Les Mémoires du Diable/Édition 1858/15

Michel Lévy (tome Ip. 199-204).


XV


À peine Mariette avait-elle prononcé ce mot, qu’une chaise de poste, passant rapidement près d’elle et de Luizzi, les força de s’écarter aux cris de gare ! que poussait le postillon. Luizzi jeta un regard rapide dans la chaise, et reconnut Fernand et Jeannette qui en occupaient le fond. Fernand se pencha à la portière et cria à Armand sans faire arrêter ses chevaux :

— N’oubliez pas ma lettre à M. de Mareuilles, je vous la recommande ; c’est un de mes bons amis.

Luizzi crut remarquer que la mouche qui avait piqué Fernand ne l’avait point abandonné, et qu’elle avait agité et fait frémir ses ailes au moment où ce jeune homme lui avait fait sa recommandation.

Luizzi était tellement préoccupé de tout ce qu’il venait d’entendre et de tout ce qu’il avait vu, il eût payé si cher un moment de repos et de solitude pour pouvoir réfléchir à son aise, qu’il n’entendit pas le cri de surprise que poussa Mariette en voyant Jeannette dans la chaise de poste. Cependant, tout en causant ainsi, Luizzi était arrivé au sommet de la montagne, et il fallait remonter dans la diligence. Luizzi commençait à croire que le Diable se mêlait de sa vie plus que par des récits ; déjà il soupçonnait que c’était lui qui, probablement fatigué de toujours raconter, l’avait mis dans cette diligence en compagnie de Ganguernet, de l’ex-notaire et de Mariette, lorsqu’il en resta tout à fait persuadé en voyant accourir vers lui Ganguernet, qui lui dit :

— En voilà bien d’une autre ! le grand essieu de la diligence vient de se casser, et nous en avons pour dix ou douze heures avant que nous puissions repartir ; nous voilà enfermés pour tout ce temps dans une misérable auberge, où il y a tout au plus des œufs pour faire une omelette, de la piquette et de l’eau-de-vie de pomme de terre pour l’arroser.

— Quoi ! s’écria Luizzi avec impatience, il n’y a pas moyen de réparer plus tôt ce malheur ?

— Ma foi ! dit Ganguernet, il y en a un pour vous si vous avez de l’argent à perdre et de l’argent à dépenser, c’est-à-dire si vous voulez abandonner le prix de votre place à la diligence et prendre une berline de poste qui va à Paris et qui relaye là-haut.

— Avec plaisir, dit Luizzi, je la prends, et tout de suite, et à tout prix.

— Il paraît que le gousset est bien garni ? dit Ganguernet en frappant sur le ventre de Luizzi.

Cette observation rappela au baron qu’il n’avait point du tout pensé jusque-là à l’état pécuniaire où il se trouvait, et lui fit mettre la main dans sa poche : il en tira quelques poignées d’or. Il ne supposa donc point que ce fût pénurie d’argent, mais des circonstances qui lui restaient inconnues et que le Diable avait fait naître, qui l’avaient forcé à prendre la diligence.

Il imagina encore que cette berline de poste ne se trouvait si à propos sur sa route que parce que le Diable avait pris soin de l’y mettre ; et, bien décidé à se laisser guider par lui, il fit décharger ses effets, après avoir, au préalable, examiné sur la feuille du conducteur en quoi ils consistaient, car il l’ignorait absolument. Parmi ces effets se trouva un grand portefeuille enveloppé d’une chemise de cuir, que le baron ne savait pas posséder. Il se réserva de vérifier son contenu pendant qu’il serait seul dans la berline, et il se sépara de ses compagnons de voyage après avoir donné à Mariette son adresse à Paris. Une fois qu’il fut seul dans sa voiture, il s’empressa d’ouvrir le portefeuille, et s’aperçut qu’entre autres choses il renfermait des lettres à son adresse, dont il s’empressa de prendre connaissance, bien qu’elles fussent décachetées et qu’il parût qu’un autre ou bien lui-même les eût déjà lues. La première était signée du procureur du roi de l’arrondissement de… et était ainsi conçue :


« Monsieur le baron,

« Les faits que vous nous annoncez sont d’une telle gravité que j’ai dû en référer à monsieur le procureur général près la cour royale de Toulouse. Une femme enfermée depuis sept ans dans une prison, sans que personne en ait jamais eu le moindre soupçon, est une chose qui passe toute croyance. Dès que j’aurai reçu de monsieur le procureur général une réponse pour savoir ce que je dois penser des avis que vous me donnez, je vous transmettrai sa réponse.

