Les Mémoires du Diable/Édition 1858/27

Michel Lévy (tome Ip. 298-309).


XXVII

MADAME DE MARIGNON.


Elle est la fille d’une certaine madame Béru. Pour comprendre la fille, il faut connaître la mère. Madame Béru était la femme de M. Béru. Pour bien comprendre la femme, il faut connaître le mari. M. Béru était violon à l’Opéra ; c’était un homme d’un immense talent. Cependant il n’était pas artiste, l’artiste n’existait pas encore à cette époque. Quand le musicien ne dînait pas en 1772, c’est qu’il n’avait pas le sou. Quelquefois il riait de sa misère, souvent il en enrageait ; mais il ne s’en drapait jamais pour se poser en victime hautaine. L’art, ce dieu voilé que tous vos grands hommes font à leur image, n’avait pas encore une religion et des martyrs. Béru était un grand violon, et il s’était longtemps crotté à courir le cachet, sans s’inventer un génie aux ailes de flamme qui portât sa pensée au-dessus de la boue des ruisseaux où il pataugeait avec des souliers percés. Il avait un habit troué, et non un magnifique haillon. Son violon était son violon et son gagne-pain, et non la voix divine par laquelle il confiait son âme à la foule, ni l’aliment immortel qui le nourrissait d’un rayon d’harmonie dérobé au concert des anges. Si la perruque de Béru était en désordre, ce n’était pas que le délire l’eût échevelée, c’est que le perruquier du coin avait refusé de la retaper convenablement. Béru disait franchement : « Je suis le premier violon de mon temps ; » mais il eût regardé avec des yeux d’idiot quiconque lui aurait dit : « Tu es un de ces êtres passionnés, à qui Dieu a confié un des mots du grand mystère ! Et quand ce mot harmonieux chante et pleure sur ta corde obéissante et esclave, les hommes t’écoutent avec étonnement et les femmes rêvent dans leurs cœurs, car tu éveilles alors un de ces échos éternels qui murmurent en nous toutes les fois que le génie, cette voix du ciel exilée sur la terre, nous parle un langage qui nous ravit sans que nous puissions le comprendre. » Si on eût dit cela à Béru, il n’eût point compris du tout. Cependant, pour n’avoir pas fait de son talent le Pylade métaphysique et imaginaire d’un Oreste vivant et ennuyé, comme nos jeunes artistes sont aujourd’hui, Béru n’avait pas moins une grande conscience de son mérite. Dès qu’on parlait musique, il devenait chaud parleur, éloquent, colère, tranchant, impitoyable. Béru, grand Glukiste, traitait Piccini de drôle, de malhonnête homme, de gredin, de voleur : il avait toutes les extravagances de la passion musicale. C’était un véritable et grand musicien, et la plus grande preuve que je puisse en donner, c’est que son talent avait résisté au succès après avoir résisté à la misère.

Vers 1770, Béru s’était marié. Il avait épousé mademoiselle Finon, la maîtresse d’une maison où les jeunes seigneurs de la cour avaient l’habitude d’aller souper et jouer. La Finon était, à cette époque, une femme de trente ans, pour qui avoir grand monde, table ouverte et riche toilette, était la vie par excellence : in principio, elle avait fait servir sa beauté personnelle à se procurer tous ces agréments. Puis, en femme d’esprit qui sait se résigner, elle avait spéculé sur la beauté des autres pour continuer un état de maison dont sa personne ne pouvait plus faire la dépense. Cependant elle avait cru prudent, afin que sa maison n’attirât point trop les regards de M. le lieutenant de police, de prendre un mari qui lui donnât un état avoué. Le choix était difficile. Il fallait un homme qui non-seulement acceptât la position gênante de la maison, mais encore qui ne s’effarouchât point des galanteries personnelles de la maîtresse du lieu ; car, si la Finon n’était plus la déesse des vieux traitants et des jeunes marquis, elle savait encore se ménager par ci par là quelques bons gros sous-fermiers qui payaient les mémoires des fournisseurs, ou quelques chevaliers de Saint-Louis, aussi nobles que râpés, qui l’accompagnaient au spectacle et lui donnaient le bras dans les promenades. Elle entendit parler de Béru, violon à douze cents francs d’appointements, que tous les grands seigneurs connaissaient de longue date parce qu’il allait faire quelquefois sa partie dans les orchestres de leurs petites maisons. La Finon pensa que cet homme n’apporterait pas dans la sienne une figure avec laquelle il fallût faire connaissance et qui pût déplaire, et que, pour peu qu’il eût le caractère bien fait, on pouvait s’entendre avec lui. Elle fit avertir M. Béru de venir chez elle. Dès la première entrevue, elle jugea que cet homme lui convenait sous tous les rapports. Il reçut avec une indifférence sublime toutes les plaisanteries qu’on voulut bien faire sur sa personne et sur sa figure. Il mangea et but avec une intrépidité que rien ne put détourner, et, à la fin du souper, il était assez ivre pour qu’on fût obligé de le coucher.

