I

LES MÉMOIRES D’UN
SOLDAT INCONNU


— Mais non, mon vieux, pas celui-là ! Voyons, le capitaine a dit : Un soldat inconnu.

— Eh ben ! c’est ce que j’ramasse, il me semble !

— Mais non, ce n’est pas un inconnu ça : c’est le Canadien.

— Ça, le Canadien ? Eh ben ! tu bla­gues, hein ?

— Et toi, traite-moi donc de menteur puisque le cœur t’en dit, et après ? regarde cette tête-là comme il faut. Eh ben ?

— Oh !… Mais c’est pourtant vrai, c’est le Canadien ! Je le reconnais au trou qu’il a dans la joue, et qu’il appelait son grain de beauté.

— Et il disait ça du ton qui veut dire : J’en ai par-dessus l’dos.

— Ah !… Eh ben ! ça me fend l’âme de le voir étendu là, sans vie, le pauvre gars ! Sais-tu, moi, je le croyais invulnérable.

— Invulnérable ? Eh ben ! non, rappelle-toi la bataille du coteau : il en a eu son compte, cette fois-là.

— Oui, je m’souviens c’est là qu’il a ramassé son grain de beauté et le reste. Ça lui a valu des mois d’hôpital. Et, quand il est revenu, il était nerveux comme un pur sang et irritable comme un dogue.

— Pas tant que ça, mais il avait quelque chose…

— Le cafard ?

— Peut-être, mais mêlé d’autre chose. On aurait dit que ça dépendait de je ne sais quoi…

— Té ! de l’amour ! Beau gars comme il était, c’était assez pour se faire aimer. Seulement, les femmes c’est capricieux comme le courant. Il a dû se toquer mal à point et la déception, le chagrin… C’est peut-être aussi des mauvaises nouvelles de son pays qui le mettaient dans cet état. Et puis, quatre ans de tranchées, c’est assez pour détruire n’importe quel air faraud.

— Oh ! ça ne sert à rien de chercher : la mort ça vous garde les secrets.

— Et mourir alors que la guerre est finie, c’est bête.

— L’armistice, heu ! Avant qu’on sût partout, les doigts continuaient de presser les détentes, et les pruneaux tombaient à gauche, à droite, un peu comme les derniers grains d’un orage de grêle, et ça trouait.

— Ah ! tais-toi, vieux, ça me fait mal dans l’cœur quand je pense que ces balles auraient pu rester dans les fusils. Ah ! les derniers coups qui ont tué inutilement ! Les pauvres bougres qui sont tombés et qui savaient que ça achevait, ce qu’ils ont dû essayer de le boucher le trou par où se sauvait la vie ! Voir la femme et les mioches tout proches, et, tout à coup, la culbute fatale ! Leur âme a dû ricocher par le hameau avant de se rendre à la barrière céleste. Ah !… Ah ! passe-moi ta gourde ; j’ai besoin d’une lampée. Ça se coupe avec de l’eau le rhum, mais j’ai un bol de larmes dans le gosier. Donne…

— Faut pas brailler, vieux ; des morts : mille de plus, cent de moins, est-ce que ça compte dans la tuerie qui prend fin ? Allons donc !

— Et celui-là, on l’amène ?

— Mais non, le capitaine a dit : Un soldat inconnu. Faut être honnête, voyons.

— Mais ; qu’est-ce que ça fait ? Le Canadien on le connaît sans le connaître. Sais-tu son nom, toi ?

— Ben non ! Mais, on va savoir. Son carnet militaire, il l’a sûrement dans sa poche.

— T’es pas sérieux, des carnets militaires, heu ! Si j’avais claqué on en aurait trouvé à la douzaine sur moi : je les collectionnais quand ceux qui n’avaient plus besoin de leurs hardes men faisaient cadeau. Mon vieux ; tel que tu me vois ; je porte les bottes d’un Allemand, la chemise d’un Sénégalais et le caleçon d’un Italien, et, naturellement, dans mes poches, les paperasses de mes donateurs. Alors, en cas de funérailles, on n’aurait pas su si j’étais un Boche, un Latin ou un Moricaud. Allons, ta gueule ! et finis de fouiller le pauv’ gars ; ça le fait grouiller comme s’il lui restait un bout de vie.

— Attends ! V’là du mystère, j’sens quelque chose sous sa chemise. C’est une manière de poche secrète. Chouette ! Y’a un portefeuille. Et regarde-moi ça si c’est bourré ! Ça doit être des liasses de cinq. On les payait royalement les Canadiens pour venir se la faire casser. Et puis… Ah ben ! Qu’est-ce que cette farce ? C’est pas des liasses de cinq qui la gonflent la bourse, c’est des paperasses. Je suis filouté.

— Tu peux satisfaire ta curiosité, ça doit être signé ce machin-là, contenir un nom, une adresse ? On va savoir comment il s’appelle le type.

— Eh ben ! pas de nom, pas d’adresse nulle part. Juste une dédicace : « À mes compatriotes ».

— Comme adresse, c’est mince ; ça pourrait toujours s’envoyer : Poste Restante, Canada.

— C’est volumineux. Tu paies l’affranchissement ? Mais, tu badines, hein ?

— Et toi, tu perds ton temps. Le capitaine a dit qu’il fallait envoyer le colis à la ville de M… par le convoi de quatre heures. Curieuse idée qu’il a eue le capt de diriger comme ça le corps d’un soldat inconnu vers sa ville natale pour lui faire des obsèques. Ça va se savoir et tu verras, on copiera son geste tantôt. La ville de M… Anastasie nous a accoutumés à tout nommer par lettre et numéro, ça va rester. Et ce calepin, tu l’gardes ?

— Oui. Je lirai ça un de ces jours. Et l’auteur des grimoires, on l’fait suivre. Eh ben ! on l’charge et en avant ! Hé ! là ! Pas solennel : on porte un soldat inconnu ! Le veinard, on va lui faire des funérailles. Il aura des fleurs, une épitaphe et des bouts de prières. C’est l’grand chic comparé aux p’tites croix de bois piquées dans l’sol et qui penchent sous le vent.

— Ah ! gueulard, fermes-en un coin et avance ! On va être en retard et le capitaine est capable de nous plaquer huit jours.

— Ce serait vexant en diable de retarder d’autant notre démobilisation. Où vas-tu, toi, en sortant d’ici ?

— Hé ! dans ma famille ; elle est grande, j’habite Montmartre.

— Gars de Paris, hein ?

— Artiste, mon vieux, artiste recherché des cabarets pleins de bons vins, de jolies filles, et où la gaieté fait des abat-jour aux lampes, tu sais ?… Et toi ?

— Té ! chez la vieille mère qui attend dans sa cabane sur la grève. On reprendra la barque, les filets. Curieux, ça me chicote de quitter ces lieux.

— C’était pourtant pas rigolo.

— Non, mais on laisse tant de copains couchés sous la tourbe.

— Eh ben ! si tu ne veux pas les abandonner, balade-toi un peu dans les environs, ton pied cognera sûrement quelque grenade perdue et tu y resteras avec les copains. Et puis, tiens, plus de cela, parlons d’autre chose. Ah ! Paris, Montmartre, les boulevards ! La chambrette sous les combles, la lucarne qui jette des brassées de ciel sur le parquet et des tranches de lune dans son lit. Ah ! dormir, rêver, et être réveillé par les rayons du soleil dont la pointe chatouille les paupières et force à rire !

— Hé ! te voilà lyrique. Ça te prend souvent ?

— Si je ne me retenais pas, je sauterais comme un gamin qui étrenne une culotte.

— Ah !… Eh ben ! ingurgite un peu ta joie, mon vieux, c’est scandaleux ; on ne danse pas avec un brancard.

— Excuse-moi, j’avais quasiment oublié. Il ne pèse pas lourd aux bras pour un gaillard de sa taille.

— Pauvre gars !

— Pourquoi ne restait-il pas dans ses arpents de neige ?

— Dis pas ça, vieux.

— J’sais bien ce que j’aurais fait à sa place…

— On peut savoir ?

— Je serais resté où j’étais, et je plains qui m’aurait délogé.

— Ah ! Eh ben ! c’est vilain de dire des choses pareilles de ceux qui nous ont prêté main-forte.

— On n’a qu’une vie et on doit d’abord la garder pour soi. Et s’il nous faut la donner pour une cause, eh ben ! que ce soit une cause qui soit renfermée dans les murs de son patelin, s’pas ?

— T’es pas chic. Nos cousins du Canada sont venus nous aider dans une maudite corvée, et c’est comme si tu les boudais.

— Non, mais je les trouve gauches. Que vont-ils rapporter d’ici ? Des poux et quelques médailles ? Et, comme souvenirs, des bobos de tranchées. Ils n’auront rien de ce qu’ils nous ont aidé à chiper. Ceux qui sont tombés engraisseront les coquelicots ; les autres s’en retourneront dans leur pays, guéris de l’aventure, je l’espère.

— Ah ! Eh ben ! c’est choquant de t’entendre parler de la sorte des cousinages. Dans l’ensemble, c’étaient de bons diables, assez intelligents ; pas peureux et solides ; et d’une endurance ! La preuve en est dans celui qui garnit notre civière. Quatre ans au front. Heu ! ça prend du collet.

— Celui-là, grâce à nous, ramasse un monument. C’est sa récompense.

— Ah ! Eh ben ! tu me dégoûtes. On se rappellera longtemps la bravoure des Canadiens français.

— On est éduqué pour la visite. Pour sûr, d’ici un an, on en parlera dans les discours des voisins des habitants du Québec.

— Ah ! par exemple, si celui que nous portons le pouvait, tu aurais sa botte au derrière.

— Je me le demande.

— Ah ! Pour de bon, tu deviens indécent. Si on t’entendait !

— Je sais, on en ferait des gorges chaudes. Les opinions d’un gars de faubourg, ça ne compte pas. On est des bougres, mais la vie des tranchées nous a appris ben des choses ; et ceux qui coiffaient des chapeaux de soie pendant la guerre font mieux de traiter à égaux ceux qui, à la même époque, portaient les casques de tôle. L’opinion que je viens d’émettre sur les cousins d’Amérique, je la répéterais au Président de la République. Pour avoir défendu sa poitrine à coups de grenades, on n’en a pas peur des plastrons blancs, maintenant.

— Tu m’impressionnes !

— Suffit. Tantôt on a sa feuille de route en main, hein ? On partira chacun de son côté.

— Pour une dernière veillée ensemble, que dirais-tu de la passer en lisant les papiers du mort ? Après la soupe, ça va ?

— Ça va.

— On s’installera dans not’ boudoir particulier. Procure-toi des bougies ; l’électricité fait encore défaut.

— On n’a jamais eu d’aide des maisons d’éclairage. Mais pour y voir un brin on avait l’esprit inventif, et la meilleure trouvaille a été sans contredit la ficelle saucée dans la graisse de rat.

— Ah ! les sales bêtes ! Elles ont fini de gruger les cadavres et de véhiculer les poux d’une tranchée à l’autre.

— Et par cette liaison permettre le croisement redoutable de la vermine des belligérants. Un jour, et je ne mens pas, j’ai écrasé sur ma poitrine un pou qui s’y baladait au pas de l’oie.

— Je t’crois, mon vieux. Un prisonnier boche m’a affirmé en avoir tenu un, dans sa main, qui grasseyait.

— Ça c’est trop fort, ton Boche t’a flanqué une colle. N’empêche que les poux devenaient kolossal et leur force musculaire s’avérait inquiétante.

— On va les connaître les nuits tranquilles : plus de poux à nourrir, plus de marmites pour bouleverser son matelas, et tout le confort des salles de toilette. On va tirer la chaîne et pour la douche et pour le reste ; on va se raser avec une serviette au cou, c’est incroyable et ça va être tout un apprentissage.

— Et puis, il y aura le vocabulaire à réviser pour se faire comprendre des civils ; et la bouchée à diviser avant de l’offrir au dalot ; et l’organe de la voix à polir dans les joints…

— Ah ! Eh ben, mon vieux, tu charges trop l’programme.

***

Et dans « l’boudoir particulier », mauvais abri du front dont les sacs de sable gardent les marques de la mitraille, les deux gaillards à la civière sont installés. Une chandelle fichée dans le goulot d’une bouteille de verre opaque éclaire leur visage et fait danser leurs ombres agrandies aux poutres humides du plafond. L’un des hommes est grand, les yeux intelligents mais sournois, le cou vigoureux. Ses épaules tombantes sont robustes. L’attache du poignet est racée. Ses mains, longues et souples, sont sales. C’est un produit éclos d’un arrangement illicite entre la haute et les bouges. L’autre homme est trapu, velu, la mâchoire forte, les dents larges, les biceps d’un lutteur, des poings noueux. Chose étrange, ses yeux gris sont doux, lumineux, et sa voix est presque chantante. Il n’a pas trente ans et son compagnon peut-être vingt-deux.

Dehors, un ciel bas roule lentement des nuages dont les anneaux spongieux déroulent un épais brouillard. C’est un silence de charnier, lourd, oppressant. La voix ne va pas à cinq pieds.

Le bâtard de Paris jette un coup d’œil vers une des meurtrières de l’abris, et avec un hochement de tête dans la direction de l’ouverture pleine de la vapeur du brouillard :

— Ce serait propice pour charroyer du gaz dans les coffres, hein ?

L’autre frissonne.

— Tais-toi. Les gaz j’en ai avalés ; je les rote encore.

— Si tu disais éructation ce serait plus huppé.

— Rots ou éructations ça provient du même tuyau, dit-il sans cesser de tourner les feuillets qu’il tient dans ses doigts.

C’est un épais calepin à couverture de ciré noir, les feuilles mobiles, retenues par des anneaux nickelés, sont couvertes d’une écriture serrée, mais très lisible, avec des ratures et aussi des renvois bien annotés au bas des pages. Un graphologue en étudiant les jambages des lettres découvrirait chez celui qui les a tracées de la vigueur, de la sincérité, une confiance absolue en la droiture d’autrui. Puis, au fur et à mesure de sa lecture, il verrait poindre l’hésitation, le doute ; et le doute, après s’être atténué, revenir, grandir et s’implanter, se changer en certitude, en angoisse, en révolte. À l’écriture unie et ferme des premières pages succède une écriture inquiète, coupée de points interrogatifs. Et l’écriture se poursuit, toujours lisible, mais hachée, tourmentée. Elle s’arrête, tremblée, au milieu d’une page. Par endroits, le crayon nerveux a percé le papier. Il reste trois pages inemployées. La tranche du calepin est maculée de taches roussâtres.

— Eh ben ! vieux, quand on aura fini de les tortiller les pages, on la commence la lecture ? J’ai hâte de savoir si ça finit par un mariage.

La voix étrangement douce du poilu rompt le silence. Une pluie fine s’est mise à tomber et l’eau, qui suinte à travers la toiture de l’abri, dégoutte et accompagne la lecture d’un rythme monotone de métronome.

Le poilu tourne les feuillets. Il ne songe pas à allumer le brûlot éteint entre son pouce et l’index, ni à essuyer la sueur moite de son front. Son compagnon, une cigarette à demi consumée collée à la lèvre, écoute sans bouger. La lueur fuyante n’est plus dans ses yeux. Son regard fixe semble perdu dans un monde inconnu. La chandelle pleure son suif qui se fige en boyaux au col de la bouteille. Sa flamme vacille parfois au souffle du lecteur. La belle voix, presque chantante, du poilu, s’adapte si bien aux inflexions des mots, des phrases du carnet qu’il semble que c’est celui-là même qui les a écrits qui lit. Non, il n’est plus sur la civière l’auteur de ces lignes : il est là, visible dans le halo jaune de la chandelle, il se dresse et s’affaisse, supplie et menace, pleure et se révolte. Ses yeux foudroient et condamnent. Sa bouche a frémi pour dire :

À mes compatriotes,

Puis, il continue :

Lévis, le 11 septembre, 1914.

Ma conviction profonde que le conflit qui commence est la lutte suprême des nations alliées pour sauver la civilisation de la barbarie germanique m’a fait me joindre, sans hésitation, au premier corps expéditionnaire canadien. Je crois en la sincérité, au dévouement, au désintéressement personnel, de tous ceux qui, au Canada, poussent, organisent, activent l’enrôlement volontaire de mes compatriotes. Je ne blâme pas ouvertement ceux de ma race qui s’y opposent, mais, au fond de mon cœur, je trouve que leur attitude ressemble à de la lâcheté. Si le nom de l’Angleterre, de la France, ne les émeut pas, ils devraient comprendre que c’est la civilisation menacée qui lance un appel à tous ses enfants. Je prends rang parmi les combattants, convaincu que je soutiens une belle et grande cause.

Volontairement, mais non sans regret, je quitte mon cher sol québécois. Si je n’y laisse pas de famille, je m’éloigne d’un coin de terre auquel tout m’attache.

J’ai vingt-quatre ans. J’aspire de toute mon âme à la douceur d’un foyer bien à moi, mais je sacrifie mes plans d’avenir en voie de réalisation, et je pars sous les armes. Si Dieu me garde la vie là-bas, je reviendrai conscient d’avoir accompli mon devoir de chrétien et d’avoir bien mérité de l’humanité.

***

Je vogue en plein océan. Tout un monde d’idées affluent en moi, et je comprends mieux le sens de la vie et le pourquoi de la charité qui veut l’aide mutuelle entre les hommes. J’ai l’impression très précise que nous formons une grande famille dont le cadre ne contient ni traîtres ni fourbes. L’heure est grave. La guerre qui commence sera de courte durée, on le prédit, ce qui ne l’empêchera pas d’être terrible. Mais j’ai foi en la fraternité des riches et des pauvres ; en l’union des intelligences et des cœurs ; au patriotisme, à l’esprit d’abnégation, de sacrifice, de dévouement, de tous ceux qui forment les différentes classes de la société. Et, parce que j’ai foi, j’ai confiance en la victoire. Je ne puis concevoir qu’il y ait de bas calculs car il s’agit de la vie et de la survivance mêmes des peuples.

Je ne connais rien de la guerre, mais je sais que des lois humanitaires la régissent. On tue ; mais les blessés sont pansés et les prisonniers respectés ; on ne frappe pas qui est désarmé ; on ne rudoie pas qui est vaincu : c’est le code de l’honneur et de la chevalerie. L’ennemi l’observera-t-il ? Je n’entretiens pas d’illusion sur la conduite probable des Allemands et des Prussiens : ils ont donné leur pleine mesure de cruauté dans le passé et ce n’est pas un garant de mansuétude pour l’avenir. Mais, avec l’aide de Dieu, nous écraserons ces peuples fantasques et dominateurs, et à la honte de leur défaite se joindra le mépris de ceux qui les auront vaincus sans commettre d’inutiles atrocités.

***

Nous venons de débarquer sur les côtes d’Angleterre. La traversée a été orageuse et pénible pour nombre d’entre nous. Nous avons aperçu le périscope d’un sous-marin, mais c’était celui d’une nation amie. Le monstre d’acier, après avoir émergé des flots, a disparu en plongée profonde, entraînant dans ses flancs des êtres vivants et des engins de mort. C’est impressionnant, et nous avons hâte de défendre sur la terre ferme ce que protègent sur mer ces valeureux marins.

Aussitôt arrivés au camp de X…, notre entraînement commence. Les exercices militaires sont durs. On ne les accomplit pas sans fatigue ni courbature. C’est une rude école de discipline où l’on apprend à obéir et à se taire. Habitué à mes volontés, l’arrogance de certains chefs me choque. Mais je ne suis pas ici pour mon bon plaisir. Je veux devenir un soldat dans toute l’acception du mot, et je m’y applique.

***

Les semaines s’écoulent. Je me suis lié d’amitié avec mes camarades auxquels j’emprunte déjà l’argot et volontiers leur façon d’agir. Je blague et chante avec eux, car, pour sérieuse que soit notre position, ceci n’empêche pas de s’amuser. Le moyen est même appliqué pour nous maintenir en bonne forme tant au physique qu’au moral.

La promiscuité forcée de certains troupiers abolit vite quantité de scrupules, mais, dans l’ensemble, un bon fonds d’honnêteté préside dans notre division.

***

L’uniforme militaire donne du prestige, je m’en rends compte. Partout où nous passons, l’accueil est enthousiaste. Et les jours de permission, dans les villages où nous allons, c’est une véritable gâterie. Les Anglais sont froids mais d’une politesse exquise ; les Anglaises, parfaitement charmantes et sympathiques, moins, toutefois, la longue lady qui s’est permise un jour de m’embrasser en me disant :

Oh you, darling Canadian !

Je n’ai pas beaucoup prisé ce baiser, car celle qui me le donnait avait le teint jaune et de longs pieds, mais son geste avait été fait si gentiment que je retorquai, courtois :

Canadian ? French-Canadian !

Elle me regarde, médusée, puis s’exclame :

A French-Canadian ! But, you are a fine looking young man !

Et, avant que je puisse le soupçonner, je reçois une seconde accolade. J’allais riposter de façon cavalière, mais je m’aperçois à temps que j’ai affaire à une véritable lady. Je me contente de saluer. Elle sourit, un léger incarnat aux joues :

Please, dont pay attention. I may be an old fool, but…

Sa voix se fait douce :

Good luck, my lad, and happy return. I’ll pray for you.

Elle me glisse un calepin dans les mains :

Write your impressions over there, and be a good boy. I wish you’ll meet my son, Jack, he is at the front.

Ses yeux pâles s’embuent, et elle s’éloigne.

L’aventure ne me paraît plus ridicule : je viens de toucher au drame au­quel je suis destiné à participer.

J’ai appris le nom de ma lady et, quelques jours plus tard, j’ai su que son fils avait été tué sur la ligne du feu.

***

Les journaux, malgré la censure, donnent du front des nouvelles où perce l’inquiétude. Les grosses manchettes étalent bien les succès des troupes alliées, mais les petits entrefilets qui soulignent les revers sont d’une éloquence angoissante. On ne cache plus que la Belgique a été mise à feu et à sang. Et, si la bataille de la Marne a arrêté la marche de l’armée d’invasion sur Paris, la situation n’est pas sauvée. On réclame des renforts.

***

Notre entraînement est activement poussé. On ne connaît ni trêve ni repos. Les officiers sont anxieux, et, un soir, l’ordre est donné de lever le camp. Nous partons pour le front.

