Les Loups (Romain Rolland)/Acte II

Les Loups (Romain Rolland)
Les LoupsHachette (p. 309-338).
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ACTE II



Scène première

Même chambre. — La nuit. — TEULIER rentrant. L’AUBERGISTE.
L’AUBERGISTE.

Ah ! citoyen, te voilà de retour ? On ne t’attendait pas si tôt.

TEULIER.

Oui, c’est partie remise. J’ai voulu enlever Mombach : les ennemis étaient prévenus, le diable sait comment ! Il a fallu revenir. Nous recommencerons demain.

L’AUBERGISTE.

Les ennemis étaient prévenus ? C’est encore cette canaille !… Ah ! le gredin ! En a-t-il fait du mal !

TEULIER.

De qui parles-tu ?

L’AUBERGISTE.

Comment ? de qui ?… Est-ce que tu ne sais rien ?

TEULIER.

Rien. Je n’ai rencontré personne. Est-il arrivé quelque chose en mon absence ?

L’AUBERGISTE.

S’il est arrivé quelque chose ? Ah ! citoyen Teulier, il s’en est passé des événements, depuis que tu es parti ! Bon Dieu, qui eût dit cela ?

TEULIER.

Parle.

L’AUBERGISTE.

Tu ne devineras jamais.

TEULIER.

Je n’ai pas de temps à perdre. Parle.

L’AUBERGISTE.

Il y a que ce scélérat de ci-devant, ce louche aristocrate, le d’Oyron…

TEULIER.

Eh bien ? d’Oyron…

L’AUBERGISTE.

Il nous trahissait, parbleu !

TEULIER.

Que dis-tu ?

L’AUBERGISTE.

C’est comme je te le dis. Il nous trahissait, citoyen. Il était vendu à l’ennemi.

TEULIER.

Il s’est sauvé ?

L’AUBERGISTE.

Arrêté. Pris la main dans le sac. Impossible de nier. On le guillotine demain.

TEULIER.

Ah ! le gredin ! Voilà une bonne nouvelle !… Une sale nouvelle !… mais qui me fait plaisir pourtant : car je la prévoyais. Je me défiais de cette canaille. Tu sais si je le lui ai jamais caché !

L’AUBERGISTE.

C’est une justice à te rendre, citoyen. Tu as le flair de l’homme vertueux. Tu sens le crime à une lieue.

TEULIER.

Il n’y a pas de mérite. Cette figure de tartuffe, cette parole mielleuse, cette écœurante odeur de mensonge et d’impudence répandue autour de lui… Il suffisait d’avoir une fois accepté sa molle poignée de main, ce contact hypocrite et repoussant, pour se tenir sur ses gardes… C’est une grande chance, Rieffel, qu’on ait pris le coquin. Il aurait pu nous faire un mal terrible.

L’AUBERGISTE.

Il en a dû faire son compte.

TEULIER.

Probable ; nous découvrirons le pot aux roses maintenant… N’importe, je dormirai plus tranquille cette nuit, le sachant en lieu sûr. Voilà l’armée débarrassée de son écume ! — Raconte-moi un peu comment ça s’est passé… Attends, je crève de faim. Donne-moi à manger ; je n’ai rien pris, depuis ce matin.

L’AUBERGISTE.

Je puis te faire chauffer un peu d’oie rôtie. Mais il te faudra attendre, mes fourneaux sont éteints. Ou, si tu es pressé, veux-tu du cochon froid ?

TEULIER.

Ce qui sera prêt ; n’importe ! J’ai hâte de dormir. L’aubergiste sort. — Seul. Ainsi, mes prévisions ne m’avaient pas trompé ! c’était pour nous trahir qu’il était avec nous. C’est singulier. Avoir de la noblesse, de l’intelligence et du courage, et mettre tout cela au service d’une si ignoble tâche ! Il faut être bien corrompu pour se déshonorer à plaisir, quand rien ne vous y force. Traître par désœuvrement ! C’est singulier… Et comme il avait su mener son jeu, sans se démentir une fois ! Car il n’y a pas à le nier, il s’est bien battu pour la bonne cause depuis six mois. Une telle force de dissimulation !…

L’AUBERGISTE revient, tenant un plat.

Oui, citoyen, c’est incroyable. On se demande comment il a pu s’imposer cette contrainte. C’est que cela durait depuis des mois, pense donc.

TEULIER.

Vraiment ?

L’AUBERGISTE.

On a les preuves. Toute une correspondance avec le roi de Prusse. Des lettres de lui, depuis le commencement du siège.

TEULIER.

Mais qui a mis la main dessus ?

L’AUBERGISTE.

C’est Verrat.

TEULIER, léger sursaut.

Ah ! Verrat ?… Vraiment ?… Quand a-t-il trouvé cela ?

L’AUBERGISTE.

Il n’y avait pas vingt minutes que tu étais parti. On a arrêté un espion portant des lettres…

TEULIER.

Et on l’a interrogé, cet espion ?

L’AUBERGISTE.

Oh ! lui, il ne voulait pas convenir… il disait qu’il ne savait pas ce qu’on voulait dire… Hein ! fallait-il qu’il s’entendît bien avec eux, ce gredin !

