Les Livres (La Revue blanche)/01 juillet 1891

Chronique de la Littérature
La Revue blancheTome 3 (série belge) (p. 192-210).
Chronique de la Littérature


Chronique de la Littérature


Sensitifs et Cérébraux
Mæterlinck — Barrès — Thorel — De Gourmont-Rzewuski
Les Sémites : Jean Stella. V-Giavi
Les Amuseurs : Merki-Bujen
Un Savant : Fr. Picavet. Mort : Lombard, Hirsch


On s’en fut naguère demander aux célébrités si, cependant que les « symbolistes » prenaient la place des « parnassiens », les « psychologues » ne semblaient pas conquérir celle des « naturalistes ». Mais « les psychologues, il n’y en a qu’un, c’est Bourget », dit M. Lemaître, qu’on ne se lasserait pas de citer. Ajoutez-y Rod, pour faire la mesure bonne, concéda M. Alexis, l’homme au télégramme désormais historique. Et dès lors il était assez évident que les naturalistes se portaient assez bien. Mais on n’avait pas répondu à l’enquêteur avec assez d’esprit de finesse. Car, tout comme il incluait sous l’épithète naturaliste d’aussi divers artistes que Zola, Céard, Huysmans, Cladel, il n’entendait pas seulement psychologues ceux qui s’affichent comme tels dans leurs Prières d’Insérer. Il fallait sans doute comprendre : ceux qui s’intéressent plus à la vie psychique qu’à la vie extérieure. Je sais bien que la première n’est que la seconde vue d’une autre face ; mais encore a-t-on la liberté de regarder l’endroit, ou l’envers. Précisément tous les livres de prose, ou presque, que le hasard des dates de publication, accumule ce même mois sur ma table sont, comme l’un d’eux se sousintitule, des « romans de la vie cérébrale ». (Oui, psychologues est trop spécial pour s’appliquer à des mystiques, à des idéologues, à des sensitifs. On dirait mieux les intérieurs. Mais il n’importe.)

Ils sont assez nombreux et assez notoires, ces livres étrangers à l’esthétique d’ailleurs honorable des naturalistes, pour que je doive prier qu’on me permette l’ajournement à un mois des réflexions suggérées par le Mal Moderne de M. Antoiny Blondel, la Force des Choses, de M. Margueritte, le Nazaréen de M. H. Mazel. — On m’excusera aussi de ne pas paraphraser l’Exorcisée de M. Hervien : je laisse ce soin à Madame Madeleine Lemaire, et, en son absence, à sa fille, les aquarelles de ces dames convenant mieux que ma stricte prose aux marginalia du spirituel romancier. — Non plus ne découragerai-je M. Léon Daudet pour son Germe et Poussière ; et pourtant le vieil ami de son père, l’excellent Philippe Gille a raison : il n’y a plus d’enfants ! — Nous avons aussi M. Marcel Prévost, notre sympathique confrère du Roman romanesque : un voisin ! Nous voisinerons, quand il aura achevé le plan de sa petite campagne pour le prochain hiver… Mais des choses sérieuses nous requièrent.

