Les Loups (Romain Rolland)/Acte III

Les Loups (Romain Rolland)
Les LoupsHachette (p. 339-358).
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ACTE III



Scène première

Même salle. — Le matin, au petit jour. — Conseil des officiers, comme au premier acte, sauf d’Oyron et Verrat ; mais les officiers ne sont pas groupés autour de la table. Quelques-uns seulement : Quesnel, Vidalot, Chapelas sont assis. Les autres restent debout, près de la cheminée, avec leurs manteaux sur les épaules, ou se promènent, vont et viennent vers la fenêtre. On sent continuellement chez eux la préoccupation de ce qui se passe au dehors, de la bataille qui continue.
QUESNEL.

Citoyens, c’est à regret, et sur les instances de l’un des vôtres, que je vous réunis à cette heure matinale, pour décider d’une affaire urgente,

LES OFFICIERS.

Des nouvelles, Quesnel ? — Un courrier de Custine ? — Un message de la Convention ? — Verrat a pris les îles. — Je sais, je sais, ç’a été magnifique. — Il est mort du monde, cette nuit.

QUESNEL.

Il s’agit du condamné.

CHAPELAS.

Quoi ? c’est pour cette canaille que tu me fais venir en hâte de Kastel ?

VIDALOT.

Le fait est, citoyen, que nous avons assez de fatigues pour qu’on ne nous empêche pas de dormir, quand par hasard nous le pouvons.

BUQUET.

Sacrebleu ! c’était pour cela ! pour cela ! On ne dérange pas les gens ainsi. J’étais nécessaire là-bas.

QUESNEL.

Il est cinq heures et demie. On le guillotine, dans une demi-heure. Il y avait urgence.

CHAPELAS.

Pourquoi ? C’est jugé, signé ; toutes les formalités sont remplies. Est-il nécessaire que nous assistions à sa crevaison ?

VIDALOT, sans écouter.

Hein ! ce Verrat ! qu’en dis-tu ?

BUQUET, de même.

Prodigieux. Il a sauvé Mayence.

VIDALOT.

Les Prussiens doivent réfléchir, à cette heure. Encore une ou deux frottées de ce genre, et nous les verrons penauds rentrer dans leurs repaires.

BUQUET.

Le petit Jean-Amable n’a pas eu de chance.

VIDALOT.

Oui, le pauvre gosse ! la tête emportée par un boulet, dès le début de l’affaire…

QUESNEL, faisant signe de se taire.

Il s’est produit des faits nouveaux depuis hier.

CHAPELAS.

Il a fait des aveux ?

QUESNEL.

Un membre du conseil prétend qu’il est innocent.

LES OFFICIERS.

Innocent ! — Allons donc ! — Qui dit cela ?

QUESNEL.

Je lui laisse la responsabilité de son opinion.

TEULIER, se levant.

Citoyens…

CHAPELAS.

Ah ! Teulier… Naturellement !… Il a fallu qu’il trouve à se distinguer.

TEULIER.

Citoyens, vous savez si je suis l’ennemi de d’Oyron. Hier matin, je l’accusais. Mais envers un ennemi, on est tenu par des règles d’honneur aussi strictes qu’envers un ami. Que pouvais-je faire, si le hasard laissait tomber dans mes mains la preuve de son innocence ? Étouffer mes rancunes, et vous apporter le moyen de réparer une injustice.

Des exclamations ironiques soulignent les mots d’« innocence » et d’« injustice ». Les officiers haussent les épaules, écoutent avec une incrédulité indifférente. Quelques-uns tournent le dos à Teulier, et se mettent à causer entre eux.
VIDALOT.

Il faut qu’il dise toujours le contraire de tout le monde !

DEUX OFFICIERS, écoutant le canon.

Verrat recommence la bataille. Écoute. Cela vient de chez lui. — Non, c’est le vent qui a tourné.

CHAPELAS, à Quesnel, d’un air ennuyé.

Tu n’as donc pas mis le citoyen Teulier au courant de ce qui s’est passé ?

QUESNEL.

Je lui ai tout dit.

CHAPELAS.

Il connaît la lettre ?

QUESNEL.

Oui.

CHAPELAS.

Mais l’a-t-il vue ?

TEULIER.

Précisément, je l’ai vue.

CHAPELAS.

Et tu ne la trouves pas assez catégorique ?

TEULIER.