Un jour après, M. Béru était marié. Ce grand événement ne toucha guère qu’à son extérieur. Sa femme lui donna un tailleur et un perruquier, et lui laissa ses douze cents francs d’appointements pour en faire tel usage qu’il voudrait. Une fois l’hymen conclu, les choses continuèrent comme devant : la maison resta le rendez-vous des femmes à la mode et des hommes les plus riches et les mieux nés, et M. Béru alla jouer du violon à l’Opéra les jours d’Opéra, et passer sa soirée au café Procope quand il y avait relâche. Jamais il ne répondit à aucune des plaisanteries que ses camarades lui adressèrent à propos de sa femme ; jamais il ne donna à ses envieux la joie d’avoir l’air de les comprendre, et il continua avec un flegme sublime à s’enivrer et à jouer du violon. Au bout de quelques mois, son inertie avait usé la verve des plus moqueurs, et c’est tout au plus s’ils retrouvèrent quelques épigrammes lorsque, un an après son mariage, Béru fut déclaré le père légal d’une petite fille qui venait de naître. À ce propos, on afficha sur le tuyau du poêle du café Procope une épigramme ainsi conçue :


Hier la Béru dit, d’un air triomphant,
À son mari : « Vous avez un enfant !
« — Un enfant, moi ! lui repart le bonhomme,
« Et pourrait-on savoir comme il se nomme ?
« — Béru, Monsieur, comme vous, c’est la loi.

« — Mais, sera-t-il bourgeois ou gentilhomme ?
« — Bourgeois, Monsieur, vous l’êtes, je le croi.
« — Soit, pour bourgeois, Madame ; mais, en somme,
« Ce bel enfant, qui me l’a fait ? — C’est moi. »


Quand Béru entra dans le café, il fit comme tout le monde et alla droit au poêle : il lut l’épigramme d’un bout à l’autre, tout en caressant de la main le tuyau brûlant sur lequel était collée la feuille de papier. Rien ne parut sur son visage qui pût annoncer la moindre émotion. Il reprit son chapeau qu’il avait posé sur le marbre du poêle, sa canne qu’il avait appuyée contre une chaise, et gagna en chantonnant la table à laquelle il avait l’habitude de prendre place. Un des habitués, outré de cette cynique apathie, se mit à lui crier tout haut :

« — Eh ! monsieur Béru, n’avez-vous rien lu sur le poêle qui vous intéresse ?

« — Monsieur, je ne sais pas lire, répondit Béru avec un calme admirable.

« — En tout cas, vous savez entendre, reprit l’habitué ; et je vais vous dire ce qui s’y trouve écrit. »

Béru s’accouda comme pour mieux écouter, et l’habitué déclama, le plus pompeusement qu’il put, les huit méchants vers que je viens de te citer.

« — Ah ! c’est sur le poêle ? dit Béru en mesurant l’habitué d’un regard presque menaçant.

« — Oui, Monsieur, reprit l’habitué en se posant comme un homme qui s’attend à une querelle.

