Les Mémoires de Footit et Chocolat/Chapitre I


Pierre Lafitte et Cie (p. 7-13).


LES MÉMOIRES DE
FOOTIT & CHOCOLAT



CHAPITRE PREMIER

L’Enfance de Footit



Soyez tranquille, Master Footit, l’éducation du petit jeune homme est en bonnes mains !…

Et la main longue et sèche de l’honorable M. Fips tapotait les joues du petit jeune homme de huit ans et demi qui regardait cependant d’un œil un peu inquiet l’imposante cravache que le vieux gentleman tenait toujours sous son bras gauche.

La vieille dame assise aux côtés de M. Fips, une très respectable vieille dame, avec un haut bonnet de dentelles noires, et des lunettes d’or, et qui n’était autre que Mme Fips elle-même, — la vieille lady se mit aussi à tapoter les joues du petit jeune homme :

— Et si ce petit jeune homme aime le pudding, Master Footit, — dit-elle d’une voix enjouée et amicale, — il vous écrira bientôt des nouvelles du pudding de Mme Fips !…

Et c’est ainsi qu’un jour de novembre 1872, M. Footit, qui dirigeait, à Manchester, le célèbre Footit great allied circus[1], vint faire inscrire son fils aîné parmi les élèves d’Arnold College, institution fort avantageusement connue dans la campagne de Nottingham où, moyennant quinze cents francs par an, concurremment aux puddings de Mme Fips, nourriture corporelle, M. Fips assurait, pour sa part, le soin de nourrir les jeunes cerveaux.

Certes, entre tous ses camarades, presque tous fils de négociants des environs, le nouvel élève d’Arnold College était vraisemblablement le seul capable de se tenir les jambes en l’air, en équilibre, sur la chaise du professeur, et de se présenter devant le tableau noir en exécutant le saut périlleux.

C’est que, dès l’âge de quatre ans, son père l’avait accoutumé à travailler avec lui dans son cirque ; Master Footit entrait en piste, apportant quelque chose de roulé dans un grand mouchoir : ce quelque chose, c’était le jeune Footit qui, sorti du mouchoir déplié, sautait à pieds joints sur les mains croisées de son père, puis sur les épaules, puis sur la tête ; et comme il était déjà facétieux, parfois, lorsque le père s’était allongé à terre pour se relever en force, le gamin feignait de trébucher et lui montait sur le nez…

Cet enfant de quatre ans n’était pas très lourd, et le nez de M. Footit en avait vu bien d’autres ; tout de même, il fourrait aussitôt Footit junior dans le mouchoir, il replaçait le mouchoir sous son bras, et, en s’en allant, le bras serrait, un peu plus qu’il n’eût convenu, le mouchoir : c’était la façon de Master Footit d’apprendre à son fils le respect paternel, et il va sans dire que ce sont là procédés d’éducation qui devaient être peu courants dans les familles de négociants de Nottingham !…

Mais pour ce qui est des éléments de la grammaire et des premières notions d’arithmétique ou de géographie, le jeune Footit en savait presque autant que ses petits camarades du même âge ; car au cirque de Manchester, comme dans tous les cirques d’ailleurs, il y avait alors le « maître de ballet », qui avait mission d’utiliser les loisirs que lui laissait la mise en scène des pantomimes, en enseignant à lire et à écrire aux enfants de la « compagnie » : la pantomime, n’est-ce pas, en effet, ce qui rattache les cirques à la littérature ?

Le jeune Footit arrivait en somme à Arnold College avec cette supériorité qu’à un âge où bien des petits garçons rêvent de s’enfuir du collège pour aller s’engager dans un cirque, il avait déjà une vieille expérience des cirques alors qu’on le mettait au collège.

Je ne me dissimule pas que bien des jeunes gens qui liront ces lignes seraient ravis d’apprendre que l’élève Footit fut un terrible garçon, dont les tours pendables bouleversèrent Arnold College, et qui, par son indiscipline féconde en ruses ingénieuses, causa mille tourments à l’honorable M. Fips, et à Mme Fips, sa digne épouse.