La nuit est noire. Une pluie persistante détrempe les chemins et rend notre marche difficile. Nous allons silencieux. Des troupiers essaient de rompre ce silence par des lazzi qui n’ont pas grand succès. Quelque chose de lugubre enveloppe ces hommes qui s’en vont, muets, vers leur destin. Combien parmi nous referont ce chemin en sens inverse ? Qui tombera le premier ? Celui qui va devant moi ou celui dont j’entends le souffle saccadé dans mon dos ? Comment seront-ils frappés ? La mort sera-t-elle foudroyante ou lente ? Je commence à me rendre compte de ce qu’est la guerre. L’impression est pénible. Je sens le besoin d’entendre le son d’une voix, de parler. Du coude, je touche mon voisin de droite. Il me regarde. Son visage fait une tache pâle dans l’ombre. Il se retourne et de nouveau me regarde et demande :

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Parler un peu.

— T’as peur ?

— Je ne sais, et toi ?

— Oui, j’ai peur ; je ne puis me défendre d’avoir peur. J’ai la certitude d’être tué en arrivant là-bas.

J’essaie de blaguer.

— Le pressentiment, hein ? Peuh ! c’est du radotage de vieille femme.

— Je ne crois pas.

— Mais qu’est-ce qui te dit que toi, plutôt qu’un autre, tomberas en arrivant au front ?

— Tout. Et c’est tellement étrange. Il y a un cercle autour de moi que ni mes pensées, ni mon imagination, ni ma volonté, ne peuvent parvenir à franchir. Quelque chose en moi me dit clairement que mes facultés cesseront sous peu de fonctionner et mes membres de se mouvoir. Ma lucidité est complète, et je perçois mon âme qui fait comme l’inventaire de mon être avant de le quitter. Mes paroles ne portent pas plus loin que cette ligne de démarcation qui m’enserre ; mes yeux ne voient pas outre. Aucun son, rien ne bouge dans ce qui se rétrécit sur moi ; tout y est noir, flou, silencieux. Ici, je me meus, je constate ma présence ; plus loin, je ne me vois plus.

— Allons donc, c’est tout simplement un peu de morbidesse due à cette nuit humide. Chasse-moi ça. Tu n’es pas plus marqué pour tomber bientôt que cet Écossais qui se mouche parcimonieusement devant nous.

Mais il s’entête.

— Alors, lui dis-je, comme tu soutiens le contraire de ce que je prétends, c’est une gageure. Et pour savoir qui avait raison et, afin qu’il n’y ait pas de tricherie, je m’attache à toi et tu t’attaches à moi ; on ne se perd plus de vue. Cet arrangement siamois va faire sensation.

Ceci le déride un peu. Satisfait, je continue vivement afin de changer le cours de ses idées et de l’arracher à l’enlisement dangereux où il se laisse aller :

— D’où viens-tu, toi ?

— De Montréal.

— Hum, c’est une belle ville ; j’y suis allé quelquefois. Splendides édifices, magnifiques boulevards, beaucoup de monde chic…

Nous étions arrêtés pour une courte halte. Il s’approche de moi et, son visage touchant presque le mien, il me jette à brûle-pourpoint :

— Pourquoi t’es-tu enrôlé, toi ?

— Par conviction d’un devoir à ac­complir.

— T’es fou, archifou.

Je maîtrise difficilement la colère que soulève en moi cette riposte.

Je réponds aussi calmement que je le peux :

— Je ne conçois pas tes paroles.

— Écoute. Si, comme tu le dis, tu t’es enrôlé par conviction, tu es ou un héros de légende ou un naïf empoté. Que venons-nous faire ici nous les Canadiens, et surtout nous les Canadiens français ?

— C’est le devoir de tous et de chacun de lutter pour la civilisation menacée…

— Et de sauvegarder les intérêts des potentats de la haute finance ? Et d’aider à faire couler l’or vers le coffre des manufacturiers de munitions par des contrats mirobolants ? Et d’assurer le développement scandaleux des trusts sur les vivres et le vêtement ? La civilisation, la démocratie, la chrétienté, c’est un pavillon que l’on secoue à grands gestes au-dessus des foules pour exciter le patriotisme. Et ceux qui l’agitent le plus vigoureusement ; qui clament le plus fort l’amour de la démocratie, de la civilisation ; qui traitent les récalcitrants de slackers et d’embusqués ; qui grimpent sur tous les hustings improvisés, qui vont des échafaudages des ouvriers à un baril renversé, et qui hurlent à tous les vents l’obligation, le devoir, qui incombent à chaque individu d’aller se battre en Europe ; qui ponctuent leurs paroles de grands coups de poing sur la poitrine, et le gosier sanglotant jurent sur leur âme de leur dévouement à la cause qu’ils appellent grande et sacrée, sont ceux-là qui escomptent, supputent, et s’assurent les gains que leur apportera la guerre.

Je jette furieux :

— Tu mens !

— Je les ai vus réunis dans les bureaux de direction de maisons d’affaires alors qu’ils avaient enlevé le masque faussement pathétique dont ils se servent pour émouvoir les foules ; ils étaient redevenus ce qu’ils sont en réalité : des hommes avides de richesses. J’ai vu leurs yeux enfiévrés de cupidité fixés sur les contrats de guerre que signaient leurs mains agitées de convoitise.

— Et tu as vu tout cela dis-je, férocement railleur, de la porte d’un ascenseur ?

— Détrompe-toi. Fils d’un important industriel de la Métropole canadienne, je connais le rouage de la haute finance et tout ce qui s’y tripote en sous main.

— Sachant tout ce que tu sais, pourquoi t’es-tu enrôlé ?

— C’est une courte histoire. Les intérêts de mon père sont dans l’industrie métallurgique. Pour motiver le beau contrat que l’on décroche, il est de bon ton de montrer belle façade, et rien n’impressionne plus favorablement qu’un militaire dans la maison. C’était de saison, dans le moment. Un matin, je me vis sanglé dans l’uniforme seyant d’un lieutenant. J’avais appris la stratégie militaire en jouant, gamin, aux marbres sur le trottoir.

— Et tu as accepté cette mascarade ?

— L’uniforme m’allait bien, il enorgueillissait mon père, ça me plaisait.

« Et lorsque je fus initié à l’intéressant négoce du recrutement, ce fut de l’enchantement : on n’est pas fils de financier pour rien. Il y avait de respectables primes pour chaque recrue dirigée vers les casernes de la rue Peel ou ailleurs, et qui variaient entre $5 et $20 et pouvaient doubler et même tripler suivant la qualité et la valeur du gibier déniché. C’était pour moi un sport nouveau, et j’en jouissais. Ce mode de recrutement était très actif à mon départ ; il doit être maintenant florissant.

— Il est inadmissible et incroyable que des hommes s’abaissent à d’aussi dégradantes besognes, dis-je outré.

— Je dois dire à ma décharge que je n’ai jamais eu l’idée de ne pas suivre en Europe ceux qui, moyennant finance, je harnachais du kaki, et je croyais sincèrement que tous ceux de « notre syndicat » feraient de même. De fait, ceux qui le purent prirent rang dans le contingent. D’ailleurs, l’aventure paraissait dénuée de danger : un beau voyage à ne pas manquer. Mais arrivé en Angleterre, quand je vis après le débarquement les embaucheurs s’apprêter à retourner chercher du nouveau stock, et qu’ils m’invitèrent à faire avec eux une navette appelée à devenir des plus lucratives, vrai comme je me tiens devant toi et que la pluie me glace, je fus saisi d’écœurement. Et leur jetant à la face ma tunique d’officier, je courus rejoindre le stock en tenue de troupier. J’ai fait alors un geste de fou que je regrette amèrement.

— Ton geste est trop à ton honneur, dis-je, ne le regrette pas. Si, comme tu le prétends, il s’en est trouvé pour une spéculation scandaleuse, c’est le petit nombre et destiné ou à faire comme toi ou à disparaître sous le mépris.

J’ai parlé avec conviction mais un malaise me pénètre, et plus d’un incidents remarqués lors de mon départ du pays et répétés dans les baraquements me reviennent à l’esprit. Je veux les éloigner, mais ils s’implantent singulièrement tenaces. De la spéculation sur les recrues ? je repousse cela à l’égal de la tentation.

Nous repartons, je suis plutôt accablé. Mon compagnon a un mouvement désespéré en reprenant son rang.

***

Nous foulons le sol de France. C’est le matin. Notre marche se continue dans la grisaille. Je ne quitte pas mon compagnon de route, et, lorsque nous montons dans les camions qui doivent nous conduire à l’arrière des lignes du front, je prends place à ses côtés. Le jour maintenant éclaire son visage. Les traits accusent la trentaine, et parce qu’ils dénotent aussi la débauche, ceci enlève une bonne partie du poids des paroles qu’il m’a dites. Il est pâle, nerveux. Je lui dis quelques mots ; il reste muet.

La journée progresse. Nous croisons des convois de blessés ; des convois de provisions nous dépassent. C’est un vrombissement étourdissant de moteurs qu’accompagne le grondement continu des canons lointains. Je ne quitte pas de vue mon homme qui devient de plus en plus nerveux à mesure que nous nous approchons du front. Je crains qu’il ne commette quelque folie, et je tente une plaisanterie, mais elle tombe à plat comme un copeau.

Avant de descendre pour le dernier arrêt, je le secoue rudement. Et blagueur autant que le permet ma poitrine qui se serre :

— Allons, c’est d’ici que nous partons à la cueillette des lauriers.

Il répond sans se retourner :

— Je compatis au condamné que l’on éveille pour l’échafaud. Le cercle que tu sais autour de moi se rétrécit ; mais avant que tout devienne noir, flou, silencieux, il y a une trouée fulgurante.

Il emboîte mon pas. Au bout d’un certain temps, je manœuvre pour le placer devant moi afin de le mieux surveiller.

***

Quarante-huit heures de repos, et, cette fois, nous partons pour la ligne de feu. Un soleil anémique éclaire le chemin escarpé que nous suivons. Ici c’est la désolation qui commence. Arbres calcinés qui gardent dans leur tronc des débris de mitraille ; le sol est éventré, bosselé, douloureux, et sur l’horizon, traversé de lueurs inquiétantes, fument des ruines. Tout ceci crie la souffrance, je sens bouillir mon sang contre les vandales à casque à pointe. Ils paieront ça. Mes doigts serrent mon fusil.

***

Nous avançons par groupes, avec précaution. La nuit tombe, et, vers l’est, c’est couleur de cuivre avec des petits nuages blancs, tout ronds, durs, qui montent soudain et éclatent en aveuglant le ciel. On se bat. La terre tremble sous nos pas. L’écho allonge en râle le meuglement des pièces d’artillerie. Je crois que c’est une grande bataille qui se livre. Il paraît que non, cette partie du front étant plutôt tranquille dans le moment.

C’est la relève. Nous rencontrons les soldats que nous devons remplacer dans le secteur. Ils sont boueux, l’air hagard. Je les trouve magnifiques.

Nous allons avec prudence. Ce n’est pas encore la première ligne, mais la zone est dangereuse. Des fusées montent dans la nuit et, si leur trajectoire lumineuse est féerique, le sifflement des obus qui suit l’est beaucoup moins. Je récapitule mes leçons d’entraînement. Tout est frais à ma mémoire. Cela stimule mon ardeur combative qui se manifeste par un moulinet de ma baïonnette dans le vide. Tout à coup, un glissement rauque dans les airs et qui grandit, avertisseur, dans notre direction. Un ordre bref nous couche à l’abri du talus. Un moment, et une détonation formidable se répercute dans nos os. C’est le baptême du feu, et notre parrain est un obus. Il vient de tomber tout proche, et la poussière qu’il soulève cache la mort. Le faisceau lumineux d’un réflecteur balaye notre position. À dix pas, je vois mon compagnon de route. Le torse à moitié soulevé, il se tord. Frappé de stupeur, je me porte à son secours. Je me penche et le palpe. Du sang englue mes mains, chaud, abondant. Il est blessé d’un éclat d’obus au ventre. Ce n’est pas possible, voyons. Il y a deux minutes, il m’a parlé, et maintenant ! À la lueur du faisceau lumineux qui repasse sur nous, j’assiste à son agonie. C’est court, terrible. Il cherche à s’agripper à quelque chose, et ses doigts s’enfoncent dans le gravier. Ses yeux sont dilatés et fixes. Je veux croire qu’il n’a pas connaissance. Sa bouche est ouverte sur une grimace qui le défigure. Et puis, c’est un râle court, précipité, et qui cesse. Un soubresaut lui arque la colonne vertébrale. Le frémissement final le rejette brusquement de côté et fige ses membres dans l’immobilité. C’est fini. C’est court, oui, mais terrible. Sa tunique déchirée laisse voir le flanc nu et l’horrible blessure. Le spectacle s’encave dans mon cerveau et y fait jaillir les paroles que le malheureux m’a dites : « On spécule sur les recrues, on spécule sur les vivres, on spécule sur les munitions. La guerre est une affaire d’argent. Et pour que l’or afflue dans les coffres, on agite les drapeaux pour exciter le patriotisme des foules ». L’accusation vient d’être scellée dans le sang. Je trace sur le mort un signe de croix, et ce signe c’est le sceau qui accepte pour véridique l’affreux document. Cependant qu’en moi, rien n’ébranle la conviction que j’ai de la cessation prochaine, de la disparition assurée et complète, de l’éhonté mercantilisme.

Avec un dernier regard au corps étendu sur le talus bouleversé, je rejoins mes camarades. La famille du malheureux apprendra bientôt le deuil qui la frappe. Je vois leur chagrin, et une larme glisse sur ma joue.

Nous marchons maintenant dans un boyau de raccordement de tranchées. Nous allons sous le feu ; d’autres en reviennent. Nous les frôlons au passage. Ils sont sales, fiévreux, puants. Il y en a qui halètent. Un se cogne à moi. Il me regarde. Son bras se tend pour m’empêcher de passer, et il me souffle dans une haleine chaude, basse, qui m’atteint le visage :

— N’y va pas, c’est terrible !

Je lui mets des cigarettes dans la main, et je l’éloigne doucement, et j’ébauche un sourire qui se fige aussitôt : combien a-t-il rapporté à celui qui l’a enrôlé, celui-là ?

Le boyau que nous suivons remonte à la surface. C’est une gare — une vaste salle d’attente à ciel ouvert — protégée d’un côté par un haut talus sur­monté de fortifications. La lune luit faiblement. Plus loin, je vois une ouverture : c’est le boyau que nous venons de quitter qui reprend là-bas. Ça conduit à la mort, à la mort qui paye ? Est-ce que ça va devenir une obsession ?

Impatienté, je me range avec les autres le long du talus pour laisser passer un groupe qui vient de déboucher de l’ouverture du boyau où nous nous engouffrerons tantôt. Ce sont des territoriaux. Devant eux marchent trois prisonniers. Ils sont crasseux, stupides. Et c’est ça l’ennemi ? J’éloigne le dédain qui étire ma lèvre. Ce sont des prisonniers. Je les regarde froidement, mais je n’oublie pas le code d’honneur et de chevalerie. Ces vaincus ont droit à des égards. Le groupe s’avance à cinquante pas au milieu du rond-point, les prisonniers le distançant d’autant. Je les suis des yeux et, soudain, ils disparaissent, fauchés. Étaient-ils des bombes ambulantes ? Les territoriaux reviennent vers nous en riant,

— Nous en avons disposé, dit l’un d’eux avec un signe brutal à l’adresse des débris humains. Ça fait assez longtemps qu’on les balade comme des mioches. On n’est pas des nourrices. On presse un peu la détente, et, zut ! trois Boches de moins !

La colère et l’indignation que me cause cet acte barbare me font bondir sur celui qui l’a ordonné. C’est un colosse avec des allures du monde interlope. Il me fait pirouetter d’une taloche, et, impudent :

— Eh bien ! toi, qu’as-tu à faire la gueule sure ?

Il me lance en pleine figure le béret de l’une des victimes, qu’il a ramassé comme trophée de sa prouesse :

— Tiens, dévot, braille là-dedans. Ça sent la choucroute moisie et la sueur fermentée. Régale-toi le groin.

Avec un blasphème, il se retourne en se rajustant le ventre dans ses culottes. Les autres s’esclaffent.

Un sentiment de honte me saisit. Ainsi, on déshonore le drapeau que je viens défendre ?

Dans le rond-point que la lune éclaire par moment d’une clarté de plein jour, ceux de la relève continuent à affluer. Notre air reposé les fait paraître plus misérables. Je les trouve moins magnifiques.

***

Nous entrons dans la tranchée que viennent de quitter ceux que nous avons rencontrés. Le jour pointe. Dans les parois d’argile, gravées avec les ongles ou au couteau, sur la toile rude des sacs de sable, écrites au plomb, un peu partout, des sentences, des obscénités, des invocations jaculatoires. J’enlève un crucifix qui voisine avec des dessins orduriers. Des rats trottent dans la boue qui garde encore la forme des corps qui s’y sont couchés. Nos places nous sont assignées. Pas de curiosités inutiles. Je regarde quand même par l’interstice de deux sacs de sable. Devant moi, c’est une bande de terre où zigzaguent les fils barbelés. Ils nous défendent de la tranchée ennemie qui, paraît-il, se rapproche par endroits si près de la nôtre que l’on peut entendre parler de kultur.

Le temps passe. L’aurore vient dorer les parapets. C’est le matin. Un soleil éclatant éclaire le fond de la tranchée. L’air s’attiédit. Au-dessus de nos têtes, dans le bleu transparent du ciel, des nuages légers folâtrent dans la brise. Un vrai temps de pique-nique. Mais les coups intermittents des canons avertissent que la place n’est pas propice aux fêtes folichonnes. On passe les gamelles. La faim qui nous tenaille aide à avaler le brouet qui les emplit. La journée n’offre rien de particulier. Avec le soir, un calme à peu près complet s’établit et finit de nous ragaillardir. J’en oublie presque le corps étendu, abandonné sur le talus et la brute aux prisonniers. La nuit arrive. La seule activité, ce sont les fusées éclairantes qui montent, et montent sans interruption. Elles tracent d’énormes losanges brillants que les ténèbres absorbent aussitôt : on dirait un œil monstre qu’ouvrent et ferment des paupières géantes, gonflées de noir.

Toute la nuit, les fusées fouillent les nues : on repère les positions. On se sent découvert, et ça fait craindre.

Vers midi, l’artillerie commence à tonner pour de bon. De part et d’autre, on ajuste le tir, et un violent feu de barrage s’engage. Ça va chauffer. Et tout se déclenche. La force aveugle du fer et du feu est déchaînée. Les projectiles à gros calibre sifflent, hurlent, se croisent, se cognent, ricochent et éclatent dans le ciel, le déchirent, le souillent, l’empestent. C’est une pluie de bolides sinistres qui s’abat, pliant l’atmosphère qui devient bouillante et irrespirable.

Et ça dure, et ça dure. Accroupis dans la tranchée, nous attendons. Quoi ? Un signal. Et il vient, d’où ? Qui sait ? Il nous soulève hors du parapet. À l’arme blanche, foncez ! C’est la mêlée, féroce, meurtrière. Les cris, les râles, les os craquent, les chairs volent, le sang gicle. Les corps tombent cloués les uns aux autres par les baïonnettes. On écrase les morts, on piétine les mourants. Le sol est rouge, gluant, avec des flaques noirâtres qui se coagulent. Je frappe, et je frappe, et je frappe. Du sang m’entre dans la bouche, je le crache ; il m’en arrive dans les yeux, je l’essuie. C’est effroyable. On taillade, on tue. La respiration est rauque, saccadée avec des hans de colère, de rage, de désespoir, de douleur. L’ennemi recule ; nous gagnons du terrain, je ne m’en rends pas compte. Et, lorsque le combat cesse, je suis là qui m’acharne à un corps sans tête parce qu’il remue chaque fois que je le frappe. Nous sommes vainqueurs ; nous devons avoir conquis cent milles de territoire ? Non, à peine quelques arpents. Des fuyards se sauvent au loin, qu’une balle atteint parfois. Et c’est le nettoyage de la tranchée enlevée. Je me dérobe. La réaction se fait sentir ; je me laisse choir près d’un buisson. Je suis vivant. Mais ce sang qui me couvre ? Je dois être blessé. Je me touche, je remue les bras, les jambes, aucune douleur. C’est incroyable ! Je recommence mon examen. Je suis intact ! J’en éprouve de la joie, de la fierté. J’ai fait mon devoir de soldat envers la cause sacrée. Il me semble que, quelque part, on me remercie. Je ramène mon regard sur le sang qui m’a maculé. Ce sang n’est pas le mien : c’est celui de ceux-là qui gisent autour de moi. Je m’en approche. Le premier corps sur lequel je me penche est trapu, les épaules sont carrées, les mâchoires et le crâne aussi, c’est un vrai Boche. L’autre est quelconque. Seulement, les deux bulles saumâtres figées en vessie à ses narines le rendent ridicule. Il porte à rire. Mais le suivant me trouble. Ce corps est celui d’un jeune homme. Ses membres dénotent la force, et son front une vaste intelligence. Sa pose dans la mort est gracieuse. Sa tête, légèrement renversée, repose sur son bras replié et on dirait qu’il dort. Il me fascine. Qui est-il ? d’où vient-il ? que faisait-il ? J’écarte sa tunique dont le col s’orne de l’aigle germanique. Sa poitrine apparaît avec une blessure rectiligne vis-à-vis du cœur. Ça me soulage ; il n’a pas souffert longtemps. Je vois des photos dans sa poche intérieure qui bâille. Je les prends et les regarde. C’est lui en costume de sport, l’air joyeux ; c’est encore lui dans des groupes rieurs ; et c’est lui en uniforme, il est recueilli, une jeune femme voilée de blanc tient son bras et une date est inscrite au bas de la photo : 2/8/1914. Je replace le tout où je l’ai pris, et je reste là, immobile, près du corps, jeune, robuste, vivant hier, et qui se marque maintenant de teintes cadavériques. Chaque soldat qui tombe c’est donc un foyer qui meurt ? Mais, celui-là c’est l’ennemi et il n’avait pas le droit de vivre. Un brancard vient se placer près du cadavre.

— Eh bien ! on le cale ? Aide-nous !