La lettre a été forgée par les ennemis pour le perdre.

LES OFFICIERS.

Ah ! bien, je m’y attendais ! — C’est ce qu’a dit le traître. — C’est trop facile à dire.

TEULIER.

Je puis le démontrer.

CHAPELAS, ironique.

Les Prussiens te l’ont dit ?

TEULIER.

J’ai interrogé l’espion.

VIDALOT.

Il a comparu devant nous tous.

TEULIER.

Il m’a avoué la vérité.

CHAPELAS.

Qu’en sais-tu ?

TEULIER.

Les preuves de l’innocence de d’Oyron sont aux mains d’un officier.

CHAPELAS, menaçant.

Tu serais bien embarrassé de dire qui.

TEULIER.

Je vais le dire.

CHAPELAS.

Bah ! — Et c’est ?

TEULIER.

C’est Verrat.

Stupeur. Explosion d’indignation.
CHAPELAS.

C’est abominable ! Citoyen représentant, on nous insulte, et tu laisses faire !

QUESNEL.

C’est à vous d’écouter l’accusation. Vous déciderez ensuite.

BUQUET.

On n’a pas le droit d’outrager un des nôtres !

TEULIER.

D’Oyron aussi est un des nôtres.

BUQUET, CHAPELAS.

Un traître ! un aristocrate !

TEULIER.

Nous sommes égaux devant la justice.

BUQUET.

Tu oses comparer le héros de Kostheim au misérable qui nous a livrés ?

CHAPELAS.

C’est une infamie d’accuser un absent.

QUESNEL.

J’ai convoqué Verrat : il sera ici, dans un moment. Soyez tranquilles, nous le confronterons avec son accusateur. Mais il est bon que vous entendiez d’abord les raisons de celui-ci. Laissez parler le citoyen Teulier. Quels que soient mes sentiments personnels, mon devoir est de faire écouter les deux parties.

TEULIER.

Citoyens, je comprends votre premier mouvement d’incrédulité passionnée, et je ne songe pas à m’offenser de sa violence. Moi-même, à votre place, j’aurais sans doute agi de même. Ayez un peu de patience. — Mais avant toute chose, voyant l’aube qui jaunit, je te demande, représentant, d’envoyer des ordres immédiats pour suspendre l’exécution, jusqu’à ce que les débats engagés devant vous soient tranchés par votre arrêt.

BUQUET.

Qu’est-ce que toutes ces simagrées ? Dis-nous en deux mots ton affaire, et finissons-en. Nous avons autre chose à faire.

CHAPELAS.

L’arrêt a été rendu. Il n’y a pas lieu de surseoir.

UN OFFICIER.

C’est casser le premier jugement.

AUTRE OFFICIER, haussant les épaules avec ennui.

Impossible pourtant de rejeter cette demande.

QUESNEL écrit un mot qu’il donne à un sous-officier.

Ordre de suspendre.

Le sous-officier sort.
TEULIER, debout, toujours très calme.

D’Oyron est innocent.

Protestations bruyantes.
TEULIER.

Prenez garde ! En vous refusant à m’entendre, vous seriez criminels.

LES OFFICIERS, hors d’eux.

Des preuves ! Allons, donne-nous tes preuves, et laisse-nous nous battre ! Tu n’entends donc pas le canon ?

TEULIER.

La justice, d’abord.

BUQUET.

Te crois-tu plus infaillible que nous ?

TEULIER.

Non ; mais j’ai ce principe à la fois scientifique et républicain, de ne rien admettre sans examen, et de ne croire que ce que ma raison me donne comme évident.

LES OFFICIERS.

Il nous ennuie ! Il fait trop l’important !

BUQUET.

Est-ce que la raison est le monopole des membres de l’Académie ?

VIDALOT.

Dis-toi bien, citoyen, que l’aristocratie de la cervelle est aussi haïssable que l’autre aristocratie. Nous avons assez des scientistes. Nous sommes tous égaux.

QUESNEL, à Buquet.

Allons, silence, là-bas ! — À Teulier. Et toi, explique-toi.

TEULIER, continuant avec calme.

Si l’espion, sur le témoignage duquel vous avez condamné d’Oyron, vous affirmait maintenant que d’Oyron n’est pas coupable, que diriez-vous ? Que dirais-tu, Chapelas ?

CHAPELAS.

Je dirais qu’il veut sauver son complice.

TEULIER.