TEULIER.

C’est bon, laisse-moi.

L’AUBERGISTE.

Tu ne veux plus rien ?

TEULIER.

Non.

L’AUBERGISTE.

Tu ne manges pas. Est-ce qu’il n’est pas bon ?

Il montre le plat.
TEULIER.

Si. Tout à l’heure. Je suis fatigué.

L’aubergiste sort.



Scène II

TEULIER seul. — Il ne parle pas, pendant quelque temps. Il se balance sur sa chaise, en regardant dans le vide. Puis il se lève, se promène machinalement, avec des yeux préoccupés, quelques gestes et des mots préoccupés qui n’ont pas de sens. Il s’arrête et se passe la main sur le front.
TEULIER.

J’ai la tête vide. Je me suis trop fatigué aujourd’hui. Il s’assied. C’est curieux, je n’ai plus faim. Il faut manger pourtant. Il approche son assiette, mais ne mange pas. C’est un bonheur qu’il soit arrêté. La canaille ! voilà donc pourquoi il désirait cette expédition contre les émigrés. Il se sentait filé ; il cherchait à s’échapper, après avoir pris note de notre plan de défense. Et alors, il lui eût été facile… Il laisse tomber sa pensée. Verrat, c’est Verrat qui… Reprenant machinalement. Il lui eût été facile… — « Une balle intelligente peut arranger les choses… » — Irrité. Ah ! ça, qu’est-ce que j’ai donc ? Je ne suis plus capable de finir une phrase ! — Il repousse son assiette et se lève. Une correspondance avec le roi de Prusse ! et depuis des mois ! Je venais de partir, dit Rieffel. — Il défendait Brunswick encore ce matin, il admirait la tactique prussienne… — Mais ce frère, ce frère acharné à le perdre, toutes ces machinations parties du camp des émigrés… Tonnerre ! Il souffle ; il s’assied à nouveau. Voyons, du calme, Teulier. Tu perds la tête. Raisonne un peu. Ce que t’a dit d’Oyron n’était peut-être qu’une ruse de plus. Toute la question, c’est de savoir s’il a imaginé ce conte pour détourner tes soupçons. S’il y a, comme dit l’autre, des pièces évidentes, des lettres écrites par lui, toute une correspondance saisie… Il se lève et va brusquement à la porte. Appelant. Rieffel ! — Plus fort. Rieffel !

L’aubergiste accourt.
L’AUBERGISTE.

Eh bien, eh bien, tu vas réveiller toute la maison. Que veux-tu, citoyen ?

TEULIER, repoussant le plat.

Emporte ça. C’est cru, c’est répugnant ; cela sent le suif !

L’AUBERGISTE.

Par exemple ! Le citoyen Chapelas a dit que, de sa vie…

TEULIER.

Assez ! Ne réplique pas. — Attends : tu étais là, quand on l’a arrêté ?

L’AUBERGISTE.

Le traître ? — Sur cette porte. C’était effrayant. Ils étaient tous comme des enragés…

TEULIER.

Sais-tu si les lettres qu’on a trouvées étaient de la main du…

L’AUBERGISTE.

Du gredin ? Ah ! dame, je ne sais pas. Ils se sont enfermés pour le conseil. Des lettres de lui, ou des lettres à lui, je ne peux pas dire ; mais c’est la même chose. En tout cas, il y avait des lettres.

TEULIER.

Va. L’hôtelier sort. — Seul. Il serait absurde, s’il avait écrit des lettres aux Prussiens, qu’on ait pu les trouver sur l’espion qui portait leur réponse. — Mais alors, s’il n’a été condamné que sur des lettres écrites par eux… Ah ! bon Dieu ! qu’ont-ils fait !

Il va à la fenêtre et l’ouvre. L’aubergiste rentre un instant pour desservir la table.
L’AUBERGISTE.

Mais, citoyen, tu fais entrer la neige. Tu vas nous geler tous.

TEULIER, violemment.

Je t’ai dit de me laisser. L’aubergiste s’en va, en levant les bras. — Seul, assis de nouveau. J’avais bien besoin de revenir, ce soir ! Sans ce maudit contretemps, je serais à Mombach, je passerais la nuit au camp, et demain… C’est un gredin, après tout. Que nous en soyons débarrassés, et qu’on n’en parle plus ! — À lui-même. Lâche ! — Mais que puis-je faire ?… Je n’ai pas le choix. Je dois demander, m’informer, me rendre compte par moi-même… Oui, c’est cela. Il faut aller chez Quesnel. — Il ne bouge pas. Aller tout de suite. — Il reste assis. Eh bien ? — Il ricane de lui-même. J’ai les jambes molles et courbaturées. J’ai… j’ai peur. Je serai bien avancé après, si je vois… Ah ! je connais Verrat : que n’a-t-il pas osé ? Il se lève, boit une gorgée à la carafe. Marche ! Si j’hésite tant, c’est que je sais déjà. J’irai jusqu’au bout.

Il fait quelques pas vers la porte de Quesnel.