Et je sais aussi que, par contre, bien des parents me sauraient gré de pouvoir citer à leur fils l’irréprochable conduite et l’application exemplaire de l’élève Footit :

— Plus tard, tu feras ce que tu voudras, des vers ou de l’automobile ; mais on est au collège, c’est pour travailler ; en tout, il n’y a que les bons élèves qui réussissent vraiment, — Footit était un excellent élève !

Eh ! bien, non, malgré le plaisir que nous aurions eu à ce qu’il se dégageât de tout ceci un petit enseignement moral, — non, Footit ne fut pas ce qu’on peut appeler un excellent élève ; et, dût notre récit y perdre un agrément notoire, il nous faut reconnaître également qu’il ne fut pas non plus le damné mauvais sujet ni le cancre exécrable, que, jeunes gens, vous vous plairiez à imaginer.

Sans doute il lui arriva bien, une nuit, au moyen d’un lasso mystérieusement confectionné, d’atteindre, avec une habileté d’Indien Siou, la cloche du réveil, qu’il se mit à agiter à toute volée, arrachant brusquement au sommeil maîtres et élèves et les jetant hors de leurs lits, affolés…

Mais justement n’était-ce pas pitié : être aussi merveilleusement doué pour combiner les farces les plus imprévues, avoir imaginé celle-la, …et n’en avoir jamais recommencé d’autres !…

Pourtant M. Fips n’était pas bien sévère, en dépit de sa cravache ; d’ailleurs, cette cravache qu’il ne lâchait jamais, se rapportait seulement à une légende, d’après laquelle M. Fips, avant d’être gérant de collège, et surtout avant d’épouser Mme Fips, aurait été un cavalier fervent et émérite.

À la vérité, personne à Nottingham ni aux environs n’avait le souvenir d’avoir jamais vu M. Fips monter sur un cheval ; mais il n’était pas rare qu’on le rencontrât qui se promenait à pied à travers la campagne, en faisant, d’un bras encore vigoureux et alerte, tournoyer et siffler sa cravache : M. Fips aimait infiniment mieux se promener dans la campagne que de rester enfermé dans sa classe, — il avait, proprement, une âme virgilienne.

Ce sont ces goûts bucoliques qui l’avaient poussé à créer, à Arnold College, un cours de jardinage.

Il était attribué à chaque élève un petit carré de jardin que chacun ensemençait, plantait, cultivait et ornait à sa guise ; une vive émulation régnait entre tous ces jeunes jardiniers, car il était entendu que les plus belles fleurs seraient choisies par Mme Fips, pour les corbeilles de son salon, et quant aux légumes, le plus grand honneur était qu’ils fussent reconnus dignes de figurer sur la table, par la cuisinière.

C’était donc à qui se ferait acheter et envoyer par sa famille les graines les meilleures, les plantes les plus rares : un fuchsia superbe, que son père lui expédia de Manchester, valut une année, à Footit, le prix de jardinage ; — la vérité nous oblige à ajouter que c’est le seul prix que Footit ait remporté, durant les quatre ans qu’il demeura à Arnold College.

Il y avait cependant un autre cours auquel le jeune Footit s’appliquait avec une assiduité méritoire : c’est le cours de couture que, deux fois la semaine, professait l’excellente Mme Fips en personne.

Des esprits mesquins et mal tournés prétendront peut-être qu’en enseignant à ces jeunes gens à repriser leurs chaussettes et à recoudre les boutons de leurs chemises, Mme Fips poursuivait surtout une économie de lingères ?

Ne dites pas cela à Footit. De tout l’enseignement d’Arnold College c’est la seule chose qui lui ait vraiment servi à quelque chose : c’est grâce à Mme Fips et à ses leçons qu’il a su, par la suite, et toujours, confectionner ses maillots de clown ; maintenant encore, il se plaît à en assembler lui-même, à sa fantaisie, les pièces aux couleurs chatoyantes et bariolées…

Et en les assemblant, il songe à Mme Fips, — il n’a pas oublié Mme Fips.

Mais il ne peut pas oublier non plus le pudding de Mme Fips.

  1. Grand cirque Footit et Cie.