Mais s’il assure qu’il en a donné les preuves à Verrat, et qu’après les avoir reçues, celui-ci lui a commandé de se taire, lui promettant la vie pour prix de son silence ?

CHAPELAS.

S’il me disait cela en face ? — Je le tuerais comme un chien.

Les officiers approuvent Chapelas.
TEULIER.

Verrat eut dans l’après-midi un entretien secret avec l’espion.

CHAPELAS.

Dans son zèle pour la nation, il a voulu sans doute tirer du prisonnier tous les renseignements dont il avait besoin pour son attaque de cette nuit.

TEULIER.

Il se rendit ensuite chez Melchior Haupt, professeur en cette ville, où se trouvaient déposées des pièces établissant l’innocence de d’Oyron, et il y fit une perquisition secrète.

CHAPELAS.

Quel en fut le résultat ?

TEULIER.

Verrat partit pour son expédition, sans parler de ses recherches à personne.

CHAPELAS.

C’est qu’elles furent infructueuses.

TEULIER.

Ou trop fructueuses peut-être.

Protestations.
VIDALOT.

Que dit Melchior Haupt ?

TEULIER.

Je viens de chez lui. La maison était vide, Melchior avait disparu.

BUQUET.

Et voilà toutes tes preuves ! Et c’est pour cela que tu désorganises l’armée !… Mais tu es donc devenu fou ?

CHAPELAS.

Des témoins qui s’évanouissent, quand on a besoin d’eux !

TEULIER.

L’espion est là : appelez-le ; faites-le parler. Quand Verrat viendra, mettez-les en présence.

LES OFFICIERS.

C’est inutile. — C’est inconvenant. — Verrat n’est pas un suspect ; on n’a pas le droit de mener cette enquête. — Est-ce ainsi que nous le paierons de ses services ? Nous n’avons pas besoin de voir ce drôle. Si Verrat le désire, on le fera venir. Mais en l’absence de Verrat, et sans son consentement, je m’y oppose.

TEULIER.

Si vous vous refusez à rien entendre, comment connaîtrez-vous jamais la vérité ?

CHAPELAS.

La lettre est là. Je ne veux rien savoir.

TEULIER.

Mais si la lettre est fausse ! — Tu as entendu, Chapelas, — (tu étais avec moi), — d’Oyron se plaindre lui-même des guet-apens où les ennemis tâchaient de l’attirer sans cesse.

CHAPELAS.

J’ai entendu cela, moi ?

TEULIER.

Hier matin.

CHAPELAS.

Tu rêves.

TEULIER.

Tu as la mémoire courte. — Mais soit, prenons la lettre. Ne voyez-vous pas qu’elle ment ? que seul un ennemi, non un ami de d’Oyron, pouvait l’écrire ?… Faites attention, je vous prie.

Il montre la lettre à Chapelas et à quelques autres, qui la regardent, d’un air ennuyé et indifférent. D’autres, Buquet, Vidalot, forment un petit groupe hostile, debout à quelques pas.
BUQUET, à mi-voix à Vidalot.

Dis-moi, quel peut bien être son intérêt à décharger le traître sur le dos de Verrat ?

VIDALOT.

Je ne sais pas.

BUQUET.

À tout le moins, c’est étrange. Le meilleur gas que nous ayons, un jacobin comme il n’y en a pas deux, un Marius, un vrai général sans-culotte, — et s’en prendre justement à lui, au lendemain d’une victoire qui passe tout ce qu’on a jamais vu !

VIDALOT.

Il est jaloux.

UN OFFICIER.

Probable. C’est la seule explication.

AUTRE OFFICIER.

Ça n’est pas propre.

BUQUET.

On ne peut pourtant pas soupçonner son intégrité ?

VIDALOT.

Est-ce qu’on sait jamais ? L’intégrité s’achète comme le reste. Un peu plus cher, voilà toute la différence.

Acclamations au dehors.
QUESNEL.

Qu’est-ce que ce bruit ?

Un officier va à la fenêtre.
L’OFFICIER.

C’est Verrat qui arrive. On le porte en triomphe. Les soldats l’acclament.

TEULIER.

Citoyens, nous n’avons pas à nous laisser troubler par les clameurs. Que la délibération continue !

Le bruit augmente. D’autres officiers vont regarder à la fenêtre, ou se dirigent vers la porte qui s’ouvre.



