Les Littératures de l’Inde/Partie I/Chapitre 3

Les Littératures de l’Inde : sanscrit, pâli, prâcrit
Hachette (p. 50-61).

CHAPITRE III

LES ÇÂSTRAS


Entre la période brahmanique et la composition de la plupart, sinon même de tous les Çâstras, se placent très certainement la prédication et l’expansion du bouddhisme : l’auteur qui range ces livres saints immédiatement à la suite des précédents se voit donc obligé de se défendre contre la présomption d’une grave faute de méthode. En réalité, la faute serait dans l’ordre inverse et consisterait à confondre la chronologie des doctrines avec celle des ouvrages. Les Çâtras sont tous, sans doute, plus jeunes que le bouddhisme ; mais, d’abord, ils passent pour très anciens, d’une antiquité fabuleuse parfois, et, sans entrer aveuglément dans le point de vue hindou, nous ne pouvons nous refuser à en tenir compte, dans la mesure du moins où ce préjugé a influé sur la façon dont l’Inde a compris sa littérature et, par contre-coup, sur cette littérature elle-même. Ensuite, et surtout, le bouddhisme procède des systèmes philosophiques de l’Inde, plus particulièrement, on le verra, du Yoga ; et ces systèmes, qui sont, eux aussi, des Çâstras dans la nomenclature indigente et confuse de la littérature sanscrite, ont trouvé dans les ouvrages dits Çâstras leur expression la plus ancienne et la plus adéquate. En d’autres termes, pour comprendre à fond le bouddhisme, il est indispensable de porter d’abord ses regards sur une évolution de la pensée et sur un état social qui ne nous sont attestés que par des documents post-bouddhiques, mais sont de beaucoup antérieurs aux ouvrages qu’ils ont inspirés.


1. — Époque et esprit des Çâstras


Le mot çâstra signifie ou « doctrine » ou « traité » : les Hindous n’y font point de différence. Naturellement il peut s’appliquer à tout ordre de connaissances ; mais, en tant que livres d’autorité canonique, il ne vise que les Dharma Çâstras, « codes de moralité » ou « de légalité », comme on voudra ; car ces deux idées, elles aussi, se confondent dans l’Inde, où les simples obligations morales sont de devoir strict comme les relations légales, et où les sanctions pénales des délits ressemblent de bien près aux nombreuses expiations prescrites aux pécheurs. En fait, les Çâstras, dont vingt au moins sont connus et qui ont existé en bien plus grand nombre, sont de véritables encyclopédies religieuses, morales et juridiques, pour la plupart très développées. Chaque école brâhmanique a tenu à honneur de posséder le sien, et le Çâstra n’est en général autre chose que l’amplification considérable et versifiée de quelque Sûtra antérieur, existant ou perdu, sur lequel il fonde la valeur de ses préceptes, à telle enseigne que maint auteur de Sûtra passe pour avoir composé également le Çâstra correspondant : le Code de Manu, par exemple, procède du Sûtra domotique en usage dans la très vieille famille des Mânavas.

Mais la langue des Castras, à elle seule, en dénonce la jeunesse relative : elle n’a plus rien de védique, rien même des archaïsmes épiques qui émaillent encore le Mahâbhârata ; c’est du sanscrit classique, sage et sobre, touffu seulement si on le compare au grec ou au latin, mais largement élagué, indigent et nu en regard de la magnifique efflorescence des formes védiques. Le vers, quand l’ouvrage est en vers, — c’est le cas le plus fréquent, — est ce qu’on nomme en classique le çlôka, c’est-à-dire un genre d’anustubh (p. 28) assez monotone, le sermo pedestris de la poésie hindoue. Ces singuliers articles de code, tous d’égale longueur, se déroulent à perte de vue, avec les clausules diiambiques qui en martellent le milieu et la chute. Il faut avaler cette littérature à petites doses, si l’on ne veut succomber à l’ennui ; mais le style en est habituellement simple et clair, et l’on ne saurait recommander une lecture plus profitable aux débutants qui veulent, en s’exerçant sur un texte facile, s’initier aux conditions politiques et sociales de l’Inde ancienne et moyenne ; connaissance indispensable, il va sans dire, à la pleine intelligence de ses écrits sacrés ou profanes.