« — Eh bien ! dit Béru en achevant un verre de liqueur commencé, puisque ça y est, que ça y reste. »

— Il y a donc de ces maris ? dit Luizzi en interrompant le Diable.

— Il y en a, mon maître, et des plus huppés, crois-moi. Si j’étais député, je ferais insérer tout de suite dans les lois qui régissent l’avancement des fonctionnaires : « Un tiers des places sera accordé à l’ancienneté (c’est-à-dire à l’incapacité) ; un autre tiers à la faveur (c’est-à-dire à la corruption) ; et le dernier tiers aux femmes (c’est-à-dire aux cocus). »

— Tu ferais là un joli gouvernement !

— Vous n’en avez pas d’autre, monsieur le baron ; et c’est parce que ce qui n’est pas écrit dans les lois est dans les mœurs que tout marche si bien.

— Voyons, voyons, revenons à Béru.

Le Diable reprit :

Il n’y avait rien à faire contre un pareil courage ; aussi toutes les plaisanteries et toutes les épigrammes elles à partir de cette solennelle épreuve. Tout continua sur le même pied, si ce n’est qu’il y avait une enfant en plus dans la maison. On avait nommé cette enfant Olivia. Elle grandit sans que personne fît attention à elle, oubliée à l’office comme dans le salon, écoutant à la fois les théories de friponnerie domestique émises en argot de valets, et les théories de corruption galante déduites en terme d’un libertinage précieux. Olivia avait dix ans qu’elle ne savait ni lire ni écrire ; mais en revanche, cajolée sans cesse par des hommes du meilleur ton, jouant dans un salon où se réunissaient les notabilités du vice élégant, elle avait un babil délicat et parlait de toutes choses avec une bonne grâce parfaite. Puis, tout d’un coup, elle trouvait aussi les reparties les plus saugrenues, réminiscence de l’office, qui avaient un succès de fou rire dans le salon.

À cette époque, il arriva deux grands événements dans la maison de madame Béru : son mari mourut d’une indigestion mêlée d’apoplexie, et elle fut attaquée de la petite vérole. Elle se releva de cette maladie après y avoir laissé les restes d’une beauté qui avait occupé tout Paris, ou plutôt qui avait été occupée de tout Paris. Ce fut alors que madame Béru se retourna vers sa fille et s’aperçut que ce serait une enfant d’une ravissante beauté. Alors elle songea à son éducation. Olivia n’apprit que deux choses, l’orthographe et la musique : la musique qui lui permit de faire entendre la plus belle voix du monde ; l’orthographe qui lui permit de mettre sur le papier les phrases délicatement travaillées qu’elle avait apprises dans les conversations du salon de sa mère. À mon sens, Olivia savait tout ce qu’une femme doit savoir ; car à ces deux distinctions dont nous venons de parler elle joignait celle de s’habiller à ravir et de marcher divinement. Un des plus grands vices des femmes élégantes de votre temps, c’est de ne pas savoir marcher : la plupart se traînent mollement, s’imaginant que c’est une attestation d’oisiveté, et par conséquent de richesse, que de poser douloureusement à terre des pieds qui ne sont habitués qu’aux tapis des appartements et aux voitures. Les femmes ont tort : une de leurs grâces les plus vives ne se trouve que dans une marche nette, droite et légèrement rapide. Il n’y a que dans une pareille marche que peuvent se montrer ces airs de tête soudains et décidés à une rencontre imprévue, ces saluts doucement inclinés du haut du corps et que la rapidité du pas ne donne point le temps de faire plus profonds, et par conséquent gauches et cérémonieux. C’est dans une pareille marche que peuvent éclater sans effronterie ces regards bien articulés qui partent et brillent comme l’éclair et qui, comme l’éclair, ne durent qu’un moment ; ces regards à plein œil qui vous éblouissent et vous font retourner comme si quelqu’un vous eût heurté le cœur. Aujourd’hui les femmes ignorent tout cela : la mode est pour les inflexions molles de la tête, les balancements fatigués de la taille, et le regard à demi voilé qui s’appuie de loin sur un autre regard. Aussi n’avez-vous plus que des histoires de passions jaunes, effeuillées et languissantes, et presque plus de ces vertes histoires d’aventures amoureuses qui s’accomplissaient dans vingt-quatre heures, comme les comédies classiques. La tournure des femmes est-elle une cause ou un résultat de votre littérature ? c’est ce que je ne puis dire ; mais ce qu’il faut reconnaître, c’est qu’il y a entre elles une concomitance très-remarquable.

