Les Mémoires du Diable/Édition 1858/10

Michel Lévy (tome Ip. 148-152).


LA VOITURE PUBLIQUE.


X

RETOUR À LA VIE.


Trois heures sonnaient. Luizzi se sentit tirer par les jambes, et une rude voix d’homme lui cria :

— Allons, houp, en voiture !

Luizzi s’éveilla et se vit dans une chambre inconnue, une chambre misérable ; il sauta à bas de son lit, et se trouva plein de vigueur et de santé. Il regarda et vit sa bourse et sa sonnette sur une table ; mais où était-il ? pourquoi l’éveillait-on ? Il ouvrit la croisée. Dans une immense cour on attelait les chevaux d’une diligence. La nuit était froide. Le souvenir du passé lui revenait, et le souvenir de son marché avant tout. Armand reconnut qu’il n’était plus chez M. Buré, qu’il n’était plus à Toulouse. L’hiver durait encore, mais était-ce le même hiver et n’y en avait-il pas déjà beaucoup de passés ? Luizzi prit la misérable chandelle qu’on venait de lui apporter, et son premier soin fut de se regarder dans le petit miroir suspendu par un clou au-dessus de la petite commode en noyer de la chambre où il se trouvait. Il n’était pas trop changé, si ce n’est qu’il portait des favoris. Combien de temps le Diable m’a-t-il pris ? se dit Luizzi.

— Allons ! en voiture, en voiture ! cria la voix qui avait éveillé Armand.

Puis un homme entra.

— Comment ! pas encore habillé, vous qui étiez si pressé de partir ! Vous n’avez plus que cinq minutes. Tant pis pour vous si vous n’êtes pas prêt !

Luizzi s’habilla machinalement, avec l’instinct qu’il y avait dans sa vie une lacune dont il ne pouvait se rendre compte, mais dont il ne devait pas paraître étonné. Un domestique vint prendre son sac de nuit, et Armand le suivit en se promettant d’observer et d’agir en raison des circonstances. La nuit était parfaitement noire, et Luizzi, en montant dans la diligence, vit seulement qu’elle était occupée par trois personnes, deux hommes et une femme enveloppée de châles, bonnets et voiles de manière à étouffer.

À l’époque dont nous parlons, on avait encore la fatale habitude de coucher en route, et il en était alors du sommeil comme aujourd’hui des repas. On était à peine au lit qu’il fallait repartir. Aujourd’hui l’habitué de la diligence se trouble peu des interruptions destinées à supprimer le dîner, il mange vite et met le dessert dans ses poches ; alors l’habitué de la diligence savait se lever sans s’éveiller, et il emportait, pour l’achever dans la berline, le sommeil commencé dans l’auberge. Cela fut heureux pour Luizzi, car il se trouva libre de réfléchir sur sa position. Combien de temps avait-il vécu ? comment se faisait-il que lui, riche et accoutumé aux choses confortables de la vie, se trouvât voyager en diligence ? d’où venait-il ? où allait-il ? Toutes ces questions se pressaient si vite dans sa pensée, qu’il se décida à les faire résoudre par celui qui avait seul ce pouvoir. Il tira donc sa sonnette, la fit retentir, et tout aussitôt le Diable se trouva assis à côté de lui sous la forme d’un commis voyageur qu’il lui semblait avoir vu monter sur l’impériale. Luizzi le reconnut à l’éclat particulier de ses yeux, qui brillaient dans les ténèbres.

— C’est toi ? lui dit-il ; combien de temps ai-je vécu ?

— Tu as vécu six semaines. Tu vois que je ne t’ai pas volé. J’ai fait comme un habile homme d’affaires. À la première j’ai été loyal, pour pouvoir te voler impudemment à la seconde. Je t’en préviens ; ainsi tiens-toi sur tes gardes.

— Et de quelle vie ai-je vécu durant ces six semaines ?

— De ta vie ordinaire.

— Qu’ai-je fait ?

— Je n’ai pas à te raconter ta propre histoire.

— Quoi ! il ne me restera nul souvenir de ce temps ?

— Tu peux l’apprendre par d’autres que par moi.

— À qui veux-tu donc que je le demande ?

— Ce n’est pas mon affaire.

— Dis-moi du moins où je suis.

— Dans une voiture des messageries royales.

— Où vais-je ?

— À Paris.

— Où suis-je ?

— À une lieue de Cahors.

— Pourquoi suis-je parti en diligence ?

— Ceci est ton histoire, je n’ai rien à t’en dire.

— Mais enfin, je ne puis vivre avec cette ignorance de mon passé ?

— Tu peux t’en faire un.

— Un passé ?

— Rien n’est plus aisé. La plupart des hommes s’en arrangent un, tu sais cela mieux que personne. Te souviens-tu de cette petite actrice grivoise et fringante, dont tu eus la niaiserie de devenir sentimentalement amoureux ? Tu as eu cent occasions d’être un de ses mille amants, tu les as toutes laissées passer parce que tu l’aimais de cœur. Une fois dégrisé de ce mauvais amour, tu as vu que l’opinion de tes amis t’avait donné cette femme, ils n’imaginaient pas que ta niaiserie eût été si loin que de ne pas avoir été jusque-là. Tu t’es regardé, tu t’es trouvé ridicule : tu as vu que cette femme t’avait donné trois rendez-vous, et qu’elle t’avait appartenu de droit sinon de fait ; et tu as laissé croire, puis tu as dit, et aujourd’hui tu es persuadé que tu as eu cette femme. Elle compte dans le nombre de celles dont tu te pares, n’est-ce pas vrai ?