Scène III

QUESNEL, TEULIER
QUESNEL, à demi déshabillé, entr’ouvre sa porte.

Quel est le bougre qui fait ce vacarme ? — C’est toi, Teulier ? Que le diable t’emporte ! Il y a une demi-heure que tu grondes tout seul. À qui en as-tu ?

TEULIER.

Tu dormais, Quesnel ?

QUESNEL.

Dormir, Est-ce que je sais ce que c’est ? Depuis ce matin, elle n’a pas cessé de me travailler le corps.

TEULIER.

De quoi parles-tu ?

QUESNEL.

De ma diablesse, parbleu. Ma goutte. Impossible de fermer l’œil. — Avec angoisse. Et ce n’est pas tout, Teulier, je le sens venir.

TEULIER.

Qui ?

QUESNEL.

L’accès. Mes coliques néphrétiques. Elles se préparent depuis quelques jours… Ah ! pourriture de chair !

TEULIER.

Prends-tu quelque chose ?

QUESNEL.

Il n’y a qu’une chose qu’il me faudrait, c’est le repos, les eaux. Faute de cela, le médecin me l’a dit, je serai enlevé, d’un jour à l’autre. Qu’y faire ? Il ne s’agit pas de nous. Il s’agit de la pauvre patrie qui est bien malade aussi, et que nous sauverons, n’est-ce pas, Teulier ? — Nous, nous y resterons tous.

TEULIER.

Ne te décourage pas si vite.

QUESNEL.

Je ne me décourage pas. Je sais que Custine ne pense plus à nous. Ce matin, je ne voulais pas leur dire. Mais le général Moustache se garderait bien d’user sa gloire à tâcher de nous débloquer. Il nous laissera pourrir ici. Nous y passerons tous, l’un après l’autre. — Ah ! tant mieux, tant mieux, va ; je voudrais que ça fût demain.

TEULIER.

Tu souffres, citoyen ?

QUESNEL.

Oui… Ah ! la guenille, comme elle se joue de moi ! — Allons, sacrebleu, laissons cela ! Quand on fait attention à elle, elle s’en donne à cœur joie. — Parlons d’autre chose.

TEULIER.

C’est ce que je voulais, justement.

QUESNEL.

Tu avais quelque chose à me dire ? Tu n’es donc pas fatigué ? Tu peux dormir, toi.

TEULIER.

Non, je ne pourrais pas plus que toi, cette nuit.

QUESNEL.

Es-tu souffrant aussi ? Tu as la figure couverte de sueur. On gèle pourtant ici. Bougre ! ferme donc la fenêtre… Tu es malade ?

TEULIER.

C’est moralement que je suis malade.

QUESNEL.

Pas la peine d’en parler alors ! Il n’y a de souffrances que celles du corps.

TEULIER.

Tu es aigri : tu ne penses pas ce que tu dis.

QUESNEL.

Mal à l’âme ! On ne peut beaucoup souffrir de ce qui n’existe pas.

TEULIER.

Respecte ta raison. Tous les jours, tu exposes ton corps à la mitraille pour défendre la sainte Liberté contre l’atteinte des tyrans.

QUESNEL, radouci.

Ne m’écoute pas. C’est encore un accès. — Parle, camarade. Qu’est-ce qui te tourmente ?

TEULIER.

Cela m’est dur à te dire. — Voilà : vous avez condamné d’Oyron à mort.

QUESNEL.

Faute de mieux. Il méritait davantage. Enfin, ce sera assez pour lui.

TEULIER.

Vous vous êtes bien pressés.

QUESNEL.

Il fallait se hâter. La ville savait tout. On devait rassurer l’opinion par un coup de foudre.

TEULIER.

Qu’a-t-il dit pendant le procès ?

QUESNEL.

Tu ne l’aurais pas reconnu : il était bien changé. Les premières minutes, il avait encore son air d’arrogance. Puis, tout de suite, abattu comme d’un coup de massue, tout rouge, cramoisi, les yeux lui sortant de la tête, il haletait ; il avait l’air d’un loup forcé et pantelant.

TEULIER.

A-t-il avoué ?

QUESNEL.

Jamais. Seulement, au commencement, il niait de façon furieuse. Peu à peu, sa voix s’est enrouée, et il se contentait à la fin de secouer la tête avec haine. Il sentait bien qu’il était perdu, qu’il n’y avait plus rien à faire.

TEULIER.

Et avec l’autre, l’espion, — l’a-t-on confronté ?

QUESNEL.

Naturellement. Mais il a feint de ne pas le connaître. Je ne vois pas d’ailleurs comment il aurait pu agir autrement.

TEULIER, se promenant de long en large, à grandes enjambées.

J’aurais voulu être là.

QUESNEL.

Ce n’était une fête pour aucun de nous. Rien de pénible comme cet écroulement.

TEULIER.

Crois-tu que j’aie dit cela, parce que j’aurais voulu me rassasier de l’humiliation de mon ennemi ?

QUESNEL.

Je pensais.

TEULIER, irrité.

Merci… J’ai plaisir à casser l’orgueil de ceux que je hais ; mais je ne recours pas à la justice pour cela.