Je prends le mort par les épaules et, lorsque je le dépose sur la toile rude, une de ses mains glisse le long de mon bras et touche mes doigts. Je me sauve, bouleversé. Il est quatre heures de l’après-midi. La bataille a donc duré plus de trois heures. Nos pertes sont considérables. Je suis certain que ça ne peut être plus meurtrier. La tranchée conquise ne diffère pas beaucoup de celle que nous occupions le matin. Peut-être un peu plus solide, un peu plus confortable surtout. Sur les parois, sur les sacs de sable, des mots sont tracés que je ne puis lire, mais les dessins sont éloquents : il y en a de naïvement pieux, d’autres d’artistiquement salauds. Nous les regardons en amateurs… Mais ce qui nous enthousiasme, c’est quand nous apercevons, dans un retrait d’environ quinze pieds carrés, une large cuvette débordante d’eau claire et qu’alimente un tuyau qui vient Dieu sait d’où. L’oasis nous vaut de copieuses ablutions que suivent des lampées d’alcool. Nous voilà échauffés. Les propos pimentés s’échangent. On rit sans trop en saisir le sens et ça finit par détendre les nerfs.

Notre tour de relève nous ramène aux baraquements à l’arrière des lignes. Les communiqués sur notre secteur disent : « Rien de particulièrement important. Un engagement assez sérieux, quelques escarmouches ».

Et moi qui croyais que ça ne pouvait être plus terrible !

***

Nous n’avons pas volé le repos que nous prenons. Nous en profitons, car il ne durera pas longtemps. Ici, les baraques sont nombreuses et les troupiers appellent ça : Le Centre Civique. On y coudoie un peu de tout jusqu’au Sénégalais. C’est un rassemblement de diverses races créant une ambiance exempte de sainteté et à laquelle on n’échappe pas facilement. Il y a des cantines, s’entend, et beaucoup plus de cantinières qu’en requiert le service et qui ne passent pas précisément leur temps au­ tour des soupières. Il y a des fêtes galantes pour les officiers, et d’autres. « Eh ben ! les autres », comme disent les poilus, « c’est pour nous autres », et on s’gêne pas. Ce que je vois de la guerre et ce qu’elle entraîne n’a pas pour moi la grandeur des tableaux de Detaille.

Les nouvelles qui nous parviennent des autres parties du front sont triées et présentées de façon encourageante. Mais, une chose nous frappe : les batailles se répètent aux mêmes endroits. On réclame des victoires, des avances importantes, et la position des armées en présence ne varie guère. Les alliés demandent du renfort et plus de renfort. Il en arrive des quatre coins du globe. Non, la guerre ne peut durer longtemps. Nous repartons pour le front. Les engagements se multiplient, coupés de repos à l’arrière des lignes. Les morts s’empilent. Des troupes fraîches remplacent les régiments anéantis…

***

Et elle dure, la guerre. L’hiver qui gèle le sang aux blessures et les doigts aux fusils ; l’hiver qui durcit la terre et meurtrit les pieds mal chaussés ; l’hiver avec sa froidure qui fige les membres et les emprisonne dans la boue croûtée de givre ; l’hiver et ses glaçons qui sont des glaives, et ses vents qui gercent, et ses bourrasques qui affolent ; l’hiver et ses neiges qui font des linceuls frangés d’écarlate ; l’hiver qui déprime ; l’hiver qui fait mal est passé, et la guerre dure encore. Le printemps et ses fleurs, et ses chansons, et son soleil ; le printemps et ses nids, et ses bourgeons prometteurs, et ses soirs troublants ; le printemps et ses rondes, et ses effluves embaumés, ses espoirs et ses promesses ; le printemps est passé offrant en vain ses trésors à des millions d’êtres humains, incapables d’en jouir parce que la guerre dure toujours.

Et c’est l’été et ses ors ; les canons tonnent sans arrêt. Les obus peuvent maintenant dévaster les moissons nouvelles, ravager les blés qui maintiennent la vie.

***

Je suis de guet dans un bouquet d’arbres. Je veille sur mes camarades et leur sécurité dépend de ma vigilance. Un seul homme en protège des centaines, et cet homme, c’est moi. Je fais corps avec les broussailles. Je vois sans être vu. La nuit est douce. Les roulements du canon sont si bénins qu’ils peuvent être pris pour un peu de tonnerre de quelque orage invisible. La lune brille dans tout son éclat et inonde de blancheur l’espace à découvert devant moi. C’est une nuit d’une douceur de romance, et mon âme en est pénétrée. Je me laisse aller à une rêverie qui éloigne toute haine de mon cœur ; j’oublie l’ennemi et ses atrocités dont j’ai été témoin. J’oublie mes dix-huit mois de tranchées. C’est un tableau de paix et de beauté qu’encadrent les branches basses aux feuilles argentées, luisantes de lumière, et qui forment une haie au­tour de l’espace précité. Je goûte à une langueur proche de l’extase. Mais quelque chose veille en moi et je sais qu’au moindre bruit, au plus petit froissement, tout mon être serait alerté. Et la belle nuit continue infiniment ensorcelante. Je perds la notion du temps. Mais je suis ramené si brusquement sur terre, et par un fait tellement inouï, que je me refuse à en croire mes yeux. Je suis à peine à cent pas de notre tranchée, et un Allemand vient de déboucher devant moi sans chercher à se cacher ; il ne vient pas se constituer prisonnier car il est armé. Tout ceci frappe mon esprit dans une fraction de minute, en même temps que bondit en moi toute ma haine, toute ma rancune pour la race exécrée responsable de la boucherie mondiale. Mon fusil solidement abaissé à hauteur de ceinture, je crie : « Halte ! » Au lieu d’essayer de se cacher ou de fuir, l’homme fonce droit sur moi et avec une telle force qu’il s’embroche sur ma baïonnette jusqu’à la garde. Ah ! il en a son compte ! Et j’en éprouve une joie féroce. Et c’est les dents grinçantes que, pour retirer mon arme, je donne à l’Allemand un coup de botte à la poitrine qui le fait rouler à mes pieds. Il parvient à se retourner. Je le menace avec fureur. Il lève une main suppliante, et dit en un excellent français :

— Inutile, va. J’ai ce qu’il me faut pour mourir, et…

— Et, si tu avais pu, hein ? c’est moi qui serais étendu à ta place.

— À condition que tu eus été dans ma position. À demi aveugle des suites d’un coup reçu au cours d’un engage­ment, je ne t’ai pas vu tantôt.

Tout en prêtant attention à cette voix pâteuse, je ne perds pas de vue les alentours de crainte d’autres surprises. Mais aucun bruit ne se produit, tout est calme. Seulement, il n’y a plus de douceur dans la nuit, et la clarté de la lune n’est plus argentée. Cet Allemand mortellement blessé et moi qui le guette, farouche, prêt à le percer de nouveau s’il bouge, c’est la guerre ! C’est toute la guerre et ses horreurs qui se concentrent ici. Ce n’est plus deux hommes en face l’un de l’autre, mais deux armées ; ce n’est plus quelques pieds de terrain mais un immense champ de bataille que la lumière emplit, non de romance, mais du reflet cru de l’acier des culasses. Le voile de langueur et de rêve qui m’enveloppait il y a un instant s’est volatilisé, et l’émotion ressentie par le réveil passager de ma sensibilité s’est envolée, laissant à nu la haine, la rancune et la vengeance que tous ces mois de carnage ont tassées dans mon être. C’est la voix implacable que je reprends :

— Tu ne m’as pas vu, dis-tu ? Pour un espion, c’est fameux. Venu pour nous épier et à ton retour avec tes semblables, hein ? Allonger en conséquence le tir de vos canons et nous pulvériser en rigolant, hein ?

J’écume ; et ce qui me retient de clouer cet homme au sol à coups de baïonnette, c’est la certitude que je puis en retirer des renseignements utiles.

— Eh bien, parle !

— Je ne suis pas un espion.

— Il est inutile de mentir.

— Donne-moi à boire.

— Quand tu m’auras dit ce qui se prépare en face.

— Je n’en sais rien.

Je prends ma gourde et fait couler devant ses yeux un filet de l’eau qu’elle contient. Cette cruauté raffinée me délecte quand je le vois entr’ouvrir ses lèvres sèches et les tendre vers l’eau qui dégoutte. Mais une voix intérieure vient me foudroyer : « Est-ce là le code de l’honneur et de la chevalerie ? Tu représentes la civilisation, que fais-tu de la charité ? Si tu continues le supplice, c’est toi le barbare ».

La voix n’a plus besoin d’avertir : un sentiment de honte m’écrase, et, afin que le blessé ne comprenne pas la signification de mon geste, je rajuste ma gourde, et, comme si j’avais failli l’échapper, je me penche sur le malheureux. Il ne reste plus de vainqueur ni de vaincu, mais deux hommes dont l’un soutient la tête de l’autre et le fait boire.

Cette eau a sur lui l’effet d’un cordial et lui redonne un semblant de force qui lui permet de se tenir péniblement sur son coude. Je reprends ma position, baïonnette aux poings. Si c’est la honte et la pitié qui ont penché l’homme sur son frère, c’est la haine et la vengeance qui redressent le guerrier.

— Et maintenant, tu vas parler, si non…

— Éloigne cette arme, j’en ai trop vu. Que veux-tu que je te dise que tu ne saches pas déjà ? Là, en face, tout comme chez vous, on souffre, on agonise, on meurt. Les hommes veulent ennemies ta race et la mienne, et des broches aux pointes acérées, des tranchées sanglantes, font la ligne de démarcation où doivent s’affronter les haines que l’on attise. On a divisé des êtres humains en deux camps : dans l’un, terribles sont la haine et la vengeance ; dans l’autre, terribles sont la vengeance et la haine, et ce sont ces deux forces implacables qui sont les leviers sur lesquels s’arc-boute l’épouvantable conflit actuel. On a divisé des êtres humains qui gardent chacun leur haine et leur vengeance, mais la souffrance ne connaît pas de frontière, et les souffrances qui viennent de poitrines françaises et les souffrances qui montent des poitrines allemandes se joignent au-dessus des champs de carnage ; vos râles et vos agonies se confondent avec nos râles et nos agonies. Si les hommes comprenaient cette immense souffrance qui plane, unique, au-dessus des nations aux prises, la paix s’établirait demain.

Il a parlé vite et avec cette lucidité des mourants. Mais cet effort l’a épuisé ; sa tête se renverse, ses yeux se creusent et sa peau se tache. Ce doit être la fin, et je le souhaite. J’ai su ce que je voulais savoir : en face, c’est comme ici, on souffre et l’on meurt. Mais eux, c’est la barbarie et nous, c’est la civilisation, et, dans le moment, la civilisation triomphe. Mais la souffrance ne connaît pas de frontière, c’est vrai : je souffre de la souffrance de ce malheureux. Je lui ai porté le coup mortel mais, maintenant, je voudrais soulager sa douleur, et ce n’est pas un homme qui donne de nouveau à boire à un autre homme : c’est une souffrance qui se penche et s’unit à une autre souffrance. Mais le guerrier remonte à la surface, je ne veux plus m’apitoyer. Lui, c’est l’ennemi, il est terrassé et c’est justice. C’est nous la justice, c’est nous le droit. Nous combattons pour une cause sacrée, et tous nous la défendons avec honneur et loyauté. Je veux m’enfoncer cette conviction dans les moelles mais elle ne pénètre pas avant, car au-dessous de l’immense souffrance, unique, rampent aussi réunies, immenses, toutes les convoitises, toutes les cupidités. Je ne conserve plus d’illusion sur l’exploitation dont nous sommes l’enjeu. Nous savons dans les tranchées que l’on spécule sur le pain qui nous nourrit mal, que l’on spécule sur les vêtements qui nous couvrent mal, que l’on spécule sur les munitions qui servent à notre défense ; nous savons que nous sommes à la ration, que des femmes, des vieillards et des enfants sont à la ration, et que les vivres s’accumulent à la tonne dans les entrepôts ; nous savons que non loin des lignes se tiennent des vigies qui guettent et avertissent de hausser le prix des munitions parce que la bataille fait rage, de hausser le prix du pain parce que nous avons faim, de hausser le prix du vêtement parce que nous sommes nus. Nous savons tout cela et nous luttons quand même, car nous vaincrons et nous irons, en justiciers impitoyables, demander compte à ceux qui, pour se vautrer dans l’or, ont trahi la cause de l’humanité. Le moment sera impitoyable : on s’en nourrit quand le pain manque, on s’en vêt quand les haillons ne tiennent plus, on s’en emplit le cœur et l’âme quand, par défectuosité volontaire, l’obus rate dans nos canons. Aujourd’hui, l’ennemi c’est l’Allemand et, ne le perdant pas de vue, nous le châtierons et nous l’écraserons, mais demain viendra le tour de ceux qui sont embusqués derrière les coffres-forts. Toutes les phases de ma vie de tranchée se déroulent, vertigineuses, et s’arrêtent ici, près de cet homme qui agonise. Que la vie est donc chevillée au corps ! Le blessé parle de nouveau :

— Je fuyais, je fuyais cet enfer. Je t’ai dit que mes yeux s’en allaient, et je voulais revoir ma femme, mes enfants, ma maison, avant de devenir aveugle. C’était fou ? Est-ce que ça se raisonne ? Je ne voyais qu’eux, les êtres chéris, et la maison aimée. Ça se tenait dans un endroit clair que les ténèbres envahissaient. Je voulais goûter encore une fois au baiser de la femme, aux caresses des petits, à la chaleur de la maison, jouir pour un moment de la vue de mon foyer et de ceux qui l’habitent. Je me suis élancé et c’est toi qui s’est dressé sur le seuil tant convoité, alors qu’il me semblait qu’il était à ma portée. Que t’ais-je donc fait, moi, pour que tu me haïsses tant, Français ? Je meurs, et tantôt ce sera ton tour.

Je comprends qu’il fait allusion à la haine séculaire des Francs et des Germains. Je ne veux pas endosser cette haine trop vieille, trop ridée, et pour me disculper, je jette :

— Je ne suis pas Français mais Canadien français.

Il me fixe de façon extraordinaire, insoutenable, de ses pauvres yeux blessés.

— Ah ! toi, toi plus que quiconque, que t’ai-je fait ! Mon pays n’est pas en guerre avec ton pays. Il fallait que tu me déclares la guerre pour pouvoir me tuer sans passer pour un assassin. Tu ne l’as pas fait. Ce n’est donc pas un soldat qui m’enlève la vie, c’est un meurtrier !

— En attaquant la civilisation, vous attaquiez tous les peuples, et c’est pour défendre la civilisation que j’ai pris les armes.

— Chez nous, en terre germanique, on dit la même chose : c’est pour sauver la civilisation menacée par les forces de la Triple Entente que nous avons pris les armes.

Il se met à délirer :

— Je fuis cet enfer… Je veux voir ceux que j’aime, les embrasser, les aimer davantage… Je veux vivre, respirer la vie… Arrière ! toi, tu n’as pas le droit de me barrer la route ; tu n’as pas le droit de me frapper… Ah ! assassin !… Je voulais respirer la vie, et je goûte à la mort… je goûte à la mort…

Il pleure, il pleure avec des soupirs navrants. Si seulement il ne me regardait pas. Je voudrais lui demander pardon ; je voudrais… Oh ! est-ce que je sais ce que je veux ? Je voudrais qu’il cesse de me regarder, qu’il cesse de râler, de soupirer, de pleurer. Je voudrais qu’il cesse de vivre ! Je voudrais qu’il meure cet homme qui n’est guère plus vieux que moi. Enfin ! il obéit. Dans un dernier spasme ; il a ramené sa main sur sa poitrine et je vois une montre attachée à son poignet. Mais oui, et j’entends le tic tac régulier. Ah ! que ce minuscule boîtier a de la résonnance ! Le tic tac devient rageur, précipité, étourdissant. Ce boîtier va éclater. Et il éclate en me jetant son mécanisme qui prend forme de terre et de parcelles de roc. Un obus vient d’éclater donnant ainsi le signal de la tuerie qui recommence. Et, sur le poignet du mort, le petit cadran grillagé marquera l’heure de l’attaque qui s’annonce.

***

La bataille prévue ne s’est pas fait attendre. Depuis le matin, c’est la danse infernale des projectiles. Après une bataille, il semble que plus jamais il ne peut en revenir de semblable tant la terre, l’espace, le ciel, paraissent épuisés ; tout est affaissé, mourant. Et voilà que ça reprend avec plus de fureur, plus de force, plus de puissance encore. Sur des milles et des milles de distance, on se bat car c’est une grande offensive qui vient de se déclencher. Ce qui se passe ici se multiplie à l’infini. On se bat dans la plaine, dans les fermes, les villages, et une fumée noire rampe sur le sol pendant que l’artillerie maintient un dôme de feu au-dessus de nos têtes. La terre frémit et geint sous le choc des obus qui l’atteignent sans répit. Le ciel tournoie sous la mitraille, et le crépitement des mitrailleuses donne la riposte aux percutants, auxquels s’ajoute la décharge spontanée de cent, cinq cents, mille fusils. Les morts et les blessés ne tardent pas à joncher les ravins et les coteaux. La pression de l’air, causée par l’explosion des obus, arrache les vêtements et jette des corps nus jusqu’au faîte des arbres, où les shrapnels les déchiquettent. Je vois un blessé, les genoux brisés, qui secoue un mort en le suppliant de le secourir ; j’en vois un autre qui se sauve courbé sur ses mains retenant ses boyaux ; j’en vois d’autres et d’autres encore : des agonisants qui se tordent, et des morts qui éclatent sous la poussée des gaz de la putréfaction hâtive qui les gonfle. Et ainsi les blessés, les mourants, et les morts moutonnent dans cette fumée visqueuse qui rampe toujours et que bave la gueule des canons. C’est une bouillie de membres, de chairs, de sang et d’où monte une clameur de folie, faite de râles, de supplications, de blasphèmes. Est-ce le jour ou la nuit ? Foule-t-on la terre ou l’enfer ?

C’est un enchevêtrement d’êtres humains aux contorsions de démons.

Où est la cause que nous défendons ? Où sont les drapeaux ? Où est la civilisation ? Où est la barbarie ? Ce n’est qu’un tout immonde d’hommes qui tuent pour ne pas être tués.

Je suis devenu un être étrange que je ne connais pas et qui tue comme les autres, qui hurle et blasphème avec les autres.

Cette offensive a duré huit jours. Ceux qui en sortent vivants ont l’aspect de revenants. Nos rangs se résument à quelques unités, et le cadre des divisions n’existe plus ; des régiments entiers sont anéantis.

Après un jour et une nuit de marche, petite troupe misérable, nous arrivons aux baraquements de repos, et là nous apprenons que l’offensive que nous venons de soutenir a été un succès éclatant, et que Paris, Londres, Rome sont dans la joie. Je revois l’indescriptible mêlée, et j’éclate d’un rire de dément. On ne sauvera pas la civilisation et la chrétienté par le fer et le feu, mais par la charité dans le Christ et par l’effort individuel vers le bien, le beau et le bon. Je me suis lamentablement trompé. Je me bats pour rien, et je pleure mon sort.

***

Nous mourons, et dans l’esprit populaire, nous mourons par amas, par monceaux, par régiments, non par unités, quand chacun a ses souffrances à soi, son agonie à soi, sa mort à soi. Chacun a son coin pour mourir : c’est son lit, un lit si souvent vide de chevet, de toute présence, de toute consolation. On meurt en masse, mais isolé, en appelant ceux qui ne viennent pas. Tous et chacun, nous avons eu, nous aussi, notre enfance, ses caresses, et nos pas trébuchants. Nous avons nos parents, nos amis, et, dans le cœur, le souvenir des années vécues et l’espérance en celles que nous escomptions vivre. Tout ça nous suit dans les tranchées, dans les combats, et quand nous tombons pour mourir tout ce qui fait votre vie, à vous, et qui faisait aussi la nôtre, apparaît vivant devant les yeux expirants ; c’est palpable et combien chargé de regrets ! Nous tombons par amas, par monceaux, par régiments, mais dans ce tout, un à un, les soldats meurent, seuls avec la mort, dans leur rond à eux. Et ainsi en est-il pour les milliers qui succombent.

Où est-elle la toile grandiose du maître qui nous montre le soldat expirant, un sabre brisé à la main, la tête légèrement renversée sur des lauriers, entouré de soutiens, et allongé dans un décor de beauté ?

Où est-il le Cuirassier Blessé, de Géricault ?

Et l’on meurt aussi dans des poses cocasses, ridicules, burlesques. Des poses qui auraient un succès fou dans les music halls, et qui nous font rire également, mais d’un rire qui crève le cœur et fait jaillir les larmes.

***

J’ai assisté à trois exécutions en masse. Le premier groupe avait été trouvé coupable de commerce avec l’ennemi et ils sont morts en lâches ; le deuxième groupe se composait d’espions et ils sont morts crânement ; le dernier groupe, c’était des déserteurs et ils sont morts en pleurant. Je les comprends.

***

À force de voir mourir, on finit par se familiariser avec la mort, mais aussi à en comprendre tout le sens terrible. J’assiste à l’agonie d’un camarade. Je le connais depuis longtemps, et les six derniers mois nous ont liés d’amitié. L’amitié dans les tranchées se cimente vite. Elle est forte de toute la crainte que nous avons de la perdre à tout instant par les balles. Après chaque échauffourée, ce camarade et moi nous nous retrouvions avec cette satisfaction de ne pas avoir été séparés cette fois encore, et c’était souverainement consolant. Il me prenait à nouveau pour témoin de ses confidences, comme si c’était la première fois qu’il m’entretenait du programme de sa vie. Mais je ne me lassais pas de l’entendre répéter que, la guerre finie, il serait ingénieur : qu’il ne lui restait qu’une année d’étude ; que ses parents avaient consenti de grands sacrifices pour lui permettre de suivre ses cours d’université. Il saurait les récompenser plus tard, et, en attendant, la gratitude était dans chacune de ses paroles. C’était une belle âme, un cœur noble, une intelligence méthodique. Il procédait à ses plans d’avenir dans une gradation logique, avec un enthousiasme communicatif que je partageais. J’émettais des opinions qu’il discutait avec sincérité. Je n’osais le distraire de ses plans d’avenir : il en vivait ; mais je trouvais téméraire de s’y attacher avec tant de force quand notre situation est si précaire.