« J’ai l’honneur d’être, etc. »


— Oh ! oh ! fit Luizzi, il paraît que j’ai dénoncé le capitaine Félix ; allons, voyons ce qui est arrivé de cette affaire. Il chercha dans son portefeuille, et il ouvrit une lettre qui commençait ainsi :


« Monsieur, vous êtes un infâme… »


— C’est le capitaine Félix probablement, se dit Luizzi, et il m’accuse de ce que je n’ai pas voulu laisser son crime impuni…


« Vous m’avez fait tuer un jeune homme et déshonorer une femme qui portait mon nom ; si vous n’êtes pas un lâche, vous me rendrez raison de votre indigne conduite.

« Signé : Dilois. »


Cette seconde lettre rendit Luizzi beaucoup plus soucieux que la première, et il désira savoir comment il avait répondu à cette provocation. Pour cela, il chercha dans le portefeuille une lettre qui l’instruisît du résultat de cette affaire ; mais il n’y trouva autre chose que des comptes passés avec ses agents d’affaires et son intendant. Il lui sembla, en les examinant qu’il n’avait point du tout négligé ses intérêts et les avait assurés d’une manière qui l’étonna lui-même. Tout en parcourant, tout en triant ses nombreux papiers, il découvrit dans un coin un fragment de lettre brûlée au bord comme si elle avait été enlevée à la flamme d’un foyer au moment où elle allait être entièrement consumée :


« … Avant de mourir, l’infortunée Lucy m’a appris le secret de ma naissance. Fallait-il que ce fût vous, Armand, qui fussiez l’agent de ma perte et de mon déshonneur ! Le ciel est juste !

« Signé : Sophie Dilois. »


Tout ce qu’Armand fit pour découvrir de nouveaux renseignements dans ses papiers ne servit qu’à l’embrouiller davantage dans cet inextricable dédale d’aventures où il était mêlé. Il lui restait la ressource d’appeler Satan pour lui demander l’explication de ce qu’il venait de lire, mais, outre qu’il n’était pas sûr de l’obtenir, il ne se sentait pas en humeur de recommencer cette vie incessamment agitée qui ne lui avait pas laissé un instant de réflexion. Il remit à son arrivée à Paris à apprendre ce qui était advenu de sa dénonciation contre la famille Buré, comment il avait répondu à la provocation de M. Dilois, et pourquoi madame Dilois l’appelait Armand comme s’il eût été son frère ou son amant.

— Ma foi, se dit-il en lui-même, ce serait une assez drôle de chose que, dans cette époque de ma vie dont je n’ai aucun souvenir, j’eusse été l’amant de madame Dilois ! J’en suis bien capable. Probablement j’aurai cherché à me faire pardonner ma sotte indiscrétion, et j’aurai obtenu plus que mon pardon. C’est qu’elle est belle et jolie comme un ange, madame Dilois, et j’ai dû être bien heureux ! Comment diable cela s’est-il fait ? En vérité, c’est une chose odieuse que ma situation ! n’avoir pas même le souvenir d’un bonheur qui a dû être plein de charmes par l’immensité des torts que j’avais eus envers cette femme !

S’éprenant de cette idée, il ajouta :

— Pardieu, je veux un jour m’en donner la joie. Obtenir une femme dont on a blessé la vanité et l’amour ou perdu la position, ce doit être un triomphe adorable. Et si je retrouve certes jamais madame Dilois, je veux la ramener à moi, je veux… à moins que cela ne soit déjà fait.