Scène II

VERRAT paraît, porté sur les épaules de deux jacobins, une couronne de feuillage sur la tête, noir, barbouillé, barbu, hirsute, couvert de poussière, avec un vêtement déchiré, troué partout, crasseux, de boue et de poudre. Des soldats sans-culottes l’entourent en criant et dansant, et portent leurs bonnets rouges sur leurs sabres ou leurs piques. Un enfant bondit devant, en poussant des cris aigus, et jette en l’air son bonnet. Un fifre joue le Ça ira. Par la porte, on aperçoit une grande foule qui ne peut entrer. Les jacobins qui le portent, font avec lui le tour de la salle, avec des gestes absurdes et emphatiques, et finissent par le déposer sur la table. Les officiers du conseil se sont levés, sauf Teulier qui s’assied. Quesnel soulève son chapeau en silence. Verrat salue avec son sabre nu.

LA FOULE, criant.

Honneur au sauveur de Mayence ! Verrat général ! Vive le général Verrat !

Verrat fait signe aux soldats de le déposer et de le laisser.
VERRAT.

C’est bon, assez gueulé ! Mettez-moi là, jean-foutres, et foutez le camp ! Nous avons à causer. La foule s’en va. Verrat descend de la table. Citoyens, salut et victoire ! J’ai tenu parole. Le Mein rouge a bien gagné son nom. — Que me voulez-vous ? Je viens de recevoir votre ordre au milieu de ma conquête. J’ai tout quitté pour vous témoigner mon respect. Parlez : je suis à vos ordres ; mais renvoyez-moi vite : j’ai à travailler là-bas. Je ne fais que commencer. Je tiens les ennemis à la gorge ; maintenant, je vais les saigner.

QUESNEL, froidement.

Nous regrettons, citoyen, de t’arracher à tes exploits : nous y sommes forcés. Ta gloire est attaquée ; il est de ton intérêt comme du nôtre de te laver sans attendre.

VERRAT.

Qui ? moi ? on m’accuse ? Tandis que je répands à grands flots mon sang pour la patrie, il y a quelqu’un qui travaille contre moi ? — Et de quoi m’accuse-t-on ! Et qui ? et qui ? Quel est le fils de cochon ?

QUESNEL.

On prétend que tu as les preuves de l’innocence de d’Oyron et que tu les as soustraites.

VERRAT.

Nom de Dieu ! je voudrais savoir quel est le foutre de lâche, le vendu… Où est-il ? Où est-il ? que je lui crache à la gueule, que je lui barbouille le nez avec son ordure, que je le taille en miettes ! Où se cache-t-il ? Faites-le venir.

TEULIER.

Il est ici.

VERRAT.

Ah ! — Et c’est ?

TEULIER.

Moi.

VERRAT.

Toi ?… Tu te gausses de moi… Répète… Ce n’est pas possible ! — Ha ! Il feint un étourdissement. Citoyens, c’est trop fort pour moi, voyez-vous. Un ami en qui j’avais toute confiance, un frère, un bougre à côté de qui j’ai combattu vingt fois, — je lui ai sauvé la vie ! — Excusez-moi, ça me fait un coup trop fort. Cela va passer… Attendez… Il se relève, écumant. Ah ! salaud ! Ah ! jean-foutre ! — Mais non, il vaut mieux ne pas s’abaisser à répondre à de pareilles saletés !

TEULIER.

Verrat, il m’en coûte ; mais la justice le veut.

VERRAT.

Je te défends de me parler. J’aurai ta peau, c’est sûr. Mais je ne te répondrai pas. — Si tu ne crains pas de te salir le gosier, toi, citoyen représentant, parle-moi. Je suis prêt.

QUESNEL.

Verrat, Teulier t’accuse d’avoir reçu de l’espion la preuve manifeste que la lettre à d’Oyron était une machination des émigrés contre lui, et au lieu de nous l’apporter, d’avoir obligé cet homme à garder le silence. Qu’as-tu à répondre ?

VERRAT.

Je jure que j’ai sauvé la patrie.

QUESNEL.

Citoyen, nous rendons tous hommage à tes vertus militaires ; mais puisqu’une imputation précise est dirigée contre toi, il importe que tu y répondes.

VERRAT.