Voici l’Ornement des Noces spirituelles, de Ruysbroeck l’Admirable, traduit du flamand et précédé d’une introduction par Maurice Mæterlinck[1], et voici l’occasion qui ne me fut pas encore donnée ici de parler de Mæterlinck. Il n’était pas besoin de la traduction de Ruysbroeck pour savoir que M. Mæterlinck est le plus intérieur des intérieurs. C’est le vrai mystique, le seul mystique d’aujourd’hui. Ses premiers essais, Serres chaudes, n’étaient que d’un baudelairien. Mais la Princesse Maleine, et surtout les Aveugles et surtout l’Intruse sont d’un tout particulier mysticisme. Brièvement le mysticisme de M. Mæterlinck se caractérise en ceci : qu’il s’exprime en phrases très claires, très simples mais à double ou à triple sens, sens de plus en plus lointains sans cesser jamais d’être cohérents, et de s’amplifier les uns par les autres. De la sorte, le lecteur finit par s’effrayer de chaque mot car auprès d’aucun il n’a plus la sécurité d’une banalité plane, il n’est plus certain qu’il ne cache pas le plus terrifiant mystère. C’est là excellemment un procédé de fantastique. M. Mæterlinck n’est pas un simple fantastique et cet art n’est chez lui qu’une méthode, plus au juste une expression naturelle de son tempérament. Il est effrayant, comme Banville était réjouissant. Son mysticisme exprimé par un sens extérieur presque insignifiant, mais symbolique à plusieurs puissances, affecte une forme artistique d’une remarquable pureté, et dont la traduction par Baudelaire des Histoires Extraordinaires est l’évident prototype. Poe, le Poe de la Maison Usher est à coup sûr son maître familier ; aussi Villiers ; et aussi les primitifs et les mystiques. Ruysbroeck dont il traduit aujourd’hui le chef-d’œuvre n’est pas le seul qu’il pratique. Il sait les Disciples à Saïs et les Fragments de Novalis, les Biographia littéraria et l’Ami de Samuel Coleridge, le Timée de Platon, les Ennéades de Plotin, les Noms divins de Saint-Denis l’Aréopagite, l’Aurora du grand Jacob Böhme : c’est lui qui nous l’apprend dans son Introduction. Mais peut-être associe-t-il trop étroitement tous ces noms. Il faudrait s’entendre, et nul n’eut su le faire mieux que lui, sur le mysticisme de Platon, de Plotin, de Ruysbroeck, j’ajouterai (puisqu’il a dit « des néoplatoniciens ») des néo-Kantiens ; il faudrait au moins distinguer nettement le mysticisme païen du chrétien. Le mysticisme étant la tendance d’un esprit à regarder en lui-même aussi avant que possible jusqu’à l’extase par l’éblouissement de son interne lumière, pour un païen est plastique, artistique, philosophique, pour un chrétien, théologique et religieux ; celui-là apparait dans les civilisations décadentes, celui-ci aux âges naïfs. Le premier est séduisant par l’élégance raffinée et fatiguée qu’il synthétise, et pour un épris d’art et d’histoire, c’est toujours un enviable refuge : un contemporain, M. Louie Ménard, a pu évoquer, avec quel charme ! les « Rêveries d’un païen mystique ». Le second, au contraire, est assez insupportable chez les snobs qui s’amusent aujourd’hui à le lancer, et eux avec (M. Mæterlinck, notez, n’est pas mystique chrétien, il est mystique, absolument.) Mais les authentiques croyants du XIIIe et du XIVe siècle sont intéressants, parce que dans leur entière ignorance, ce n’est pas un trouble mélange de catholicisme, de socialisme et de tolstoïsme qu’ils étaient, c’est leur âme nue. C’est pourquoi Jean Van Ruysbroeck, né en 1274 à Hal, retiré au Val-Vert, dans la forêt de Soignes, et mort à cent-sept ans après avoir écrit douze livres, sans avoir rien su du siècle, n’intéresse décidément plus que M. Paul Desjardins. Je ne recommanderai pas sa lecture à tous. « il est indispensable, dit le traducteur, de prévenir honnêtement les oisifs sur le seuil de ce temple sans architecture ». Je ne tenterai pas non plus l’analyse de ce traité de mystique qui serait aussi vaine que celle d’un manuel de mécanique. Les curieux de telle littérature seront suffisamment mis en goût par l’inquiétante et prestigieuse Introduction de Maurice Mæterlinck, et ils ne regretteront pas, à la lecture de sa version, de ne savoir déchiffrer le texte. « La présente traduction, écrit-il, n’a d’autres mérites que sa littéralité scrupuleuse. J’ai résisté à d’inévitables tentations d’infidèles splendeurs, car sans cesse l’esprit du vieux moine touche à d’étranges beautés, que sa discrétion n’éveille pas, et toutes ses voies sont peuplées d’admirables rêves endormis, dont son humilité n’a pas osé troubler le sommeil. » Outre la traduction de l’Ornement des Noces spirituelles (le merveilleux titre !), M. Mæterlinck donne les essentiels fragments des autres écrits de son auteur : tous traitent exclusivement de la même science : une théosophie propre à Ruysbroeck, l’étude minutieuse de l’introversion et de l’introspection de l’âme, la contemplation de Dieu au-dessus des images et des similitudes, et le drame de l’amour divin sur les sommets inhabitables de l’esprit. » Cette étude, d’un attrait violent pour quelques uns, découragera quelques autres : qu’ils se contentent d’une plus légère nourriture, qu’ils lisent les Pensées de Ruysbroeck choisies par Ernest Hello (Paris, Poussielgue, 1869), qu’ils lisent surtout l’incomparable préface de Maurice Mæterlinck. Écoutez quel amour l’anime : « Toute certitude est en eux. Au surplus, il faudrait se demander si tout homme dans sa vie n’est pas un mystique informulé, mille fois plus transcendantal que tous ceux qui se sont circonscrits par la parole. Quelle est l’action de l’homme dont le dernier mobile n’est pas mystique ? Et l’œil de l’amant ou de la mère, par exemple, n’est-il pas mille fois plus abstrus, plus impénétrable et plus mystique que ce livre, pauvre et explicable, après tout, comme tous les livres, qui ne sont jamais que des mystères morts, dont l’horizon ne se renouvelle plus. » — Oserai-je dire à M. Mæterlinck qu’il a un devoir à accomplir ? Ce mystique devrait écrire l’histoire du Mysticisme, l’œuvre lui serait presque facile : il n’ignore ni le platonisme de la Grèce, ni le soufrisme de la Perse, ni le brahmanisme de l’Inde, ni le bouddhisme du Thibet ; et elle serait au plus haut degré intéressante et même actuelle. Notre métaphysique contemporaine vit sur Kant et le kantisme. Démontrer que Kant a repris la tradition du mysticisme médiéval, auparavant établir que ce mysticisme ne fit que rajeunir celui de la vieille Alexandrie, et tout d’abord analyser les origines cosmopolites de l’alexandrinisme, serait reconstituer dans son enchaînement ininterrompu l’histoire d’un des quelques modes essentiels de la spéculation humaine. Cette histoire ne tentera-t-elle pas le travailleur sévère et rare qu’est M. Maurice Mæterlinck ?


