Les Mémoires du Diable/Édition 1858/26

Michel Lévy (tome Ip. 293-298).


AMOUR PLATONIQUE.


XXVI

UN MARQUIS.


Quand Luizzi vit ces deux noms, il demeura étourdi de ce qu’ils se trouvaient sur sa liste et de ce que tant d’autres y manquaient ; l’absence de celui de M. de Mareuilles ne lui permit pas de douter qu’il ne fût de moitié dans l’insolence de madame de Marignon, et il chercha un moyen de les en punir. L’homme livré à lui-même ne manque pas de mauvaises pensées, celui qui se trouve en commerce avec Satan doit en être gorgé. M. de Mareuilles devait épouser mademoiselle de Marignon : n’y avait-il pas moyen de lui voler sa femme ? Luizzi y pensa longtemps, mais il n’avait guère d’autre moyen d’opérer cet enlèvement qu’en se mettant lui-même sur les rangs pour épouser ; et, malgré la nécessité où il se trouvait de prendre femme dans le délai de deux ans, il n’était nullement tenté de tourner ses vues du côté d’un monde où il avait découvert tant de crimes. L’imagination n’était pas le côté brillant du baron, et probablement il en serait resté sur son projet de méchanceté sans trouver aucun moyen de l’accomplir, lorsqu’on lui annonça la visite de M. Ganguernet.

— Eh bonjour ! baron, fit le farceur du bout du salon. Que m’a-t-on dit ? que vous aviez été malade ? vous voilà rose et frais comme une pomme d’api ?

— Oui, je suis tout à fait rétabli.

— Eh bien ! que dites-vous de Paris, mon cher ? quelle ville, quel peuple dans les rues, quel brouhaha ! C’est un pays de dieux.

— Et de déesses aussi, n’est-ce pas, monsieur Ganguernet ?

— Ah ! baron, les femmes y sont froidasses en diable. Elles n’ont pas cet œil noir, cette tournure qui dit suis-moi ! de nos grisettes de Toulouse.

— Et qu’êtes-vous venu faire dans la capitale ?

— Comment ! fit Ganguernet, je ne vous l’ai pas dit ? je viens pour un mariage.

— Vous aussi ! reprit Luizzi imprudemment.

— Bon ! vous vous mariez, et avec qui ?

— Avec une femme accomplie. Et vous ?

— Moi, je ne vous ai pas dit que je venais pour me marier. Je viens pour un mariage, mais c’est pour celui de monsieur mon fils.

— Votre fils, à vous ? je n’ai jamais entendu parler de madame Ganguernet.

Le farceur sourit et répondit :

— Je ne pouvais pas épouser une femme en puissance de mari.

— Encore ! s’écria le baron avec dégoût ; de façon que votre fils porte un nom qui ne lui appartient pas ?

— Je vous demande bien pardon, il lui appartient ; car il l’a payé.

— Comment ! il a acheté un nom ?

— Pas très-cher ; c’est un rusé compère, je vous jure. Connaissez-vous une pièce de M. Picard appelée l’Enfant Trouvé ?

— Oui. Je crois l’avoir vu représenter, il y a peu de temps.

— Eh bien ! monsieur mon fils a mis la pièce en action. C’est un beau gaillard, qui a assez longtemps joué les Ellévious en province. Il a fait fureur parmi les femmes. Se trouvant sans engagement, il est venu à Paris après avoir passé par Toulouse, où nous avons fait de fameuses bombances ensemble. Il était à peine parti que je reçois une lettre d’un vieux farceur d’ami, un ancien militaire de l’empire, qui était à Toulouse avec le maréchal Soult. Il m’invitait à venir me regoberger dans son château du Taillis, près de Caen, en m’annonçant qu’il avait une nièce et une petite-nièce à marier avec deux millions de dot.

— Deux millions de dot ! reprit Luizzi.

— C’est une drôle d’histoire, allez ! reprit Ganguernet en riant.

— Je le crois, mais n’embrouillons pas la première.