Et maintenant, tous ces espoirs agonisent avec celui qui les a conçus. Il s’en rend compte et ne veut pas mourir. Il se pend à la vie et la supplie de ne pas le quitter. Il a mis en elle tant de confiance, qu’elle ne peut pas l’abandonner. Mais à quoi bon implorer ce qui à peine existe ? La vie l’abandonne. Déjà, elle n’est plus dans ses pieds ; et ses jambes froidies qui devaient le soutenir dans la montée du succès appartiennent au tombeau ; elle se retire de ses bras qui embrassaient l’avenir avec tant d’assurance ; elle s’en va de sa poitrine où ses mains devenues de cire cherchent à la retenir ; elle n’est qu’un souffle à ses lèvres, et elle s’envole par ses yeux dont le regard, après l’avoir suivie à la longueur des cils, se retire et s’éteint au fond des orbites qui se vitrent sur l’insondable mystère de la mort. La vie est disparue, mais la vie de la mort s’empare du corps inerte et l’anime à sa façon. Sous la pâleur de l’épiderme, elle s’active fébrilement et prépare les voies à la poussière du néant. Et pour cela, elle soulève, dilate, attendrit les chairs, les muscles, les viscères et les offre tout préparés à la putréfaction ; elle court dans les artères et les veines, en stimulant dans le sang coagulé les microbes de destruction. Elle s’implante partout et sature son œuvre d’une odeur nauséabonde. Son travail m’hypnotise. J’en suis la marche, et, soudain, je m’en aperçois. Toute ma vie bondit sur moi et me projette en arrière dans une attitude qui défie l’ennemi de tout ce qui croît et respire. L’ami appartient au monde des morts. Je fais partie du monde des vivants. Il n’y a plus rien de commun entre lui et moi. Il m’attire mais je le repousse. Un mur se dresse entre nous deux, et je m’en éloigne avec la hâte que l’on met à fuir les dalles d’une morgue qui nous ont horrifié. Je veux me délivrer du spectacle macabre. Je secoue la tête pour écarter de mes yeux et de mes oreilles ce que j’ai vu et entendu. Je me frappe la poitrine pour en déloger l’oppression qui l’étrangle. J’étire mes bras, je fais mouvoir chacune de mes articulations et, parce qu’elles me répondent comme à l’ordinaire, ça me réjouit. Mes pieds s’appuient fortement sur le sol plein, lui, de la vie des végétations. J’en prends possession ; et cette vie de toutes les plantes monte en moi et rafraîchit la sève de ma vie qui se met à circuler abondante. Jamais je n’ai autant aimé, tenu à la vie. Il faut que je le dise, et je m’adresse au premier troupier rencontré. Il faut qu’il sache que j’aime la vie. Je demande :

— C’est aujourd’hui jeudi, n’est-ce pas ?

— Mais oui.

Je suis content que ce soit jeudi. C’est la plus belle journée qui soit. L’air et le soleil s’offrent abondants, et ça goûte bon ! J’ai l’impression que des étoiles de neige me fondent dans la bouche et en chassent la fièvre. Tous mes sens sont à la surface de mon être et se laissent flatter par le vent qui passe, par le parfum de la fleur qui s’ouvre exprès pour moi sous mes pas, par le nuage qui s’effrite de mauve. J’étreins la vie avec passion. C’est mon bien et je veux en jouir comme d’un trésor dont je dispose à mon gré. On meurt, mais tous ces morts qui me donnent le sens de la mort me donnent aussi le sens de la vie. La vie qui nous offre l’abondance de ses forces fécondes ; la vie qui attend de nous la continuation de la vie ; la vie qui veut que nous la transmettions, je la tiens. Et cette vie dont je déborde tout à coup, il ne faut pas qu’on me l’enlève.

— Fuyons, dis-je.

— Fuir, où ?

— Je connais des horizons paisibles où les maisons sont accueillantes, où les fruits mûrs s’offrent à la main, et où l’eau vive coule librement.

— Je ne vois que désolation, des maisons sans toit, des arbres sans fruits, et, dans les mousses roussies, des sources desséchées…

— Mais plus loin, au delà de cette étendue de soufre et de feu, c’est l’Éden et ses prairies verdoyantes, ses cours d’eau et son soleil, ses forêts et ses moissons, les troupeaux sous les ombrages, le va-et-vient de la vie, la vie !

— Tout cela n’est pas pour nous. Prisonniers de la guerre, ses sentinelles de feu et de flammes nous guettent. On ne passe pas.

Je voudrais prendre ma vie et la jeter par-dessus l’infranchissable obstacle, la mettre à l’abri quelque part dans un coin, seul connu de moi, où elle m’attendrait, et, ensuite, m’élancer et la rejoindre.

C’est de la folie, je le sais. Et devant l’impossibilité je me replie sur moi-même, et je couvre ma vie immense de mon pauvre corps menacé.

Ah ! si ceux-là qui commercent avec la vie, comme si elle n’était qu’une pacotille, lui donnaient la valeur que nous lui trouvons, ils cesseraient, épouvantés, leur criminelle besogne ! Mais allons donc, il faut en sacrifier des vies pour que la leur soit plus largement comblée de jouissances ! Quand nous n’aspirons qu’à avoir la vie sauve, que nous en pleurons les parties qui s’en vont avec nos membres arrachés, eux, ils en ont de la vie à gaspiller ! Mais le jour viendra qui les placera dans le plateau de la balance divine pour rendre leurs comptes. L’or et le pouvoir des puissants de la terre n’ont pas la pesanteur d’une plume sur le fléau de la justice du Maître !

***

Pourquoi faut-il que tant d’hommes ne connaissent ni honneur, ni frontière ? De plus en plus avides de gains, on les ramasse ouvertement et clandestinement. On s’arrange pour passer en secret des munitions à l’ennemi. Et nous avons une preuve de plus de cette contrebande ténébreuse dans les déclarations désespérées du soldat que nous veillons dans une soupente aménagée pour les sapeurs. Ce ne sont pas ses blessures qui font ainsi se tordre ce malheureux : ce sont la honte et le désespoir de se savoir le fils d’un de ceux-là qui trafiquent avec l’ennemi. Nous tâchons de l’apaiser, de lui prouver qu’il exagère, mais il sait. Il ne peut plus garder cela pour lui seul : il faut qu’il crie sa honte et son déshonneur.

Nous essayons de le consoler :

— Tu t’es mépris, mon vieux. Des armes, des munitions, c’est tout pareil. Comment peux-tu reconnaître ?

— Pour avoir travaillé des années dans les usines de mon père, je connais les marchandises qu’on y fabrique.

— Mais, enfin, comment peux-tu savoir pour sûr ? Allons donc !

— L’autre jour, des Allemands capturés portaient des fusils avec la marque de nos usines.

— La belle affaire ! Mais, ils les avaient pris à des Français blessés ou faits prisonniers. Tu vois ?

— Croyez-vous que depuis huit mois que je sais, je n’ai rien découvert d’irréfutable ? Oh ! je voulais douter, ne pas croire ; mais dans une des caisses, butin d’une tranchée conquise, j’ai trouvé, moi, une facture venant de chez nous : 3,000 fusils, 200,000 cartouches, des obus… et c’était signé et contresigné, et la route des consignations, via Berlin, partait de… Ah ! je ne puis nommer ma place natale, c’est trop la salir !

« Et c’était daté : 4 octobre 1915. Combien d’envois ont suivi depuis ? Ah ! crime et damnation ! où donc est mon devoir ? Expier ne suffit donc pas à racheter sa faute ? Parce que j’ai les preuves, faudrait-il que, moi, je conduise le coupable au poteau d’exécution ?

Encore nous tâchons de lui faire admettre qu’il se trompe, mais il nous échappe, et, debout, chancelant, il accuse :

— Ah ! vos projectiles portent bien, mon père ! Je les ai vus abattre mes camarades, et moi, indemne, j’ai envié leur sort. J’ai voulu me convaincre que toute cette mort n’était pas crachée par vous. Étais-je tombé dans le secteur que vous alimentiez ? Cruauté du destin ou châtiment de Dieu, partout où je me débattais les débris de mitraille étalaient votre nom. J’ai appelé la mort. Je me portais aux endroits les plus exposés, mais vos balles m’épargnaient. Mes actes désespérés ont passé pour de l’héroïsme. Je fus cité à l’ordre du jour et décoré. Cette croix me torturait, et, un jour, je la déposai sur la poitrine d’un soldat dont les yeux voilés ne reflétaient pas la honte, eux. J’ai voulu vous dénoncer, mais la pensée de maman et celle des petits frères ont scellé mes lèvres prêtes à dire votre infamie. Et quand j’ai vu qu’une force plus grande que ma volonté m’empêchait de crier votre crime, j’ai essayé de l’amoindrir de mes souffrances et de mon sang. En expiation de votre misérable péché, j’ai sacrifié les aspirations de mon âme, j’ai sacrifié mon cœur et ses espoirs, j’ai sacrifié ma jeunesse et ses rêves. Pour votre rachat, demain, je me constituerai prisonnier des Huns, vos clients ; et, comme vous les servez bien, ils me donneront pleine mesure. Vous palpez leur argent, je goûterai à leurs fers. Et je ne puis parvenir à vous haïr ! Si jamais nous nous retrouvons, le fils embrassera le père, mais c’est le soldat qui frappera le traître.

Il se retourne vers nous :

— Et voulez-vous voir ce à quoi ressemble la trahison ?

D’un geste brutal il arrache ses pansements faciaux qui découvrent une plaie béante :

— En voilà les stigmates !

Il resserre ses bandages et s’engouffre dans la porte ouverte sur la nuit. Nous n’en avons plus entendu parler.

***

Trente mois dans les tranchées. J’en porte les marques à plus d’un endroit de mon corps, mais je n’ai reçu aucune blessure dangereuse, si ce n’est l’entaille à la gorge qui n’a nécessité, toutefois, que des pansements d’ambulance. De ce coup, il me reste un bourrelet sous le menton. Je détiens un record déprimant à soutenir. Pourtant, il ne me vient pas à l’idée de me mutiler moi-même comme j’en ai vu faire en se tirant dans un pied ou une main, ou de me détruire en me mettant à découvert devant une mitrailleuse. Un but me soutient : je veux survivre pour démasquer à la face du monde les négociants dénaturés, écumeurs de champs de bataille, dont le nom court dans nos tranchées. Tout leur sourit dans le moment. À peu près dans tous les pays, on a décrété la conscription. Incidemment, c’est la loi maintenant qui assurera leur gain en forçant par les armes les hommes à prendre les fusils. Ils le savent et jubilent. Ils peuvent rigoler, s’assoupir en paix, cuver leur gin, faire ripaille, et, les babines pendantes, s’écouter digérer, leurs doigts en saucisson croisés sur leur bédaine de pourceau !

La guerre connaît tous les raffinements de la cruauté. Plus que jamais, on met à contribution les gaz qui corrodent les viscères, brûlent les poumons, étouffent lentement et sûrement, et les lance-flammes qui carbonisent l’épiderme et rôtissent les yeux. Quels personnages diaboliques président donc dans les laboratoires à l’embouteillage de ces fluides démoniaques ? Quels suppôts de Satan activent les compresseurs qui poussent l’acide carbonique dans les bidons incendiaires ? Ceux qui encaissent les bénéfices qu’apportent la fabrication et la vente de telles abominations méritent de périr par leurs produits. La science qui a apporté son concours à ces inventions et les ouvriers qui en font leur gagne-pain se déshonorent, si les mots honneur et probité veulent encore dire quelque chose.

Oh ! sans doute, il y a de la sincérité parmi ceux qui clament toujours la défense de la civilisation, de la démocratie, de la chrétienté. Mais les beaux discours n’empêchent pas le clan véreux de faire caucus dans l’arrière-boutique des trusts, et l’on se déboutonne d’aise devant les comptoirs où bœufs et cochons s’accumulent et, après s’être miré dans l’or ruisselant des voûtes, on réussit à se faire sirer pour ses incalculables services rendus à la Patrie.

Dans le vacarme des obus qui éclatent, des mitrailleuses qui fauchent, des grenades et des fusils qui couchent les hommes, j’entends les rires des coupables qui s’amusent dans le luxe qui leur vient de nos souffrances. Ici, on se promène en tank et sur des affûts de canon ; là-bas, on se prélasse sur les coussins moelleux, des limousines. Là-bas, on respire l’air frais du matin, les fleurs, le parfum des femmes ; ici, on inhale une atmosphère chargée des émanations de bourbiers, des vapeurs des fumiers et de la pourriture des cadavres. Là-bas, sous la lumière éclatante et la chaleur douce des salles de bal, on trinque, on boit à la vie, on goûte à l’amour ; ici, pieds nus et en haillons, des femmes, des enfants, des vieillards, le désespoir dans l’âme et le cœur en larmes, fuient leur demeure détruite, leur village dévasté, pendant que sur la route défoncée meurent les violées.

Il n’y a donc plus de pitié ?

On a voulu la guerre pour que, plus tard, la race soit forte, et la guerre renvoie des régiments d’hommes dont la folie remplace l’intelligence.

On a voulu la guerre pour assurer la paix et la prospérité des générations futures, et la guerre renvoie des régiments d’hommes mutilés dans les parties sexuelles.

On a voulu la guerre pour sauver la liberté, faire revivre la beauté, et la guerre renvoie des êtres aux joues, au nez, à la bouche arrachés ; et dans les camps de détention croupissent les prisonniers.

Ah ! vraiment, pour chanter la glorieuse épopée, il y aura des mutilés, des éclopés, des défigurés. Rome, Paris, Londres peuvent célébrer les victoires, mais il y aura des mains de métal pour applaudir, des béquilles et des jambes de bois pour soutenir le chahut.

Mensonge et hypocrisie, on a voulu la guerre parce que ça paye. Et nous dans les tranchées nous le savons, et nous avons des chiffres par les permissionnaires qui nous reviennent, par les retapés d’hôpitaux qui nous arrivent à pleins camions.

Et d’ailleurs, est-ce que l’on cache ça ? Quand nous défonçons un dépôt de ravitaillement, et que nous avons la chance de faire main basse sur la mangeaille en boîtes, nous voyons les prix. De la viande de vache et du ventre de cochon empaquetés dans du fer-blanc, c’est marqué une piastre la livre, et le reste est à l’avenant. La guerre étant mondiale, l’exploitation est mondiale. De la laine qui vient des champs de coton d’Amérique ça vaut son pesant d’or, et le sucre qui se récolte dans les plantations, c’est hors de prix.

Pour nous édifier davantage, nous les Canadiens, nous trouvons des journaux froissés dans les boîtes de douceurs que de bonnes âmes du pays nous font parvenir et ils servent à maintenir les envois en équilibre et à nous édifier. Oh ! il y a des enquêtes tonitruantes sur les écarts de prix afin de calmer l’esprit du public, mais ces enquêtes ne sont-elles pas un nouveau moyen pour enrichir une autre classe de gens ? Ensuite, il y a les marraines, les chères marraines de guerre, qui sont femmes et aiment à parler, à dire à leur fieu les dix ou douze piastres par jour que leur rapporte leur position dans les manufactures de munitions. Oui, la guerre donne des bénéfices à tout le monde, excepté à ceux qui la subissent. Il faut gagner la guerre assurent les win the war, mais il faut qu’elle dure, c’est trop payant, et s’il fallait par malheur qu’elle cesse, on s’empresserait d’en organiser une autre.

***

Toute époque tourmentée consacre presque toujours un mot, une phrase, une expression qui, à force d’être redits et répétés, finissent par devenir célèbres.

Des tranchées, de l’âme et du cœur des poilus, sont montés : T’en fais pas et Ça va se passer ! Ces mots touchent parfois au sublime dans leur émouvante simplicité. C’est une panacée à tous les maux, au chagrin, à l’ennui, et au terrible cafard qui, lorsqu’il se condense dans un secteur, peut prendre des proportions épidémiques.

T’en fais pas ! Ça va se passer ! On le dit en blaguant et avec emphase, d’un ton goguenard et d’un accent qui a la douceur d’un baume ; on le dit avec des bourrades à la poitrine et des petites tapes maternelles à l’épaule.

On le bombarde quand les idées noires s’abattent sur nous, nous saturent de la tête aux pieds, transpirent à travers nos fronts et nos mains, imprègnent jusqu’à nos habits et même l’argile des tranchées ; démoralisation si démolisseuse qu’elle peut pousser à des actes irrémédiables allant du suicide au meurtre.

Et les mots dits et répétés, versés à petites et fortes doses, finissent par opérer des quasi-miracles. Mais combien le remède doit être donné à temps et avec vigueur quand nous savons qu’au hameau carillonnent les cloches de Noël, et que, pour nous, les exilés, dans nos campagnes toutes blanches, suivant les sillons neigeux, sur le coup de minuit, filent les joyeux traîneaux. Les souvenirs se précisent : le retour de l’église, la course dans la campagne dont la froidure met une sourdine aux cuivres des grelots, l’arrivée à la maison, la salle tiède où attend le réveillon ; puis le sommeil entre les draps de laine, pendant que, dans le ciel, où reste un peu de nuit qui n’est pas encore l’aurore, monte des cheminées la fumée tranquille qui dit que partout sous les toits, pour le confort de ses hôtes, veille le feu d’érable. T’en fais pas ! Ça va se passer ! Et nous mordons, en grelottant, le chignon de pain dont la croûte est de glace.

T’en fais pas ! Et c’est la lettre qui arrive et que l’on donne en se poussant du coude, que l’on ouvre le cœur serré parce que sur l’enveloppe l’écriture inconnue en dit trop long, et que l’on sait, avant d’avoir lu, que la mère n’est plus et que le père s’en va. T’en fais pas ! Alors que le commandement rive sur place et que nous donnerions tout au monde pour être là-bas, pour éloigner, parce que nous savons comment, le malheur de la maison.

Allons, le gosse, ça va se passer ces grosses larmes qui roulent sur tes joues et ces soupirs poignants qui gonflent ta poitrine frêle.

Voyons, Pierre, Jan, Pol, faut pas s’en faire parce que la promise oublie son gars au bras du meunier : loin des yeux, loin du cœur, ça va se passer !

T’en fais pas, petit, ça va se passer cette blessure sûrement disproportionnée à ton corps malingre.

Mots frustes qui s’ignorent et qui ont toute l’ampleur de la pitié la plus humaine et de la charité la plus secourable.

Et les journaux, eux aussi, pour le public ont consacré deux phrases : « L’excellent moral des troupes » et « L’impeccable unité du front ». En caractères pour petites et grosses manchettes, chaque édition reprend le thème. Unité sans doute plus complète dans les salles de rédaction qu’au front où s’affrontent les tempéraments du Frenchie, de Tommie, du Yankee, du Connaught, dans des attaques qui bousculent les cadres rigides de la discipline : on va aux coups et beaucoup plus loin. Personne n’entend s’en laisser imposer. De là, les mutineries que l’on tait.

La nouvelle qui nous arrive sur la loi de conscription votée au pays et qui relate les incidents qui ont marqué le décret, avant et après son application, nous jette en pleine effervescence. Les opinions sur la mesure se partagent avec des arguments où la parole a l’appui du poing. Et ce qui fait bondir ceux que les Anglais appellent Bâtees c’est la stupéfiante campagne de dénigrement contre Québec dans les autres provinces. Par quel fanatisme oublie-t-on les milliers de Canadiens français sous les armes ? Est-ce parce qu’ils donnent leur vie qu’on les attaque mensongèrement dans leur compréhension du mot patrie ? Et tout déborde quand nous songeons au débarquement des troupes ontariennes, au pied du cap Diamant, et que des mitrailleuses pointent leur canon sur les vieux quartiers de la Cité de Champlain. Nous attendons les développements de l’événement incroyable dans un état d’esprit facile à comprendre. Et c’est du délire quand nous apprenons que des toits centenaires de Québec tombent des briques et des pierres sur le dos des miliciens assez osés pour se mêler de venir donner à une population paisible une leçon aussi intempestive que dangereuse dont elle ne sait que faire. Les chefs militaires du stupide mouvement et les chefs du gouvernement canadien sont hués d’importance, et pour montrer à quel degré nous les considérons, leurs portraits font galerie dans les latrines des baraquements.

Nos manifestations indignées ne groupent pas que les Bâtees : nos frères de langue anglaise se joignent à nous en grand nombre. Et s’ils se taisent, honteux, sur la malhonnêteté de trop de leurs compatriotes à notre égard, ils protestent autant que nous contre la conscription qu’ils ne veulent pas plus pour les leurs que nous la voulons pour les nôtres. Mais la mesure est un fait accompli et elle se discute âprement de part et d’autre.

Moi, tout ceci m’atteint comme un coup de sabre à la nuque. Je voudrais avoir les bras assez longs pour étrangler ceux qui, par des moyens d’apaches, viennent de chambarder cyniquement la Constitution de mon pays.

You know, Bâtees, they have to do it to move up Quebec.

Is that so !

Celui qui me parle est un Anglo-Saxon aux dents cariées, et portant l’insigne de la feuille d’érable et du castor. Il pue le Cockney par tous les pores de son grand corps dégingandé. Sa tunique et son pantalon montrent le pli récent du tailleur, et le cuir de ses bottes luit sur toutes les coutures. Je le connais de vue. Il se tient autour des cantines et, un crayon aux doigts, contrôle les arrivées des haricots et des gigots. Vraiment, sa mise soignée le place bien vis-à-vis de mes galoches éculées, mes culottes à la fourche rapiécée, mes mains gercées, et l’entaille qui me met un nœud de cravate au cou. Je lui souffle dans le nez :

What do you know about Quebec ? How long have you been in Canada, you lousy brat of London slums ?

Et j’ajoute dans son accent :

Foart’ nite ago foyday, I presume ?

Il se considère outragé dans sa dignité, et c’est ce que je veux. Je traduis la suite :

— Eh bien ! résidu d’Albion, tu es de ceux qui ont préféré la solde du colonial au penny de dear Mother Land, hein ? L’enrôlement le plus payant va de pair avec ton patriotisme de chaudron. En vérité, il est aussi méritoire, et beaucoup moins dangereux pour ta carcasse, de compter les fèves qui nourrissent chichement les soldats que de te trouver dans les parages où les balles leur entrent dans le corps.

Il regimbe :

— Je n’ai que faire de tes bloody incongruités.

— Ose donc dire que tu es allé au front. Oh ! je sais, tu es allé au front des fourneaux où les grenades étaient des théières et les obus des récipients à bouillon : You smell dripping !

Ses yeux de faïence deviennent terribles, et il lance, furibond :

— Tous, nous le savons, les Québécois se sauvent dans les bois comme des lapins et s’y cachent en lâches qu’ils sont. Soutenus par leurs curés, ils résistent en bêlant de frayeur aux lois de leur pays. Lâcheurs et embusqués, ils vont se faire dompter comme ils le méritent !

Je le regarde de la façon qui veut dire : Condamné, avez-vous quelque chose à ajouter ? et ma poigne lui crampe le bras.

