Les Mémoires du Diable/Édition 1858/14

Michel Lévy (tome Ip. 195-199).


XIV

SUITE.


Luizzi avait écouté avec un vif intérêt cette lamentable histoire. La diligence venait de s’arrêter au pied d’une montée très-longue et très-roide. Tous les voyageurs étaient descendus, et Armand cheminait à côté du notaire en se laissant aller aux sombres réflexions que ce récit lui avait inspirées, quand Ganguernet, qui voulait prendre les devants pour aller boire quelques petits verres de rhum dans un bouchon qu’on apercevait en haut de la montée, lui dit en passant :

— Il paraît que l’histoire du notaire vous a touché au cœur, monsieur le baron ?

— En effet, reprit Faynal, elle paraît vous préoccuper beaucoup.

— C’est qu’elle a commencé à me dévoiler le secret d’un malheur et d’un égarement que je ne pouvais comprendre.

— Et que je puis vous expliquer tout à fait, dit la femme silencieuse et voilée de la diligence.

— Vous ?

— Moi. Me reconnaissez-vous, monsieur le baron ?

Et cette femme leva son voile. Luizzi se rappela l’avoir vue, mais il n’eût pu dire en quel temps ni en quel lieu, lorsque cette femme ajouta à voix basse :

— Je suis la servante qui vous ai introduit la nuit chez la marquise du Val.

— Mariette ! s’écria Luizzi.

— Oui, Mariette, répondit-elle ; c’est mon nom, je l’ai porté comme servante de la marquise, et je le portais aussi quand je fis évader l’abbé de Sérac de ma chambre.

— Quoi ! c’était vous ? reprit Luizzi, qui allait de surprise en surprise.

— Oui, c’était moi, qui, devenue folle d’amour pour ce prêtre, ne trouvai d’autres moyens de me l’attacher et de le ramener chez moi que de l’épouvanter de sa faute ; puis, lorsque j’eus vaincu sa conscience, de lui faire peu à peu une habitude de la débauche, jusqu’au jour où, devenu plus débauché que moi, il me força à prix d’or et avec des menaces atroces de servir ses infâmes projets.

— Contre qui ? dit Luizzi.

— Écoutez ! reprit Mariette. Depuis sept ans que mademoiselle de Crancé était mariée, depuis sept ans qu’il était prêtre, il l’avait toujours aimée, mais il l’avait aimée d’un amour où le désespoir avait mis presque de l’innocence. Lorsque l’abbé de Sérac fut devenu l’amant d’une fille publique, car j’étais une fille publique ou à peu près, lorsqu’il eut éteint en lui tout noble sentiment en continuant à se plonger dans des orgies que je ne partageais plus, l’abbé de Sérac aima encore la marquise du Val, mais ce fut d’un amour horrible, d’un amour encore plus sale que criminel. Hélas ! je n’avais pas prévu jusqu’où pouvaient s’emporter l’esprit ardent et le caractère opiniâtre de cet homme, une fois qu’il serait lancé dans une mauvaise route. Je fus la première à porter la peine du vice où je l’avais poussé : il me maltraitait, il me faisait mourir tous les jours de ses frénétiques accès de jalousie, quoiqu’il ne m’aimât pas. Ce fut six mois après l’aventure que Ganguernet vient de vous raconter que l’idée de devenir l’amant de la marquise du Val s’empara de cet homme. Pour y parvenir, il me força à entrer comme servante chez elle. Depuis que j’étais à lui, il m’avait fait quitter mon quartier et m’avait logée dans une petite maison de l’autre côté de l’eau, où il venait tous les soirs, déguisé tantôt en bourgeois, tantôt en militaire, jamais avec le même habit ou le même uniforme, de façon que personne ne pouvait soupçonner que ce fût le même homme qui vînt tous les soirs chez moi. Il me tenait exactement enfermée ; et il aurait pu me tuer que personne ne lui eût demandé ce que j’étais devenue. D’ailleurs il me faisait peur, et, s’il m’avait demandé d’aller commettre un crime où j’eusse dû périr, je ne sais si j’aurais osé refuser. Je fus donc obligée de consentir à ce qu’il voulait ; je ne puis dire comment il s’y prit, par quelles vieilles dévotes il me fit recommander, mais, dès que je me présentai chez la marquise du Val, je fus acceptée. Lorsque j’entrai à son service, elle n’était pas heureuse, mais toute réfugiée en Dieu ; elle passait son temps en pratiques religieuses, car la pauvre femme n’avait pas même, pour se consoler et se distraire, la plus douce et la plus sainte occupation des femmes, celle d’élever ses enfants.

Luizzi écoutait cette fille avec non moins d’étonnement que d’intérêt. Elle s’en aperçut, et continua :

