orgueil et de la luxure.

Après cette scène, Eugénie, rentrée chez elle, résolut de ne plus sortir de longtemps ; elle fit dire à sa maîtresse qu’elle la priait de vouloir bien lui envoyer du travail dans sa chambre, et elle s’y enferma, espérant qu’elle avait enfin trouvé un asile où n’oserait pénétrer son persécuteur. Huit jours se passèrent encore ainsi. Puis un autre dimanche étant venu, Thérèse alla voir Eugénie et lui proposa d’aller se promener loin, bien loin, à la campagne.

« — Ta mère, lui dit-elle, ne rentrera pas aujourd’hui ; car tu sais que madame Bodin lui a trouvé une bonne occupation.

« — Oui, reprit Eugénie, voilà deux jours qu’elle est allée veiller une vieille Anglaise, et voilà deux jours que je suis seule ici.

Si madame Bodin avait procuré à Jeanne la vieille Anglaise à veiller, tu dois soupçonner, toi, qui avait enseigné la vieille Anglaise à madame Bodin.

« — Mais tu dois t’ennuyer à périr, ma pauvre fille ? reprit Thérèse.

« — Il est vrai que je ne m’amuse guère, repartit Eugénie qui commençait à regretter sa pauvre vie insouciante, alors que l’effroi de la rencontre d’Arthur était un peu calmé, depuis huit jours qu’elle ne l’avait vu.

« — Eh bien ! viens donc. »

Eugénie hésita un moment, puis elle répondit :

« — Non, bien décidément, non. Dimanche prochain ou dans quinze jours je sortirai, mais pas aujourd’hui.

« — Eh bien ! je ne veux pas te laisser seule, je passerai la soirée avec toi ; je vais aller prévenir à la maison que je suis ici. »

Elle sortit en effet et rentra bientôt. Toutes deux s’établirent alors près d’une petite table, et le chagrin d’Eugénie devint naturellement le sujet de la conversation ; mais celle-ci avait vu sa confiance trop mal accueillie par un homme qui eût dû la comprendre, pour la donner à une femme qu’elle savait légère, folle, inconséquente, et qui quelquefois lui avait fait entendre des conseils qui l’avaient épouvantée. Ce n’est pas que Thérèse fût une bien habile maîtresse en fait de corruption, ce n’est pas qu’elle vantât avec un art infini tout ce qu’une belle fille peut gagner à se perdre ; c’est que Thérèse avait de puissants auxiliaires dans le malheur d’Eugénie et dans le dégoût qu’elle éprouvait pour la vie misérablement honteuse qui lui était imposée. Vainement Thérèse pressait son amie des questions les plus directes, elle n’en pouvait rien obtenir, lorsqu’on frappa légèrement à la porte de la chambre, et presque aussitôt un homme entra. C’était Arthur. Eugénie poussa un cri, et Thérèse dit d’un air dégagé :

« — Eh bien ! oui, c’est lui.

« — Tu le connais, toi ? tu as osé l’introduire ici ?

« — Voyons, voyons ! dit Thérèse, ne sois pas mauvaise camarade. Oui, je le connais ; je ne peux pas le voir à la maison à cause de mes parents qui ne le veulent pas. Toi, tu es plus heureuse, tu es libre, ta mère ne rentrera pas, tous les voisins sont à la promenade, tu peux bien nous laisser causer un instant ensemble. »

Il se passa en ce moment quelque chose de bien étrange dans l’âme d’Eugénie, et il fallut tout le trouble que la découverte de l’intelligence de Thérèse et d’Arthur lui fit éprouver, pour qu’elle ne chassât pas ensemble Arthur et Thérèse.

D’après ce qu’elle venait d’entendre, Arthur poursuivait Thérèse ; c’est Thérèse qu’il venait voir. Qu’avait-elle donc craint, elle, Eugénie ? quel rêve avait-elle fait ? son orgueil s’était-il égaré jusqu’à croire qu’elle inspirait un amour auquel on n’avait même pas pensé ? tout ce qu’elle s’imaginait de sa beauté et de sa distinction avait-il été placé par un homme comme Arthur au-dessous de la beauté et de la bonne grâce de Thérèse ? Eugénie fut cruellement humiliée à ses propres yeux. En se rappelant les paroles du vieil évêque, elle se demanda si elle n’était pas véritablement une folle impertinente, égarée par sa vanité. Elle ignorait que, s’il en eût été ainsi, elle ne se serait pas fait cette question : à aucune époque, devant aucune déception, la vanité ne doute d’elle.