QUESNEL.

Tu es bien agité, ce soir.

TEULIER, venant à Quesnel, et lui prenant les mains.

Quesnel, vous êtes sûrs, dis-moi, vous êtes bien sûrs ?

QUESNEL, ne comprenant pas.

Quoi ?

TEULIER.

De son crime ?

QUESNEL.

Quoi ? il te reste un doute ? Ne sais-tu pas sur quelles preuves écrasantes il a été condamné ?

TEULIER.

Plusieurs lettres, ou une seule ?

QUESNEL.

Une seule, mais qui en vaut dix, par la mention qu’elle fait de toute une correspondance antérieure.

TEULIER.

Une seule lettre ! Il faut y regarder à deux fois avant de condamner un bomme, sur un bout de papier.

QUESNEL, irrité.

C’est bon, Teulier, c’est bon. Je sais lire.

TEULIER.

Ne te fâche pas, citoyen.

QUESNEL.

Tu es diantrement injurieux. Crois-tu que nous jugions de la vie d’un homme, à l’étourdie ? D’où te vient cette défiance ?

TEULIER.

Qui nous dit que ce n’est pas un système de nos ennemis, pour ébranler la confiance parmi nous, et pour nous détruire les uns après les autres ? Si nous acceptons de tels témoignages contre nous-mêmes, ne pouvons-nous tous craindre, à tout moment ?

QUESNEL.

Je n’attends rien de bon des hommes : je les connais, les pires férocités ne peuvent me surprendre. Mais rien n’autorise cette pensée. D’Oyron est moins à craindre pour eux, que toi ou que Verrat. Pourquoi se seraient-ils attaqués à lui plutôt qu’à vous ?

TEULIER.

La tâche était plus aisée ; et ils le haïssent plus.

QUESNEL.

C’est un des leurs.

TEULIER.

Depuis des semaines, ils s’acharnent à sa perte.

QUESNEL.

Qu’en sais-tu ?

TEULIER.

Il l’a dit, ce matin.

QUESNEL.

Qui ? d’Oyron ? qu’a-t-il dit ?

TEULIER.

Il se plaignait avec fureur des ruses scélérates, ourdies par les émigrés, afin de le compromettre, des dénonciations, des lettres anonymes.

QUESNEL.

Il t’a dit cela, à toi ?

TEULIER.

Verrat était présent, et Chapelas.

QUESNEL.

Ils ne m’en ont rien dit.

TEULIER.

Je m’en doute bien.

QUESNEL.

Pourquoi ? — Teulier, tu soupçonnes quelqu’un. Prends garde, Teulier, je ne te demande rien. Prends garde, tu es tout près de commettre un crime.

TEULIER.

D’en empêcher un.

QUESNEL.

Attends. Ne parle pas. Sors dans la rue ; va prendre l’air ; ton imagination est surchauffée. Nous avons eu tort d’engager cette discussion si tard, après les fatigues de ta journée, deux nuits sans dormir. Couche-toi. Nous recauserons de cela plus tard. Une fois que tu auras ouvert la bouche, je ne pourrai plus rien arrêter ; il faudra que je t’écoute jusqu’au bout, et que je te juge toi-même.

TEULIER, se levant.

C’est bon. En me rappelant ce que je risque, tu me rends la force de l’oser. Me voici prêt.

QUESNEL

Teulier…

TEULIER.

Silence, citoyen représentant. Ton devoir est de m’entendre. Juge-moi, ou je te juge.

QUESNEL

Parle.

TEULIER.

La lettre d’abord… Quesnel veut se lever. Ne bouge pas. Je vais la prendre.

QUESNEL.

Sur la table, sous le globe de verre. Teulier sort. — Seul, un instant. Ainsi… Ainsi..? — Impossible ! Cela n’est pas. Il ne faut pas que cela soit… — Teulier revient avec la lettre. Regarde, Teulier ; cette lettre est précisément d’accord avec ce que tu nous as dit toi-même, dans le conseil : ton expédition manquée par la faute de d’Oyron, sa feinte d’attaque sur le Bretzenheim, la fuite de sa colonne…

TEULIER.

Calomnies pour le perdre !

QUESNEL.

Tu l’accusais, ce matin. Tu as été jusqu’à dire que s’il s’était entendu avec les Prussiens, il n’eût pas agi autrement.

TEULIER.

Eh ! tu sais bien comme je suis violent. Quand la passion m’emporte, je fonds tête baissée, je ne pense qu’à broyer l’adversaire. J’en voulais à d’Oyron ; il n’a pas l’enthousiasme sacré et le souffle qu’il faut pour enlever nos bataillons ; il me désobéit, il me pousse à bout par son insolence d’aristocrate. Mais rien dans ce qu’il fit hier ne peut être suspecté. Il prit le Bretzenheim et passa la garnison au fil de l’épée. Il n’opéra pas, c’est vrai, sa jonction avec moi. Mais mon plan était imprudent, et peut-être sa diversion a-t-elle sauvé l’armée. Au point de vue de la stricte discipline, il est coupable de n’avoir pas obéi ; mais qui oserait l’accuser sérieusement d’avoir su changer à propos des dispositions erronées ? Ma surprise a échoué : la faute en est à moi. Il n’y a qu’un ennemi, et un ennemi très au courant de nos dissensions, pour tâcher de le perdre, sous un semblable prétexte, qui satisfait nos rancunes.