L’autorité de Joris-Karl Huysmans me permet de passer sans transition de Ruysbroeck qu’il connait si bien à Barrès qu’il aime si peu. Et pourtant Barrès aussi refuse le nom de psychologue : « En vérité je n’ai pas plus de droit au titre de psychologue, qui supposerait la curiosité et la science de l’âme humaine tout entière, qu’à l’appellation de sceptique, qui implique le refus de toute affirmation. » Dans les Trois stations de psychothérapie[2], cet idéologue se propose le traitement de trois états d’âme. Il m’amuse de trouver au XXVIIe chapitre de Ruysbroeck cette épigraphe possible à la brochure de Barrès : « Je veux donner une brève similitude à ceux qui vivent dans les bouillons de l’amour, afin qu’ils souffrent noblement et convenablement ce mode, et atteignent à une vertu plus haute. » Le procédé de M. Barrès est tout charitable : comme l’ami souhaité à la fin des Barbares, il est moins un moraliste qu’un complice clairvoyant. Les trois types de nihilistes intellectuels qu’il a coutume de frôler, les analystes du moi, les curieux qui se passionnent pour trouver les mobiles de tous actes et les cosmopolites errants trouveront dans les légendes du Vinci, de La Tour de Saint-Quentin, et de Marie Bashkirtseff l’illustration ennoblissante de leurs propres malaises. C’est l’application avouée de la méthode de l’Homme Libre (qui est l’exaltation du moi) à trois dégénérescences de l’âme moderne. Elles sont subtiles et elles sont exquises, ces trois légendes, celle surtout de Mademoiselle Bashkirtseff, honorant « ce sentiment du précaire qu’eut avec tant d’intensité cette petite fille. » Pourtant ne faut-il pas croire que les essais de psychothérapie sont une médecine inédite. Le mot est, je pense, nouveau, et nouvelle aussi et personnelle l’exécution de les tonifiantes variations. Mais la méthode est vieille. Nous faisons tous de la psychothérapie, même cet employé du Bon Marché, dont il était question dans Bérénice, romantisant par la lecture d’Alfred de Musset les satisfactions ou ces dépits que lui valait sa maîtresse. Si M. Ernest Lavisse ou seulement M. Henry Bérenger en avaient le goût, ils disposeraient d’autres stations, en hommage aux patriotes intransigeants, aux universitaires rétrogrades, aux slavophiles prussophobes. Henri Regnault, le chromolithographe invaincu, M. Joseph Reinach, l’abbé Batteux et Madame Adam fourniraient d’émouvants pèlerinages… Le malheur est que la jeunesse résolument progressiste qui se groupe autour du Vachette ne croit pas à la relativité de ses opinions et, plus immodeste que la clientèle de M. Barrès, ne juge pas nécessaires ces «  brèves similitudes » suscitatrices de vertus plus hautes… — Et puis ses prosateurs favoris auraient-ils cette suave délicatesse de main qui donne une efficace unique à la thérapeutique de Barrès ? Non ? Alors demeurons aux Trois Stations. Attendons l’examen annoncé des «  Traités de la culture du moi », la préface promise à une réédition d’Ignace de Loyola, qui doivent précéder dans la bibliographie de Barrès ce roman socialiste, non pas contrepartie ou recul, mais suite des romans parus et application de la culture acquise. Je m’énerve par avance d’entendre ricaner de «  l’Évolution de M. Barrès. » Enfin, nous aurons le plaisir de batailler, peut-être, et en tout cas de parler encore et souvent d’un délicieux maître