— Tu détestes bien la vanité, Satan ! dit Luizzi.

— Parce que votre sottise humaine la met quelquefois à côté de l’orgueil et que l’orgueil n’est qu’à moi, entends-tu, maître ?

— À toi et à Eugénie.

— À elle aussi, à la pauvre enfant qui voulut se punir d’avoir même espéré une injure, et qui, honteuse de la place où cette découverte la rejetait, laissa à côté d’elle cet homme parler d’amour à Thérèse et lui bien enfoncer dans le cœur cette vérité qu’elle n’était ni désirable, ni belle, ni recherchée, que c’était par hasard qu’on avait joué avec son effroi ; car Thérèse lui avait dit :

« — Maintenant que tu sais tout, tu n’auras plus de ces sottes frayeurs ; et vous, monsieur Arthur, ne vous amusez plus à la tourmenter : elle est si enfant que vous lui feriez perdre la tête. »

Tu ne peux te faire une idée de l’anéantissement d’Eugénie. Une seule espérance avait fait vivre cette femme : c’est qu’un jour ce qu’elle avait de haut et de supérieur en elle se ferait reconnaître. La poursuite d’Arthur l’avait blessée parce qu’elle était insolente, et qu’elle voulait à la fois l’amour et le respect. Mais l’assurance qu’on avait joué avec elle la brisa dans son espoir et dans sa confiance, et elle resta immobile et muette, oubliant ce qui se passait à côté d’elle, n’ayant qu’une pensée, c’est qu’elle n’était rien, absolument rien, moins que Thérèse. Celle-ci, il faut le dire, était la vraie fille vulgaire du peuple. Elle aimait le plaisir, la joie, les rires, les folles ivresses, et, sur un mot d’Arthur, elle sortit en s’écriant :

« — Ah ! nous allons passer une bonne soirée. Nous souperons à trois, ce sera très-amusant. »

Et elle sortit pour se procurer tout ce qui était nécessaire. Cet homme avait-il préparé cette scène, ou bien avait-il cette destinée du mal qui arrive toujours juste au moment où il y a une brèche dans l’âme par laquelle il peut pénétrer ? c’est son secret ou le mien. Mais une seule circonstance pouvait le faire écouter par Eugénie, et cette circonstance, il la tenait. La pauvre fille était là, désespérée, son orgueil ployé et couché à terre, doutant d’elle, comme l’homme de génie qui se voit préférer la médiocrité et qui se demande dans son désespoir s’il n’est pas au-dessous de la médiocrité. Ce fut à ce moment qu’il osa lui dire la vérité.

« — J’ai trompé Thérèse, s’écria-t-il ; c’est vous que j’aime, c’est vous que j’ai voulu voir. Dans la colère où me mettaient vos refus, j’ai écrit à Londres pour avoir des lettres et pénétrer chez ce vieillard où vous alliez quelquefois. »

Eugénie écoutait, elle écoutait avec son orgueil qui se releva un peu à l’idée de n’avoir pas été une sotte vaniteuse comme tant d’autres qu’elle méprisait. Arthur continua :

« — Vous m’avez fui encore ; mais j’ai juré que je vous reverrais, et j’ai persuadé à cette fille que je l’aimais pour pouvoir vous dire que je vous aime. »

Oh ! comme l’orgueil d’Eugénie écoutait toujours, et comme il se relevait, voyant redescendre bien au-dessous d’elle cette fille qui un moment avait paru la dominer !

« — Oui, reprit Arthur, je l’ai trompée, je l’ai sacrifiée au besoin de vous voir un moment, une minute, pour vous dire qu’il n’est aucun moyen que je ne sois décidé à employer pour arriver jusqu’à vous. »

Elle ne se trompait donc pas ! elle était aimée avec excès, avec fureur par un homme qu’on avait jugé trop au-dessus d’elle pour l’avoir regardée ; elle était aimée par un homme que la fille au-dessous de laquelle elle s’était placée aimait jusqu’à oublier ses devoirs, et qu’elle, Eugénie, n’aimait pas. Oui, baron, oui, Eugénie écouta avec joie cette déclaration d’amour, et Arthur n’avait pas fini, que l’orgueil de la pauvre fille s’était relevé et qu’elle en était presque à remercier celui qui l’avait fait douter d’elle, mais qui lui avait rendu si soudainement sa confiance, une plus haute confiance que jamais.