QUESNEL, après être resté quelque temps à réfléchir d’un air sombre, en se grattant la tête, se lève.

L’espion !

Teulier va à la porte, l’ouvre et appelle :
TEULIER.

Decaen !

UN SOLDAT.

Mon commandant ?

TEULIER.

Amène-nous le Prussien. Le soldat sort. — Quesnel marche péniblement et avec agitation. Tu ne devrais pas marcher, Quesnel ; tu vas te faire du mal.

QUESNEL, furieux.

Au diable ! fous-moi la paix !

Un silence. — Ils ne se regardent pas, préoccupés, absorbés.



Scène IV

LES PRÉCÉDENTS, deux soldats amènent l’ESPION.
TEULIER, aux soldats.

C’est bon. Sortez. Gardez la porte.

LE PAYSAN, s’avançant vers les deux hommes, avec une expression de joie craintive.

Merci, merci…

QUESNEL, surpris.

À qui en as-tu, animal ? Le paysan remue les lèvres, balbutie, en regardant sournoisement les deux officiers, de ses yeux clignotants, recule de quelques pas, et se tait. Tu es Jacob Gabel du village de Weisenau ?

LE PAYSAN.

Oui, monsieur le général.

QUESNEL.

Appelle-moi citoyen. — Tu as été envoyé par l’état-major de Prusse pour porter des lettres secrètes ?

LE PAYSAN.

Oui, citoyen, j’ai tout avoué, j’ai tout avoué.

QUESNEL.

Qui t’a chargé d’une lettre pour le citoyen commandant d’Oyron ?

LE PAYSAN.

J’ai tout dit, je vous jure ; je ne sais rien de plus, rien de plus que ce que j’ai dit à M. le commandant.

QUESNEL.

Quoi ?

TEULIER.

Quel commandant ?

LE PAYSAN, méfiant.

Est-ce que… ?

QUESNEL.

Eh bien ?

LE PAYSAN.

Est-ce qu’il ne vous a… rien…

QUESNEL.

Vas-tu parler ?

Le paysan, après les avoir bien regardés, de ses yeux peureux et rusés, prend une expression fausse et fermée.
LE PAYSAN.

Mais rien ; je n’ai rien à dire.

Teulier observe attentivement l’espion qui baisse les yeux.
QUESNEL.

C’est le major de Zastrow lui-même, qui t’a remis la lettre pour d’Oyron ?

LE PAYSAN.

Oui, citoyen.

TEULIER.

Est-ce que d’Oyron écrivait là-bas ?

LE PAYSAN.

Oui, citoyen.

TEULIER.

Tu es bien sûr ?

LE PAYSAN.

Sûr.

TEULIER.

Comment le sais-tu ?

Le paysan se tait.
QUESNEL.

Est-ce que tu as porté des lettres de lui ?

LE PAYSAN.

Oui, citoyen ; — c’est-à-dire non ; ce n’est pas moi : c’est Güllich, Gottfried Güllich d’Obermoschel.

QUESNEL.

Il a porté beaucoup de lettres de lui ?

LE PAYSAN.

Des masses.

TEULIER.

Tu le jures ?

LE PAYSAN.

Oh ! citoyen, sur le bon Dieu !

Il fait un signe de croix.
TEULIER.

Il ment.

QUESNEL.

Va-t-en !

LE PAYSAN, tremblant d’émotion.

Alors je peux m’en aller ?

QUESNEL.

Oui, puisque je te le dis.

LE PAYSAN.

Je peux m’en retourner vraiment ? Oh ! citoyens ! Oh ! citoyens !…

QUESNEL.

Qu’est-ce que cela signifie ? T’en retourner ? Où cela ?

LE PAYSAN.

Mais chez moi, à Weisenau, comme vous m’avez promis.

QUESNEL.

Tu divagues. À la prison, drôle ! Tu ne sortiras de là que pour la guillotine.

LE PAYSAN, saisi.

Ça n’est pas vrai !

QUESNEL, haussant les épaules.

Tu verras bien.

LE PAYSAN.

Citoyen !… Mais tu m’as fait grâce !

QUESNEL.

Moi ?

LE PAYSAN.

Vous m’avez promis !

QUESNEL.

Je t’ai promis ?

LE PAYSAN.

Pas toi ; — le commandant.

TEULIER.

Quel commandant ?

LE PAYSAN.

Le commandant Verrat.

TEULIER.

Le commandant Verrat t’a promis quelque chose ? Il a causé avec toi ? Quand t’a-t-il vu ? Que t’a-t-il dit ?

LE PAYSAN, éperdu.

Il ne vous a rien dit ? Vous ne m’avez pas fait grâce ? — Ah ! le brigand ! il m’a trompé !… Pitié, citoyens ! Sauvez-moi ! Je dirai tout.

QUESNEL.