— Heureusement pour moi, je connais ta race par des spécimens d’une valeur autre que celle de ton espèce, et je sais que ceux-là vont se réjouir de la correction que je vais te donner.

En un tournemain et, malgré les let go enragés, à l’amusement de la chambrée, je plume mon Cockney du cou à la plante des pieds ; puis après lui avoir jeté mes nippes, j’endosse, avec l’aide d’ordonnances empressées, l’uniforme soie et laine et les bottes de cuir souple. Et croyez-moi, j’encourage les quolibets qui pleuvent sur le dépouillé :

— Hé, ton jupon dépasse !

— Ton élégance est fichue !

— Ah ! mais ce qu’il a les jarrets croches !

— Attention aux cenelliers en entrant dans les bois !

— Il doit se cogner les boulets en galopant.

— Mais non, il court comme un lièvre.

— Bé… é… é.

— Anastasie, vite, les ciseaux de la censure : il offusque notre modestie.

À demi enculotté, furieux, il court porter plainte contre l’indigne traitement dont il est victime. Un officier britannique, un de ces officiers magnifiques qui connaissent un drapeau et la valeur des hommes qui le défendent, s’amène aussitôt, Nous faisons cercle. Je me place en vedette et, dans une pose parfaite, je salue :

— Mon capitaine, permettez que je réponde à la question que m’ont posée vos yeux. Oui, c’est moi qui ai dépouillé le Cockney. On ne peut m’accuser de brutalité à son égard puisque ses hardes lui ont été enlevées sans le moindre accroc. Vous pouvez vérifier.

L’officier reste impassible mais je le devine amusé :

— Il y a des règlements ici que vous ne pouvez ignorer, dit-il froidement.

— Je ne l’ignore pas, mon capitaine, mais il y a la loi naturelle qui prévaut quand on est insulté dans sa nationalité par d’anciens locataires des ponts londoniens.

— Huit jours de salle. Les règlements sont les règlements…

— Merci, mon capitaine.

— Et vous rendrez à qui de droit…

— Excusez si je vous coupe la parole, mon capitaine, mais il me semble… je vais sur quatre ans de tranchée. Ça ne vaudrait pas un complet neuf ?

— Les étoffes neuves sont dispendieuses.

— Sans doute ; elles ont même plus de valeur que la peau qu’elles recouvrent.

Il montre la cicatrice de mon cou :

— Où avez-vous pris cela ?

— On me l’a donné. Si à ce cadeau vous ajoutez le complet, je me considérerai choyé.

— Ce coup paie plus que le complet, et je déduis les huit jours de salle. Rompez !

J’échappe à mes camarades qui me font fête.

Conscription, pillage de la jeunesse par des corsaires ! Quelles en seront les suites funestes inévitables ?

***

Chaque régiment a sa mascotte et le nôtre ne s’en prive pas. Ce n’est ni un chien, ni un chat, mais bien de l’espèce humaine, sorte de bouffon du Roi, dont nous recherchons la présence parce qu’elle déclenche notre rire qui devient de plus en plus canaille.

Notre mascotte est un troupier sans âge, ni grand, ni petit, maigre, la tête grosse, le ventre aussi, et les épaules étroites. Sa nationalité est incertaine. Sa peau olivâtre et ses lèvres charnues pencheraient du côté du Créole, mais ses cheveux de filasse déroutent. Ses yeux sont enfoncés, malicieux, et leur couleur changeante va du gris au noir en passant par le vert. Il est spirituel et plein d’astuce. Fort et agile, ses gestes tiennent du singe et du tigre. Il attire et fascine et nous fait rire. Et nous avons besoin de rire pour nous persuader qu’il reste en nous un peu de ce que nous avons été.

À notre mascotte, nous avons donné le nom de Zip. C’est court, facile à dire, et ça pince les lèvres comme pour sourire.

Zip s’est fâché comiquement quand nous l’avons baptisé ainsi, et il a soutenu alors, dur comme fer, que son père était un Grand d’Espagne qui avait rencontré sa mère en filmant les paysages sauvages des gorges de l’Éthiopie. Il prétend avoir fait le tour du monde, foulé les sables du désert, et mangé des figues dans les harems ; parcouru les steppes de la Russie et chanté avec les Cosaques ; couru les pampas de l’Argentine et les rizières de la Chine. Il soutient également avoir été fait sheik de l’Arabie, étoile de Hollywood et chef de tribus indiennes, tout comme le prince de Galles. Il porte des croix et des équerres tatouées sur les biceps et se vante de pouvoir se faire appeler papa en sept langues différentes, et c’est possible puisqu’il nous envoie aux latrines en autant d’axiomes. Il est extraordinaire. Il nous chante des romances d’une voix de crooner, et nous fait frissonner avec du Lady Macbech. Il imite à la perfection le bruit que font les obus, les marmites et les mitrailleuses, et ses talents d’imitateur ne se bornent pas là : il nous fait assister au réveil des cours, et est-il ventriloque ? L’autre jour, il a fait courir trois troupiers dans un tas de paille où sûrement une poule venait de pondre. Sincèrement, nous ne le donnerions pas pour cinq honnêtes livres de saucisson et un pâté de foie gras, et nous préférons garder nos poux que de le perdre. Ceux qui savent encore prier demandent au Seigneur de nous le conserver in aeternum.

***

On dit que les combats cessent, mais que la bataille jamais ne s’arrête. Jours et nuits, sans répit, la grande Faucheuse, dans des soubresauts désordonnés, abat à droite, à gauche, jamais assouvie. Les énormes trouées que fait la mort, la vie les remplit, et toujours va la Faucheuse.

En éclatant, la guerre enfante un monstre : c’est son esprit. Il englobe toutes les horreurs, s’en nourrit et pèse sur la terre. Nous sentons sa présence. Il nous pénètre. C’est lui qui fait courir sur l’épiderme le frisson d’épouvante qui glace les membres, dilate les yeux, frappe le cerveau et rend fou. On l’entend ricaner quand la soif nous dévore et que la gangrène se joue dans les plaies. Il nous poursuit quand la peur talonne. On le voit dans les hallucinations de la fièvre. Il s’appuie sur notre sommeil agité et nous happe au réveil. La guerre finie, il subsistera par l’empreinte qu’il inflige à ceux qu’il touche. Longtemps après que les armes seront déposées, il faudra se battre contre son fantôme. Est-ce en prévision de cette lutte que l’on nous moule dans une tenue martiale ?

***

Nous sommes dans la désolation. Zip vient d’être blessé dans un petit engagement de rien du tout, un jeu d’enfant qui, commencé depuis le matin, nous empêche de prendre notre dîner à l’heure réglementaire des touristes. Pauvre Zip ! Nous le mettons à l’abri dans un trou d’obus. On se dépouille de sa chemise et de ses propres pansements pour le panser. Il est criblé en écumoire. Atterrés, nous le regardons. Il a un geste qui remercie et :

— Ne vous en faites pas, loyaux sujets, j’en ai, oh ! au moins pour deux heures à recevoir vos hommages. Chambellan, éloignez l’édredon, monseigneur transpire. Merci. J’ai recueilli une véritable récolte de pruneaux. Ça venait de tous côtés, un vrai gaspillage. On m’en nourrissait malgré moi et on me les rentrait dans le corps un peu trop vivement : je ne fournissais pas à me tasser la rate, le foie et tout le reste de ma propriété intérieure afin d’empêcher les dégâts. Ils sont cochons et prodigues, les gars d’en face ; ils n’entendent pas la risée, et prennent la guerre au sérieux. Il faudra les surveiller. Ils nous lancent des marmites, et, tantôt, toute la batterie de cuisine va y passer. Échanson, apportez ma coupe de vermeil : monseigneur se sent altéré.

Nous recueillons l’eau boueuse qui se trouve dans notre trou et nous lui en humectons les lèvres, ses pauvres lèvres de bouffon, qui se serrent pour ne pas crier.

— Merci, ce sorbet est délicieux et rafraîchissant. Il faudrait en envoyer la recette à la cour d’Angleterre et aux dames romaines.

La pluie tombe à torrent, et la mitraille grésille comme du fer rougi dans l’eau.

— Thuriféraire, relevez le dais sur monseigneur. Je crois que le toit du palais se fendille ; il faudrait le souder avec les lingots de mes coffres.

Il s’affaisse et gémit. Ses traits se décomposent sous la souffrance. Nous le soulevons.

— Merci, loyaux sujets, merci.

Les projectiles font une nappe de feu et de cendre au-dessus de notre cratère.

— Quel est ce tapage insolite ? Est-ce encore la populace qui envahit la cour d’honneur ? Argentier, jetez-lui des fafiots comme l’autre jour ; ça la calmera. Ah ! mais, ne me ruinez pas, vous abusez de ma générosité certainement, les fafiots grêlent trop drus sur les mosaïques de la cour et c’est fatigant.

Ses yeux passent du gris au noir. Ses dents grincent.

— Des fafiots, hein ? on en accumule par bosses… Envoyez fort, argentier, quand il n’y en aura plus, il y en aura encore.

La fin est visible. Sa respiration se coupe et n’apporte pas assez d’air à ses poumons qui se congestionnent. Il faut se pencher pour entendre sa voix.

— Palefrenier, sellez mon cheval d’Arabie : je pars en voyage, un long voyage. Je veux revoir les steppes et les déserts, les pampas et les rizières. Intendant, veillez sur mon domaine.

L’épine dorsale est atteinte. La paralysie lui immobilise l’œil droit et lui descend le coin gauche de la bouche. Sa tête s’enfonce dans ses épaules. Et il meurt ainsi, répliqué parfaite de polichinelle d’étalage. Un éboulis le recouvre. Nous nous regardons, mornes, désemparés. Les souffrances de Zip n’ont pas différé des souffrances connues, son sang était pareil à notre sang.

***

La guerre frappe, frappe, jusqu’à ce que plus rien d’humain n’existe en nous. Je me meus. Je pare les coups ; l’instinct de la conservation me fait agir. Je ne songe plus à châtier les profiteurs de tout acabit. On a dû damer sur ça. On est maté. Nous ne sommes plus des hommes mais des brutes qui n’attendent l’heure de la relève que pour se ruer aux endroits où l’on finit de se prostituer.

Oh ! je sais qu’il y a des corps d’élite dans les armées. Une âme saine se trouve nécessairement dans un corps sain, et ce sont des éléments vigoureux que l’on recherche chez les recrues. Mais, dès le début des hostilités, partout, la nécessité de l’heure ne permettait plus de trier sur le volet. À grands coups de seine dans la plaine et les bas-fonds, on a ramassé la crème et la lie des populations du globe ; et tout ça se touche, se mêle et se confond. Et dans l’avalanche de saleté que soulèvent les champs de bataille, leurs tours et leurs alentours, nous paraissons tous pareils, sinon de fait, du moins d’apparence.

Je sais qu’il s’en trouve beaucoup qui prient, mais les canonnades enterrent leurs prières. On n’entend pas. Je sais que de belles vertus s’épanouissent malgré tout, mais la vertu est souvent timide : on ne la voit pas, on ne veut pas la voir.

Ça pressait, on a écumé les pavés, les prisons, et l’on se mêle à ça, et tout nous pousse à se mêler à ça.

***

Les mitrailleuses ponctuent les secondes ; les canons les minutes. Les heures d’angoisse suivent les heures de lassitude, et les batailles du jour s’ajoutent aux batailles de la nuit. Sans interruption, le fléau progresse : il trouve sa force et sa puissance dans notre épuisement et nos misères.

Nos morts glorieux, nos glorieux blessés, l’avance glorieuse de nos armées, magnifiques poussées de nos troupes, splendide tenue des troupiers ! Il paraît que, fusil fleuri et cocarde au képi, l’œil fier, c’est en chantant que nous montons à l’assaut. Vieux clichés usés, rouillés, d’album au fermoir de fonte, à la couverture de peluche verte, et qui sent le moisi des salons oubliés. La vignette ne représente pas le négatif. Nous sommes sales, dépenaillés, pouilleux, cuits de fièvre. Hébétés, nous nous lançons à l’assaut comme des chiens à la curée.

Magnifique. Superbe. Splendide. Crimes. Horreurs. Atrocités. La guerre aura fait tout voir. En bouleversant le monde, elle fait jaillir tout ce qu’il contient de beau, de noble, et met également à jour les laideurs et les bassesses qu’il recèle. Elle révèle l’homme. Nous montre à quel point il peut s’élever, à quel point il peut s’avilir. Son courage et sa valeur s’étalent tout comme sa lâcheté et ses trahisons. Sur les champs de bataille, le choc meurtrier des nations secoue les vices et les vertus de l’univers dans un même creuset : on meurt en priant, on meurt en blasphémant.

Le vice et la vertu s’accouplent forcément dans une alcôve pestilentielle. Et parce que tout exalte l’un et atrophie l’autre, ils engendreront des vicieux vigoureux et des vertueux anormaux. Et ce sera cette fleur de lit qui ira s’établir dans la société d’après-guerre. Un jour, on déposera les armes, et ce qui est né de la guerre dans les tranchées se répandra au sein des populations. Les plaies des combattants, en se refermant, gardent sous leurs cicatrices les sables empoisonnés des cratères d’obus ; dilatés par l’appât de l’or, les pores des non-combattants se rétrécissent et emprisonnent la cupidité. Les systèmes vont se nourrir à des sources dangereuses. Ceux qui croupissent dans les dug-out ne parleront pas le même langage que ceux qui se baladent sur les boulevards. La guerre se poursuivra sous une autre forme. Ce sera le matérialisme, doctrine athée pétrie d’égoïsme, qui battra en brèche ce qui restera de la civilisation. Qu’on prépare des missionnaires !

***

On se bat toujours sans relâche. Les canons hors d’usage sont fondus en des canons tout neufs ; on recueille les débris de mitraille qui nous reviennent des hauts fourneaux en projectiles étincelants ; de la semence de mort germent des bataillons. C’est un stupéfiant mouvement perpétuel qui puise sa force motrice dans cela même qu’il détruit.

Et les astres ne changent pas leur cours, et les éléments obéissent aux lois de la nature. Le soleil salue le jour. La lune salue la nuit. Suivant les saisons, le vent est chaud, ou doux, ou glacé. Le pouvoir de la nature reste entre les mains de Dieu ; celui de la terre est accaparé par les hommes dont l’orgueil remplace la sagesse. Nous pataugeons dans un pitoyable gâchis. Les bombes incendiaires éclairent notre marche pesante, et une forêt de croix blanches avance derrière nous et nous pousse, traqués, vers des horizons grouillants de casques à pointe. D’un côté comme de l’autre, nous combattons pour conquérir du terrain afin d’agrandir nos cimetières. De la terre pour recouvrir les cadavres ça devient un luxe. Nous combattons par pitié pour nos morts.

***

Une partie de notre bataillon est prise dans un cul-de-sac. Toutes communications nous sont coupées avec notre corps de division. Nous n’avons plus ni vivres, ni munitions. Nous jetons nos fusils inutiles sur nos gourdes taries. Désorientés, nous ne savons pas si les obus qui nous arrivent viennent de nos lignes ou de celles de l’ennemi. D’une façon ou d’une autre, nous sommes flambés. Comment cela se passera-t-il pour moi ? Un peu comme pour les autres, j’imagine.

***

Je suis à l’hôpital. Comment cela s’est-il produit ? Je me souviens vaguement d’une coulée d’acier dans ma cuisse et d’un coup au visage. Dans le moment, je ne souffre pas. Je vogue dans le vague, et tout est engourdi en moi. Je constate que je repose entre des draps blancs, et c’est divin. Je suis là, et j’existe. Mon cerveau ne m’apporte aucune image, et mes pensées s’arrêtent sur ces mots : je suis là, et j’existe. Est-ce cela qui précède la mort ? Je ne m’en préoccupe pas. Je n’entends qu’un bruit léger, confus, comme l’eau qui remue sur les cailloux. Un voile blanc se penche et s’éloigne de mes yeux dans un mouvement d’éventail, et un sourire doit être figé sur mes traits.

Mais, soudain, une douleur aiguë traverse ma jambe à laquelle répond un élancement à la tête, et ça augmente : on dirait que de longues aiguilles se font un chemin dans mes chairs cherchant une place pour sortir. Je comprends que j’étais sous l’influence d’un calmant, et que l’effet s’en va. La douleur disparaît. Je retiens mon souffle pour la dérouter, me cacher d’elle, l’empêcher qu’elle me trouve, et je fais comme l’enfant qui est parvenu à s’éloigner d’une chose qui l’a effrayé : je pousse un soupir craintif de délivrance. Mais la douleur n’était qu’assoupie, elle revient, et j’ai l’impression qu’elle me guettait avec méchanceté. Elle s’implante par secousses pointues, s’installe dans mes chairs en dardant à droite et à gauche ; modère, reprend son jeu cruel, le varie, l’expérimente, puis s’y adonne avec frénésie, pioche et galope de ma tête à ma cuisse, y creuse comme une tranchée où je me débats. La sueur m’inonde.

— Non, il ne pourrait pas supporter une autre piqûre : le cœur est faible, ça le tuerait.

Mais oui, éloignez-vous, docteur, une piqûre ce serait mourir trop vite, et la douleur ne pourrait pas s’assouvir à son saoul. La douleur invite la fièvre au festin de mes fibres, et la soif me dévore. Je boirais un torrent, et une goutte d’eau tombe sur ma langue. Ça ne peut durer : je n’en puis plus. Mais je ne suis pas mon maître ; je suis au pouvoir de la souffrance, et c’est elle qui décide que ça doit durer, parce qu’il lui reste des coins à explorer. Elle me martèle le cerveau, la poitrine, les flancs, et lorsque, enfin, elle se retire, elle me laisse pantelant, vaincu. Et elle revient encore, passe et repasse, et goûte à son œuvre.

Une voix près de moi parle de résignation, de mérite, de sacrifice. Qu’est-ce que c’est que ça ? Sacrifice, résignation, mérite ? Tout cela est oublié depuis longtemps. Je subis la souffrance ; je ne l’accepte pas, et, si je le pouvais, je m’en sauverais. Je suis la chose de la souffrance, et me révolte sous les bandages qui m’emprisonnent la tête et la jambe.

On suppute les chances d’une opération avant l’amputation.

— Faites vite, c’est urgent. Que tout soit prêt dans vingt minutes. Et c’est le simulacre d’anesthésie qui stupéfie momentanément et qui permet de goûter à loisir au bistouri écartant les muscles et grattant les os.

Je suis de nouveau dans mon lit. Les nausées qui me secouent font lutter avec mes chairs les points de suture et les agrafes métalliques maintenant les lèvres des entailles que j’ai à la cuisse et au visage. Je suis ligoté sur ma couche, et je ne meurs pas. Où le corps puise-t-il sa force de résistance ?

***

L’empoisonnement du sang est enrayé et je vaincs le mal avec des avances et des reculs. Des mains douces me soignent, et une voix compatissante m’encourage ; mais je demeure étranger à ces attentions : toutes mes facultés avec mon système entier sont mobilisés et ne tendent qu’à bouter la souffrance hors de mon être. Et voilà qu’enfin, après des heures et des jours et des nuits, elle cède, diminue, s’effiloche, vacille un moment, et, soudain, s’éteint comme la flamme d’une chandelle que l’on souffle. J’éprouve un bien-être de printemps, et je m’endors avec des petits grognements gloutons. Je dors longtemps, longtemps, en ouvrant les yeux, parfois, pour ramasser mon bien-être et m’y replonger avec volupté. Je dors. Le sommeil m’a pris à la guerre. Ah ! bienfaisant, secourable sommeil, pourquoi ne me gardes-tu pas à jamais dans tes voiles ? Je rêve que j’ai fait un mauvais rêve tout plein de ténèbres, de roulements lugubres, de vagues noires traversées de langues de feu. Je voudrais donc que ce ne soit pas vrai, mais c’est tellement réel ! Et voilà que tout disparaît, et je sais que c’est un rêve. Un bonheur sans nom me prend. Ce n’était qu’un rêve ! Débarrassé de ce cauchemar, le rêve continue, infiniment consolant. Je n’ai jamais quitté mon pays. Je suis chez moi dans la vieille maison basse qui regarde le fleuve. Je reviens du travail et, sur le seuil, une jeune femme me sourit. C’est ma femme ; et ces deux enfants qui s’accrochent à mes jambes ce sont mes enfants. Je ris et je les fais sauter à tour de rôle au bout de mes bras. Il y a du soleil et des fleurs devant la vieille maison, des fleurs que je connais bien pour les avoir semées, cultivées, entretenues ; et je fais un bouquet que je donne à ma femme en l’embrassant. Et c’est le calme dans la salle aux larges fenêtres qui boivent la lumière. Je lis mon journal. On parle bien de guerre, mais le bel horizon que bornent les Laurentides est tout de paix et de tranquillité. Les laboureurs travaillent leurs champs, une eau de cristal coule des sources, les troupeaux broutent paisiblement, la brise passe sur la campagne et il y a des chansons dans les avoines. Le jour décline, et des maisons montent la fumée et l’odeur appétissante des repas que l’on prépare. Que les vieux peuples fatigués d’Europe vident seuls leurs chicanes surannées ! Nous n’avons pas à y voir. Le soir descend dans un son de cloche, et tout s’endort.

Et moi, je m’éveille gavé de la vision. Je reste immobile assuré que je n’ai pas rêvé, et que c’est le temps de me rendre au travail. J’ébauche le geste de me lever, mais je retombe sur mon oreiller, malheureux à crier, et je pleure mon rêve. Où logeait-il donc ce rêve pendant toutes ces années d’horreur ? Dans quel repli de mon âme ou de mon cœur se tenait-il pour monter ainsi si véridique, si possible, si vivant ? Et je sais que c’est la vie que j’aurais vécue qui s’est ainsi prolongée, avec ses possibilités de bonheur, planant, seule, au-dessus de la vie d’erreur qui est mienne. Et lorsque le sommeil l’a éloignée cette vie d’erreur, l’autre, la vraie, la mienne, est venue me trouver. Et maintenant, quand je survivrais, elle ne peut être vécue ! Je lui dis un adieu désespéré, et elle s’estompe à regret, se volatilise dans l’odeur de phénol qui sature ce local d’hôpital.

La garde-malade s’approche de mon lit :

— Ah ! tiens, vous voilà vaillant, mon ami. Soyez patient, un jour prochain marque votre convalescence. On enlèvera ces bandages, vous pourrez marcher, vous promener dans le parc qui entoure l’hôpital. Voyez d’ici les frondaisons. Le printemps cède le pas à l’été. Vous vous conduirez seul. Vous, vos yeux sont intacts… quand tant d’autres… Vous êtes chanceux !