Thérèse rentra au moment où Eugénie eût dû s’apercevoir que la présence d’Arthur chez elle était une faute qu’elle laissait commettre pour son compte. Mais elle éprouva le besoin de voir comment cet homme soutiendrait, entre ces deux femmes, le rôle qu’il s’était imposé. Tout jeune encore, il était habile, ou plutôt il avait ce don infernal de parler avec art le langage de l’amour ; et, tandis qu’il charmait Thérèse par la fatuité de ses aveux, il relevait l’orgueil d’Eugénie par le respect de ses soins que la vaniteuse Thérèse prenait pour l’indifférence, tandis que l’orgueilleuse Eugénie mesurait avec bonheur la distance qu’on mettait pour la première fois entre elle et celle qu’on appelait sa camarade. C’en était assez pour Arthur : il savait qu’à certaines heures de certains jours il pouvait entrer impunément dans cette chambre ; et, quoique Eugénie lui eût assigné de ne plus reparaître, il revint. Il revint une fois, dix fois. Après avoir trouvé un moyen pour entrer chez M. de Souvray, après avoir forcé madame Bodin à y amener Eugénie, après avoir séduit Thérèse pour pénétrer dans l’asile de celle qu’il poursuivait, il trouva mieux que cela ; il trouva sa mère pour lui enseigner madame Gilet comme couturière, puis madame Gilet pour lui enseigner Eugénie comme la plus habile ouvrière de cette femme ; et il amena sa mère, lady Ludney, à monter à ce cinquième étage et à commander à Eugénie un travail qu’elle ne put pas refuser, car il lui fut offert devant Jeanne, et le prix en fut réglé à un taux si élevé que la cupidité de la femme du peuple eût fait payer un refus à Eugénie par les plus odieux traitements.

Il arrive une heure aussi, mon maître, continua joyeusement Satan, une heure qui est mon domaine, une heure où la vertu est lasse de lutter contre la mauvaise fortune, contre l’abandon, contre toutes les tentations. Cette heure commença pour Eugénie, lorsqu’ayant dit à sa mère le secret d’Arthur, celle-ci lui répondit :

« — Pardieu ! il ne te mangera pas ; tu n’as qu’à te défendre, ça n’est pas difficile. Crois-tu qu’on ne te dira jamais rien ? Une fois Petit-Pierre a voulu m’aborder, je l’ai reçu si bien qu’il en a eu le visage en sang pendant un mois. »

Voilà ce que Jeanne entendait par se défendre ! Sa fille, toute rouge d’une pudeur nouvelle, eût voulu vainement lui faire comprendre qu’il y avait dans ces visites d’autres dangers que ceux d’une brutalité. Peut-être Eugénie n’eût-elle su comment lui expliquer, comment lui dire qu’un homme d’un caractère aussi absolu, aussi persévérant, n’entre pas impunément dans la vie d’une jeune fille avec tant d’autorité et de menace. En effet, l’effroi qu’Eugénie éprouvait auprès de ce jeune homme ne pouvait l’empêcher d’écouter Arthur, qui venait tous les jours au nom de sa mère et qui lui parlait sans cesse d’amour, étourdissant cette jeune tête de toutes les idées de grandeur et de domination qu’elle avait rêvées ; car il s’était fait esclave jusqu’au point, lui, grand seigneur aux mains blanches, de s’immiscer dans les soins matériels de ce grossier ménage. Et il ne le faisait pas avec cette gaieté française qui joue avec tout, qui s’assouplit de si bonne grâce à toutes choses qu’elle les rend sans conséquence ; on voyait qu’il souffrait à faire ce qu’il faisait, c’était du fer qui ployait. Enfin cet homme, aux pieds duquel rampait la pauvre Thérèse qui le voyait lui échapper, rampait à son tour devant tous les caprices de l’orgueilleuse Eugénie.

« — Voulez-vous que j’abandonne Thérèse, lui disait-il, que je la reçoive mal ?