Jamais ! Jamais je ne m’abaisserai à me disculper de cet infâme outrage. J’en laverai tout à l’heure la bave dans le sang de ce traître. Mais parler avec lui, discuter, non, ce n’est pas mon affaire. Je ne suis pas comme lui un cracheur de phrases, un hâbleur de salons, un conférencier d’aristocrates. Je ne parle point, j’agis. Que ceux qui m’accusent retroussent leurs manches et me suivent dans cette cour ! Voilà la réponse que je leur ferai.

Il brandit son sabre nu, et en frappe violemment la table.
TEULIER.

Je te suivrai. Verrat ; je jette volontiers ma vie dans la querelle. Mais avant la réparation que je te dois, tu en dois une à la justice. La justice est la première offensée, tu lui dois le respect. Rentre ce sabre factieux, et réponds à ses questions, comme le plus humble de ses sujets.

VERRAT, se mord les doigts avec fureur.

Entendez-vous le jésuite, comme le miel et le fiel lui suintent de la bouche ! Son amer a crevé. — Je ne lui répondrai pas. Que ceux qui doutent de moi, aillent interroger les rives des deux fleuves et leurs eaux grasses de morts ! Que dans le silence dédaigneux de ma bouche, mes blessures parlent pour moi, — Il ouvre en les déchirant, sa redingote et sa chemise. — ma poitrine rouge de mon sang et de celui de l’ennemi, (je ne les distingue plus),… ma peau fumée par la poudre, mes poils grillés par le feu, mes habits éventrés, déchiquetés par les sabres !… Je sais ce que je vaux, et je le dis comme je le sais. La modestie est une vertu d’imbéciles et de filles bossues… Citoyens, je vous somme de déclarer que j’ai bien mérité de la patrie !

Les officiers l’acclament.
TEULIER.

Cette façon de discuter est intolérable. Laisse donc le souvenir des services que tu rendis à la patrie. Nous tous, Verrat, nous avons bien mérité d’elle. Tu as fait ton devoir : rien de plus, comme tous ceux qui sont ici. Pas un n’est avare de son sang ; des centaines de combattants obscurs te valent bien : tous tes soldats, tous les miens, tous ceux qui dorment en ce moment sous la terre allemande. Sois donc humble, et…

Il est interrompu par les protestations des officiers.
CHAPELAS.

L’envie l’étouffe !

BUQUET.

Représentant, ne laisse pas flétrir ceux qui honorent la patrie !

QUESNEL.

Silence à tous les deux ! — L’accusation ayant été portée publiquement devant nous, je dois la faire connaître à l’accusé. Je le laisse libre de répondre ou de se taire. Qu’il écoute seulement les charges principales ! — On affirme, Verrat, que tu as fait hier une perquisition secrète chez Melchior Haupt afin de retrouver les preuves de l’innocence de d’Oyron, que l’espion t’avait signalées. Est-ce vrai ? Qu’en as-tu fait ? As-tu quelque chose à répondre ?

Verrat, qui a écouté Quesnel en reniflant et soufflant, comme s’il avait peine à se contenir, tend violemment la tête vers Teulier, le regarde avec des yeux furieux, lui lâche une grosse injure, et tourne le dos à Quesnel.
CHAPELAS.

Quel intérêt aurait eu Verrat à perdre d’Oyron ?

TEULIER.

Sa haine contre lui.

LES OFFICIERS, tumultueusement.

Nous le haïssons tous.

VERRAT.

Je constate que ce n’est donc pas moi qui suis mis en cause : c’est l’honneur de tous les officiers qui sont ici.

TEULIER.

Non, Verrat, ne détourne pas la question : je n’accuse que toi, pour les raisons que voici.

VERRAT, tournant brusquement contre lui.

Et moi, je t’accuse.

TEULIER.

Moi ?

VERRAT.

Oui, toi. Tu es payé par d’Oyron pour me perdre.

TEULIER.

Je ne te hais point.

VERRAT.

Tu prétends être mon ami, et tu veux me déshonorer !

TEULIER.

Je fais mon devoir.

VERRAT.

Ton devoir de chien enragé, de bête venimeuse, d’hilote des aristocrates !

TEULIER.

Ne répondras-tu pas aux faits dont je t’accuse ?

VERRAT.

Par le fer, pas autrement !

TEULIER.

Citoyens, puisqu’il est impossible de rien tirer de cet homme, puisque ma parole et la sienne sont également suspectes, je demande qu’on interroge devant vous l’espion. Il suffira à nous instruire.

CHAPELAS.

Nous perdons notre temps ici.