Hagard, je la regarde. Je voudrais lui crier de se taire, de s’éloigner, de ne plus revenir, et mes paroles s’étranglent dans ma gorge, pleine de sanglots. Elle fait mine de s’être aperçue de rien, et replace distraitement mon oreiller. Un peu calmé, je l’examine. Son visage est fin, pâle, avec un cerne bistré sous les paupières.

— Vous semblez fatiguée, dis-je vaguement.

Elle a un sourire qui chasse sa lassitude.

— Oh ! non, je ne suis pas fatiguée, j’ai dormi deux heures cette nuit.

— Il y a longtemps que vous êtes en service dans cet hôpital ?

— Depuis le début de la…

Elle s’arrête, et ses traits se creusent, douloureux.

— Depuis le début de la guerre, poursuit-elle, courageuse.

Je cherche.

— Trois ans, alors ?

— Trois ans et demi, rectifie-t-elle. Et vous, il y a longtemps que vous êtes au front ?

— Trois ans et demi. On vous en a envoyé des clients…

— C’est affreux…

— Oui, c’est affreux.

— Vous ne retournerez plus là-bas ?

— Je le souhaite.

— Vous serez réformé, vous verrez, je m’y connais.

— Je le souhaite.

— Votre accent n’est pas français.

Je reste muet, et elle n’insiste pas. Mais ajoute :

— On n’a pas trouvé votre carnet militaire sur vous, ni votre numéro matricule ; seulement, un calepin à couverture de ciré noir.

— C’est le mien.

— Il n’y a pas de nom.

Je garde le silence.

— On vous appelle le patient au calepin.

— Qu’on continue, ce nom en vaut un autre. Ça n’a pas d’importance.

— N’auriez-vous pas quelqu’un à qui vous aimeriez donner de vos nouvelles ?

— Non.

— Des parents ? Des amis ?

— Personne.

Elle passe une main caressante sur mon front et l’arrête sur mes yeux. Je m’en saisis, y enfouis mon visage, et je pleure, je pleure, ma lamentable erreur, ma jeunesse finie. Et avec un baiser dans la paume, je repousse la main.

— Vous n’avez besoin de rien ?

— Non, je vous remercie.

Je la regarde intensément, et je répète :

— Je vous remercie.

Elle s’éloigne, un peu courbée.

Ah ! admirables femmes, sœurs de la charité et du dévouement, la puissance de vos bras aimants sont donc impuissants devant les hommes sanguinaires ? Je sais, va, on vous écarte, on vous laisse à votre souffrance, c’est votre lot. Bien des balles, en tuant les fils, ont aussi tué les mères. S’arrête-t-on pour si peu ?

***

On a enlevé mes bandages. Je suis debout. Étrange sensation : on dirait que le sol se dérobe sous mes pieds. Je voudrais qu’il s’ouvre et se referme sur moi. Je retombe sur mon siège.

— Pas très solide, hein, copain ? Chanceux tout de même d’avoir conservé tes sabots.

C’est mon voisin de lit qui a parlé. Je sais qu’il est pris dans une armature de plâtre qui le tient du cou jusqu’aux hanches. Atteint au dos, jamais il ne marchera. Il l’ignore et c’est tant mieux : il apprendra trop tôt.

***

Je marche un peu chaque jour ; mes forces reviennent ; je puis avec mes béquilles arpenter les corridors.

Triste comme un hôpital. Si l’expression est juste en temps ordinaire, elle devient poignante en temps de guerre. Ici, c’est une procession continuelle de blessés affreusement blessés, victimes innombrables de l’inouïe catastrophe mondiale que rien ne semble être capable de faire cesser.

Les salles d’opérations ne connaissent pas l’inactivité. Les corps se succèdent sans interruption sur la table de métal à bascule.

Jours et nuits, on sectionne, on râcle, on ampute. Des mains, des pieds, des jambes et des bras complets, tombent sous la scie ; les scalpels s’enfoncent, taillent à pleine peau, et les pinces extirpent, arrachent des yeux, des moitiés de visage ; pas une seule partie du corps n’échappe aux outils de la chirurgie ; les infirmiers ne fournissent pas à vider les cuvettes pleines d’eau rougie et à disposer de tous ces membres et du reste. Ah ! prendre tous ces membres et ces moignons de membres crochus, les attacher les uns aux autres avec les fibres et les muscles enlevés aux blessés, les mettre debout, les surmonter d’un crâne où dans les orbites vides pleureraient des yeux aux cristallins crevés, couvrir le tout des lambeaux de peau sanguinolents qui pendent dans les barbelés, et, à la face du monde, se dresserait le spectre de la guerre. Si ce n’est pas suffisant pour dompter la folie sanguinaire des peuples, planter des poignards, des baïonnettes à scie dans le spectre, le jaunir par les gaz asphyxiants, le faire trembler par la mitraille, l’empaler sur le pieu d’acier d’un trou de loup et le laisser gémir. Ah ! Que Dieu permette que le spectre déambule et aille semer une salutaire épouvante au sein de la conscience des peuples !

***

Je n’ai plus de béquilles.

Et, pour la première fois, je me promène sous les arbres du parc de l’hôpital. Le bleu du firmament filtre à travers le feuillage du haut faîte des arbres, et, mêlé de lumière et d’ombre, met des coulées laiteuses le long des troncs et sur l’herbe des pelouses. Des oiseaux sautillent dans les branches et béquettent le sol, où des fleurs largement épanouies se balancent au soleil. L’horizon se perd dans une buée opaline. Et dans ce cadre fait de toutes les beautés de l’été, l’hôpital dresse ses murs de pierres patinées par le temps. C’est un ancien château de style charmant. Le toit élevé est coupé de lucarnes nombreuses, pointues, ouvragées en dentelle, et des balcons ajourés courent sur la façade. Quatre tourelles, aux fenêtres étroites, se reflètent dans l’eau calme d’un étang. Construction gracieuse, caprice de quelque marquise frivole mais aux goûts sûrement raffinés. Château qui a connu les élégantes en crinoline et les élégants en pourpoint de velours ; qui a résonné de rires et de chansons, qui a vu la pavane et le menuet. Mais, maintenant, les parfums légers des bouquets de jadis sont échangés contre les odeurs pharmaceutiques ; sur les jolies consoles d’onyx et de marbre rose, la charpie et les cisailles nickelées remplacent les dés d’or et les étoffes soyeuses d’antan. Les bergères ne dansent plus sur les tapisseries aux cadres fleuris, et les socles sont vides de leurs fines statuettes et de leurs groupes élancés. L’atmosphère de gaieté et de plaisirs troublants d’autrefois s’est changée en une atmosphère de chagrins et de tristesse. C’est de ces salles dans lesquelles se multipliaient les baisemains et les révérences ; c’est de ce perron d’où s’offrait le coup d’étrier, que partent maintenant ceux que la convalescence renvoie dans leur famille, ceux que la guérison rejette dans les tranchées, ceux que la mort conduit dans les cimetières.

Je ne peux pas retourner vers ce qui a été ma maison paternelle. Je ne veux plus retourner dans les tranchées. Me reste-t-il donc que les cimetières ? Ballotté, je vagabonde. Le destin s’amuse.

Un jet d’eau retombe gracieusement dans une large vasque que soutiennent des cupidons ventrus. Je m’approche et me penche sur le bassin, et, aussitôt, je me retourne, convaincu que quelqu’un derrière moi s’est miré à ma place dans cette eau tiède et limpide. Il n’y a personne, et je comprends que ce visage d’homme, dont je n’ai pas reconnu les traits, c’est moi. Je me penche de nouveau, très bas sur l’eau, et je me contemple longuement, douloureusement. C’est la première fois que je me vois. Avant, je n’en avais pas le courage, et, pour éviter tout miroir, je ne me rasais pas. J’avais laissé pousser ma barbe qu’à ma demande un infirmier a enlevée ce matin.

L’eau doucement ridée du bassin qui me renvoie mon image fait trembler l’affreuse cicatrice qui va de la racine de mes cheveux à mon menton. C’est une marque profonde, rouge, violacée, qui part de mon front, soulève l’arcade sourcilière gauche, étire la paupière, dépouille la joue quasiment à la mâchoire, et finit en ricochant vers l’oreille dont le bout manque. Ainsi, voilà ce que je suis devenu : un défiguré. Avec un geste de répulsion, ma main cache la hideuse balafre, et l’eau ne reflète maintenant que le côté droit de mon visage ; il est intact. J’ôte et je replace ma main, et c’est moi : ce que j’étais, ce que je suis. Je m’éloigne lentement du bassin, et, à mesure, je vois mon visage s’enfoncer dans l’eau comme dans un gouffre qui l’avale. Je lève la tête et l’affreux masque la courbe. Ma laideur est disparue au fond du bassin, mais elle reste gravée dans la rétine de mes yeux, et, quelle que soit la direction vers laquelle je dirige mes regards, je me vois. Je me vois dans ce massif de fleurs, dans les branches de cet arbre, dans ce nuage qui passe. Et les fleurs rassemblent leurs corolles pour ne pas me voir, et, pour la même raison, les branches se replient et le nuage fuit. Et, moi aussi, je ne veux plus voir et je ferme les yeux. Mais le masque est en moi : je le verrai éveillé, je le verrai endormi.

Si je retournais au pays, les solides gars de là-bas, après un geste de pitié, diraient dans leur langage pittoresque :

— On lui en a fait une gueule !

Oui, on m’en a fait une gueule ! Et toi belle jeunesse de ma province, belle jeunesse de mon pays, reste chez toi ! Défends ton sol s’il est attaqué, mais jamais, comprends-tu ? jamais, je t’en supplie, ne commets l’erreur fatale d’aller te mêler aux chicanes du vieux monde. Garde tes forces, ton talent, ta vaillance, pour ton pays : les dépenser ailleurs, c’est le trahir.

On m’en a fait une gueule ! Mais mon âme, elle, et mon cœur ! C’est souillé, irrémédiablement souillé.

Sur le banc où j’ai pris place, un officier français vient s’asseoir.

Il pose sa main sur mon épaule et, sympathique, me demande :

— Eh bien ! mon ami, ça va ?

— Mieux, je vous remercie.

— J’ai su que vous aviez été plus de trois ans au front.

— C’est exact.

— Vous avez bien mérité de la France, dit-il ému.

— Je le suppose.

— J’ai à vous apprendre une nouvelle qui ne peut manquer de vous réjouir : en reconnaissance de vos services, vous êtes sur la liste de ceux qui seront décorés de la croix militaire.

Décoré, quelle dérision ! Je n’en veux pas de décoration : j’en porte une trop visible !

Courtois, il poursuit :

— Mais il faudrait dire votre nom. Je sais que vous êtes Canadien français, et je suis fier de vous, mais…

— Vous voulez savoir mon nom ? Eh bien ! c’est ça :

Et je frappe violemment ma joue tuméfiée. Sous le coup, elle se boursoufle et saigne.

Il se penche vivement et, avec son mouchoir, il éponge délicatement le sang et, avant que je puisse deviner ou m’en défendre, il me donne l’accolade. Je le repousse rudement.

— Vous me peinez, dit-il. C’était le Français qui vous remerciait de ce que vous avez fait pour sa patrie.

Je reste un moment silencieux ; puis, je murmure :

— Veuillez m’excuser.

Il m’offre une cigarette. Je la prends, l’allume, et la laisse se consumer entre mes doigts.

— Vous reprenez rapidement vos forces, mon ami. À ce que m’a dit le médecin-major, ce matin, vous serez bientôt apte à reprendre le service. Moi, j’en ai encore pour un mois, et ça me désole.

Je reçois la nouvelle sans broncher.

— Mais avant, continue-t-il, vous serez décoré de la croix militaire.

— Je n’en veux pas.

Mes paroles ont tombé, nettes, détachées, cinglantes.

— Je serai à vos côtés, dit-il offensé.

— Qu’on vous épingle ce que l’on me destine.

— Vous refusez cet honneur venant de la France ?

— Je refuse cet honneur qui vient des hommes. Vous rayerez mon nom de la liste.

— On ne peut le faire décemment, dit-il indigné.

Il ajoute du ton sans réplique que lui confère son grade :

— J’attacherai moi-même cette croix à votre poitrine.

— Je l’arracherai. Laissez-moi, voulez-vous ?

Ses yeux flamboient.

— La cérémonie aura lieu demain à deux heures précises, dans ce parc même. Quelques hauts dignitaires de l’armée nous honoreront de leur présence.

— Je leur lancerai leur babiole. Il y aura esclandre.

Il jette, furieux :

— Rectifiez position !

Je me lève, rigide.

— Rompez !

Je salue et m’éloigne.

Près du bassin, il me rejoint. Son attitude est toute autre. C’est l’ami, non le chef, qui parle :

— Ainsi, vous refusez…

Je le regarde fixement, longuement, et dans mes yeux passent tout l’affolement des regrets de mon erreur, tout le désespoir de m’être trompé et de m’être fait berner.

Il baisse la tête.

— Je vous ai compris. Allez, il sera fait comme vous le désirez.

***

C’est le même soir. Je suis seul dans la galerie vitrée aménagée spécialement pour les convalescents, étendu sur une chaise longue dans l’obscurité. On cause dans le jardin sous ma fenêtre ouverte :

— Bougrement curieux ça, refuser une décoration, hein ?

— Tu veux parler du castor québécois ? Comment as-tu su ?

— Té ! je ne suis pas ordonnance de mon lieutenant que pour frotter ses bottes et astiquer ses boutons, j’écoute aussi.

— Il est bête de ne pas l’accepter la médaille : c’est tout ce qu’il peut retirer de son équipée.

— Et dire qu’il y en a pour s’en acheter des décorations ! et ça coûte cher avec la petite commission des intermédiaires. Hé ! hé ! Bibi a eu un peu connaissance des transactions.

— Et après tout, ce n’est qu’une plaque de métal quelconque attachée à un bout de ruban !

— Tout juste. Mais ça a de l’effet sur le coffre et ça le fait se bomber.

Je ferme ma fenêtre d’une poussée qui en casse un carreau. Le bruit attire un infirmier.

— Eh bien ! qu’est-ce qui se passe ?

— J’ai brisé un carreau de mon poing, en m’étirant, je crois.

Le lendemain, j’assiste sans être vu à la remise des décorations. Ils sont là une vingtaine, alignés, ou dans une chaise roulante, ou sur des cannes, ou sur des béquilles ; quelques-uns semblent intacts. C’est ça que ç’a coûte pour mériter la plaque au bout de ruban ? Ce qu’il en faut des actions d’éclat pour que les éclats d’obus se fondent en médailles qui s’accrochent au dolman ! Et l’on redresse ses infirmités, on cambre sa poitrine creuse pour recevoir le pataclan, brimborions frappés en série par un pilon mécanique.

La cérémonie est finie. On a touché les candidats à l’épaule avec une lame, une accolade, et c’est tout. Ils s’en vont clopin-clopant, secouant leur breloque qui a coûté un bras, une jambe, parfois les deux et souvent plus que les bras ou les jambes. C’est triste et ça met un rire fêlé à la gorge et un goût de charbon à la bouche.

***

Après un dernier examen, je suis trouvé apte, comme disent les Français, o.k. comme disent les Américains, all fit comme disent les Anglais, pour retourner au front.

Des mieux retapé par la science médicale, j’attends, avec d’autres comme moi, le moment de monter dans le train qui nous conduira, via les camions, où l’on sait. Il y a beaucoup de monde sur le quai de la gare : des mères qui mangent leur fils des yeux ; des femmes qui tiennent leur mari par le bras ; des filles qui se collent à leur homme ; des curieux. On fleurit l’acier de nos casques, on met dans nos poches friandises et cigarettes, et l’on nous donne des petites tapes encourageantes sur l’épaule un peu comme l’on fait au gamin qui rechigne pour ne pas aller à l’école. À l’école, nous y retournons, et, sans doute, pour graduer définitivement, cette fois.

Il y a des scènes d’adieu poignantes. J’y assiste passif. Mais je me retourne quand je vois un enfant que l’on arrache de force du cou de son père.

Des baisers, des serrements de mains, des étreintes à n’en plus finir ; les mains s’agitent dans un dernier signe d’adieu, et le train s’élance dans la brunante, vers les ténèbres de la nuit qui le happeront dans une heure.

À mon départ de l’hôpital, on parlait de paix prochaine et, dans le train, la nouvelle s’accrédite. On la discute avec fièvre et animation, avec des engueulades, un flux de paroles, où les suppositions bousculent le raisonnement.

La paix ! ce serait l’évacuation des territoires occupés, la démobilisation générale, le retour au foyer, la réunion de ce qui reste des membres d’une même famille, l’échange et le retour des prisonniers. La paix ! ce serait une clameur de délivrance et un silence devant l’amas de ruines effarant.

Retourner chez soi. Je revois mon pays aux horizons magnifiques, au sol généreux. Je revois des visages connus et des yeux amis, les groupes qui discourent sous le porche des églises paroissiales, des voix, des chants familiers frappent mon oreille : c’est l’âme franche et vaillante de mon pays, jeune et sincère, qui me touche. Un désir impérieux de revoir mes plaines saines et mes montagnes robustes, de revoir mes gens, s’empare de moi. Ce n’est pas qu’un désir : c’est la nostalgie. Mon être entier se tend vers tout ce que j’ai tant aimé et qui s’épanouit toujours, près du grand fleuve, dans l’air salubre de ma province, et ce train au bruit de ferraille m’entraîne vers les chaos de la bataille. Je veux m’en aller chez nous, goûter à l’air natal, étreindre ma patrie, et une poigne brutale me tire en arrière.

Je veux m’en aller chez nous. Le visage collé entre mes mains à la fenêtre de mon compartiment, je répète ces mots. Je les répète, jusqu’à ce qu’ils ne soient plus qu’un murmure d’enfant à mes lèvres d’homme.

Je veux m’en aller chez nous. Ces mots mettent un obligato désespéré aux souvenirs qui affluent : c’est le chemin bordé de cerisiers sauvages, dont les fruits âcres faisaient mes délices d’écolier ; c’est l’école et mes compagnons de jeu ; le collège et ses études, les camarades, la culotte qui allonge, les succès des cours, la barbe qui pousse et rend viril ; ce sont les examens réussis et les diplômes qui me valent la position enviable que je remplis avec application et satisfaction. Mon avenir se dessine, et je souris à la vie. Et puis, c’est le chagrin qui me courbe devant la tombe où dorment la maman, la petite sœur bien-aimée qui, à son tour, se couche sur le satin capitonné, et le père qui survit deux ans. Mais l’adolescent se relève, trempé en homme par la douleur. Le soleil reluit, l’espoir renaît. Je croise de beaux yeux doux de femme, et c’est le rêve du foyer qui s’ébauche, que j’aime et caresse avec assurance. Tout ça passe et repasse cent fois, mille fois, devant moi. Et puis…

Un arrêt brusque du train me ramène à la réalité. Le train reprend sa marche, prudente, maintenant. Les souvenirs qui nourrissaient ma nostalgie s’immobilisent devant la zone dangereuse où nous entrons. Ils n’en franchissent pas la frontière, ils s’y appuient un moment, puis, les uns après les autres, chancellent, s’affaissent, et meurent. Je suis pris d’un besoin de ricaner, de frapper, de crier. Je me joins à ceux qui discutent toujours de la paix, et qui parlent autant avec leurs mains et leur visage qu’avec leur bouche.

Je demande, sarcastique :

— Eh bien ! poilus, avez-vous fini de redresser toutes les frontières ?

— Oui ; et nous avons reconduit tous les Boches à Berlin à grands coups de botte au bas des reins !

— Ah ! mais alors ils doivent avoir les fesses en marmelade ?

— Qu’ils les donnent en soin à leurs gretchens.

Celui qui parle est un poilu consacré qui a endossé l’uniforme en 1914 et en a connu les modifications apportées de 1914 à 1918. Je m’adresse surtout à lui :

— Et une fois les Boches repoussés dans leur pacage, qu’as-tu fait ?

— Avec mes camarades, on s’est occupé des traités. On prend assez de terre à l’Allemagne pour combler et niveler toutes les tranchées qui vont de la Mer du Nord aux Vosges, qui s’étendent dans les Flandres et la Champagne, enfin, partout où elles se croisent. Toutes les excavations d’obus, tout, jusqu’aux trous de loups et les traces de talons.

— Et la Belgique, qu’en faites-vous ?

— On lui donne le grand-duché de Bade et celui du Luxembourg, ce n’est pas du chichi.

— C’est magnifique ! Et l’Angleterre ?

— On ne s’en est pas encore occupé.

— Et les États-Unis d’Amérique ?

— Oh ! les Yankees sont riches à millions. Ils sont venus se battre ici pour le sport et les records. Ils ont gagné plusieurs marathons, ils aiment les trophées et nous leur en donnerons un qui dépassera en hauteur la statue de la Liberté de la rade de New-York.

— Superbe ! Et comment arrangez-vous cela pour la France ?

— Elle double la superficie de son territoire, et les indemnités exigées la comblent de richesses.

— Seulement ?

J’ai jeté le mot d’une façon encore plus acerbe.

Je vois bouillir mon poilu, et ça me soulage. Je continue avec emphase :

— Et au Canada, qu’accordez-vous ?

Il bondit.

— Vous vous battiez pour $1.10 par jour. Tant donné, tant payé. Montre tes reçus à ton gouvernement : on te donne quittance.

— Mais, à toute quittance, il faut le sceau officiel.

Il m’applique son poing en pleine figure. Le coup réussit à peine à m’ébranler la tête tant j’ai le cou solide.

— Les conditions d’une quittance se discutent, dis-je en l’envoyant rouler sur ses camarades d’une gauche à la mâchoire.

Une bataille en règle s’ensuit que viennent calmer des officiers. Et pour finir d’apaiser les esprits on fait circuler l’alcool, et les rasades rétablissent la concorde.

Pour le troupier, une cruche d’eau-de-vie est un objectif qu’il atteindrait au prix de sa peau : il lui en faut. Ça stimule et maintient le haut moral des troupes, et, comme il ne faut pas que le haut moral des troupes s’abaisse, il y a bar aux tranchées, dans les baraques, et les distilleries jubilent, pendant que nous devenons ivrognes.

Nous sommes foulés dans le compartiment, et tous ces hommes portent, plus ou moins visibles, les marques de vices que trace la vie salope des tranchées, et que finit d’encaver l’immoralité des baraques.