« — Qu’est-ce que cela me fait ? »

Alors, quand Thérèse arrivait le soir chez Eugénie, sûre d’y trouver celui qui l’avait tant poursuivie et qu’elle poursuivait à son tour, Arthur la maltraitait parce qu’elle ne pouvait même exciter la jalousie de sa rivale. Cependant le temps se passait et Arthur n’avançait point dans le cœur d’Eugénie ; car, tout en flattant son orgueil par sa servilité, il le blessait par l’offre d’un amour qui ne parlait que d’amour. Dans un cœur aussi endurci et aussi absolu que celui d’Arthur, un tel état de choses ne pouvait durer longtemps ; et, sentant son impuissance à dominer cette fille par la séduction, il employa la menace.

Un soir, un dimanche, note bien ce jour, il a sa place marquée dans presque toutes les fautes des peuples catholiques, Arthur vint le soir. Comme à l’ordinaire tout le monde était absent, et il avait donné à Thérèse un rendez-vous assez lointain pour qu’elle n’eût pas le temps de revenir assez tôt et le surprendre. Il entra chez Eugénie, et là il osa vouloir arracher par la violence une victoire qui échappait à son infernale séduction. Elle lui échappa encore ; mais ce fut après un combat long, douloureux, atroce, combat où une jeune fille ne laisse pas sans doute son honneur, mais où elle laisse sa pureté, où elle voit déchirer des voiles sacrés, où elle arrache tout meurtri des bras d’un misérable le corps blanc et vierge dont son regard seul savait la beauté. Ainsi, lorsqu’Arthur, fatigué de son infâme poursuite, s’arrêtait debout, haletant et furieux devant elle, Eugénie était sur sa misérable chaise, innocente encore, mais pleurant la fleur de sa pureté ; c’est le duvet si doux qui enveloppe le fruit mûr et qu’une main grossière lui enlève, sans que pour cela le fruit soit tombé ou cueilli. Et comme elle pleurait ainsi à grands sanglots et à grandes larmes, Thérèse parut, Thérèse jalouse, qui avait deviné qu’Arthur lui avait trop promis de venir pour qu’il tînt sa parole. Et Thérèse, voyant alors le désordre de l’un et de l’autre, osa accuser Eugénie ; elle lui reprocha d’être la complice d’Arthur et de l’avoir trompée avec lui. C’était trop pour la malheureuse ; elle se releva, elle les chassa tous deux, et le soir même elle écrivit à lady Ludney qu’elle ne pouvait continuer à travailler pour elle.

Il y a une chose que tu ne sais pas, mon maître, c’est jusqu’où peut descendre l’amour quand il a brisé les liens de l’honneur : je vais te l’apprendre. Thérèse jalouse d’Eugénie, Thérèse qui se savait abandonnée pour elle, Thérèse qui la haïssait, Thérèse revint le lendemain lui demander son pardon et le pardon d’Arthur. Arthur l’avait voulu, et elle avait obéi. À ce prix, il lui avait promis de l’aimer encore, et elle l’avait cru, et elle était allée vers sa rivale s’humilier pour obtenir la grâce de son amant. Ah ! c’est que vous êtes de cruels tyrans, mon maître, quand vous tenez dans vos mains une pauvre fille dont vous avez rendu le cœur fou ou la tête folle, quand vous pouvez, après l’avoir perdue devant elle, la perdre encore devant sa famille, la faire chasser, la livrer au mépris. Arthur savait qu’il pouvait tout cela, et il en usait. Eugénie eut pitié de tant d’humiliation ; elle aurait tant souffert d’être descendue si bas, qu’elle ne voulut pas ajouter à une souffrance qui lui semblait si atroce. Elle pardonna à Thérèse de l’avoir soupçonnée et la laissa rentrer dans sa maison. Arthur osa y revenir en plein jour devant Jeanne, et il vint de la part de sa mère s’étonner de ce que la pauvre fille qui avait promis son travail contre un riche salaire refusât de tenir sa parole. Elle voulut s’excuser, mais Jeanne devint pâle de colère à la nouvelle de cette décision de sa fille, décision prise sans sa volonté, et elle se contenta de répondre :

« — Laissez, Monsieur, laissez ; je me charge de lui faire finir son ouvrage. »

Arthur se retira, soit qu’il ignorât par quels moyens Jeanne comptait arriver à vaincre la résistance de sa fille, soit que la férocité de son désir ne reculât pas devant l’idée de la livrer aux mauvais traitements de sa mère, pour qu’ils la lui livrassent brisée dans son cœur et dans son corps. Mais Eugénie osa tout dire à sa mère, et il fallut bien que celle-ci consentît à ce que l’honneur de sa fille avait décidé. Mais, obligée de céder sur ce point, elle attribua à Eugénie l’insolence qu’elle avait subie.