Un incident sur les détails duquel il n’est plus à revenir mais qui vaut cependant qu’on en raisonne aujourd’hui, toute passion calmée, a attiré l’attention qu’il ne cherchait pas sur M. Remy de Gourmont, l’auteur du roman Sixtine dont il est encore temps d’écrire. Il me semble que deux questions se posaient à la suite de cet article. «  Le Joujou patriotisme » pour lequel M. de Gourmont, attaché à la Bibliothèque Nationale, fut révoqué : l’une relative au patriotisme, l’autre à l’indépendance de penser. En vérité la notion de patriotisme est fort simple. Nous vivons, jusqu’à nouvel ordre, en société, soit en groupements humains concentriques, famille, cité, pays, monde civilisé. Le sentiment de la famille traduit la sympathie naturelle de l’individu pour la plus prochaine agglomération. Ce sentiment dominant et exclusif à l’origine s’amoindrit quand naît l’amour du clocher, qui à son tour s’affaiblit à l’apparition du sentiment national, et celui-ci enfin se trouve diminué par le cosmopolitisme. Il est évidemment que la hiérarchie de ces sentiments n’est pas la même pour chacun même vivant en un même temps. Par exemple, un artiste dévoué à son rêve ne demandera à la patrie que le laisser en paix, en échange des impôts qu’il paye volontiers. Le sentiment latent de la nécessité de conservation de la langue, des mœurs, des institutions où il a coutume de vivre ne constitue qu’un très faible patriotisme. Il n’y a ni à l’en louer ni à l’en blâmer, non plus que tel autre pour qui les liens de la famille sont insupportables. S’il y avait une profession de foi à signer, je suis sûr que M. Remy de Gourmont adhérerait (comme nous) à un programme de paix universelle, sans la fameuse restriction, à la fin lancinante, pour une défaite d’autrefois. Qu’un autre, victime ou témoin de cette défaite conserve intact le souvenir et caresse l’espoir d’une revanche, il me semble également difficile de l’en blâmer. Cependant, et c’est ici qu’il faut pleinement donner raison à notre confrère, il est avéré que le progrès tend au cosmopolitisme, les difficultés de la vie extérieure, raisons d’être des solidarités plus ou moins étroites allant s’amoindrissant de par l’universelle police. Il est fâcheux, et dangereux, d’hypertrophier un sentiment qui sera demain archaïque. C’est contre le patriotisme clâmé, professé, agité comme un joujou que s’est élevé M. de Gourmont. Qu’on enseigne, si l’on veut le sentiment patriotique comme supérieur à l’amour limité du clocher, à la condition qu’on enseigne le sentiment cosmopolite comme supérieur au patriotisme. Surtout qu’on n’éprouve pas le besoin de présenter comme digne d’être discutée, au début d’un cours sur Kant, l’objection : « C’est une métaphysique allemande », comme je l’ai entendu faire, en 1890, par un maître que j’estime. — En un mot l’idée de patrie, très admissible, devient insupportable si on la fait exclusive, comme fut l’idée de burg des féodaux, si on la fait primordiale, sacrée. Il n’y a pas d’idée sacrée, parce que toute idée a le droit de vivre, et, aussi bien qu’une autre, l’idée contraire de celle prétendue indiscutable. Voilà le second point que l’incident Gourmont invite à toucher. Quel est le droit d’un état sur la pensée d’un citoyen ? Ici il n’y a même point à discuter. Il n’en a aucun. En matière de conscience on peut affirmer et il serait trop aisé de prouver qu’il n’est pas de milieu entre la liberté et la contrainte, c’est-à-dire l’Inquisition.

Voudra-t-on croire que ces préliminaires ne sont pour rien dans le jugement à porter sur la Sixtine de M. de Gourmont ? D’ailleurs ce n’est pas un compliment de complaisance ou de condoléance que mérite ce livre. Je suis stupéfait, l’ayant lu près d’un an après son apparition, d’en avoir ouï si peu parler, Sixtine est un chef-d’œuvre. Le mot est bien gros, oui, mais si on accorde qu’un chef d’œuvre est une œuvre originale et harmonieuse (en laissant à ces mots leur sens entier) ne serait-ce pas injuste pour des chicanes de détail de n’en pas concéder le titre à l’œuvre de début de M. de Gourmont, œuvre de début d’un esprit mûr qui n’a point gaspillé son naissant talent, qui a eu le courage de ne signer son maître ouvrage qu’à trente ans passés, sinon à quarante ? Son éditeur[3] nous en annonce plusieurs autres. L’auteur ne les écrirait pas, qu’il laisserait son livre, car Sixtine est plus qu’un roman. Je ne sais ce que M. Remy de Gourmont a mis de lui dans ce récit de vie cérébrale. Il est à croire que pour toute la partie intellectuelle de son livre, c’est sa propre cérébralité qu’il a mise en pages. Quoiqu’il en soit, il a écrit comme on ne l’avait pas encore écrit le roman de l’homme de lettres En Ménage, cet autre chef-d’œuvre, était l’histoire d’un exceptionnel littérateur, impuissant et maladif. Hubert d’Entragues, le héros de M. de Gourmont, est un type plus simple, plus humain. Il possède éminemment les deux vertus de l’artiste de lettres une sensibilité aigüe et active un don d’analyse, desséchant et négatif. C’est du jeu de ces deux éléments nécessaires à l’artiste, mais contradictoires et funestes pour la vie, qu’est faite la psychologie d’Entragues. Il a besoin de sensations délicates, il en jouit délicieusement, jusqu’à se construire sur leur base un palais de rêve, jusqu’à se distraire de la réalité même qui les lui a suggérée ; et dans cette distraction, il perd le sens de la minute présente, il rate sa vie. Le rêve dissipé, le cérébral reprend le dessus, juge à froid l’incident passé et déplore la défaillance de tout-à-l’heure, avec une amertume mitigée par le plaisir même de l’analyse. Cette antinomie est précisée et symbolisée par l’intrigue d’Hubert d’Entragues avec la séduisante et fuyante Sixtine Magne. Avant chacune de leurs rencontres, Hubert a prévu avec précision la facile tactique qui doit la faire tomber entre ses bras. Après, il se rend compte avec exactitude des raisons pour lesquelles cet abandon fut différé. Et ces raisons ? c’est chaque fois qu’au lieu d’agir, de « commander la situation » il s’est laissé prendre et endormir par le charme de la sensation présente. En fin de compte c’est dans les bras d’un dramaturge russe que glisse Sixtine, et Hubert se fait une analyse si exacte de leurs nouveaux états respectifs qu’il en demeure suffisamment console. — Cette histoire fait un gros roman parce que chaque scène nous est présentée dans l’esprit d’Entragues, avant, — dans l’esprit de Sixtine, avant, — en elle-même, et c’est alors un dialogue, — et dans l’esprit des deux personnages après. Au surplus, les méditations d’Entragues aboutissent fréquemment à l’élaboration d’un récit allégorique, légende, nouvelle, vers, fable. Une bonne partie de la littérature d’Hubert nous est ainsi transmise. La méthode est ingénieuse, parce qu’elle permet l’intercalation d’une foule d’entremets savoureux, et elle n’est pas ici vicieuse, parce que c’est le roman d’un littérateur qu’on déroule, chez qui tout se résout en notations écrites. De même se justifient les longues discussions latérales sur l’art, sur la littérature contemporaine, sur le patriotisme, etc. De même encore, les épigraphes épinglées en tête de chaque chapitre. L’écrivain les choisit neuves, piquantes, propres à mettre l’esprit au ton voulu pour les pages à venir. C’est le procédé même employé par l’auteur de Pour l’Ombre,ici paru. Mais M. Thadée Natanson n’a pas comme M. Remy de Gourmont l’excuse d’écrire l’histoire d’un littérateur, où tous les procédés du métier, sont à employer. Je dis excuse, parce que j’aurais plus d’une objection contre l’abus des épigraphes, systématiques, et je les présenterai, si vous voulez, quand s’éditera le roman de mon collaborateur. — L’exécution de M. de Gourmont est supérieure. D’une nervosité mystique dans les morceaux de rêve, il devient d’une rigoureuse subtilité dans les parties d’analyse. Sa rédaction est d’un « prosateur strict et toujours à la quête du mot juste, jeune ou vieux, rare ou commun, mais de signifiance exacte. » Il caractérise lui-même ainsi le style d’Hubert, et je ne saurais autrement caractériser le style du chef-d’œuvre d’âme, d’intelligence et d’art qu’est la Sixtine de M. Remy de Gourmont.