— Mon langage vous étonne, Monsieur, mais pendant trois ans que j’ai vécu auprès de la marquise du Val, j’ai appris bien des choses et bien des sentiments que j’ignorais auparavant. Comme je vous le disais, elle était malheureuse ; elle n’avait pas d’enfant, car dès le premier jour de son mariage elle s’était séparée de son mari, et jamais il n’a franchi le seuil de la chambre où elle dormait… quand elle dormait. Oui, monsieur le baron, j’ai appris bien des choses, et celle qui m’a le plus étonnée, c’est de découvrir combien l’esprit et les manières peuvent garder de grâce et d’élégance quand l’âme et le corps sont jusqu’au fond gangrenés de vices. J’ai lu quelquefois les lettres que l’abbé de Sérac me forçait de porter à madame du Val, et jamais, je l’avoue, je n’ai vu amour plus pur et plus respectueux s’exprimer avec plus de douceur et de charme. Je remettais avec désespoir ces lettres à la marquise. Après avoir longtemps refusé de les recevoir, l’infortunée avait fini par se laisser persuader par moi, qui lui mentais parce que j’avais peur, et qui regrettais le succès de mes paroles à l’instant même où je venais de tout tenter pour réussir. Il se passa trois mois avant que la marquise voulût lire une des lettres de l’abbé ; il se passa trois mois encore, quand elle eut consenti à les lire, avant que de permettre à l’abbé de se présenter dans sa maison. Je la poussais malgré moi vers un crime que mon affection pour elle redoutait bien plus que la morale dans laquelle j’avais été élevée : je n’étais pas épouvantée, moi, que la marquise prît un amant ; je ne pensais pas à un sacrilége en croyant qu’elle pouvait se donner à un prêtre ; je pensais qu’elle allait être la proie d’un misérable qui avait tous les vices et toute la brutalité de ces vices. Une espérance me soutint cependant : j’espérais en la marquise elle-même. Il me semblait que le jour où cet homme voudrait lui parler un langage qu’elle ne voudrait pas entendre, elle saurait bien le faire taire. Puis je connaissais si bien la marquise, que je ne pouvais imaginer par quels moyens cet homme surprendrait la vertu d’une femme si pure et si forte à la fois. Hélas ! monsieur le baron, j’avais oublié que je lui avais donné moi-même une leçon bien hideuse…

— Quoi ! s’écria Luizzi, ce fut… ?

— Oui, Monsieur, reprit Mariette, ce fut en mêlant des substances pernicieuses dans le peu de vin qu’elle buvait, ce fut en l’enivrant, elle, cette sainte et noble créature, ce fut en l’abrutissant, comme moi j’avais enivré et abruti de Sérac, qu’il triompha de sa vertu de femme comme j’avais triomphé de sa vertu de prêtre. Il la prit vierge à son mari, comme je le pris vierge à son Dieu. C’est abominable, n’est-ce pas, monsieur le baron ?

Mariette s’arrêta, et Luizzi posa sa main sur ses yeux comme s’il eût été pris d’un éblouissement. Puis il marcha silencieusement près de Mariette qui se taisait. Ce silence fut long : on eût dit que le baron avait besoin de tout ce temps pour mesurer l’infamie de cette action. Enfin il reprit :

— Oh ! oui, c’est abominable !

— Mais, ajouta Mariette en baissant la voix et en se rapprochant de Luizzi, une chose que vous ne pourriez concevoir, si elle n’était vraie et si je ne vous l’attestais sur la vie, c’est que cette femme noble, élégante, jeune, entourée du monde le plus brillant, chercha dans le pouvoir qui l’avait livrée à l’abbé de Sérac l’oubli de la faute qu’il lui avait fait commettre. Elle fit un vice de ce qui avait été un malheur. Dès qu’elle était seule, elle se procurait des liqueurs fortes, elle les volait dans sa maison malgré ma surveillance, et elle en abusait jusqu’à ce qu’elle tombât sans force et sans raison ; car pour elle la force c’était le pouvoir de souffrir, la raison c’étaient le remords et ses déchirements. Elle a vécu deux ans ainsi, protégée par moi, qui la cachais aux yeux du monde et de sa maison, qui aurais voulu la cacher à vos yeux, monsieur le baron. Un jour, elle me dit dans un de ces mouvements de folie que ce vice faisait souvent naître en elle : « Oui, je me débarrasserai de ce bourreau qui me tue, et, puisque je n’ai ni un frère ni un mari qui puisse m’arracher à lui, je prendrai un autre amant. Ce matin Luizzi est venu me voir, Luizzi qui semblait m’aimer quand il était encore enfant et qui eut aussi sa part de douleur dans ma misère quand je me mariai ; Luizzi est venu me voir ; s’il veut m’aimer je l’aimerai ; je suis encore assez belle pour qu’il m’aime, n’est-ce pas ? Oh ! oui, reprit-elle en levant les yeux au ciel et en invoquant Dieu, tant sa folie l’égarait dans ces horribles moments ! oui, je l’aimerai, et vous me pardonnerez cet amour, mon Dieu, vous le prendrez en pitié ; car, s’il ne veut pas m’aimer, je braverai tout à fait votre éternelle damnation, je me tuerai. » Et c’est parce qu’elle l’eût fait, Monsieur, que j’ai été vous attendre à la porte de son hôtel, que je vous ai introduit auprès d’elle, en vous faisant échapper à la surveillance de l’abbé de Sérac que j’avais vu debout en face de la porte où vous alliez vous présenter ; c’est parce qu’elle se fût tuée que je vous ai laissé pénétrer dans cet oratoire dont un prêtre avait fait un boudoir. D’ailleurs je l’avais laissée plus calme. J’espérai un moment qu’elle oserait tout vous dire, et que vous seriez assez généreux pour la protéger sans la perdre davantage. Mais elle avait profité de mon absence pour s’affermir, comme elle disait, la malheureuse ! dans la résolution qu’elle avait prise. Et lorsqu’elle entra dans l’oratoire où vous l’attendiez, monsieur le baron…

Mariette s’arrêta comme n’osant achever sa phrase, et Luizzi reprit lentement :

— Et lorsque l’infortunée se livra à moi au milieu de sanglots et de transports que je ne comprenais pas…

— Elle était ivre, monsieur le baron, elle était ivre !