« — Si tu ne faisais pas ainsi la grande dame, lui dit-elle, si tu n’attirais pas les regards de tout le monde en te parant comme si tu avais des rentes, on ne courrait pas après toi. Mais cela finira. Je jetterai au feu toutes ces robes de mousseline et ces fichus brodés, et, quand on verra que tu n’es qu’une honnête et pauvre ouvrière, on te respectera. On ne méprise que ceux qui ont l’air de mépriser leur état ; et, si ce jeune homme ne t’avait pas méprisée, il ne t’aurait pas traitée ainsi. »

Crois-tu qu’il y ait beaucoup de cœurs assez puissants pour résister à une pareille interprétation de leurs malheurs ? crois-tu qu’il n’y a pas des heures où l’on voudrait avoir commis toutes les fautes qu’on vous reproche, pour ne pas en être réduit à maudire son innocence ou sa vertu, le pire des désespoirs ? Cette heure venait pour Eugénie. Elle sentit qu’elle en avait assez de ces injures grossières, assez de ces mauvais traitements, assez de sa résistance méconnue, assez de ses larmes cachées et de son supplice de tous les jours. Elle sentit qu’elle en était venue au point de réaliser le mot qu’elle avait dit à sa mère :

« — Prenez garde ! vous me pousserez au mal. »

Et, dans l’effroi de ce désespoir qui pouvait la livrer à une faute, elle préféra un crime. Voilà ce que j’appelle de l’orgueil, mon maître ! De peur de succomber faiblement à son malheur, elle voulut le briser avec elle. Eugénie, égarée, éperdue, courut vers la fenêtre et s’élança… Sa mère la retint par sa longue chevelure, dénouée dans les mouvements désespérés qui avaient précédé cette résolution ; elle la retint et la tira de toute sa force vers l’intérieur de la chambre sur le carreau, où elle demeura comme morte, une épaule démise et la tête sanglante.

Tu vois, mon maître, que ces petites grisettes dont vous parlez du bout des lèvres sont bien heureuses d’être aimées par vous, et que l’honneur que vous leur faites doit suffire à la joie de toute leur vie !

— Trêve de leçons ! dit Luizzi, tu les adresses à un homme qui du moins n’a pas de pareils torts à se reprocher.

— Je les adresse, repartit Satan, à l’homme qui tout à l’heure m’a dit pompeusement du haut de son titre de baron : « Raconte-moi toutes les infamies de cette femme. » Ah ! tu veux savoir des infamies, je vais t’en dire.

Quelques jours après, et lorsque Jeanne avait été forcée de quitter sa fille malade pour retourner à ses occupations, Arthur revint. C’était un soir. Il était en grande toilette et sans chapeau. Il entra rapidement. Eugénie poussa un cri en le voyant, et se serra dans son lit autant qu’elle le pouvait avec son bras attaché.

« — Eugénie ! s’écria Arthur, il y a une heure, j’ai appris que vous étiez malade, et me voici. Ma mère sait pourquoi je l’ai amenée ici, et ma mère m’a défendu de sortir. Elle a ordonné aux domestiques de me surveiller, en me menaçant de me faire repartir pour l’Angleterre si je vous revoyais. Mais ce soir il y a bal chez elle, et je me suis échappé. Je suis venu sans chapeau ; je suis venu, toujours courant, vous demander pardon. »

Cet homme qui parlait ainsi n’avait que vingt ans. Crois-tu qu’on doive se défier, à dix-sept ans, d’un enfant de vingt ans qui parle haletant, la voix entrecoupée, les larmes dans les yeux ? Eugénie, la pauvre fille isolée, souffrant dans son lit, eut pitié de la souffrance de cet homme qui avait quitté un bal pour elle.