— Voici. J’ai écrit sur-le-champ à monsieur mon fils pour lui faire part de l’aventure. « En nous entendant bien, lui ai-je dit, tu auras une des donzelles ; c’est une excellente farce à jouer à mon ami Rigot. » Il n’y avait qu’une difficulté, c’est que monsieur mon fils s’appelait Gustave tout court, et que Rigot est un trop vieux chenapan et d’une famille trop peuple pour ne pas vouloir un homme comme il faut et d’un grand nom pour sa nièce ou sa petite-nièce.

— Voilà qui m’étonne ! repartit le baron.

— Bah ! fit Ganguernet ; chacun veut sortir de sa crasse par lui ou par les siens. Il en est de cela comme des femmes galantes, elles élèvent presque toujours bien leurs filles.

— Vous croyez ? dit Luizzi en riant.

Ganguernet boursoufla ses joues et repartit d’un ton mélodramatique :

— Connaissant les écueils, elles savent sauver les autres du naufrage.

— C’est possible ; mais où votre fils a-t-il pris son nom ?

— Voici. Quand il reçut ma lettre, il était en train d’engagement avec le théâtre de l’Opéra-Comique. Il y a dans ce théâtre un individu bien extraordinaire, un chef de claqueurs.

— Il y en a partout.

— C’est que celui-là est à part, c’est tout simplement le marquis de Bridely.

— Le marquis de Bridely, de Toulouse ?

— Le dernier des quatre fils de ce marquis de Bridely dont vous venez de parler. À l’époque de la révolution il était dans un séminaire. Il jeta la soutane aux orties ; et, tandis que son père et ses trois frères allaient à l’armée de Condé, il s’engageait bravement dans les armées républicaines. Son père et ses trois frères ayant été tués, il est devenu marquis de Bridely, mais pas autre chose. Il est resté simple soldat tant que ça peut s’étendre. Brave comme un lion, il a gagné la croix à Austerlitz ; mais il n’a jamais pu attraper le grade de caporal, attendu qu’il se grisait quatorze fois par semaine, excepté en temps de bataille. Licencié à Toulouse en 1815, il a fait le métier de vieux soldat.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Vous ne savez pas ? dit Ganguernet prenant un air de grognard, se posant militairement et faisant une grosse voix : « Vieux soldat de l’empire, qui a vu toutes les capitales de l’Europe, sacredieu ! vive Napoléon ! brave Français, patriote jusqu’à la mort ! la croix gagnée sur le champ de bataille, vingt blessures ! vive l’empereur ! » Avec ça et un état de services un peu propre, il a attrapé pendant deux ou trois ans des pièces de cent sous à l’effigie de l’empereur à tous les bonapartistes, officiers, généraux, etc., chez qui il se présentait.

— C’est un drôle de métier !

— Très-connu, dit Ganguernet. Mais la concurrence l’a gâté, et il a fallu en chercher un nouveau. Alors il a pris le métier opposé : grande famille ruinée.

— Qu’est-ce que cela encore ? fit Luizzi.

Ganguernet prit une figure longue, dédaigneuse, une pose impertinente et souple à la fois, puis reprit, en parlant légèrement du nez et du bout des lèvres :

— Le marquis de Bridely ! Un dévouement qu’on croit récompensé par une stérile décoration (en ce cas le ruban rouge de la Légion d’honneur devient le ruban rouge de Saint-Louis) ! Une fidélité inviolable aux Bourbons, malgré leur ingratitude ! Et avec ça on attrape aux royalistes des napoléons à l’effigie de Louis XVIII.

— Et ce métier-là s’est usé comme l’autre, par la concurrence ?

— Non, par l’usage. Notre marquis allait vite : il épuisa Paris en trois ou quatre ans. Il eût bien pu continuer en province, mais Paris lui était nécessaire ; et, après avoir vendu des contre-marques en sous-ordre, il est devenu chef de claque au théâtre où monsieur mon fils voulait s’engager.

— Enfin ! dit Luizzi, nous voici arrivés ; et qu’a fait monsieur votre fils ?