Or Olivia, femme d’esprit, grande musicienne, s’habillant à ravir, marchant délicieusement, était une femme parfaite. La seule chose que la nature lui eût refusée, c’était un type d’originalité nécessaire à une grande fortune : heureusement pour elle, sa mauvaise éducation y avait suppléé. Ainsi Olivia, vive, bonne, spirituelle, n’ayant guère que les vices de la faiblesse, eût manqué de cet attrait piquant et inattendu qui aiguillonne une passion et la pousse au délire, sans ces soudains revirements du ton le plus précieux aux expressions les plus grotesques. Cela lui avait donné un cachet particulier, qui, aux yeux d’un observateur consciencieux, explique bien mieux que sa parfaite beauté et ses talents réels le succès prodigieux qu’elle obtenait.

Le 1er mars 1785, Olivia atteignit quinze ans. C’était une personne d’une taille élevée, peut-être un peu maigre ; sa poitrine était large, bien effacée, et encore d’un enfant ; ses bras étaient minces, sa main petite, mais très-effilée ; ses pieds étroits, la cheville grêle, son visage long, à peine coloré. On comprenait que c’était une de ces femmes destinées à une haute beauté, mais qui ne se développent que tardivement dans toute leur splendeur, parce qu’il faut du temps à la nature, comme à l’homme, pour produire quelque chose de complet.

Ce jour-là, il y eut grand souper chez la Béru, qui avait fait des frais extraordinaires pour célébrer l’anniversaire de la naissance de sa fille. Les convives hommes étaient au nombre de douze : c’était l’élite des habitués de la maison. Ce fut un beau souper, de dignes libertins. On y raconta les aventures, fausses ou vraies, des femmes les plus éminentes de la cour et de la finance, et on immola aux pieds d’une jeune fille de quinze ans, destinée à être courtisane, les plus hautes réputations et les noms les plus vénérés ; on lui apprit comment on trompait un mari, et, ce qui est bien plus amusant, comment on aimait deux amants. On lui donna enfin un assez grand mépris de ce qu’on appelait les honnêtes gens pour qu’il y eût presque bénéfice moral à ne pas être de la compagnie. Puis, quand on eut vidé jusqu’à l’ivresse le fond des bouteilles et le fond des cœurs, le marquis de Billanville, mestre de camp du roi, qu’il avait servi avec distinction dans plusieurs ambassades, fit signe à la Béru de faire retirer sa fille. La Béru emmena Olivia, malgré les instances et les protestations des autres convives, et un moment après elle reparut seule. À ce moment le marquis se leva, se posa en orateur qui va haranguer l’assemblée, et prononça le petit discours suivant :

« — Messieurs, je viens vous proposer un traité. Si vous êtes raisonnables, vous l’accepterez…

« — Voyons… voyons ! répondit-on de tous côtés.

« — Vous venez tous d’admirer la fille de madame Béru, de l’excellente madame Béru, que je prie de m’écouter avec attention ; car c’est surtout à sa tendresse maternelle que je m’adresse en cette circonstance, pour m’aider à vous faire goûter mon projet. Olivia a quinze ans : bel âge, Messieurs, celui où les femmes se doivent à l’amour ! Et cependant, si vous m’en croyez, nous ne lui ferons pas encore payer cette dette ; nous lui donnerons un délai d’un an…

« — Qu’est-ce que cela veut dire ? s’écria-t-on de tous côtés.

« — Cela veut dire que, plus la fleur sera épanouie, plus elle sera belle à cueillir. »

— Mais c’est abominable, dit Luizzi, c’est le vice sans masque !