L’époque des Çâstras, en effet, s’espace vraisemblablement sur une période de dix siècles environ, soit du Ve avant au Ve après J.C. C’est le moment où les vieilles institutions de l’Inde sont parvenues à leur complet développement. Le régime des castes, déjà ébauché au temps du Véda, consolidé par le brâhmanisme, a désormais atteint toute sa rigidité : le brâhmane se consacre exclusivement à la science sainte, aux pratiques magiques et médicales, au service divin ; le prince (kçatriya) couvre ses sujets de la protection de ses armées, et, entre temps, vit dans les délices de sa cour brillante et voluptueuse, splendidement défrayées par les tributs qu’ils lui doivent ; le paysan (vaiçya) ne doit que son travail et une part de ses produits, même en cas d’invasion du territoire ; c’est avec une admiration mêlée de stupeur que les Grecs d’Alexandre le virent continuer à labourer paisiblement son champ, respecté dans le choc de toutes les forces belligérantes. Tous trois, prêtre, guerrier et manant, descendants au moins présumés des anciens conquérants âryens, sont dits « deux fois nés » (dvija), parce qu’ils reçoivent, à des âges variables de leur enfance, un sacrement d’initiation suivi d’une période d’instruction et de noviciat religieux ; mais le dvija par excellence est le prêtre, et les deux termes deviennent synonymes. Hors de toute caste est le çûdra[1], issu des aborigènes soumis : il est vil et méprisé, ce qu’il a touché est impur, et les occurrences sont fréquentes où il est interdit même de lui adresser la parole : il n’a aucun droit, non plus que l’animal, et le seul tempérament, d’ailleurs très réel, apporté à sa misérable condition, c’est l’extrême douceur des Hindous envers les animaux. Ce système, fort simple à l’origine, est allé se compliquant à l’infini de toute une hiérarchie de castes intermédiaires, plus ou moins dégradées, produits d’unions illicites entre membres de castes différentes. Nul ne sort de sa caste, par mariage ou autrement : un brahmane ignorant ou perdu de vices est un brahmane, un çùdra opulent n’est qu’un çûdra, et la vie matérielle et morale de chacun est enfermée dans un cercle de fer que lui ni ses enfants ne sauraient franchir.

Si les gens des trois hautes castes jouissent ainsi d’inestimables privilèges, il faut bien reconnaître qu’ils les justifient, du moins en théorie, par les strictes obligations qui leur incombent à eux seuls : c’est à eux que s’adressent les prescriptions des Çâstras, — car le bétail n’a ni droits ni devoirs, — et les plus sévères d’entre elles, obligatoires pour le brâhmane, s’imposent moralement au respect de tout dvija pieux. Un peu avant l’âge de puberté, il entre à l’école, c’est-à-dire qu’il va demeurer auprès d’un maître en science sainte (âçârya, guru) : il est alors novice (brahmacârin), étudie le Véda, rend à son précepteur toute sorte de services domestiques, vaque à l’entretien des feux sacrés et garde la chasteté ; chaque jour, il fait sa ronde dans les villages d’alentour, mendiant les aliments et le combustible nécessaires à l’entretien de la maison. Sorti de l’école, il se marie et entre dans l’état de grhastha « maître de maison » : il doit le sacrifice aux Dieux et aux ancêtres défunts, l’aumône aux religieux mendiants, l’hospitalité à quiconque passe son seuil. Ses enfants devenus grands et capables de se suffire, il embrasse le troisième stade de sa carrière : il se fait ermite (vânaprastha), se retire dans un bois et y médite dans la solitude : les exemples ne manquent point, dans la légende épique, de rois âgés qui abdiquent en faveur d’un héritier et quittent une cour somptueuse, pour passer au désert leurs dernières années, y vivre de racines et d’eau. Enfin, dans son quatrième état de perfection, le brâhmane est bhiksu[2] « mendiant » : appuyant sur un bâton sa marche chancelante, une sébile à la main, il recueille les rogatons de porte en porte, et jeûne s’il n’a rien recueilli. Ainsi il résout le difficile problème de faire sa vie aussi inoffensive que possible ; car toute vie est coupable, en ce qu’elle restreint la consommation d’autrui, les ressources d’autres vies ; mais s’abstenir entièrement, ce serait encore supprimer une vie.