Des lupanars, les obus en font sauter jusque sur la ligne du feu. La guerre, avec ses horreurs et ses atrocités, est un terrible harnachement qui enserre le corps et le meurtrit de partout. C’est une torture physique continuelle, et l’homme tourmenté se réfugie au seul centre de son être invulnérable à la souffrance et où il sait qu’une jouissance passagère l’attend : ses pensées s’y concentrent et stimulent l’instinct de la bête qui dort en lui. Les troupiers, dans l’inactivité des tranchées ; les combattants, dans une accalmie de combat ; les prisonniers, dans les camps de détention, sont en butte à cette idée fixe qui se traduit si souvent par ces mouvements qui prennent le corps d’assaut. Et quand la relève éloigne des lieux de tuerie, on cherche l’oubli de l’étreinte des tranchées dans d’autres étreintes. La guerre saigne une génération par tous les moyens.

Non, je ne puis retourner dans mon pays où la masse de la population reste honnête. On se détournerait de moi, on empêcherait de m’approcher, et on aurait raison.

Le gouffre qui me tient est grouillant de vices de toutes les races de l’univers réunies. L’esprit le plus sain devient pervers. Mon âme a sombré. Mais que peut faire la déchéance de l’âme ? Il y a de l’argent à organiser et à faire durer la guerre.

Dans mon pays sain, on éviterait ma présence, et encore on aurait raison. Si le vice a des formes de laideurs visibles, il en a d’invisibles non moins répugnantes. C’est la honte qui se cache sous ce qui déjà rampait. Et dans ce voisinage, le corps le plus sain se contamine. Mais que vaut la perte de la virilité ? Il y a de l’argent à organiser et à faire durer la guerre !

Dans mon pays, où se pratique la pudeur, on se boucherait les oreilles à mes propos, et toujours on aurait raison. Je vais à une école où tous les blasphèmes, toutes les expressions ordurières sont traduits en toutes les langues et rendus plus explicites par des gestes suggestifs qui se passent d’interprètes. La langue destinée au verbe souple et rehaussé se dégrade ; et les paroles déformées par l’impureté sortent de la bouche, salissent les lèvres, pénètrent l’ouïe, entrent au cerveau, s’y installent, et lui donnent une nourriture qu’il finit par rechercher et ne plus pouvoir s’en passer. Mais qu’importe la déchéance intellectuelle et morale, il y a de l’argent à organiser et à faire durer la guerre !

Dans mon pays, où la vigilance des pasteurs veille sur les âmes, on me montrerait comme un danger. Toujours et encore on aurait raison. Celui qui n’est que souillure fait de sa vie une occupation de souiller autrui : c’est son but le jour, c’est son but la nuit. Faire succomber, c’est son contentement et sa satisfaction. Mais la déchéance du cœur, est-ce que ça compte quand il y a tant d’argent à organiser et à faire durer la guerre ?

Mais dans mon cher pays, ma bien-aimée province, où la croix des clochers bénit les horizons ; où les tombes connaissent la rosée de l’eau sainte ; où le cœur prie et l’âme médite, je demande aux vertus agenouillées sur les pierres des cloîtres, sur la dure des cellules monastiques, sur les dalles des sanctuaires, sur le sol d’où germe le froment, de prier pour moi. Je ne sais plus prier. Tout ce qui me reste de foi c’est le souvenir que la prière existe, et à ceux qui en vivent je jette mon appel. Mais qu’est une éternité perdue comparée à l’argent que rapporte la guerre que l’on organise et fait durer ?

Et je ne suis pas une unité de l’espèce. Des loques semblables, les uniformes en recouvrent à milliers. Les cadres des armées les retiennent, mais quand la digue se brisera et que toute cette tourbe se déversera sur le monde, je plains l’humanité.

***

Notre train vient d’arrêter. Il ne peut aller plus loin sans risquer de culbuter dans quelque ravin creusé par des mines sous la voie. Nous prenons place dans les camions qui nous attendent. On se divise le chargement. Il y a des camions remplis de recrues, de tout jeunes recrues imberbes, ayant la peau rose sur des chairs tendres. Aussi, on va saigner ça comme des poulets.

Nous partons.

Nous sommes douze dans notre camion, coincés entre des caisses d’approvisionnements. Parmi le groupe, il s’en trouve auxquels il manque un œil, des doigts ; mais qu’est-ce que ça fait ? Il paraît qu’en Allemagne on en retourne au front qui ont des jambes de bois. Alors, on est moins difficile. Et puis, les classés « A » ça se fait rares. Ensuite, pour se mesurer avec les aliénés des asiles boches, c’est pas nécessaire d’être marqué numéro I, s’pas ?

La route que nous suivons est impraticable. Elle nous secoue en tous sens.

— L’salon est trop plein, hurle un borgne : y’a pas d’place pour la marquise.

— Ferme ta gueule ! lance une voix avinée : tu m’coupes ma chanson.

Et, larmoyant, il entonne un couplet qui décrit les infidélités de sa maîtresse. On fait chorus. Et des couplets il y en a dix, et ça fait autant de refrains et de cochonneries. Et ça s’alterne de dialogues et de monologues qui relatent des aventures de bouges.

Et ainsi, masse de réprouvés, nous allons sur la route défoncée vers l’enfer qui gronde non loin. Songe-t-on à cela ?

Nous tenons la queue de la file des camions, et une panne de moteur, qui prend une heure à être réparée, nous laisse considérablement loin derrière les autres. Lorsqu’après maints dérapages, nous parvenons à nous mettre en marche, le jour est venu. Nous voulons reprendre le temps perdu, car les copieuses libations excitent notre patriotisme. Mais nous n’avons pas fait vingt arpents qu’un obus nous arrive dessus, éclate presque sous nos roues et émiette le camion. Les obusiers qui ont visé ainsi peuvent marquer sur leur fiche : « Excellent travail ». De douze que nous étions, deux se relèvent ; sept sont tués raides et les autres agonisent. La force de l’explosion a littéralement planté le chauffeur dans le talus. Enseveli jusqu’à la taille, scalpé, il tient au bout de son bras raidi le volant du véhicule : on dirait un clown qui veut faire sauter des chiens dressés. Finis les chants obscènes, les libations et les récits d’aventures grasses. Ça sent la gazoline, la poudre, le sang, l’alcool. Je me rapproche de celui qui, comme moi, est indemne.

— Ça dégrise, dis-je.

— Oui ; et notre chœur est passablement endommagé. J’espérais sauver nos trois ténors, et vois donc, le gosier faussé, ils viennent de tourner l’œil. Dix de morts, onze avec le chauffeur, et, nous deux, on n’a que des égratignures sans importance.

Il reste un moment hébété, puis se secoue, et se met à se rouler une cigarette.

— La mort est une maîtresse à la poigne un peu rude, dis-je. Elle nous a épargnés nous deux. Sans doute, n’étions-nous pas suffisamment préparés ?

— Elle viendra nous prendre quand nous serons mieux sanctifiés, dit-il en collant sa cigarette du bout de sa langue.

Je lui demande du tabac.

Il m’en donne ; et montrant les corps épars :

— C’est une bagatelle. J’étais à Verdun en 1916.

— J’y étais aussi ; curieux, je ne t’ai pas vu.

— Tu étais là, toi, un Canadien ? Je crois que tu te trompes.

— Ça se pourrait. On m’a fait tant voyager dans la région que, pour les noms des places, il y a confusion dans mon esprit.

Il éclate d’un rire de surface, et nous nous éloignons.

— Et ceux-là ? dis-je avec un regard en arrière.

— Ils sont bons pour attendre. Nous avertirons une station sanitaire, si nous en rencontrons. Oui, et c’est par là que nous allons, ajoute-t-il, avec un signe vers l’ouest. Nous y serons à la tombée du jour, à moins qu’un taxi nous rejoigne et nous offre une place sur ses coussins.

Mon compagnon est grand, osseux, équarri à la hache. Une moustache retombante cache les coins de sa bouche aux lèvres charnues. Il a une encolure de bœuf. Ce n’est pas un type de boudoir.

Nous marchons un demi-mille en silence, et, soudain, mon géant me saisit le bras et pointe les nuages :

— Regarde-moi ça, on va assister à un combat aérien. Ah ! mais c’est ça qui est chic !

Il se campe au milieu de la route. Les jambes écartées, les poings sur les hanches, son menton carré levé très haut, il paraît immense sur le ciel. Avec l’enthousiasme d’un entraîneur de boxe, il décrit les phases du combat entre un Fokker et un Nieuport.

— Non, mais tu parles de quelque chose de huppé ! Ces deux gaillards-là sont des as. Ce qu’ils savent le manœuvrer leur avio. Oh ! oh ! et ils ne badinent pas ! Des fois, tu sais, entre aviateurs ennemis on se ménage, et, après un échange de coups tapageurs, on s’en va chacun chez soi. Mais ceux-là, là-haut, sont sérieux. Les vois-tu évoluer ? On dirait deux oiseaux gigantesques en colère qui cherchent à se trouer le jabot en claquant du bec. Ah ! mais c’est magnifique ! Qui va l’avoir ; l’aigle teuton ou le coq gaulois ? L’un est plus vigoureux ; l’autre plus agile. Ça se corse ! Je crois que les plumes noires vont se faire arracher avant les plumes dorées. Hum ! avec chacun ses moyens on semble de force égale. Oh ! oh !… Le coq a sacré un maître coup d’éperon à son adversaire ; mais celui-ci riposte de façon magistrale. Ah ben ! diable que ça voltige ! Voilà le coq gaulois sur le dos de l’aigle teuton. Il cherche à l’aplatir. Il le prend de l’aile gauche. Oh ! oh ! un peu de plomb dans l’aile droite ! Ah ! vrai de vrai, qu’il le malmène ! Ça fait penser à un roi de basse-cour en frais de morigéner une de ses sujettes récalcitrantes à l’accouplement. Ouais !… L’aigle riposte… Attention, beau coq, prends garde ! Mais, prends donc garde ! Ah ! malédiction, te voilà avec du plomb dans le plumat à ton tour. Je t’avais pourtant averti !… Bon, c’est ça, reprends-toi et donnes-y ! Là, comme ça, oui, oui, comme ça, et comme ça, et comme ça ! Bravo ! ça c’en est du travail et du beau ! Tiens bon, tu l’auras. Non, mais ce que ça jase sec ces deux-là ! Cobra !… Il va l’avoir, il va… Il va… Il l’a ! Hourra ! beau coq, t’a gagné des éperons ! Ce que tu l’envoies paître l’aigle au kaiser !

Dans une spirale fantastique de fumée et de flammes, le Fokker allemand pique du nez vers le sol. Sa descente vertigineuse le jette dans une prairie, où il s’écrase, ses ailes toutes brisées, tordues sous son grand corps disloqué.

Mon compagnon, après avoir suivi d’un regard rapide la chute de l’avion allemand, regarde fixement l’avion français qui monte trop verticalement dans le ciel. Il le suit si avidement qu’il semble grandir davantage dans un élan qui le porte au secours de l’avion mortellement atteint et qui, après avoir essayé en vain de rétablir son vol, se dresse dans l’azur et tombe à la renverse. Il s’abat à son tour non loin de l’endroit où gît son adversaire, suivi des yeux de celui qui aurait voulu le secourir, et qui maintenant, refoulé sur lui-même, regarde l’endroit tragique d’où monte une fumée tourmentée.

— Ça été un rude de beau combat tout de même, dit-il, en rajustant son havresac. C’étaient deux as.

— Oui, et maintenant, ce sont deux morts !

Ils sont là, dans les hautes herbes saccagées, les deux grands oiseaux de métal dont le cœur était de chair.

Quelle que soit la direction que prennent les regards des Molochs de la guerre, ils sont certains de s’assouvir de sang. Les cieux en sont éclaboussés, la terre en regorge, les flots en sont rougis. La mitraille perfore les nues et la surface du globe, et les nuages saignent et saignante aussi est la glèbe.

Nous passons devant une grange délabrée dont le pignon garde encore, à ses planches disjointes, les morceaux d’un panneau-réclame annonçant le passage d’un cirque dans la région. On y voit des écuyères décapitées dont la pointe des pieds repose sur la croupe de chevaux fringants auxquels il manque le poitrail et les jarrets. Des acrobates volent au-dessus de trapèzes absentes ; des tronçons de bouffons courent après un tambour-major, un lion sans crinière et des tigres sans queue ni griffes.

— Ça rappelle les foires, dit mon compagnon en me donnant une cigarette.

— Oui, et la musique des carrousels, les foules bariolées, et la gaieté des fêtes au soleil, les fontaines de soda et les diseuses de bonne aventure.

— Par ici, par ici ! Venez voir Zéla, la panthère ; Taraud, le tigre ; Bolo, l’éléphant. Venez voir Julot, le dompteur, et ses lions Rex et Rem. De ce côté, jeunes gens, jeunes filles, pour deux sous je vous dévoilerai l’avenir… Et pour trois francs on voit Zéla et Julot, et l’on apprend que la fortune et les amours nous sourient. C’est pas cher !

— Non, mais le personnel des tréteaux et des tentes d’alors sont en faillite. Les événements ont détruit la réputation des clairvoyantes, diseuses de bonne aventure, et les dompteurs se perdent avec la foule dans l’arène pendant que les bêtes sauvages languissent dans leur cage à barreaux, les hommes leur ayant volé leur férocité.

— C’est un peu ça.

Pour avoir, à l’hôpital, connu un moment de bien-être, j’en suis avide, et, parce que là où je vais rien de semblable m’attend, je me cabre, je ne veux plus souffrir. Et pour se garer des coups qui s’en viennent, mes mains cherchent le refuge de mes poches, mes coudes se serrent à mes côtés, j’engonce mon casque et mon menton s’enfonce dans mon collet. Je claque des dents. Ah ! en finir au plus vite, être tué raide, et avoir la joie, avant de tomber, de comprendre que l’éclair qui me frappe signifie enfin le repos !

— Il y a plus d’un moyen.

Je viens de penser tout haut. Mon compagnon a un gros rire.

— Sûrement qu’il y a plus d’un moyen, dit-il : tu n’as qu’à te sortir la tête du parapet. Ça prend une seconde. Ne claque pas des dents pour ça. Alors, tu es décidé à ce que ça finisse ?

— N’importe comment.

— Tu as tout ce qu’il faut pour devenir un héros. Tu monterais seul à l’assaut d’un bastion, et foncerais sans aide sur un nid de mitrailleuses.

— Sans hésitation. Mais ce ne serait ni la bravoure, ni le mépris de la mort qui me feraient agir ainsi, c’est un désir de délivrance. J’irais avec joie devant un fusil et, avec plus de joie encore, devant vingt, assuré d’y trouver davantage le remède dont j’enrage.

— Tu passerais pour crâne et magnifique. Ça te vaudrait une citation à l’ordre du jour et, vraisemblablement, une décoration ante mortem. Mais écoute, mon vieux, on parle de paix prochaine, l’heure n’est pas aux sottises. Plus que jamais, il faut se garer et survivre.

— Survivre, heu ! et pourquoi ?

— Cette demande ! Mais pour jouir de tout ce qui nous a fait défaut durant ces années maudites : les vins, la musique, les amours. Oh ! je te vois rétorquer : au front on a tout ça. Mais c’est la quantité sans qualité : le vin est aigre, et le reste, c’est du bon marché. Nous nous rattraperons. Allons, tu n’as pas trente ans. Ne laisse pas à un barbon, qui frise la cinquantaine, le soin de te donner une leçon. Du cran, hein ?

Cet appel aux bas instincts obtient le résultat désiré. Je ne veux plus mourir quand il reste des chances de se vautrer : par la boue des tranchées on prend goût à la boue ; ça devient indispensable.

Nous rejoignons un détachement de recrues, silhouettes d’adolescents, dernière floraison des foyers que l’on envoie se courber sous la faux. Ça arrache les larmes.

— Chouette ! s’exclame soudain mon compagnon, un zoo ! Regarde à droite. Ce sont des prisonniers que l’on a massés là, en attendant de leur délivrer un passeport de camp de concentration.

Je vois d’autant mieux ces malheureux que la colonne que nous formons maintenant longe les mailles barbelées qui les retiennent captifs. Ils sont une centaine, debout ou couchés, la plupart squelettiques, hirsutes, la souffrance et les privations ciselées sur leurs traits livides. Aucune plainte dans leur bouche, aucun désir sur leurs lèvres tremblantes, tout est éteint en eux sauf l’épouvante de leurs yeux. Voilà l’œuvre de la guerre ; jamais ces hommes ne pourront recouvrer la forme humaine. Une haine effroyable monte en moi, non contre ces malheureux, mais contre les pourvoyeurs attitrés de chair à canon. Ah ! pouvoir leur cracher à la face la salive qui m’emplit la bouche et que les gaz empoisonnés respirés doivent rendre venimeuse, mortelle !

À travers les broches cruelles, des mains se tendent. Je leur jette tout ce que j’ai sur moi, et je me retourne pour ne plus voir. Mon compagnon de tantôt n’est plus à mes côtés. J’ai dû m’en éloigner dans les écarts de ce chemin dont les ornières ne permettent pas la régularité des rangs. Celui qui le remplace est un adolescent. Les coins de ses yeux et de sa bouche ont la courbe délicate de l’enfance. Il ne peut détacher ses regards du pitoyable enclos. Je le force à s’en détourner.

— Ne regarde plus cela, petit.

— C’est affreux ! Est-ce que ce sont des Russes ?

— Ce sont des Autrichiens-Allemands.

Ses yeux se durcissent.

— Oh ! je les hais ! Ils ont tué mon père !

Mais le chagrin a raison de sa haine, et des larmes coulent sur ses joues qui gardent encore, il me semble, les traces des baisers maternels. Il essuie bravement ses yeux du revers de sa main. Je l’examine mieux. Il est grand pour son âge, d’une distinction parfaite, et son regard est si pur que je me sens comme purifié. Quelque chose de souverainement doux, de nouveau, monte en moi, et auquel je m’accroche. Oui, je protégerai cet enfant contre tout. C’est un but, ça. Et cette mission que je me donne m’apporte un contentement presque semblable à de la joie. Et pour commencer à le défendre, je ne veux pas que trop de haine prenne ce cœur innocent.

— Il ne faut pas tant haïr ceux que tu viens de voir ; ce sont des vaincus.

— Ah ! les écraser, tous !

Je ne puis continuer. Je revois les atrocités commises : les hommes crucifiés, les femmes outragées, les baïonnettes fouillant les berceaux.

— Oui, il faut haïr, dis-je égaré.

Mais le groupe lamentable de l’enclos se précise, et j’ajoute :

— Il faut aussi essayer de pardonner.

Haïr, pardonner, tout s’embrouille dans une sauvage mêlée où ne se distingue plus le camp qui donne les coups les plus coupables. Aussi, je ne sais plus quelle direction donner à mes pensées et à mes yeux. Partout, c’est le massacre. Mon front cherche l’appui de ma main, et mes doigts s’attardent à la meurtrissure de ma joue.

— Vous avez été douloureusement blessé, monsieur.

Je change en sourire le rictus qui pèse sur ma lèvre :

— Oh ! une égratignure.

— Il y a longtemps que vous êtes au front ?

— J’y ai été tout le temps.

— Vous êtes donc invulnérable ?

— L’entaille de ma joue prouve le contraire, et un premier bon coup affaiblit toujours la cuirasse.

— Je ne veux pas que vous mourriez, monsieur ; vous avez été à la tâche, vous serez à l’honneur. J’arrive de Paris et, dans la capitale, on est assuré de la victoire. L’Allemagne est acculée à la défaite. Dans les cercles diplomatiques, on ébauche rapidement les grandes lignes des traités. Un armistice est prochain. Vous qui êtes habitué ici, ne remarquez-vous pas moins d’activité autour de nous ?

Cette remarque me frappe. C’est vrai, nous sommes en pleine zone des lignes de feu, et c’est presque calme. Les canons tonnent, mais leurs coups sont distancés, comme fatigués. Seulement, je ne me méprends pas. Cette tranquillité est le pire des mauvais augures. Mais, pour ne pas l’alarmer, je dis :

— Mais oui, petit, c’est plus calme, un calme inusité, tu as raison, la fin se fait pressentir. Que Dieu te protège !

— Et qu’il vous garde, monsieur !

Cette sympathie m’électrise. Je saurai protéger cet enfant.

***

La bataille se poursuit. Les engins de destruction continuent leur œuvre d’anéantissement. Les obus bouleversent ce qui déjà a été bouleversé, frappent cent fois ce qui déjà cent fois a été frappé, creusent et remplissent des cratères, et, dans des sillons sacrilèges, déterrent les morts, violent les tombes. Tout agonise dans la nature. Jamais plus l’écho ne pourra reproduire autre chose que des cris de rage et de douleur, des blasphèmes et des râles. Les buissons se chargeront d’épines, non de fleurs ; le suc des fruits prendra goût de fiel, et la tristesse des automnes planera sur les printemps.

Les feux des artilleries brûlent l’oxygène, l’air est nul, les veines des tempes se gonflent, des piqûres lardent les poumons. Mon jeune protégé, pressé contre moi, respire avec effort, la bouche ouverte, pris de panique. Je l’encourage, je le console, je le couvre de mon corps, mon pauvre corps qui a tout donné, tout perdu.

— T’en fais pas, petit, ça va se passer !

Et chez l’adolescent, pris des coliques du feu, ça passe.

Il reste tout désorienté, piteusement décontenancé.

— Allons, allons, petit, il n’y a pas de quoi : tous, nous avons connu ça. Va derrière ces broussailles : c’est la buanderie.

Il en revient honteux, mais cet intermède l’a distrait de son effroi. Il est plus calme mais gêné.

— T’en fais pas. Pour tous, le baptême du feu nécessite presque toujours un peu d’eau à la fin.

Il rit, nerveux.

Et comme le feu semble diminuer d’intensité, il se remet tout à fait.

— J’ai eu peur, avoue-t-il à regret.

— Et comment ! Tous, nous avons eu peur ; ça n’épargne personne.

— La prochaine fois, je serai brave.

— Sûrement, tu seras brave, je sais.

Pour d’autres, la prochaine fois, c’est plus tard ; pour lui, ça arrive aussitôt. À travers le vacarme clame le tocsin avertisseur : « Les bombes asphyxiantes ! Mettez les masques ! »

— Respire lentement, petit, à doses mesurées. Ne bouge pas ; ne te colle pas contre terre ; lève-toi plutôt.

Je lui ajuste son masque, et je mets le mien.