Luizzi fut assez piqué de cette petite leçon du Diable, d’autant plus qu’il n’y avait pas à discuter avec lui sur des sentiments où son œil infernal pénétrait si bien. Il se contenta de répondre :

— Est-ce que je ne l’aurais pas eue si je l’avais voulu ?

— Est-ce qu’on a la femme que l’on aime ? repartit le Diable ; sur dix liaisons cela n’arrive pas une fois. Les femmes se laissent toujours prendre par les hommes qui les aiment assez peu pour ne pas trembler devant elles. Je ne connais pas deux femmes qui aient pris pour amant celui qui les aimait ; puis elles se plaignent qu’on les trompe ! C’est toujours leur faute. Les femmes ont une tactique de défense criarde ou majestueuse qui n’impose qu’à ceux qui croient en elles. Une femme qui, au lieu de se laisser prendre, oserait se donner, serait la femme la plus distinguée de la création, et la plus aimée aussi : ce qui ne laisse pas d’être une assez belle distinction.

— Messire Diable, dit Luizzi, qui sentait en lui une assurance toute nouvelle, est-ce que parmi les raisons qui ont forcé le Tout-Puissant à vous précipiter dans l’enfer, votre manie de faire des théories n’a pas été une des premières ?

— Entre nous soit dit, repartit le Diable d’un ton assez bonhomme, il n’en a pas eu d’autres.

— Alors, j’ai bien envie de faire comme lui.

— Et pour la même raison sans doute ?

— Oui, pour ton bavardage éternel.

— Hé non ! parce que je ne dis pas ce qui te convient. Si je te racontais les six semaines de vie que tu viens d’accomplir, tu m’écouterais de tes deux oreilles.

— À ce propos je ne saurai donc rien ?

— As-tu donc si peu d’imagination que tu ne puisses t’inventer une vie passée ? Mais le dernier manant est plus habile que toi. Dans le cabriolet de cette diligence, il y a un certain M. de Mérin : c’est un homme de bonne maison qui a été surpris à Berlin volant au jeu de la cour, et qui, pour ce fait, a été enfermé pendant trois ans dans une prison de l’État ; il s’y trouvait avec un ancien espion français, qui avait été dans l’Inde pour le compte de Napoléon ; il a appris toutes les histoires de son camarade ; il connaît, dans leurs moindres détails, l’aller, le séjour et le retour de son voyage dans l’Inde, et maintenant il va reparaître dans le monde parisien comme arrivant de Calcutta. En ce moment, il rumine un petit ouvrage en deux volumes in-8o qui aura pour titre : Souvenirs de l’Inde. J’offre de te parier ce que tu voudras que, de ce moment à quinze ans, cet homme deviendra membre de l’Académie des sciences (section de géographie) et qu’il sera décoré pour ses voyages.

— Je comprends très-bien, dit Luizzi ; mais cet homme ne trouvera pas à tout moment un voyageur revenant de Calcutta pour lui dire qu’il en a menti, tandis que moi, je puis être mis à chaque instant en présence d’une personne qui me connaît.

— C’est ce qui t’arrive en ce moment.

— Comment cela ?

— Ces gens avec qui tu voyages savent ton nom, et ce gros homme, près de toi, est même de tes amis.

— Et sans doute ils vont me parler de ce que nous avons fait hier ?

— C’est assez l’histoire de votre vie humaine : parler beaucoup du passé pour en peupler le vide et en relever la nullité ; parler beaucoup de l’avenir pour le supposer merveilleux, et ne s’occuper guère du présent. C’est ce que vous faites tous, c’est ce que vous appelez vivre ; et la meilleure preuve que je t’en puisse donner, c’est que tu as vécu six semaines de la vie ordinaire et qu’il te semble que tu as été mort tout ce temps, parce que tu n’as pas souvenir de ce que tu as fait.

— Mais que veux-tu que je réponde à ceux qui m’en parleront ? dit Luizzi sérieusement alarmé.

— En vérité, tu me fais pitié ! reprit le Diable.

— Voyons, sois généreux, et, s’il le faut, je te donnerai encore quelques jours de ma vie future pour connaître l’histoire de ma vie passée.

— Pauvre sot ! dit Satan.

— De qui parles-tu ?

— De moi, qui n’ai pas calculé juste la portée de la sottise humaine, et qui m’aperçois, mon pauvre garçon, que, si je l’avais bien voulu, j’aurais eu ta vie pour rien.

Luizzi commençait à se dépiter. Il garda un moment le silence : le silence est un bon conseiller.

— Pardieu, se dit-il, si ces gens m’embarrassent avec ma vie que je ne connais pas, ne puis-je pas les embarrasser avec la leur qu’ils croient bien cachée ? Faisons vis-à-vis d’eux comme un homme intrépide vis-à-vis d’un spadassin : au lieu de parer les coups, montrons-leur toujours le bout de l’épée prêt à les percer s’ils avancent. J’en sais assez déjà sur le monsieur de Mérin pour qu’il ait besoin de ma discrétion : informons-nous des autres, et nous verrons.

Luizzi n’avait pas dit cela tout haut ; cependant le Diable lui répondit :

— Assez bien raisonné pour un homme et pour un baron ! Par qui veux-tu que je commence ?

— Par ce gros homme qui ronfle à côté de moi et que tu dis être de mes amis.