TEULIER.

J’insiste pour qu’il soit entendu.

VERRAT.

Oui, amenez la fripouille, que je la coupe en morceaux !

TEULIER.

Il est là, à côté.

QUESNEL.

Faites-le venir.

Un soldat sort. — Bruits de la ville au dehors. — Une horloge d’église sonne six heures. — Canon. — Murmures de la foule. Musique au loin. Pas cadencés.
OFFICIERS.

Six heures. — L’heure de l’exécution.

BUQUET, va voir à la fenêtre.

Ils attendent qu’on l’amène. La place est pleine de monde.

Le brigadier qui est sorti pour chercher l’espion, revient.
LE BRIGADIER.

Citoyen représentant…

QUESNEL.

Eh bien, ton prisonnier ?

LE BRIGADIER, tranquillement.

Il est mort.

Étonnement général.
TEULIER.

Que dis-tu ?

LE BRIGADIER, froidement, faisant le geste.

Étranglé.

QUESNEL.

Il s’est tué ?

LE BRIGADIER.

Probable.

Teulier regarde Quesnel impassible, et Verrat qui ricane.
VERRAT.

Le bougre a eu peur. Il a bien fait.

BUQUET.

Beaux témoignages ! Un mort et un absent !

Les officiers haussent les épaules. — Teulier, un instant accablé, se relève.
TEULIER, opiniâtre.

N’importe !… Sa mort ne fait que confirmer mes doutes.

VERRAT, comprenant mal d’abord.

Quoi ? Quoi ? — Vociférant. Jean-foutre, je te tuerai ! Il se jette sur Teulier, le sabre levé. Les officiers les séparent. — Hors de lui. Citoyens, je suis victime d’une machination effroyable. Vous le voyez, mon accusateur, ce bandit, il montre Teulier, descend aux pires insultes, d’accord avec les traîtres et les espions prussiens. Comme ils tremblent devant moi, ils ne reculent devant aucun moyen pour me perdre. Ils ont acheté cette crapule, indigne du nom de Français. Je l’avais ménagé jusqu’à présent ; le souvenir de notre amitié passée me retenait malgré moi. Je l’aurais égorgé, mais en silence. Puisqu’il me pousse à bout, je parlerai. Je ne me défends plus, j’accuse. J’accuse Teulier d’être vendu aux Prussiens, d’être complice des royalistes, des feuillantistes, des rolandistes, et des aristocrates de toutes couleurs. J’en donnerai des preuves. Je me suis toujours défié de lui : son dédain pour les patriotes, ses jugements sans respect pour la Convention, son admiration éhontée pour des ennemis, tout en lui est suspect. — Et il sait l’allemand !… Je vous donnerai des preuves… Je vous mets en demeure de juger entre lui et moi. L’un de nous est un traître. Je ne sortirai point d’ici qu’il ne soit condamné.

TEULIER, très calme, très ferme, avec une ardeur intérieure.

Citoyens, ce débordement d’injures ne m’atteint point. Vous connaissez ma vie, elle s’étale au grand jour. Je suis pauvre, j’ai laissé tous les miens, mes fonctions, mon repos, et, ce qui m’était plus cher, mes travaux, pour offrir mes forces à ma patrie. Pas un jour, je ne les ai marchandées. Je ne désire aucun titre. J’ai été à onze batailles. Je ne vous montrerai pas ma peau flétrie : ce sont des moyens de prostituées. J’ai déjà assez de honte et de dégoût d’avoir à rappeler mes services. Je hais les histrions. Il ne me plaît d’étaler ni mon corps, ni mon cœur. Nous sommes des hommes, nous ne devons parler qu’à la raison. La raison, la raison, la raison. Quand sa voix se fait entendre, nul ne peut lui résister. C’est à elle que j’obéis, et je lui sacrifie, s’il le faut, mes amitiés, mes inimitiés, ma vie. Vous l’entendrez aussi. Il faudra que vous l’entendiez. Si désireux que vous soyez de lui échapper, elle sera la plus forte, et elle fera justice. Ne m’accusez point d’orgueilleuse présomption ; je ne veux rien par moi-même : c’est la Vérité qui veut par moi. Toute âme qui voit une fois la vérité en face, et tâche de la nier, se suicide elle-même. Vous avez beau faire maintenant ; tous vos efforts pour vous fermer les yeux ne servent de rien ; vous avez vu ; vous savez, comme moi. Obéissez, comme moi. Obéissez, quoi qu’il en coûte, parce qu’il le faut.