Parle.

LE PAYSAN.

Est-ce que vous me sauverez au moins, vous autres, si je dis la vérité ?

QUESNEL.

Non. La Convention n’arrache point la vérité par un mensonge. Tu mourras.

LE PAYSAN, haineux.

Eh ! que m’importe alors que vous vous tuiez les uns les autres !

TEULIER.

Donc d’Oyron n’est pas coupable ?

LE PAYSAN.

Il est coupable, et toi aussi, et vous tous, vous êtes coupables.

QUESNEL.

Nous n’en tirerons rien.

Le paysan s’achemine vers la porte, ramassé sur lui-même, les jambes flageolantes. — Brusquement, il se retourne, et revient furieusement.
LE PAYSAN.

Non, il faut d’abord qu’il me le paie !

QUESNEL.

Qui ?

LE PAYSAN.

Taisez-vous, je vas tout raconter. Je voudrais que vous fussiez tous crevés, — mais lui d’abord, la carne !… Écoutez. J’ai dit que je voulais révéler quelque chose.

QUESNEL.

Quand cela ?

LE PAYSAN.

Tout à l’heure, dans l’après-midi… j’ai dit que je voulais parler. — Le commandant est venu. Nous étions seuls. Alors je lui ai raconté tout.

TEULIER.

Quoi ?

LE PAYSAN.

Tout. Tout ce qui est vrai. Que la lettre n’est pas vraie. Que c’était pour perdre le commandant d’Oyron. Que c’est le frère, le comte d’Oyron, qui me l’a donnée, pour se venger de lui ; qu’il disait qu’il ne serait content que quand il l’aurait fait pendre par les sans-culottes. Que je devais m’arranger pour laisser saisir le papier. — Tout, j’ai tout raconté.

Teulier et Quesnel se regardent épouvantés.
QUESNEL, d’une voix étranglée.

C’est faux.

LE PAYSAN.

Je lui ai fourni les preuves.

QUESNEL.

Quelles preuves ?

LE PAYSAN.

Les Prussiens ont écrit, il y a quelques jours, à un d’ici, Melchior Haupt, le professeur, pour le mettre au courant du tour qui se préparait et de ce qu’on attendait de lui. Je devais lui remettre la lettre du major de Zastrow à d’Oyron, et Melchior te l’eût portée ensuite.

QUESNEL, de même.

Après ?

LE PAYSAN.

Après, c’est tout.

TEULIER.

Verrat ?

LE PAYSAN.

Il n’a rien dit ; il m’a écouté ; puis il s’est mis en colère ; il sacrait, en donnant des coups de pied au mur. Puis il m’a dit que je mentais, que si je continuais à mentir, on me couperait la tête. J’ai dit que je ne mentais pas ; mais il m’a mis son poing sous le nez, et il jurait, avec un bruit épouvantable. Alors j’ai demandé si, en ne mentant pas, je ne serais pas condamné : et il a dit que oui, qu’on me ferait grâce. Alors il est parti ; et moi, j’ai attendu tout le jour qu’on vint me chercher. Et quand vous m’avez fait demander, j’ai cru que vous alliez me mettre en liberté. — Ah ! le gueux ! il m’a trompé !

Quesnel et Teulier se taisent, se regardent. Le paysan pleure, secoué de hoquets de rage.
QUESNEL.

Va-t’en !

Le paysan va vers la porte, l’ouvre, se retourne vers les officiers, et les injurie.
LE PAYSAN.

Buveurs de sang ! Sales Français ! Tueurs de rois !

Les soldats l’entraînent.



Scène V

TEULIER, QUESNEL. — Teulier et Quesnel atterrés restent sans parler, sans oser se regarder. Teulier se lève enfin, et touche l’épaule de Quesnel.
TEULIER.

Allons !

QUESNEL.

Tonnerre ! Comment sortir de toutes ces saletés ? Que faire, Teulier ? Que faire ?

TEULIER.

Casser la condamnation. Il en est temps encore.

QUESNEL.

Temps encore ? Y as-tu seulement réfléchi !

TEULIER.

Il est deux heures. À six, l’exécution. Il y a donc quatre heures. Qu’as-tu besoin de plus ?

QUESNEL.

Ce serait quatre jours au lieu de quatre heures, que je ne serais pas plus avancé.

TEULIER.

Quoi ? il suffit d’un trait de plume !

QUESNEL.

Que je gracie d’Oyron ? Et que dira-t-on à Mayence ?

TEULIER.

Que t’importe ?

QUESNEL.

On dirait que j’ai des indulgences pour les traîtres, que je m’entends avec eux, que je prends mes arrangements en prévision de la défaite.

TEULIER.

Est-ce pour l’opinion que tu travailles ?

QUESNEL.

Je ne dois point l’ébranler, l’affaiblir en ce moment.

TEULIER.

Dis-leur qu’il est innocent.

QUESNEL.

Ils ne me croiront pas.

TEULIER.

Dis-le à l’état-major.

QUESNEL.

Il ne me croira pas davantage, et ceux qui me croiraient seraient suspects demain.

TEULIER.