— Voilà tout son vice, repartit le Diable. Je le disais bien, que l’hypocrisie est le grand lien social.

— C’est bon, fit Luizzi en haussant les épaules, tu me fais l’effet d’une outre bien remplie. Lorsqu’on y ouvre le moindre passage, l’eau s’en échappe avec fureur. Je ne te croyais pas si plein de pédanterie, tu pars à la moindre interruption. C’est pour toi que La Fontaine a fait sa fable du Pédant et de l’Écolier.

Luizzi s’arrêta, le Diable ne continua pas son récit.

— Eh bien ! lui dit Luizzi, que fais-tu ?

— Je t’écoute mettant cette fable en action.

Luizzi se mordit les lèvres, et reprit avec humeur :

— Continue.

— Or, reprit Satan, le marquis ajouta : « Cela veut dire, Messieurs, qu’avant un an écoulé, aucun de nous ne cherchera à obtenir Olivia. D’ici là, chacun pourra tenter de lui plaire ; mais il n’ira pas au delà. Engageons-nous d’honneur à la respecter pendant un an. Au bout de ce temps, la lice sera ouverte, et heureux celui qui alors emportera le prix ! car il obtiendra la beauté la plus parfaite et la plus achevée.

« — Et qui sait, marquis ! s’écria le vicomte d’Assimbret, qui sait où je serai dans un an ? Dieu seul en a le secret, et pour ma part je ne suis pas de votre avis. D’ailleurs, pendant que nous resterons à passader devant Olivia, il peut se trouver quelqu’un qui ne sera pas de la société et qui nous la soufflera. J’entre en campagne dès demain.

« — Messieurs, Messieurs, dit la Béru avec la dignité d’une femme laide, vous oubliez devant qui vous parlez.

« — Au contraire ! s’écria le marquis de Billanville, et c’est parce que je vous sais très-raisonnable que je pense que vous serez de mon avis.

« — Eh non ! reprit le vicomte, ma Béru ne veut pas attendre, elle n’attendra pas, elle n’a pas le sou ; je sais l’état de sa bourse, et j’offre cent mille livres comptant.

« — Oh ! oh ! oh ! fit alors un gros homme qui n’avait pas parlé ; cent mille livres, voilà un fameux denier ! J’en offre cinq cent mille.

« — Comptant ? » s’écria la Béru, emportée par l’offre.

Le gros homme, qui était sous-fermier de la gabelle, se tut.

« — Je les offre dans un an, reprit-il, car je suis de l’avis du marquis : il faut attendre.

« — Toi, mons Libert, gros sac d’écus, tu veux attendre ? » dit le vicomte.

— Libert ! s’écria Luizzi. Je connais ce nom, n’est-ce pas ?

Mais le Diable ne prit pas garde à l’interruption du baron, ou plutôt il ne voulut pas l’entendre, et il continua à dire l’apostrophe du vicomte au sous-fermier. Elle finissait ainsi :

« — Tais-toi donc, mons Libert ! dit le vicomte ; tu n’as d’autre envie que d’attendre la mort de ta femme qui t’arracherait les yeux si elle te savait une maîtresse un peu du monde. Tu lui as donc choisi un bon médecin, que tu es sûr d’être libre dans un an ?

« — Nous sommes deux de l’avis d’ajourner, reprit le marquis ; vous devez être avec nous, l’abbé ? vous ne pouvez pas avoir Olivia avant d’être sûr de votre évêché.

« — C’est vrai ; je suis pour l’ajournement, reprit l’abbé.

« — Eh bien ! soit, dit le vicomte, j’accepte, mais à une condition. Écoutez : ce gros Libert nous enlèvera Olivia, c’est sûr. Pas vrai, la Béru ? car il t’a achetée six fois ce que tu vaux. Il n’y a ni qualité, ni nom, ni avantage, ni esprit, qui puisse lutter contre les écus de ce ventre d’or. Je propose donc que chacun de nous dépose cent mille livres chez un notaire. Cela fera douze cent mille livres, puisque nous sommes douze. Eh bien ! à la condition, pour Olivia, de choisir un de nous, ces douze cent mille livres lui appartiendront. Nous avons tous de cette façon douze cent mille livres à lui offrir. Cela va-t-il ?