En vagues mortelles, les gaz se déroulent, s’appesantissent dans tous les replis de terrain, dans tous les recoins des tranchées, C’est la mort muette qui vient, s’infiltre dans la moindre fissure des masques, et tue pesamment, horriblement, c’est un écrou qui enserre la poitrine devenue un brasier. Et les vagues montent et se mesurent, s’étreignent en une marée d’hypérite qu’alimentent sans cesse les obus qui éclatent sourdement.

Les hasards du combat nous ont conduits dans un entonnoir.

Au-dessus, c’est un rugissement de furies. Le ciel est bas, lourd d’orage. Et les éléments se déchaînent et se joignent aux inventions meurtrières des hommes. La foudre répond aux canons. Les éclairs hachent les nues pendant que l’artillerie hache la terre.

Les lèvres serrées au tampon de mon masque, j’aspire l’air filtré et qui me revient dans la bouche avec un goût fade de poumon. L’air est parcimonieusement mesuré, les tempes me battent, le cerveau me bourdonne sous l’afflux du sang. Je ne perds pas de vue mon compagnon qui s’agite. À un moment, je le devine, il va arracher son masque ; il ne faut pas ! Je le saisis, lui emprisonne les bras de mon bras, et je le hisse près de moi, à deux pieds du haut de l’entonnoir. Nous ne pouvons pas risquer plus. À la longueur du bras, c’est la mort par le fer qui se mêle à la mort par le gaz. C’est un tourbillon indescriptible, une danse macabre, où les tibias frappent les crânes.

Année 1918 ! ceux qui survivront s’en souviendront !

La pluie, la pluie tant redoutée par moment et si espérée en d’autres, s’abat en trombe poussée par le vent et lave les gaz. J’ôte mon masque. L’air humide, pareil à de la glace broyée, dégringole dans mes bronches. Je chancelle et m’agrippe à la paroi de l’entonnoir. C’est le rajustement pénible qui suit l’enlèvement de l’appareil respiratoire. Je respire maintenant librement, et j’ai l’impression que tout est vastement aéré autour de moi. Je retire avec précaution le masque de mon compagnon. Il est à demi inconscient, le visage bleui. Il se débat sous l’air qui ruisselle dans ses poumons et semble vouloir les geler. Je sais. Ses yeux chavirent et s’injectent de sang. Aurait-il avalé du gaz ? Je le frictionne, lui masse les bras et les jambes ; je lui souffle dans la bouche, et il revient à lui. Non, il n’a pas avalé de gaz ! Je le vois à sa respiration qui ne dérape pas.

Pauvres enfants, que Dieu se voile la face !

***

Le temps va avec des alternatives de combats et d’accalmies plus prolongées. L’hydre agonise-t-elle vraiment ? Elle a encore des soubresauts terribles, des révulsions. Mais elle achève, je le crois. Et plus que jamais, je protège mon jeune compagnon. Je trouve et j’invente à son endroit des ruses qu’envierait un stratégiste. J’ai pour lui l’affection d’un père et l’amitié d’un homme. La vie dure des camps et des tranchées l’a développé, musclé, bronzé. Pour avoir affronté le danger, s’être mesuré avec lui, y avoir échappé, ses yeux sont fiers, hardis. Il est beau comme un jeune dieu.

***

Une rumeur d’armistice nous atteint au milieu d’un engagement. D’où vient-elle ? De partout ! Elle se glisse entre la mitraille, entre les armes qui se croisent, et avertit chaque combattant dont les gestes, à la nouvelle, deviennent plus désespérés.

Il ne faut pas mourir alors que le ciel s’éclaire de bleu exprès pour soi, et que l’on hume déjà l’air natal. Il ne faut pas mourir quand, là-bas, on nous tend les bras au pas des portes ouvertes, et que l’odeur du pain connu nous enveloppe. Quand des voix maternelles se font entendre et qu’à nos oreilles chante la romance, il ne faut pas mourir. Il ne faut pas mourir quand s’avance l’épousée qui sourit à l’enfant appuyé à son sein et qu’à l’horizon pointe la paix.

Il ne faut pas mourir, et pour la sauver sa vie à soi, on tue sans compter la vie des autres.

Il ne faut pas mourir quand on n’a pas vingt ans, et, pour cela, je fais de ma poitrine un bouclier vivant à mon juvénile compagnon. Il ne faut pas que rien n’atteigne son front lisse, ni ses yeux francs, ni sa bouche charmante. Il ne faut pas que son âme quitte ce beau corps où bat un cœur aimant et pur. Et puis, chaque coup que je lui évite, ça me rachète. Et, le sauvant, j’ai conscience de me sauver aussi. Et travaillant pour lui, je travaille peut-être à mon salut ? Je retrouve un peu de foi.

L’engagement est fini et, avec lui, s’évapore la rumeur qui nous a valu tant de mal. Il n’y a pas d’armistice : c’est une fausse alerte.

Nous nous calons dans nos tranchées en mordant nos fusils.

Il ne faut pas qu’une autre rumeur de cette nature vienne de nouveau nous affoler, car tout sauterait dans une révolution. Les corps sont à bout, et les esprits tendus à la limite, l’endurance et l’abnégation ont une fin. On s’en rend compte, et, pour maintenir le moral des troupes, il y a des fusils de braqués sur elles et qui ne sont pas ceux de l’ennemi. Nous savons que, pour nous faire avancer sur la ligne d’en face, nous avons une ligne de feu dans nos dos…

La rumeur d’armistice nous a d’autant plus saisis que l’ennemi est visiblement vaincu. Les Allemands se défendent avec l’énergie du désespoir. Chaque obus tiré, chaque coup de feu, épuisent leurs munitions déjà épuisées. Chaque bouchée de nourriture avalée dégarnit leur mince garde-manger. Ils n’ont plus d’arrogance, et les os saillissent des uniformes. Et malgré leur dénuement à peu près complet et la dysenterie qui dissémine leurs rangs, ils parviennent encore à accomplir des prodiges de valeur. Leur kultur en a fait des guerriers mécaniques, et c’est ce qui les soutient. Et eux aussi dans leurs dos veillent des fusils dont les crosses, tout comme de notre côté, s’allongent, s’allongent pour s’appuyer aux épaules grasses des pourvoyeurs de guerre. Ces monstres et leurs sicaires veulent s’assurer le maintien de leurs énormes gains jusqu’à la fin des fins. Ils s’agrippent à la guerre si incalculablement riche de filons pour eux. Des filons toujours pleins d’or et qu’ils ramassent à pleines mains sans presque se pencher. À la pensée que la cessation de la guerre assécherait l’Eldorado, ils verdissent et leurs bajoues se fripent dans la sueur inquiète qui délaye leurs plastrons piqués de diamants. Mais la guerre va finir ; d’une manière ou d’une autre, elle va cesser et, vite, nous allons y voir ! Alors, ils vont brailler comme des veaux, en regardant de leurs yeux devenus glauques le pis flasque de leur mère-vache.

***

Des jours, une éternité, et, soudain, dans le lointain c’est l’appel du clairon qui éclate, s’en vient, s’enfle, élargit la campagne, l’espace, le ciel, disperse les nuages, couche les arbres, et, dans un élan frémissant de rires et de pleurs, nous soulève hors des parapets, vide les tranchées. L’armistice est signé !

Cette fois, la nouvelle est véridique. La guerre est finie :

— Déposez armes !

Un vent d’allégresse nous jette dans les bras des uns des autres. On crie, on pleure, on hurle sa joie. Les baïonnettes se crochissent, on brise les fusils ; on arrache son casque, sa tunique, sa chemise, et, à travers les torses nus, on perçoit les cœurs qui palpitent de délivrance. Le manteau de plomb qui pesait sur la terre se fond en gouttelettes de rosée, et un long soupir de guérison gonfle son sein douloureux. Le vent est consolant, la lumière nous baigne d’effluves vivifiants et plaisants. Un immense sanctuaire s’appuie sur la terre et soutient les cieux. C’est un moment jamais vécu, parce que jamais provoqué, qui touche l’univers. La joie est à son zénith, mais elle est au-dessous des souffrances dont les proportions resteront immesurables.

La guerre est finie depuis cinq minutes. L’éclosion spontanée d’une vie ne nous semblerait pas plus merveilleuse.

La guerre est finie, et pour m’en convaincre, pour m’habituer à l’incroyable chose, j’entraîne mon jeune compagnon à l’écart sur un monticule boisé.

— Et je retourne à la maison ! Maman !

— Oui, petit, tu retournes à ta maman.

— Je l’embrasserai !

— Oui, tu l’embrasseras.

— Nous sommes victorieux ?

— Oui, victorieux.

— La France a triomphé !

— Oui, elle est vainqueur.

Une large portion de notre secteur s’étend à nos pieds. On lance des fusées éclairantes ; on vide les cartouchières.

Et tout à coup, peut-être d’un coin où se consume la rage du vaincu ; peut-être de nos lignes en signe de réjouissance ; peut-être de là où demeure le destin, part un coup de canon. Au sifflement caractéristique, je me rends compte que l’obus vient sur nous. Ah ! pourquoi ? Pourquoi ?… Je n’ai pas le temps de parer, de nous couvrir ; il éclate à vingt pas. Dans un halo strié de pierres et de feu, je vois disparaître l’adolescent. Je me lève. Suis-je blessé ? Est-ce que ça compte ? Mais lui, lui, l’adolescent ivre de vie ! En bas, dans le secteur, saoul de joie, on a eu un geste moqueur vers l’obus qui vient de tomber sûrement dans un endroit désert. Personne ne vient à notre secours.

Je cherche, en suppliant le ciel d’accomplir, pour celui que j’avais juré de sauver, un miracle aussi grand que celui qui vient de mettre fin à la guerre.

Et je le découvre lui, l’ami, le fils. Il est là, étendu, la figure au ciel, près d’un arbre dont les branches murmurent en se balançant. La pression de l’air venue de l’explosion l’a dévêtu ; son beau corps de jeune dieu est broyé. Son front est mort, ses yeux sont morts, ses membres sont morts. Une ombre de vie palpite un moment à son flanc ouvert, et s’en va. Je me penche, je prends le mort dans mes bras, et, aussi livide que lui, je le dresse à la face du monde, et je crie à l’univers :

— Ce n’était pas assez, il a fallu le prendre, Lui ! Lui !

Ah ! on célèbre la signature de l’armistice dans un tintamarre où les cris et les hurlements dominent, c’est un tapage assourdissant qui est comme la continuation du vacarme du feu des artilleries, alors qu’on devrait accepter l’événement libérateur dans le recueillement émouvant d’une profonde méditation salutaire. Les ruines matérielles accumulées par le cataclysme mondial ne sont rien comparées aux millions de vies sacrifiées. Demain, les générations présentes se regarderont terrifiées parce que la fleur de la jeunesse, qui était leur soutien et leur espoir, a été impitoyablement abattue. Le bilan des pertes de talents se dressera effarant, et, crucifiant, s’ajoutera au bilan des invalides, des défigurés, des révoltés. Au chahut païen de l’heure qui marque la cessation des hostilités suivra la démobilisation des armées. Des milliers d’hommes habitués à tuer, ayant une étrange conception de la morale, réclameront leur place au soleil. Ce sera le rajustement dans les cadres brisés de la société au milieu de la confusion des esprits, aigris par les privations, tourmentés par la souffrance, pervertis par les vices qui sont le fondement de doctrines nouvelles, nées de l’attouchement forcé de races disparates.

Voilà les résultats immédiats de la guerre ! Et l’on chante victoire alors que les champs de bataille, encore fumants, disent le croulement d’une civilisation ! Les hommes peuvent être fiers de l’ouvrage de leur génie orgueilleux ! Qu’ils contemplent leur œuvre : elle baigne dans le sang et les larmes pendant que, dans la plaine, le vent charroie la poussière de ce qu’étaient hier des hommes jeunes et forts, pleins de vie, de courage et d’espoir. Et longtemps encore, par le chagrin et la douleur qu’elle a causés, la guerre continuera à tuer ceux qui survivent. Serait-ce suffisant pour orienter vers un idéal en conformité avec la dignité humaine les dirigeants des nations ? L’attitude devant les faisceaux de fusils au repos reste provocante ; les gestes ne sont pas conciliants, et l’œil demeure chargé de menaces. Ah ! si l’on voulait comprendre l’inutilité de la force brutale pour régler ses problèmes ! Si l’on pouvait comprendre toute la puissance de réconciliation qu’il y a dans la main qui se tend, amicale ! Si l’on élevait ses regards plus haut que cette terre de misère !

Et toi, bel adolescent, dernière tige vigoureuse de l’admirable moisson sauvagement fauchée, repose en paix ! Tantôt, ramassant mes forces, défaillantes, je t’ai dressé à la face du monde ; tu resteras l’évocation tragique de ces années de meurtres. On ne pourra t’oublier. Encavé dans les esprits et les cœurs, tu aideras à les rendre meilleurs, plus chrétiens. Que la terre te soit légère ! Ton sacrifice ne sera pas inutile. Par l’innocence de ton âme et la pureté de ton cœur, tu es si près de ton Dieu, et pour cela, Dieu se penchera sur ces misérables créatures, et elles écouteront les lois divines de la charité et du pardon. La paix promise aux hommes de bonne volonté refleurira sur la terre dévastée, et la fraternité, en se rétablissant entre les races, fera reluire un vivifiant soleil aux horizons apaisés.

Ces dernières paroles ne sont pas étayées sur la conviction, mais je les dis quand même pour essayer de consoler dans la mort le bel adolescent que j’avais juré de protéger. J’ai failli à la tâche que je m’étais tracée, mais, pour avoir fait tout en mon possible pour le sauver des fureurs de la guerre, il vient à mon secours dans mon affaissement et, par lui, je le sens, les prières oubliées reviennent consolantes à mes lèvres.

***

Est-ce de la brisure de tout mon être ? Est-ce d’une blessure ? Je me meurs. Je me suis traîné hors du monticule boisé qui gardera dans ses mousses les ossements du bel adolescent ivre de vie.

Et moi, appuyé à un bosselage du sol, j’écoute décroître ma vie. Je souffre mais une lumière intérieure m’inonde. Je touche Dieu. Il est infiniment grand et me dépasse de toute son éternité, mais c’est moi-même que je reconnais dans cette partie de son souffle dont je suis l’image. Et, dans cette partie de ce souffle divin, je retrouve les pensées qui me faisaient penser, l’intelligence qui était mienne, la bouche, les yeux qui étaient miens, c’est le même cœur et qui comprend pareillement, c’est le frère de ce que j’étais sur la terre. Je m’en approche, il me sourit de mon sourire ; il me parle dans mon langage ; ses gestes sont mes gestes, mais quelque chose nous sépare. J’offre tout, tout en expiation : mes souffrances dont je tais la révolte, mes peines et mes chagrins, et mon deuil sans nom qui me vient, infiniment lourd, du monticule boisé. Et je sens le souffle divin qui m’enveloppe de paix. Mon âme, prête à s’élancer vers la vraie vie, se penche sur mon cœur qui trébuche et attend, compatissante.

Dans cette quiétude que rien, plus rien ne peut déranger, ma main trace, trace mes dernières pensées.

Quelle sera la moisson qui poussera de toute cette mort, de toute cette haine que les hommes viennent de finir d’enfouir avec soin dans le sol nourricier du genre humain ? La vengeance et la rancune germent de la haine. Et comment, de part et d’autre, pourra-t-on oublier quand chaque motte de terre que l’on soulèvera découvrira un cercueil ? Les nations se jetteront réciproquement les blâmes du cataclysme, et se demanderont des comptes. Et, parce que l’on ne voudra pas payer, et que l’on ne pourra pas réparer, quel sort attend l’humanité ? Révolté par trop de souffrance, le cœur des mères se refermera sur sa douleur, et celui des pères se repliera sur son angoisse. Dans cet incroyable abatis de vies, restera-t-il des fils pour relever les foyers et les berceaux ?

J’entends les cris de réjouissance qui montent toujours de notre secteur. Ils ont l’hystérie des cris des fêtes sans lendemain. La fête traverse les océans et sa clameur de délivrance dépasse les cieux, mais demain, dans dix ans, dans vingt ans ?… Il n’y a rien, rien pour assurer la paix dans l’avenir des peuples. On s’est débattu avec des moyens humains pour se débarrasser de la guerre. Quelques regards ont bien imploré le Créateur, mais les autres, ceux des groupes qui gouvernent, ceux de la masse exploiteuse, sont restés et fixés sur soi, et fixés sur des chiffres. Et ce seront ceux-là, les novateurs, aux regards froids et calculateurs, qui établiront les nouvelles assises des nations, qu’ils étaieront avec le papier des traités et l’encre des signatures, exigeant des autres une foi et un honneur dont la plupart se moquent. On emploiera la fragilité des moyens terrestres pour remettre le monde à neuf quand il faudrait pour cela ébranler toutes les vertus des cieux !

Et dans mon pays tout neuf, où l’imprudence, la culpabilité, la cupidité des uns et des autres, ont formé une coalition qui a permis, poussé, contraint un peuple à son enfance de jouer avec le glaive redoutable que manient avec effort les vieux mondes, quel sera l’avenir ? L’expérience de cette folie coûteuse et vide de bénéfice suscitera-t-elle des hommes de valeur capables de mater ceux qui, à l’heure présente, s’arrogent les maîtres de nos destinées ?

Jeunesse de mon pays, de tout mon pays, sois sur tes gardes ! Ceux qui ont dicté ton faux pas d’hier auront des successeurs demain. Sois sur tes gardes ou tu paieras chèrement ton manque de vigilance ! J’ai cru à un devoir trop loin de mes horizons. Ton devoir, jeunesse de mon pays, est dans ta maison. Crois-le, et ne laisse pas surprendre ta foi.

Je ne signe pas mon lamentable et véridique récit. Mon nom, je m’en suis dépouillé et l’ai jeté sur l’amas de mes illusions que l’on m’a cyniquement enlevées. Mon nom a succombé dans le même gouffre où gît ma sincérité, ma sincérité qui me faisait croire à la cause que j’ai perdue en perdant la vie !

Si jamais on lit ces feuillets, ce sera une voix d’outre-tombe qui parlera. Puisse le ciel que les événements d’alors la fassent mentir ! Ce sera signe que le monde a recouvré son équilibre en l’appuyant aux croix des clochers.

Je place ce calepin sur ma poitrine… Disparaîtra-t-il dans ma poussière ?…

FIN DU CALEPIN NOIR
***

Dans l’abri matelassé de sacs de sable désormais inutiles, la chandelle, trois fois renouvelée, mêle le reste de sa flamme jaune au jour gris qui commence…

Les deux hommes se sont levés. Appuyés à l’une des meurtrières, ils regardent les poteaux de barbelés, le sol difforme, la crête des coteaux trouée par la mitraille, les arbres calcinés, et les ruines qui, ici et là, se dressent dans la campagne blême. Tout est figé dans un silence de cimetière. Pas un souffle. On dirait que l’espace craint de se voir encore lacérer. Une clarté dérange peureusement l’horizon, et les ombres fuient, s’enfoncent, et disparaissent dans les dépressions du terrain.

— Jusqu’aux ombres qui se sauvent, dit le poilu. Crois-tu que ça peut se rapicander tout ça ?

— Pour sûr ! C’est tout à l’envers comme après des boustifailles, mais on va ranger les meubles et aplomber le plancher, et tu verras.

— C’est épouvantable, dit-il en faisant tourner lentement les feuillets du calepin qu’il vient de lire.

— Il y était à la guerre celui qui a écrit là-dedans. Il n’a rien inventé.

— Non, c’est ça, trop ben ça !

— Pauvre gars, dommage ! Tout de même, il doit être maintenant à M… On va le trimbaler avec pompe. Nous deux, on entrera à Paris, sans pompe, mais en vie ! Ça vaut tous les cénotaphes.

— Mon vieux, je ne te suis pas à Paris. Ma feuille de route en main, je fiche le camp en droite ligne chez la mère. Je l’embrasse. Puis, je passe dix jours à me baigner dans la mer pour me décroûter à fond. Sans blague, j’ai les orteils plâtrés de boue de tranchée durcie à leur faire rendre un bruit d’ergot quand j’marche.

— Ah, saland ! Moi, je prenais mon bain tous les jours.

— Hein ? Où çà ?

— Dans ma sueur.

— Ah ! Eh ben ! blagueur !

Le matin se déroule maintenant sur la campagne, et découvre ses blessures qu’un peu de soleil visite. Puis, les nuages ferment les éclaircies du ciel et tout devient sombre.

— On dirait qu’on vient de soulever les bandages sur des bobos, dit le poilu, et qu’on les a remis machinalement, ne sachant que faire.

— Toi, mon vieux, t’es trop morose. Ça fait quasiment vingt heures que la guerre est finie pour nous ; faut pas chialer sur le ton des psaumes, voyons.

— C’est la lecture de ce calepin qui me chicote.

— C’est comme moi qu’à y penser je deviens toute chose.

Et le poilu, à la voix étrangement douce, qui lisait si bien et argotait les mots en parlant, regarde, dans un silence qui dure une minute, son compagnon qui, la tête penchée, fixe sans la voir la cigarette que son pouce émiette nerveusement.

— Et que comptes-tu faire avec ce calepin ? demande-t-il soudain dans un geste qui redresse sa tête.

— Je n’voudrais pas qu’il pourrisse ici.

— Faudrait pas, non.

— L’emporter avec moi, il me semble que je vole quelqu’un. Si on pouvait l’envoyer dans son pays, à lui.

— Hé ! j’ai une idée. Donne-moi le. Je le prends en croupe jusqu’à Paris, et, foi de bistro, je le délivre au premier cousin que je rencontre en partance pour ses neiges !

— Certain ?

— Je le jure.

***

…je suis le calepin d’un soldat inconnu. Vingt ans, je suis resté dans la poussière de l’oubli, au fond d’une malle, sous un uniforme mité qui recouvrait la visière d’un casque à pointe et deux culots d’obus. Tantôt, le jour est venu soudain éclairer ma retraite, et des mains m’ont pris et palpé. Peut-être allait-on me rejeter dans mon coin, quand des yeux se sont posés sur moi et j’ai senti un souffle ardent sur mes feuillets jaunis.

Avec émotion, on m’a placé sur une table de travail. Puis, avidement, on m’a fouillé, et j’ai frémi de consolation quand j’ai vu que l’on comprenait le pourquoi de mon écriture tourmentée.

Vous qui me lirez, dites-moi si je mens…

FIN.