Citoyen, je pense rêver. Crois-tu que d’Oyron est innocent ?

QUESNEL.

Je le crains maintenant.

TEULIER.

Donc tu vas le sauver ?

QUESNEL.

Je ne sais pas.

TEULIER.

Tu ne vas pas le sauver ?

QUESNEL.

C’est peut-être impossible.

TEULIER.

Il te sera impossible de sauver l’innocent que tu as condamné ?

QUESNEL.

Innocent ? Il faudrait le prouver innocent aux autres.

TEULIER.

Prouve-le : tu en as les moyens.

QUESNEL.

Quels moyens ? Je ne sais pas, après tout, s’il est innocent.

TEULIER.

Tu ne sais pas ?

QUESNEL.

Le témoignage d’un espion. Il a commencé par mentir avec nous. Qui me dit qu’il n’a pas menti jusqu’au bout ?

TEULIER.

Tu n’as donc pas vu ses yeux, son émotion ? Tu n’as pas entendu son accent de sincérité désespérée ?

QUESNEL.

Eh ! que sais-je maintenant ?

TEULIER.

Il t’a indiqué ses preuves. Ce plan de la trahison. Ces lettres à Melchior Haupt. Fais perquisitionner chez lui.

QUESNEL.

Ou l’espion a menti, et l’on ne trouvera rien. Ou il a dit vrai, et les lettres auront été déjà brûlées ; — à moins que… Crois-tu que quelqu’un ne nous aura pas devancés ?

TEULIER.

Oui. Verrat ? Rappelle-le ! Réclame-lui les documents.

QUESNEL.

Il niera.

TEULIER.

Confronte-le avec l’espion.

QUESNEL.

Sauver ainsi d’Oyron, c’est condamner Verrat.

TEULIER.

Qui en doute ?

QUESNEL.

Tu voudrais publiquement que la dégoûtante accusation fût jetée à la face de cet homme terrible ?

TEULIER.

Saint-Just ferait dresser l’échafaud, cette nuit, sur les remparts, devant les deux armées, et l’y ferait monter.

QUESNEL.

Je le ferais, en temps de paix ; mais ici, je ne puis décimer mes propres forces. D’Oyron gracié reste suspect. Verrat condamné, le doute règne partout. Et enfin, je ne puis me passer de Verrat. J’ai besoin de lui. — Écoute ! Tu entends le canon ?… C’est lui qui se bat en ce moment… Verrat condamné, il me manque la moitié de l’armée. Qui sait comme lui entraîner les hommes ? Ils ont pris Kostheim, ce soir. Par cette nuit glaciale, ils ont passé le Mein. Ils aiment ce diable poilu, qui leur fait casser la tête, et qui les mène au feu sous une bordée d’injures. Ils l’aiment pour cela. Il est maître de sa légion. Si on l’arrêtait, il y aurait une révolte. Ils ne me pardonneraient jamais.

TEULIER.

Gagne du temps, retarde l’exécution. Prétends qu’il te faut encore prolonger l’enquête. Préviens la Convention.

QUESNEL.

Impossible ! Le peuple, l’armée ont été affolés par la nouvelle. L’opinion est énervée et accuserait l’état-major. Quant à la Convention, il n’y faut pas compter. Verrat nous a été envoyé par les Jacobins. Il est ami de Fouquier, de Hébert ; le Journal de la Montagne, tous les aboyeurs du club sont pour lui.

TEULIER.

Silence à ces raisons indignes ! Quand on voit où est la justice, on l’impose aux partis. Tu risques ta tête à tout instant pour la patrie. Ne peux-tu l’exposer pour la justice ?

QUESNEL.

J’aime mieux ma patrie que la justice.

TEULIER.

Sépares-tu l’une de l’autre ? Ah ! ça, pourquoi crois-tu que nous nous faisons casser la tête ici ? Est-ce pour l’ambition de quelques Jacobins ? C’est pour la justice, Quesnel, que la nation s’est levée en armes. Le jour où elle la violerait, elle ne serait rien de plus qu’un des repaires de tyrans où nous portons la hache. Elle s’effacerait du monde… La France oppressive, et bourreau à son tour ! J’aimerais mieux la briser de mes mains, comme ceci !

Il brise sur le carreau une assiette, qu’il a prise sur la table en parlant.



Scène VI

LES PRÉCÉDENTS. — UN SOLDAT entre, hors d’haleine.
LE SOLDAT.

Citoyens !

QUESNEL.

Un courrier.

LE SOLDAT.

C’est fait ! nous les avons !

QUESNEL.

Les îles sont prises ?

LE SOLDAT.