M. Jean Thorel a mis au net les notes prises au cours de ses Promenades sentimentales[4]. M. Thorel promène sa sentimentalité sous une série de ciels tristes pour illuminer par le demi-jour qui l’éclaire le mieux chaque nuance de sa mélancolie. De ses Promenades et des réflexions du retour, il dégage sa dominante, qui est un altruisme inassouvissable. Il adore la vie, et la vie ne peut l’adorer, parce que les êtres qui répondraient le mieux à cet amour l’ignorent, et lui « même les ignore, attendu qu’il n’aime d’eux que l’image qu’il en a inventée. « J’imaginai une existence tout entière réservée à la simple amitié, puis élisant pour éternel frère tel d’entre les rares qui presque totalement me requièrent, je me pris à vivre en sa virtuelle présence. Nous cheminions confiants par la vie, nous soutenant l’un l’autre, et pour la première fois j’eus l’éblouissement que c’était l’unique voie où fut encore possible pour moi du vrai bonheur. Mais ce bon rêve était trop beau, et de nouveau la force me manque de le vivre en totalité uniquement de ma vie cérébrale : je me rappelai soudain que ce même homme qu’en mon hallucination j’avais vu près moi, celui-là justement venait, et tout en m’avouant exquisement sa sympathie, d’étendre doucement la main pour que s’écarte mon amitié… Je pensai que de tous il en serait toujours ainsi, et, encore une fois, longuement, je pleurai. » Le désir de se donner qu’exprime ici si délicatement M. Jean Thorel, l’a conduit au dehors. De là ses Promenades. Hélas, il est revenu bredouille, et c’est à vide qu’il lui faut répandre son amour, « Soyons la source grêle où perce un rais d’amour et demain, demain, nous serons le soleil et nous serons l’amour ! » Demain, on aimera gratis. M. Jean Thorel aboutit à cette « finalité sans fin », on dit dans l’école, par les plus ornés et les plus ombrés de chemins. Elles sont d’une élégance inoubliable, les Promenades de ce rêveur.


Qu’il était trop flou, ce mot « psychologue » ! Récapitulons : Mystique, M. Mæterlinck ; idéologue et directeur, M. Barrès ; cérébral et nerveux, M. de Gourmont ; rêveur sentimental, M. Thorel ; sceptique, M. Rzewuski[5]. Le scepticisme de M. Rzewuski est d’espèce inédite. On connaissait deux classes de sceptiques ; les uns font du scepticisme une méthode rationnelle et quasi dogmatique, ils doutent méthodiquement ; les autres promènent un scepticisme empirique de passagers de la vie qui ont renoncé à s’attacher au port d’aucune certitude. Les premiers envisagent le scepticisme comme un tremplin de départ, les autres comme une posture intellectuelle :

Il faut n’être pas dupe en ce farceur de monde.

M. Rzewuski est différent. Le doute est pour lui l’état psychique normal. C’est le principe de son éducation, comme c’est pour un autre la foi chrétienne ou la croyance matérialiste. Et ses heures de crise sont celles où il doute du Doute. Dans la fiction de son rapide roman, son personnage sous l’influence de chagrins domestiques, dépouille le Doute qui faisait sa substance et se lance dans la négation ; puis, après de plus profonds malheurs, il rentre dans le sein du scepticisme qui n’est que probité intellectuelle, et qui s’exprime en la vie par une ironique pitié. — Cette position est d’une nouveauté psychologique amusante, et M. Rzewuski la développe d’une écriture enlevée et vibrante.