Eugénie crut à la folie d’un amour qu’elle ne partageait pas, et elle répondit doucement :

« — Eh bien, je vous pardonne ; mais laissez-moi, ne revenez plus, vous me tueriez. »

Il promit de ne plus revenir, et revint tous les soirs, durant un instant qu’il savait dérober à la surveillance de sa mère, surveillance à vrai dire assez insouciante et endormie par l’apparence d’une entière soumission à ses ordres. Pendant ce temps, un médecin que le hasard semblait avoir conduit chez Jeanne, et qui, disait-il, avait appris d’un voisin la maladie d’Eugénie, un médecin envoyé par Arthur était venu la soigner. Lui-même, chaque soir, apportait furtivement les médicaments ordonnés. C’était un dévouement, un repentir, un respect, qui touchèrent Eugénie. Au bout de quelques jours elle ne lui dit plus de ne plus revenir, et quelques jours encore après, et lorsque Eugénie commençait à reprendre espérance en la vie et foi en la sincérité d’une vraie affection, l’implacable coureur de femmes, qui s’était dit : « cette fille sera à moi, » recommença avec cette femme, étendue sur un lit, désarmée de ses vêtements, faible de sa blessure, la lutte épouvantable où il avait été vaincu la première fois. Je ne te dirai pas ce qu’elle eut d’horrible et de désespéré du côté de la victime, ce qu’elle eut de féroce et d’acharné du côté du bourreau ; mais ce fut en tombant de ce lit sur le carreau qu’Eugénie, brisée de douleur et de désespoir, perdit les forces de son corps et de son âme, et ce fut sur ce carreau qu’elle ferma les yeux et se dit : « Il n’y a pas de Dieu ! » Elle m’appartenait.

— Elle t’appartenait ! s’écria Luizzi, elle t’appartenait parce que la force lui avait manqué, à la pauvre fille, parce qu’elle était la proie d’un monstre à qui tu avais soufflé ta rage ! Ah ! non, mons Satan, non, elle ne t’appartenait pas.

— Pauvre fou, reprit le Diable, qui me crois presque aussi méchant et aussi stupide que les hommes ! elle ne m’appartenait pas parce qu’un misérable l’avait possédée, mais parce que son orgueil avait une flétrissure à cacher, parce qu’elle était assez perdue pour avoir douté de Dieu. Écoute-moi bien, et ne me demande pas compte de ce que je vais te dire. Ce que je vais te dire est vrai ; tu l’expliqueras si tu le peux, si ton intelligence arrive à comprendre l’inflexibilité de ces caractères trempés dans l’orgueil. Eugénie était tombée, tombée innocente ; elle se releva coupable. Elle n’aimait pas cet homme, elle le haïssait, et quand cet homme lui dit qu’il reviendrait, elle lui dit :

« — Revenez, revenez, et je serai votre esclave, et je vous appartiendrai jusqu’à ce que vous soyez las de moi ; mais vous ne direz pas que vous m’avez perdue. Pour vous garder le secret de votre crime, j’en prendrai la complicité, si vous voulez m’en sauver la honte. »

— Ah ! ah ! ajouta Satan, tu vois bien qu’elle m’appartenait.

— Elle t’a échappé depuis ?

— Tu verras. Mais ce que tu peux déjà voir, mon maître, c’est que tous les vices mènent au même but. La faiblesse de Thérèse, la soif d’un amour désordonné l’avaient faite l’esclave de cet Arthur, et l’orgueil d’Eugénie, la soif de cette supériorité qui avait été le rêve de sa vie, la jetèrent un instant au rang de la rivale qu’elle méprisait. Qu’Arthur la menaçât de divulguer sa honte, et Eugénie trompait sa mère pour le recevoir ; qu’il la menaçât de dire qu’elle était sa maîtresse, et elle allait chez lui en secret, déguisée en homme. Thérèse n’en eût pas fait davantage. Cependant, de tous les regards éclairés dont Eugénie s’épouvantait, ceux de Thérèse l’eussent humiliée plus que tous les autres, et elle fit jurer à Arthur qu’il avait complétement et pour jamais abandonné cette fille. Il faut te dire aussi que ce n’était pas vainement que cet homme, si fort qu’il fût, avait lutté contre cette femme. Tout vainqueur qu’il était, il était sorti du combat avec de graves atteintes. Le triple bronze de sa vanité, de son égoïsme et de son libertinage s’était brisé contre ce cœur d’acier et avait laissé de larges ouvertures à la crainte et à l’amour. À son tour, Arthur avait peur d’Eugénie, et il en avait peur, le misérable, parce qu’il n’avait pu la mépriser. Il la tyrannisait d’autant plus qu’il sentait qu’elle lui était supérieure ; il n’avait eu de cette femme que son corps, il le comprenait, et il voulait avoir son âme. C’est pour cela qu’il la trompait. Voici comment :