Vainqueurs ! Les sans-culottes ont repoussé les bien-vêtus. Nous les avons frottés et envoyés souper dans le Mein, la tête en bas, avec les carpes. Ah ! citoyens, ç’a été beau ! — Tu permets ? la langue me colle… Il boit au flacon et dans le verre de Teulier. Toute la nuit, j’ai mangé des cartouches. — L’île Kopf est à nous ! Tonnerre, quelle bataille !… Vous n’avez jamais vu ça, mes petits… Le commandant Verrat… ah ! le bougre ! c’est un lion ! on ne lui voit plus que les yeux ; il est tout noir de poudre… Imagine, citoyen, ce que ce sacré bon gas a inventé pour nous faire passer. Pour détourner l’ennemi, tandis que nous allions sur nos radeaux, ce diable-là croisait dans le canal, entre la rive et l’île, sur un bateau avec trente hommes et deux pièces de canon, afin d’attirer sur lui l’attention des Prussiens. Une heure, il est resté ; il attirait tous les boulets sur lui avec ses grands bras : c’était à faire trembler ! Pendant ce temps, nous passions. Il n’a voulu revenir que quand le bateau coulait… Et le combat après, corps à corps, comme des bêtes ! Verrat a scié la gorge au commandant ennemi… Si las que nous étions, fatigués à crever, nous l’avons pourtant porté sur nos épaules, comme un Romain, tout autour de l’île que nous venions de conquérir. — Il m’a dit de venir pour te raconter cela. Ça me coûtait de partir ; mais quand ce bougre parle, il n’y a qu’à obéir. — Ils font un bruit là-bas ! Ils l’acclament général !

QUESNEL.

C’est bien. Va prendre quelque chose à la cuisine, et retourne.

Le soldat sort.



Scène VII

TEULIER, QUESNEL
QUESNEL.

Tu vois bien, Teulier. Je ne puis frapper ce brigand.

TEULIER.

Eût-il quarante victoires, il doit compte de son crime.

QUESNEL.

Plus tard. Laisse-moi faire. Après le siège, si nous sommes encore de ce monde.

TEULIER.

Le sang innocent aura coulé par nous. — Jamais !

QUESNEL.

Teulier, souviens-toi que toi-même m’avertis que d’Oyron nous trahirait un jour.

TEULIER.

J’ai dit qu’il fallait prendre garde, et je le dis encore. Mais il est innocent aujourd’hui.

QUESNEL.

Tu n’en sais rien, Teulier. Et dis-toi que ce n’est pas pour l’affaire d’aujourd’hui, mais pour les dangers à venir que nous nous débarrassons de lui.

TEULIER.

Sophisme indigne de la nation ! Toutes les férocités, s’il le faut ; mais pas un mensonge !

QUESNEL.

Je ne puis frapper Verrat. Il y aurait une insurrection.

TEULIER.

Donne-moi tes pouvoirs, et je me charge de l’arrêter à la tête de son armée.

QUESNEL.

Tiens-toi tranquille, Teulier, il n’y a rien à faire.

TEULIER.

Quoi, tu n’agiras point ? Tu garderas la marque du soufflet sur ta joue, ta part du crime ?…

QUESNEL.

Verrat n’est pas coupable.

TEULIER.

Tu n’oserais le jurer.

QUESNEL.

Eh bien, s’il y a un crime, qu’il retombe sur moi !

TEULIER.

Tu as les reins solides ; mais moi, je ne puis pas. Que dirait ma conscience ? Quelles tortures, jour et nuit, si je pouvais me taire !

QUESNEL.

Eh ! que m’importe ta conscience ? Il s’agit de sauver la patrie, et tu penses à toi-même, à les insomnies, à tes souffrances morales, à je ne sais quelles inquiétudes ! Tu souffres, tu souffres, dis-tu ? Et moi, est-ce que je ne souffre pas ? Souffre en silence, malheureux, mais épargne la patrie ! Ne lui avons-nous pas fait le sacrifice de tout ? Nos biens, nos santés, nos vies, nos affections, n’avons-nous pas tout jeté dans le gouffre, comme Décius ? Si la patrie l’exige, jettes-y ta conscience et jette-toi toi-même !

TEULIER, entêté.

Rappelle Verrat.

QUESNEL, irrité.

Assez ! J’ai dit non. Obéis.

TEULIER.

Je ne dois obéissance qu’au conseil, non à toi. Tu vas le réunir.

QUESNEL.

Que veux-tu faire ?

TEULIER.

Fais réveiller les officiers ; mande ceux qui sont aux murailles : rappelle Verrat ; convoque le conseil.

QUESNEL.

Tu te perds, et tu nous perds. Réfléchis, réfléchis !…

TEULIER.

Ma résolution est prise. Si toi, tu n’oses pas, moi, je parlerai.

QUESNEL.

Prends garde, tu vas être criminel à ton tour. Tu veux faire ton devoir. Ton premier devoir est de vaincre, de nous aider à vaincre. Si tout à l’heure Verrat te disait que tu es un traître, c’est Verrat qui aurait raison.

TEULIER.

Condamne-moi donc si tu l’oses !

QUESNEL.

Au nom de notre amitié, Teulier !

TEULIER.

Je n’en veux plus.

QUESNEL, menaçant.

Ne me pousse pas à bout ! Je te combattrai, Teulier, car tu vas faire le mal.

TEULIER, obstiné.

Rappelle Verrat.

QUESNEL.

Malheureux, tu vas jeter ici la haine, le soupçon, la guerre civile !

TEULIER, avec une violence concentrée.

Que la justice se fasse, et que le ciel croule !