J’ai tout-à-l’heure parlé du patriotisme ; une autre question de sociologie se pose, suggérée par deux livres parus ce mois : Les Échos du Liban, poésies juives, M. Victor Giavi, et le Triomphe d’Israël, roman moderne, de M. Jean Stella. Cette question est celle que les sémites appellent l’antisémitisme, et les antisémites le sémitisme. M. Édouard Drumont a clos ses pamphlets. La Dernière Bataille, la Fin d’un Monde, le Testament d’un Antisémite, ses derniers titres disent sa lassitude résignée. Il démarque le mot de Rochefort : « art. I Il n’y a plus rien. — art II Les Juifs se sont chargés de l’exécution du présent décret. » De son côté M. Anatole Leroy-Beaulieu, économiste-distingué, a étalé sur la question juive, dans la Revue des Deux-Mondes, un stock de considérations fanées, expressions d’une bienveillante antipathie. J’aime mieux la franchise de M. Brunetière disant à propos de la France Juive : « J’avoue que je n’aime pas les juifs, comme je n’aime ni la musique, ni les montagnes, ni Baudelaire. » Le fait est qu’en France l’antisémitisme est avant tout sentiment inné et héréditaire. La partie cultivée de notre population est, rationnellement, très tolérante et plutôt sympathique aux israélites ; instinctivement elle garde à leur égard une certaine réserve. Le phénomène s’explique historiquement par une longue éducation de mépris qu’il est difficile de faire disparaître, bien plus que par une sorte d’importation du piétisme allemand. L’antisémitisme n’est pas dangereux. Quant au sémitisme il n’existe que depuis l’émancipation de la race juive en France, 1808 ; il n’y a pas un siècle ; dans un siècle il n’existera plus. Par suite de la merveilleuse faculté d’assimilation des sémites et par suite de la multiplicité des mariages mixtes, les juifs qui ont déjà pris le costume, la langue, la morale de leurs concitoyens, se fondront sans doute avec eux, conservant comme signe de vague franc-maçonnerie quelques traditions de jeûne et de prière. Le résultat net et final sera l’acquisition pour la population française, (déjà composée d’individualités aussi diverses que les Bretons, les Basques, les Corses, les Lorrains, etc.) de quelques éléments d’action pratique et de quelques éléments de vie sensitive, contribution de la race des Ferdinand Lasalle et des Henri Heine. Il n’est point en cette évolution naturelle de quoi s’émouvoir d’un côté ni de l’autre. M. Jean Stella n’avait point besoin d’intituler son consciencieux roman d’aventures, le Triomphe d’Israël, « pour faire enrager les antisémites » M. Victor Giavi est mieux inspiré en chantant les Échos du Liban. Ces « poésies juives » expriment une sentimentalité louable, mais en une forme terriblement parnassienne. M. Giavi a eu l’heureuse idée de terminer sa plaquette par la version inédite de l’Élégie à Sion et du Désir suprême, précieux poèmes détachés du Divan de R. Yéhoudah Halévy. S’il traduit jamais l’œuvre entière de ce mystique, le plus pur, paraît-il, dans la pléiade des poètes juifs du XIIe siècle en Espagne, je le supplie de renoncer à l’alexandrin de M. Sully Pradhomme.

Les vacances nous ramènent chaque année une littérature de chemins de fer. Outre les guides si imprévus et si amusants, on trouve aux bibliothèques des gares, avec la collection complète de Henry Gréville pour les fillettes, de « nouveautés » d’une profondeur médiocre mais d’un intérêt suffisant pour faire passer plus rapides les heures aux grandes personnes amies d’une gaîté bien française. Si l’on s’oriente vers Vichy ou vers Cauterets le paysage peut faire tort au bouquin, ou seulement le voisinage si l’on rencontre une compagne expansive…

Et le livre souvent tombe sur le tapis…
a dit Coppée, dont les sous-entendus sont excitants en diable… Alphonse Allais et Georges Courteline sont les maîtres de cette littérature ambulante. Leurs livres font leur chemin tout seul. Je signalerai de préférence les Histoires d’amour de M. Pierre Bujon, d’abord parce que Vanier les édita, puis parce que l’auteur fut sergent major en 1871, et qu’il semble en avoir gardé un tour tout personnel de style : « Lescot le savait… Pourtant les désirs avaient beaucoup mugi sous cet extérieur placide, et c’est peut-être à cette compression incessante d’un tempérament exigeant, à cette surveillance assidue qu’il devait son mutisme, sa fuite du monde et son impressionnabilité inquiète. Mais au contact de ce bras frémissant d’une émotion dont la clef lui échappait… » N’est-ce pas que c’est gentil ? — MM. Charles Merki et Jean Court n’ont prétendu qu’amuser, et ils réussissent. Leur Éléphant[6] (c’est le nom d’une brasserie du quartier) enguirlande l’histoire assez touchante d’un raté talentueux, d’une galerie cocasse de fantoches de lettres, apôtres et disciples. L’ensemble est grouillant et curieux, mais un peu bien dépourvu de littérature, et l’on attend mieux de M. Ch. Merki qu’un brochage à signaler dans le paragraphe des bouquins d’été.