Ce programme impérieux de piété, de charité et de renoncement n’est, bien entendu, qu’un idéal ; mais il a été souvent réalisé, il l’est encore, dans l’Inde ; et, — ne l’eût-il été jamais. — ce n’est point une race vulgaire, celle qui a su se hausser à la conception d’un tel idéal.

Tel est l’esprit général des Çastras. Quant au détail de leurs règles, nous n’en avons point affaire ici ; mais nous en pouvons prendre pour type le plus ancien d’entre eux, le plus complet et le plus justement célèbre.


2. — Les Lois de Manu

Le terme usuel qui désigne en Occident le Mânava-Dharma-Çastra est assez peu propre à en donner aux profanes une idée même approchée ; car ce serait à nos yeux un code assez insolite, que celui dont chaque article ferait une stance de 4 vers octosyllabiques, qui commencerait par un récit de la création du monde, et s’achèverait par un long chapitre de philosophie à la fois sique et matérialiste. Ces articles ou versets sont au nombre de 2685, assez également répartis entre douze livres : le plus long, toutefois, le VIIIe, en a 420, et le plus court, le VIe, 97 seulement. Le Ier et le XIIe s’éliminant d’eux-mêmes de notre examen, il reste, pour la partie essentiellement morale et juridique, un total de 2440 articles, un peu plus que le Code civil, mais pour embrasser une matière infiniment plus vaste et plus diversifiée.

Le livre II trace la division des castes et traite des obligations du brahmane novice.

Rentré chez lui, il fait choix d’une épouse.


Qu’il ne la choisisse point basanée, ni avec un membre de trop (sis doigts, par exemple), ni maladive, ni trop ou trop peu velue, ni bavarde, ni aux yeux rouges, ni portant un nom emprunté au zodiaque lunaire, à un arbre ou à une rivière, ou un nom de contrée barbare, ni celui « l’une montagne, d’un oiseau, d’un serpent, d’un esclave, d’un objet de mauvais augure. Qu’il la prenne bien conformée, bien nommée ; qu’elle ait la démarche d’un flamant ou d’un éléphant[3], les poils, les cheveux et les dents normaux, le corps doux au toucher. (III, 8-10.)

Suivent les austères devoirs du chef de famille, tels qu’ils ont été décrits plus haut. Les livres III à IV contiennent, pêle-mêle avec des prescriptions légales, telles que les rites des divers mariages et leur validité respective, une foule de préceptes qui seraient mieux à leur place dans un livre de sentences que dans un recueil juridique. Beaucoup mériteraient la citation.

Ne nuis à aucun être, et par ainsi, comme fourmis les fétus, amasse les mérites pour t’accompagner dans l’autre monde ; car il n’y aura là, pour te faire escorte, père ni mère, ni fils ni épouse ; rien, que ta vertu. (IV, 238-239.)

Le repas funéraire mensuel qu’il faut offrir aux Mânes est l’objet de détails précis et circonstanciés. C’est sur cette observance de premier ordre que se fonde la parenté et, par suite, l’hérédité : sont entre eux parents habiles à succéder (sapindâs) tous ceux qui offrent au même ancêtre le pinda ou bol de pâte de farine, dont l’obligation s’étend jusqu’à la sixième génération. Au delà, l’on ne consacre plus a la vague lignée paternelle que la libation d’eau claire, et les parents sont dits entre eux ' samânôdakâs[4]. Ces deux types revivent, à la même date, dans les agnats et les gentils de la famille romaine.

L’épouse ou les épouses, — la loi en admet quatre, et les princes ne se font point faute d’y adjoindre des favorites, — sont dévouées et fidèles, mais non point esclaves. La mère de famille tient un rang honorable dans le culte domestique et la première place dans l’administration du ménage.

Que La femme n’aspire point à quitter son père, ou son époux, ou ses enfants ; car, en se séparant d’eux, elle déshonorerait deux familles. Qu’elle soit toujours de bonne humeur, adroite aux besognes de la maison ; qu’elle tienne son ménage bien propre et veille strictement à l’économie. (V, 149-150.)

Non plus que dans le Véda, il n’est encore question de l’abominable bûcher des veuves.