Silence glacial.
QUESNEL.

Citoyens, voulez-vous que nous fassions éloigner un instant les deux parties, afin de délibérer ?

CHAPELAS, qui s’est entretenu à voix basse avec les officiers.

Inutile, citoyen représentant, nous sommes tous d’accord. Nous avons jugé hier en toute loyauté ; nous n’avons aucune raison de nous déjuger aujourd’hui. Au nom de mes collègues, je déclare qu’il n’y a pas lieu de modifier la sentence. Que la justice suive son cours. Et comme toutes les considérations sont ici réunies, l’intérêt de la patrie, comme l’humanité, pour que l’attente du condamné ne soit pas prolongée davantage, nous te prions de donner l’ordre d’aviser à l’exécution immédiate du traître. Un silence. — Quesnel, sans dire un mot, impassible, écrit un ordre qu’un brigadier prend et emporte aussitôt. — Un autre devoir nous reste. Un des nôtres a été accusé. Pressé de s’expliquer, l’accusateur s’est retranché derrière des suppositions injurieuses et gratuites, des on-dit malveillants, des allégations sans fondement. Ainsi, il a compromis la défense, désorganisé la victoire, troublé l’armée dans une nuit de combat, risqué de tout perdre, pour des soupçons criminels que rien n’appuie. Il importe d’en faire justice, et d’empêcher à l’avenir…

VERRAT.

Ne t’inquiète pas, Chapelas. Je m’en charge, c’est mon affaire.

CHAPELAS.

Cela nous regarde tous. Tous, nous avons été atteints ; nous devons frapper de tels actes qui détruisent la patrie. Ayant égard aux services rendus par le citoyen Teulier, nous écartons l’accusation de trahison portée contre lui par Verrat, et nous ne retenons que celle de s’être laissé entraîner à ces soupçons scélérats par des pensées de jalousie et de haine, indignes d’un soldat. À vous de décider, camarades : qu’en voulez-vous faire ?

LES OFFICIERS.

Au Comité de Salut Public !

CHAPELAS.

Tu entends, citoyen représentant. Défère-le donc au Grand Comité, dès qu’il sera possible. Nous nous en remettons à lui de décider de son sort.

BUQUET ET VIDALOT, se levant, bouclant leurs ceinturons.

Bon, son affaire est claire. Il ne nous ennuiera plus.

VERRAT.

Citoyens, je ne vous remercie pas. Vous avez fait votre devoir en défendant la justice ; mais je vous félicite d’avoir une fois de plus déjoué les pièges des aristocrates. Vous voyez dans quel réseau nous marchons enveloppés. Ferme, appuyons l’épaule, et frayons-nous la route à coups de hache. Que l’Europe nous insulte : nous répondrons par des coups de tonnerre !

Bruit violent de la foule au dehors. Sifflets et huées.
OFFICIERS, à la fenêtre.

Il sort de la prison.

— On ne le reconnaît plus, avec ses cheveux coupés.

— Quelle arrogance a toujours la canaille !

Silence. Les officiers sont aux fenêtres. Verrat tourne le dos au public. Teulier et Quesnel restent assis à la table. — Quesnel impassible, impénétrable ; Teulier, la tête dans les mains. — On entend une voix forte et monotone lire au dehors.
BUQUET.

On lit l’arrêt.

TEULIER, à mi-voix, angoissé, suppliant Quesnel.

Quesnel,… Quesnel,… au nom de Dieu !… un mot,… il suffit d’un mot ;… j’ai dit vrai, tu le sais ; tu le sais bien, toi !

Roulement de tambours.
QUESNEL, se levant et se découvrant.

À la patrie !

LES OFFICIERS, avec solennité.

Vive la nation !

Cris de la foule au dehors.
VERRAT.

Et maintenant, allons vaincre !

Ils sortent bruyamment. — Teulier est resté atterré, assis près de la table. Quesnel, qui sort le dernier, passe près de lui.
QUESNEL.

Adieu, Teulier, je t’avais averti. Tu t’es frappé toi-même.

TEULIER, se relevant fièrement et méprisant.

Ne me plains pas. J’aime mieux être à ma place qu’à la tienne.

QUESNEL.

Que mon nom soit flétri, mais que la patrie soit sauvée !