C’est sur le travail d’un savant, les Harmonies de couleurs de M. Charles Henry que nous nous étions quittés, l’autre mois. Les ouvrages de science, au moins de science biologique et historique, sont, à aussi bon droit que les ouvrages d’art, notables au cours d’une chronique des livres ; seuls les bouquins d’industrie devraient en être proscrits. Le savant dont l’œuvre monumentale m’occupera aujourd’hui est M. François Picavet, le professeur des Hautes-Études, qui veut bien m’adresser ses Idéologues[7]. Sous ce titre modeste, c’est toute une histoire des idées et des théories scientifiques, philosophiques, religieuses, etc., en France, depuis 1789. Les idéologistes ou idéologues ne sont pas simplement des disciples de Condillac. ils acceptent le mot créé par Destutt de Tracy et la science synthétique qu’il désigne. La première génération d’idéologues a pour principal représentant Condorcet, puis Sieyès, Rœderer, Lakanal, Volney. — Cabanis est avec Tracy le chef de la seconde génération d’idéologues. Il lie la philosophie à la médecine et la médecine à la philosophie, il développe la doctrine de la perfectibilité, il crée la psychologie physiologique. Tracy complète l’idéologie physiologique par l’idéologie rationnelle ; il montre qu’il faut la rendre infantile pathologique et animale pour en faire le point de départ de la logique et de la grammaire, de la morale et de la politique. Autour de Cabanis et de Tracy se groupent Daunou, B.Constant, J. B. Say, Bichat, Lamarck, les novateurs : Saint Simon et Fourier, Leroux et Reynaud, Comte et Littré, les disciples : Ampère et Biran, les littérateurs et les historiens : Villemain et A. Thierry, Sénancourt et Stendhal et Sainte-Beuve, enfin Brown qui nous conduit à St-Mill, Spencer et Bain. — La troisième génération d’idéologues est spiritualiste et chrétienne, un nom la résume : Laromiguiére. — L’école idéologique a tenté en tous sens des excursions quelquefois heureuses. De tous les personnages dont je viens de prendre les noms à la nomenclature finale du livre, M. Picavet, nous indique avec précision l’originalité et le mérite. Ce qui donne à tous ces idéologues un commun caractère, c’est leur passion pour la conquête de la vérité scientifique, et c’est pourquoi notre auteur s’en est fait l’historien. Comme eux il croit au progrès de toutes les sciences historiques et psychiques par le concours et la complicité désintéressée de chacune d’elles. Quelque partiel qu’ait été le succès des idéologues leur ambition était noble : « rompre complètement avec le passé, recréer en même temps que l’entendement humain les sciences morales, à l’image des sciences mathématiques et physiques ; constituer la philosophie des sciences et même esquisser une métaphysique nouvelle qui aurait pour solide appui la connaissance des phénomènes et de leurs lois, les plus générales comme les plus particulières, » M. Picavet qui est lui-même, au vrai, un idéologue nous donne sous une forme détournée, à la dernière page de son œuvre, le résumé de sa personnelle philosophie ; « que ferait aujourd’hui un idéologue ? » La réponse est un peu longue, mais tout le programme d’un savant moderne, et je vous prie d’y méditer : « Avec un soin infini il recueillerait tous les résultats positifs qui, obtenus par les physiologistes, les médecins, les aliénistes, les philologues et les historiens ont prouvé combien étaient fécondes les voies ouvertes au commencement du siècle. À son tour il chercherait, par l’une ou par l’autre, à augmenter le nombre des vérités acquises, et en tirerait plus d’une conséquence utile pour la morale et la politique, la pédagogie et la logique, la législation et l’économie politique, l’esthétique et la critique littéraire ou scientifique ou religieuse ou artistique. Toujours il distinguerait avec soin ce qui est complètement éclairé de ce qui ne l’est qu’imparfaitement ou de ce qui reste obscur ; jamais il ne donnerait aux règles pratiques une portée supérieure à celle des acquisitions spéculatives. Sans dédaigner d’aborder, à son heure et après une préparation suffisante, « la question sociale » ou « scolaire » il s’efforcerait de résoudre, progressivement et sûrement, chacun des problèmes qu’impliquent ces questions souvent insolubles parce qu’elles sont trop générales et embrassent des éléments contradictoires… » Mais quelle position prendrait-il à l’égard de la métaphysique ? À coup sûr l’univers physique lui apparaîtrait infiniment plus varié et plus complexe qu’il ne l’était pour Platon et pour Aristote, l’homme lui semblerait, bien plus encore qu’à Pascal, jeté entre l’infiniment grand et l’infiniment petit. Il se refuserait à accepter, dans leur ensemble et sans les discuter les conceptions d’un Zénon, d’un Descartes, d’un Kant, d’un Auguste Comte. De fait philosopher, n’est il pas synonyme de penser librement et par soi même ? Il ne se rangerait pas plus parmi les penseurs, fort nombreux encore qui travaillent à adapter aux données scientifiques des conceptions empruntées aux religions ou aux anciens systèmes. Il n’estimera pas qu’on explique d’une façon satisfaisante le monde de Newton, celui de Laplace et de Pasteur, par le Dieu d’Aristote et de Platon. Pour une science nouvelle il voudra une métaphysique nouvelle : il cherchera l’heureuse formule qui sans amoindrir ou sans dénaturer les vérités scientifiques, conservera, des métaphysiques ou des religions ce qui en fait pour nous la vie et le charme ; qui alliera la réalité complexe et vivante à l’idéal de perfection que nous entrevoyons, tous au besoin de l’au-de là qui tourmente les meilleurs et les nobles. » Cette page n’était-elle pas entière à citer, formulant le programme infiniment suggestif d’un penseur laborieux et confiant, le rêve d’une âme, entre toutes les variétés d’âme contemporaine l’une des plus rares, des plus émouvantes, celle d’un savant désintéressé ?