Thérèse était revenue chez Eugénie, Thérèse plus calme et ne parlant plus d’Arthur. Écoute bien, mon maître. Ce que je vais te dire est une scène bien vulgaire, mais elle a décidé de l’existence d’Eugénie ; il faut donc que tu la connaisses dans tous ses détails pour connaître toute cette femme. Un jour, Thérèse demanda à son amie de lui prêter quelques objets de toilette, dont elle avait besoin pour le lendemain. Elle avait, disait-elle, à se présenter chez une grande dame qui voulait l’établir, et elle voulait s’y présenter convenablement. Eugénie lui donna tout ce qu’elle avait de plus beau. N’oublie pas que c’est l’histoire d’une ouvrière que je te raconte : en t’expliquant les sentiments d’élite qui vivaient avec elle, je t’ai fait perdre de vue peut-être l’aspect extérieur de cette histoire, tant vous êtes peu habitués à comprendre les supériorités de cœur, si elles ne sont pas vêtues de grands noms et si elles ne marchent pas dans de hautes sphères. Je reviens donc aux misères matérielles de cette vie si poétique. Eugénie prêta à Thérèse, comme je te l’ai dit, tout ce qu’elle avait de plus beau. Ce ne fut ni par indifférence ni par crainte qu’elle agit ainsi, ce fut par pitié pour cette pauvre fille à qui elle avait enlevé, sans le vouloir, l’amant qu’elle adorait, et à l’égard de laquelle elle n’avait pas-même cette excuse, d’aimer cet amant. Elle voulut l’aider autant que possible à trouver ailleurs une compensation à son désespoir, et elle s’offrit à la parer elle-même pour la faire mieux venir des personnes chez qui elle devait se présenter. Mais Thérèse refusa, et bientôt après elle quitta Eugénie, en promettant de lui apprendre le lendemain le résultat de sa visite. Le soir de ce lendemain, Arthur devait venir chez Eugénie ; mais depuis longtemps ses visites avaient été remarquées, et Jeanne, avertie par le murmure des voisins, déclara à sa fille que, si elle osait croire ce qu’on lui avait raconté, elle la chasserait de sa maison. Quinze jours auparavant, si Jeanne eût fait une pareille menace à sa fille, celle-ci l’aurait bravée et en eût peut-être prévenu l’accomplissement en quittant la maison de sa mère. Ce n’eût été alors qu’un malheur de plus, et un malheur immérité ; mais, à ce moment, c’était devenu une dégradation publique, un juste châtiment, du moins aux yeux des étrangers ; elle courba donc la tête sans répondre et sans que sa mère reconnût sa faute dans sa soumission. Cependant, le lendemain venu, au lieu de se rendre directement à l’atelier de madame Gilet, chez qui elle était rentrée, elle voulut aller prévenir Arthur de ne pas venir dans sa maison, où elle savait qu’elle serait espionnée. Elle gagna rapidement son hôtel, passa devant le concierge en lui jetant le nom de lady Ludney, mais, au lieu de s’arrêter au premier étage, elle monta jusqu’au petit appartement qu’Arthur occupait au second. Cet appartement se composait d’une petite antichambre, d’un salon et d’une chambre à coucher qui se suivaient en enfilade. Par un singulier hasard, Eugénie trouva ouverte la porte qui donnait sur l’escalier ; elle traversa rapidement l’antichambre et le salon, et arriva jusqu’à la porte de la chambre d’Arthur. Elle était fermée au verrou, et celui-ci, entendant l’effort qu’on faisait pour l’ouvrir, demanda :

« — Qui est là ?

« — C’est moi, c’est Eugénie, » répondit la pauvre fille toute tremblante : et presque aussitôt elle crut entendre dans la chambre une autre voix que celle d’Arthur.