« — Oui ! oui ! s’écria-t-on de tous côtés.

« — Oui ! oui, dit le fermier d’un gros air fier.

« — Très-bien ! mons de la sacoche, dit le vicomte ; mais avec engagement d’honneur pour nous qu’aucun n’ajoutera un écu à cette somme, et menace pour toi de cent coups de bâton si tu offres un rouge liard de plus.

« — Alors je me retire, dit Libert.

« — Non ! non ! reprit le conseiller, cela augmenterait la mise de fonds, sans nous donner plus de chances ! car, qu’il y soit ou non, cela ne fera rien.

« — Excepté pour l’argent, n’est-ce pas ? dit le sous-fermier avec colère. Eh bien ! j’en suis, et je jure de ne rien faire de plus que vous, et c’est moi qui aurai la fille.

« — Et j’en suis ravi, si ce n’est pas moi, dit le vicomte, parce qu’elle te fera cornard le lendemain.

« — C’est ce que nous verrons, dit le fermier.

« — Je n’en doute pas, dit le vicomte, et à la santé d’Olivia ! Et comme il ne faut pas que tu en souffres, madame Béru, les soixante mille livres d’intérêt, produit des douze cent mille, te seront comptés mois par mois. »

La Béru, que ce marché ravissait, accepta par un signe de tête, et le fermier reprit :

« — Mais si l’un de nous meurt ?

« — Cela profitera aux survivants, l’homme aux chiffres.

« — Alors c’est une manière de tontine ?

« — Tu l’as dit. Béru, amène ici Olivia. »

Comme la Béru se levait, Olivia entra et dit d’un air tout mutin :

« — Vous me traitez comme une petite fille, maman ; j’ai quinze ans, et je ne vois pas pourquoi je ne serais pas du souper jusqu’au bout !

« — Pardon, Mademoiselle, dit le conseiller d’un ton doctoral ; nous avions à parler d’une affaire très-grave, et cela vous eût ennuyée. Vous êtes si spirituelle !

« — Bravo ! dit le vicomte, la guerre commence. Olivia, si tu prends jamais un amant, ma fille, méfie-toi des gens de robe.

« — Et ne croyez pas aux gens d’épée, dit le conseiller.

« — Pourquoi cela ? reprit Olivia.

« — Parce que si une jolie fille veut avoir deux amants, repartit le gros fermier en riant, les gens d’épée tuent leur rival et les gens de robe les font enfermer au Châtelet.

« — Tandis que les bons fermiers partagent, n’est-ce pas ? reprit le conseiller.

« — J’aime mieux cinquante pour cent d’une bonne affaire que de n’en avoir rien.

« — C’est donc pour ça, cria le vicomte, que tu n’as jamais eu qu’un pour cent de ta femme ?

« — C’est vrai, dit Libert. Je me réduis autant que je peux dans les mauvaises opérations.

« — Jour de Dieu ! s’écria le vicomte, tu me rappelles ce pauvre Béru. Seulement il avait de l’esprit. »

Le souper continua de ce style, pendant qu’Olivia considérait les convives avec une curiosité qui devait assurément avoir un intérêt caché, tant elle était à la fois alerte et attentionnée. C’est qu’Olivia avait entendu la conversation des bons amis de sa mère. Olivia était beaucoup plus avancée qu’ils ne le croyaient : c’était déjà une fille faite, et la meilleure preuve que je puisse t’en donner, c’est qu’elle rêva tout de suite au moyen de tromper ses prétendants. Entourée comme elle l’était par les soins jaloux des douze associés, cela lui eût été difficile si elle eût voulu s’adresser à un homme de leur monde ; mais, tandis qu’ils s’observaient les uns les autres, Olivia regarda en dehors de leur cercle et rencontra l’occasion sous la forme de son maître de clavecin.