Nos lecteurs s’associeront à nos regrets de la mort de notre collaborateur Pierre-René Hirsch. Hirsch avait vingt et un an. Musicien délicat, il se plaisait à convertir en vers plastiques les visions qui lui semblaient inaptes à la traduction musicale. Je ne prétends pas qu’il ait été grand musicien ou grand poète. D’abord il n’en a pas eu le loisir. Mais je veux louer, dans son exemple, la très juste méthode qui consiste à exprimer en un art ce qu’on sent qu’il peut exprimer, et rien autre. Les merveilleux Italiens en usaient ainsi, qui peignaient, sculptaient, édifiaient, savaient réaliser chacun de leurs rêves dans la forme qui convenait. Autant le « petit talent d’agrément » développé comme tel, à côté d’un autre art, est insupportable, superfétatif et niais, autant est honorable le culte simultané de plusieurs formes d’art, pour les nécessités de traduire avec justesse des sensations d’ordre différent.

Une autre mort a mis en deuil les Lettres. L’auteur de l’Agonie et de Byzance, Jean Lombard est mort « dans une inexprimable misère, sans laisser à la maison de quoi acheter un cercueil ». Ceci n’est pas pour étonner, et l’indignation de M. Octave Mirbeau serait presque naïve si elle n’était d’une si noble sincérité. Il n’est pas admirable que des artistes meurent de faim, parce qu’il n’est pas nécessaire que leur œuvre d’art plaisent et « rapportent. » Nous ignorons encore l’art démocratique rêvé pour de lointains avenirs par Charles Henry. Plus que jamais aujourd’hui (et demain ce sera pis), l’art est un mandarinat.

Le succès apparent de tel artiste intransigeant a des raisons à côté et fortuites. La littérature, qu’on se le dise, n’est pas une autonomie et moins encore un métier. Ce qui m’étonne dans le cas de Jean Lombard, n’est donc pas sa pauvreté mais son obscurité. Barbey d’Aurévilly, Villiers sont morts pauvres, mais glorieux, glorieux auprès des cinq cents qui importent. Je ne leur compare certes pas Lombard mais ce fut un artiste qui peina sur son œuvre et la réussit. Le hasard d’une conversation avec Pierre Vebert qui lit tout, me donna le désir de connaître quelques pages de Lombard, il n’y a pas trois mois. Aujourd’hui, des amis pieux, M. Marguerite, M. Mirbeau font à la mémoire du pauvre romancier la gloire qu’il mérite. On lira ses belles évocations de Rome et de Byzance décadentes qui rappellent sans servilité la manière du Flaubert de Salammbô. On lira Jean Lombard. Mais les autres ? Car son cas n’est pas unique. Il en est d’autres qui méritent la gloire (si la proposition vous paraît ridicule, je dirai : que nous méritons de connaître et d’aimer) et qui, maladresse ou résignation, demeurent obscurs.

Il est pénible d’ouvrir tous les livres qui paraissent, mais c’est le devoir de ceux qui se chargent de les signaler, c’est notre devoir, de tout lire, de tout ouvrir au moins, et pas seulement ceux que déjà nous avons coutume de lire mais les premiers venus, les inconnus. Et dans cette besogne une découverte nous paye les écœurements des feuilletages vains.

Le prochain mois, outre trois livres au début nommés, et ceux qu’il y aurait urgence à analyser, j’étudierai un certain nombre de livres de vers frais parus. Il est trop tard pour commencer ici. Qu’avant de signer, je m’excuse d’avoir rédigé cette Chronique d’été, sur des coins de table d’hôtel, et d’un crayon, hélas, inattaquable ce qui n’aura pas manqué d’obscurcir mes déductions et d’anémier mon vocabulaire.

Lucien Muhlfeld.
  1. Bruxelles, Lacombles éditeur.
  2. Paris, Perrin, éditeur.
  3. M. Albert Savine.
  4. Paris, Perrin éditeur.
  5. Le Doute, par le Cte  Stanislas Rzewuski (Ollendorff, éditeur.)
  6. Paris, Savine, éditeur.
  7. Paris, Félix Alcan, éditeur.