Il était sept heures du matin, et Eugénie ne s’étonna pas quand Arthur lui répondit à travers la porte :

« — Attendez un moment, je me lève, je suis à vous. »

Elle s’assit dans un coin du salon, écoutant si le murmure qu’elle avait cru entendre se renouvellerait. Elle allait s’approcher de la porte, lorsqu’elle aperçut un bout de ruban rose passant sous les plis d’un rideau fermé. À cet aspect, comme si elle eût été frappée d’un coup terrible et soudain, elle se leva et marcha, pâle et tremblante, vers ce ruban. Elle hésita un moment à y toucher, comme si elle allait mettre la main sur un fer rouge ; enfin elle écarta le rideau, et reconnut le bonnet qu’elle avait prêté la veille à Thérèse ; elle regarda alors autour d’elle avec une indignation et une épouvante indicibles, et, sous le coussin d’un canapé, elle reconnut le beau fichu qu’elle avait prêté la veille à Thérèse. Elle continua sa recherche et elle trouva, jetés dans un coin, les beaux bas qu’elle avait prêtés la veille à Thérèse : tout cela souillé, tout cela jeté honteusement à travers la chambre, tout cela attestant le désordre du moment où cette fille s’était dépouillée de cette parure si soigneusement et si virginalement conservée par Eugénie. Cette misérable circonstance fut grande pour la pauvre fille ; elle lui offrit une image parlante de ce qu’était devenue Thérèse, l’ouvrière si coquette, si élégante, si rangée ! Elle s’épouvanta et se demanda si elle-même, livrée au même séducteur, n’en viendrait pas à jeter ainsi autour d’elle tout sentiment de retenue, comme étaient jetés ces habits ; et l’effroi du vice était si fort dans l’âme d’Eugénie, que cette première pensée domina la colère et l’indignation que toute autre femme eût éprouvées à sa place. Arthur entra dans la chambre au moment où Eugénie tenait dans ses mains ce bonnet, ces bas, ce fichu. Il s’en aperçut et s’approcha d’elle, ne sachant s’il devait prévenir par la menace ou par les larmes une scène scandaleuse et violente. Eugénie ne lui donna pas le temps de se tromper sur la voie qu’il devait suivre ; elle le regarda avec un froid mépris, et lui dit avec le dernier dédain :

« — Milord, lorsqu’on est le fils d’un pair d’Angleterre et qu’on a une maîtresse pauvre, on ne la laisse pas aller mendier de quoi se vêtir, pour qu’elle ne vienne pas avec des haillons dans le riche hôtel de son amant. Dites à la vôtre, milord, que je lui fais l’aumône de ce qu’elle m’a emprunté. »

Aussitôt elle jeta à Arthur tout ce qu’elle tenait dans ses mains, et se disposa à sortir. Il voulut la retenir par la force et se plaça rapidement devant la porte. Mais elle ne lutta pas, elle le couvrit encore une fois du même regard méprisant qu’elle lui avait lancé, et alla s’asseoir sur un fauteuil.

« — Eugénie, lui dit-il en s’approchant d’elle, Eugénie, écoute-moi et pardonne-moi. »

La pauvre fille le regarda en face, et pour la première fois le regard fauve et ardent d’Arthur se baissa devant le regard froid et résolu d’une femme.

« — Eugénie, reprit-il en se mettant à genoux, ne veux-tu pas m’écouter ? c’est toi seule que j’aime, toi seule que je veux aimer. Et, en parlant ainsi, il lui prenait les mains et voulait l’attirer dans ses bras.

« — Prenez garde ! lui dit-elle, vous allez blesser votre enfant.

« — Grand Dieu ! s’écria-t-il, tu serais mère ? Oh ! si c’est vrai, Eugénie, compte sur moi. Je le prendrai, cet enfant ; je l’élèverai, je lui donnerai mon nom.

« — Ce ne sera que justice, milord ; car vous savez s’il vous appartient. ».

Elle se leva et sortit. Alors les larmes éclatèrent, les sanglots rompirent la barrière que leur avait opposée l’orgueil de la fille humiliée, et un moment elle fut prise de cet abandon de soi-même qui mène droit au suicide. Mais ce désespoir ne fut que d’un moment, car ce qui faisait la faiblesse de cette femme faisait aussi sa force, et elle s’imagina que sa mort serait un trop beau triomphe pour le misérable qui l’aurait ainsi vaincue jusqu’à la tombe. Elle résolut de vivre, mais elle ne voulut pas vivre entourée de tout ce qui pouvait deviner son malheur et l’en humilier. Avant d’être rentrée chez elle, son parti était pris ; avant d’avoir revu sa mère, elle avait vendu sa vie pour pouvoir quitter la France.