C’était un garçon d’une trentaine d’années, bien taillé, la jambe belle, les dents propres, et qui représentait assez bien un amant. Olivia se décida à l’aimer. Mais il y avait au fond de cet homme une si grossière nature, il sentait si bien son rustre endimanché, qu’Olivia n’y serait jamais parvenue sans l’aide de sa mère. En effet, madame Béru avait remarqué le soin qu’Olivia mettait dans sa toilette toutes les fois que son maître devait venir, et aussitôt elle se posa en sentinelle auprès de sa fille. M. Bricoin eut tout l’attrait du fruit défendu. Le sang d’Ève, ma première maîtresse, parla dans Olivia.

— Eh quoi ? Ève !… dit Luizzi.

— A fait son mari cornard comme les autres. Caïn était de moi !… repartit le Diable. Puis il reprit :

Olivia, qui était depuis quelques jours très en peine de ne pas trouver Bricoin insupportable, le vit aussitôt sous l’aspect le plus séduisant. Mons Bricoin n’eût pas été un énorme fat qu’il se fût aperçu de l’attention de la jeune fille ; il se sentit adoré, et, malgré la beauté d’Olivia, le drôle eut l’impudence de se faire désirer, car elle le désira. Sa tête était partie, et bientôt elle se sentit véritablement folle du maître de clavecin. Un tendre aveu fut échangé, et la surveillance de madame Béru fut trompée. Huit jours après, les illusions d’Olivia n’existaient plus. Tenant cercle tous les soirs, au milieu d’hommes qui prêtaient à leurs vices des formes élégantes, dont l’esprit rieur avait toujours pour elle cette adoration flatteuse vouée par le libertinage à la beauté, elle établit une fâcheuse comparaison entre ceux qu’elle avait voulu tromper et celui pour qui elle les avait trompés. Bricoin était le véritable amant de la femme perdue : despote, brutal, injurieux, menaçant à tout propos de découvrir le secret d’Olivia quand elle n’obéissait pas à toutes ses volontés. Il lui fit bientôt un supplice perpétuel de la vie, et la pauvre fille, innocente de cœur et dépravée d’esprit, ne cessait de se répéter :

« — Certes, j’aurai des amants, mais je n’aimerai plus. »

La fatale année s’écoula ainsi, et lorsque, dans un souper pareil à celui que nous venons de rappeler, il fallut qu’Olivia se prononçât entre les douze concurrents, la belle fille se leva et dit d’une voix assurée :

« — Je choisis le sous-fermier.

« — Dans deux jours, s’écria le financier, dans deux jours, ma reine, tu seras dans le plus bel hôtel de Paris. »

L’assemblée resta stupéfaite ; le vicomte seul se tut, et dans la soirée il s’approcha d’Olivia :

« — Cela n’est pas clair, lui dit-il ; tu as choisi cette boule dorée, ce n’est pas par avarice : on n’en est pas là à ton âge. Il y a quelque chose là-dessous. Si tu as besoin d’avoir pour amant en titre un imbécile, c’est qu’il y a un autre amant à cacher. »

Olivia, pressée par le vicomte, lui avoua tout. Huit jours après quand Bricoin vint pour donner la leçon à la jeune Olivia, à son nouvel hôtel, au lieu de trouver le financier établi le matin chez elle, il y trouva le vicomte. Bricoin voulut faire du bruit et menaça de tout dire au Mondor. Le vicomte prit une canne et la cassa jusqu’à la poignée sur le dos du drôle, puis il lui dit :

« — Ceci, c’est pour t’avertir de ne plus reparaître ici. Quant au rapport dont tu nous menaces, si tu dis un mot, je te couperai exactement les deux oreilles. »

Quelque temps après, le vicomte, rencontrant le financier, lui dit :

« — Eh bien ! veau d’or, êtes-vous content de la petite Olivia ?

« — Hum ! hum ! j’ai bien peur que la Béru ne se soit moquée de nous.

« — Et moi, je te le jure, dit le vicomte en tournant sur la pointe du pied et en flanquant son épée dans les jambes du financier, je te jure qu’Olivia se moque de toi. »