— Au reçu de ma lettre, il a été trouver M. le marquis et lui a offert mille écus s’il voulait épouser sa portière, le reconnaître et le légitimer. Le marquis a accepté, et le fils de M. Aimé-Zéphirin Ganguernet et de Marie-Anne Gargablou, fille Libert, est maintenant le comte de Bridely gros comme le bras.

— Est-il beau garçon, votre fils ?

— Elléviou, pur Elléviou.

— A-t-il de bonnes manières ?

— Elléviou tout craché, baron.

— Cela demande réflexion, monsieur Ganguernet.

— Quoi ? dit celui-ci.

— Rien, oh ! rien. Et quand partez-vous pour aller chez votre ami… monsieur ?…

— Rigot ? Dans sept ou huit jours, le temps de faire faire des costumes de père au marquis. Nous l’emmenons ; il va boire avec Rigot et le charmer. La mère est censée malade… J’espère qu’en voilà une bonne farce !

— Très-drôle, en effet, dit Armand réfléchi.

Puis il reprit en voyant M. Ganguernet se lever :

— Comment ! vous me quittez déjà ?

— Il se fait tard, et je dois retrouver Gustave au restaurant pour aller ensuite voir les Deux Forçats à la Porte Saint-Martin. Le marquis nous a donné des billets.

— Si je n’étais malade, dit Luizzi, peut-être irais-je vous y retrouver. J’ai beaucoup entendu parler de cette pièce.

— On dit que c’est très-bien. Il s’agit d’un forçat qui, sachant le secret d’un autre de ses camarades, l’oblige…

— À lui donner sa fille en mariage, dit rapidement Luizzi.

— Non, puisque c’est le jour de ses noces. Ce n’est pas qu’on ne puisse faire une pièce avec ce que vous venez de me dire.

— Peut-être mieux qu’une pièce, repartit Luizzi toujours occupé de son idée de vengeance.

— Au fait, quand on a le secret de quelqu’un, on le fait passer par tous les chemins qu’on veut.

— Vous avez raison, s’écria Luizzi. Revenez me voir demain au matin.

— À demain donc.

— Excusez-moi, je vous prie, si je ne vais pas chez vous ; mais je ne sors qu’avec les plus grandes précautions.

Ganguernet se retira.

Et à peine Luizzi fut-il seul, qu’il agita la sonnette et que le Diable parut : il était en habit noir avec un énorme portefeuille sous le bras.

— D’où viens-tu ? lui dit Luizzi.

— Je viens de préparer un contrat de mariage dont peut-être un jour tu sauras le résultat.

— Est-ce le mien ?

— Je t’ai dit que je ne me mêlerais pas de cette affaire, si ce n’est pour te raconter ce que tu me demanderais.

— Tu sais sans doute pourquoi je t’ai appelé ?

— Je le sais, lui dit Satan, et t’approuve. Tu comprends enfin le monde, tu lui rends le mal pour le mal.

— Trêve de leçons ! dit Luizzi, je fais ce que je veux.

Le Diable sourit avec mépris.

— Esclave ! s’écria le baron.

Satan rit aux éclats. Le baron agita la sonnette. Le Diable se tut.

— Il me faut l’histoire de madame de Marignon.

— Tout de suite ?

— Tout de suite, et sans commentaires.

— Es-tu bien sûr de n’en pas faire ? Le monde est petit, mon maître, pour qui le voit de haut, et tu ne prévois pas ce que tu vas apprendre.

— Sans doute encore des horreurs ?

— Peut-être.

— Des crimes ?

— Me prends-tu pour un mélodramaturge ?

— Tu dois être pourtant l’Apollon de ces messieurs ?

— Je suis le roi du mal, baron ; je laisse le mauvais à l’esprit humain.

— Tu ferais pourtant un véritable homme de lettres, car tu as la plus haute de leurs qualités : la vanité.

— Je n’ai que celle de mal faire. Qu’ils la prennent, et ils la justifieront aussi bien que moi.

— Tu fais toujours de l’esprit, mons Satan.

— Tu vois bien que je ne suis pas un faiseur de mélodrames.

— Assez, s’il vous plaît, reprit le baron, et commençons.

— Voici, reprit Satan.

Et il commença :