Puis il s’écria avec impatience :

— Oui, vraiment, c’est déplorable, et je consens à ce que le diable m’emporte, si jamais je lui donne un seul jour de ma vie, eût-il à me raconter des histoires aussi effrayantes que celles du révérend Mathurin, ou aussi ennuyeuses que les contes du vénérable M. de Bouilly !

— Je retiens ta parole, dit une voix qui sembla entrer par une portière et sortir par l’autre, et qui épouvanta tellement Luizzi qu’il n’osa plus, pendant près de deux heures, ni bouger, ni parler, ni penser.

Cependant il continua son voyage sans rencontre fâcheuse, et, le 25 février 182., il entra dans Paris, bien décidé à ne plus s’occuper de ce qui s’était passé à Toulouse, à vivre de sa vie passée, et à laisser au hasard le soin de lui découvrir le mystère de tous les événements dont il avait été le témoin depuis qu’il avait fait connaissance avec Satan. Une résolution qu’il crut prendre aussi très-fermement, ce fut d’appeler le moins possible le Diable à son aide, et surtout de ne se servir, sous aucun prétexte, ni pour aucun usage, des renseignements qu’il pourrait en recevoir ; et, pour tenir cette résolution, il convint avec lui-même de ne voir aucun des individus qui avaient eu des rapports avec lui durant le voyage qu’il venait de faire. Luizzi pensa donc à reprendre ses premières habitudes de jeune homme lorsqu’il était à Paris, et à revoir ses anciennes connaissances. Pour ne pas manquer à sa résolution, il se contenta, le soir de son arrivée, de faire remettre à leurs adresses les diverses lettres que Fernand lui avait données, même celle destinée à M. de Mareuilles, bien qu’elle lui eût été particulièrement recommandée.

Luizzi comptait s’être mis ainsi à l’abri de toutes recherches, lorsque, le lendemain même de son arrivée, son valet de chambre lui annonça M. de Mareuilles. Luizzi trouva que c’était un fort beau jeune homme, fort bien mis, et voilà tout. Il se contenta de lui raconter tout simplement comme quoi il avait servi de témoin à Fernand ; mais il était décidé quelque part que Luizzi ne se débarrasserait pas aussi aisément qu’il le pensait de ce qui tenait au Diable, même par un fil imperceptible. Ainsi, ce M. de Mareuilles, ami de ce Fernand dont le Diable s’était emparé, se prit d’une véritable passion pour Luizzi, et, comme le pauvre baron était l’homme du monde qui savait le moins se débarrasser d’un ennuyeux, il se laissa volontiers accompagner toute la journée par sa nouvelle connaissance au Café de Paris, aux Italiens, au bois, partout où vivent les hommes qui n’ont de monde que les hommes. En même temps il se laissa conduire dans une maison où M. de Mareuilles était reçu, et bientôt il pensa que le hasard l’avait parfaitement servi en le mettant en rapport avec un bon garçon fort riche, fort noble et fort niais, mais qui l’introduisait dans des salons où lui, Armand, était parfaitement inconnu, et dont la fréquentation ne pouvait que le faire considérer comme un homme d’une vie régulière et à l’abri de tout reproche. Il ne se doutait pas que dans ce monde, aussi bien que dans tout autre, il se présenterait à lui des occasions qui exciteraient sa curiosité et le remettraient aux griffes de Satan, et que dans sa position il valait encore mieux, pour lui, vivre avec le vice qui marche le front nu, qu’avec celui qui s’habille d’hypocrisie et de faux semblants de vertu. Il est à remarquer que Luizzi n’avait pas encore songé au vrai but de son marché avec le Diable, et que sa destinée exceptionnelle ne l’avait pas affranchi de la loi commune de l’humanité, qui est de subir la vie avant de la juger, et de marcher avant d’avoir choisi une route. L’aventure qui devait remettre Luizzi en entrevues réglées avec son mentor ne se fit pas attendre.