« Nous reposons sous d’autres cieux… » Et sous une stèle, moi, je repose, sans nom, sans âge, sans personnalité connue. Ombre sans contours, chaque couronne que l’on dépose sur moi me pèse et m’enfonce davantage dans l’anonymat.

Choisi par le destin au hasard des champs de bataille, j’évoque tous ceux qui, tombés dans la mêlée, ont perdu avec la vie les pièces d’identité que leur fournissaient les hommes. Dans cette masse énorme que nous formions, et qui s’étendait partout où passait la mitraille, seul l’amour maternel aurait pu deviner à qui appartenait ce corps en charpie, ce torse sans membre, et quelle intelligence habitait ce crâne fracassé.

Tout comme ceux dont le nom flamboie au haut des cénotaphes, nous avons connu la guerre. Que nous valent ces hommages de marbre et de bronze ? On nous a pris la vie ! La guerre nous a couchés dans un effarant holocauste qui a fait frémir la terre d’épouvante et reculer les cieux d’horreur.

On a désespérément évoqué toutes les raisons pour motiver l’effroyable conflit. On a hurlé à la défense de la démocratie, et l’écho a répondu par les râles de la jeunesse qui se noyait dans son sang. On a clamé la survivance de la civilisation, et la sauvagerie compré­hensible des champs de bataille a été éclipsée par le geste barbare et calculé des profiteurs de guerre. On a crié à la chrétienté, mais les voix ont bafouillé devant le désespoir des mères frappées en plein cœur et atteintes dans leurs en­trailles. On s’est rabattu sur la liberté et les étincelles qui forgeaient les chaînes des captifs éclairaient le monde.

Dans leur orgueil, les nations n’ont pas voulu voir dans la guerre le fléau de Dieu ; en fourbissant les armes, en coulant les explosifs, elles se moquaient de l’avertissement séculaire du Créateur : « Homme, tu te serviras de ton œuvre ». En transgressant, les unes après les autres ; toutes les lois divines ; en foulant aux pieds le droit des hom­mes ; les nations ajustaient, juxtaposaient, les pièces de leur propre châtiment. Et, quand les produits de leurs arsenaux et les engins de mort à leur facture sont venus les terroriser, elles ont accusé le Ciel de leur malheur, et, pour braver, elles ont pointé leurs pièces d’artillerie vers les nues, et le ciel a fait retomber sur la terre cette pluie de fer et de feu : « Homme, tu te serviras de ton œuvre ». Arrogantes et superbes, les nations ne se sont pas courbées dans la pénitence devant cet univers de ruines et de morts dont l’étendue se comparaît à l’envergure de leurs crimes, et les sacrifiés, connus et inconnus, de la guerre ont donné en vain leur belle et ardente vie pour apaiser le courroux du Sei­gneur, car les crimes non accusés restaient impardonnés.

Pour amoindrir aux yeux restés clairvoyants l’épouvante du choc des armes, on a voulu faire voir de la beau­té, de la grandeur, dans l’affreux spectacle de la guerre, mais les actions d’éclat et d’héroïsme n’ont été qu’une ombre falote à côté des menées rapaces de ceux que la guerre enrichissait. Du vague tombeau qui me tient, je vois leurs noms qui toujours s’étalent, ici et là, à la structure des usines, sur le béton des entrepôts, aux frontons des banques ; j’entends leur voix dans les parlements, dans les halls de la bourse, dans les palais où se tiennent les conférences de désarmement et les assises de la paix ; je les vois, gras et satisfaits, rouler carrosse, déambuler sur les boulevards, recevoir des décorations, donner ostensiblement aux institutions qui hébergent leurs victimes. Et lorsqu’ils viennent déposer sur mon tertre la dispendieuse couronne d’occasion, ah ! pourquoi mes mânes ne changent-ils pas ces fleurs rares en ronces vénéneuses pour les enfoncer dans leurs chairs molles et coupables ?

Sous la stèle, je repose, sans nom, sans âge, sans personnalité connue. Ombre sans contours, chaque couronne que l’on dépose sur moi me pèse et m’en­fonce davantage dans l’anonymat. Et pour cela, que valent mes plaintes et mes accusations ? Je suis comme la lettre anonyme dont on ne s’occupe pas.

Et pourtant, avant qu’un caprice des hommes n’eût fait l’inconnu que l’on honore de discours dont les paroles, après avoir cherché vainement celui auquel elles s’adressent, se collent à la surface lisse de mon monument, je possédais un nom qui n’aurait pas connu l’oubli, et des mains pieuses seraient venues fleurir ma tombe.

Dépouillé de tout, perdu dans ce néant où l’on m’a jeté, introuvable au souvenir de ceux que j’ai connus et aimés, je n’en demeure pas moins un être qui a eu son foyer, ses parents, ses amis ; qui a fait des plans d’avenir, ri et chanté, parlé, tout en mangeant les mets que l’on apprécie.

Mais oui ; et comme vous, enfant, j’ai aimé les jeux, les rondes au soleil, les courses en plein air, la neige, les giboulées joyeuses, les Noëls tout blancs, les Jours de l’An avec leurs souhaits, leurs baisers, leurs étrennes. Jeune homme, tout comme vous, j’ai aimé les soirées près de l’aimée ; j’ai aimé la musique, les fleurs, toutes les beautés qui parlent à l’âme et caressent les yeux. Près du lac aux vaguelettes soulevées de clair de lune, j’ai rêvé d’une vie douce, remplie de devoirs beaux et grands. J’ai aimé la vie avec ses joies et ses peines. J’ai fait des actions méritoires ; vos actions ; j’ai commis des erreurs, vos erreurs.

J’ai aimé le sommeil de la nuit et le réveil dans le matin clair tout léger de rosée. J’ai aimé le travail.

En semant dans les sillons, j’ai médité la prière du Seigneur : Notre père qui êtes aux cieux… J’ai ramassé les gerbes : Donnez-nous notre pain de chaque jour… J’ai salué la Vierge Marie quand sur les champs passaient les angélus des midis. En marchant dans le soir ; dos au soleil couchant, mon ombre me précédait sur le sol et franchissait avant moi le seuil où l’on m’attendait.

Et maintenant, le passant évoque pensivement un regard, un son de voix ; un nom, en touchant les parois polies qui m’enferment, et s’éloigne avec le soupir de celui qui n’a pas trouvé ; une mère s’agenouille et prie, le cœur et l’âme remplis de l’image du fils disparu dans la tourmente, mais le marbre reste froid ; pas plus que le vent qui souffle et la pluie qui tombe ; pas plus que les hommes ; il ne sait qui il recouvre.

Ombre anonyme, enfouie à jamais sous une stèle, sans nom, sans date, je suis…

Le Soldat Inconnu.