… Son mari mort, qu’elle s’abstienne même de proférer le nom d’un autre homme… La veuve vertueuse, qui vit dans la chasteté, montera au ciel, même si elle n’a pas enfanté de fils, tout comme les pieux ascètes du temps jadis. (V, 157 et 160.)

Les livres VII et VI 11 traitent sans distinction de ce que nous nommerions droit civil et droit public. Le droit public, en effet, ce sont les devoirs du roi : ce n’est pas une sinécure, tant s’en faut, et l’on a pu sans hyperbole rapprocher de la journée d’un roi hindou celle du grand Frédéric. Mais, d’autre part, parmi les charges qui lui incombent, la plus importante consiste à rendre la justice, et dès lors les règles du droit en il se placent tout naturellement sous cette rubrique, qui enferme aussi bon nombre de sanctions pénales. Il peut être intéressant de constater que la propriété est religieusement sauvegardée, mais que le revenu de l’argent est soumis à une limitation, il est vrai, peu gênante : 24 pour cent, si l’emprunteur est brâhmane ; 36, pour un prince ; 48, pour un paysan, et 60 pour un çûdra.

Le droit successoral occupe une partie considérable du livre IX. Il est assez simple, la succession n’étant jamais testamentaire : dans la forte et raide constitution de la ligne paternelle hindoue, l’individu n’est que l’anneau d’une chaîne continue ; roi absolu tant qu’il vit, le père de famille ne saurait étendre par delà sa mort les effets de son pouvoir. La fortune revient tout entière au fils aîné ; mais il est tenu de garder auprès de lui sa mère veuve, ses frères et sœurs non mariés et de pourvoir à leur subsistance. S’ils le préfèrent, ils partagent le patrimoine : dans ce cas, en principe, l’aîné reçoit deux parts ; le second, une et demie ; les autres, chacun une. Les filles n’ont aucun droit ; mais on peut, par faveur, leur constituer un établissement en mariage ou à toute autre cause.

Les livres X et XI reviennent sur la question des castes : c’est le pivot de la constitution de l’Inde, et tout s’y réfère. À ce propos, et parce que les compensations pour délit varient énormément, suivant que l’auteur ou la victime est prêtre, guerrier, paysan ou homme vil, le Çâstra énumère à la file les pénalités temporelles, les peines de l’autre vie et les expiations volontaires au moyen desquelles on peut les conjurer. Il en est où se déploie une riche ou ingénieuse imagination.

Autant de grains de poussière imbibe sur le sol le sang d’un brahmane, autant de milliers d’années résidera en enfer l’homme qui a répandu ce sang. (XI, 208).

Le rite expiatoire du « cours de la lune » (XI, 217) mérite bien une mention : le pénitent qui s’y soumet et le commence le jour de la pleine lune, mange ce jour-là quinze bouchées de pâte de riz, le lendemain quatorze, et ainsi de suite en diminuant, jusqu’au jour de la lune nouvelle, où il se contente d’une seule bouchée : puis il augmente la dose selon la même progression, jusqu’à la pleine lune suivante, qui le libère enfin de ce jeune effroyable.

Il y aurait bien d’autres traits de mœurs à tirer de ce recueil de lois ; mais nous ne devons pas oublier que les mœurs, les institutions et les idées n’ont droit de cité dans ce livre qu’autant qu’ils éclairent la littérature ultérieure ; et, pour l’aborder, il nous reste encore une étape semi littéraire à franchir.

  1. Le terme « paria », par lequel on l’a longtemps désigné en Europe, est étranger à la langue sanscrite ; les Portugais avaient emprunté au tamoul.
  2. C’est le titre d’honneur que se décerneront plus tard les membres de la communauté bouddhique, à qui l’obligation de mendier leur pain s’impose durant toute leur vie.
  3. Se rappeler les beaux vers de Baudelaire, mieux placé que tout autre pour goûter et dépeindre ce charme exotique :

    Sous le fardeau de ta paresse,
    Ta tête d’enfant
    Se balance avec la mollesse
    D’un jeune éléphant,
    Et ton corps se penche et s’allonge,
    Comme un fin vaisseau,
    Qui roule bord sur bord, et plonge
    Ses vergues dans l’eau.

  4. « Qui communient par l’eau » (sanscrit udaka « eau » ).