Les Littératures de l’Inde/Partie I/Chapitre 1

Les Littératures de l’Inde : sanscrit, pâli, prâcrit
Hachette (p. 6-36).

CHAPITRE Ier

LES VÉDAS


C’est répéter une vérité banale que d’assigner pour base à la religion des Hindous, comme à celle des Hellènes, des Latins, des Germains et des Slaves, une primitive mythologie naturaliste et même un rudiment de culte solaire. Ce n’est pas, toutefois, formuler une proposition incontestée. Soit goût du paradoxe, soit au contraire rigueur de méthode qui nie l’évidence lorsqu’elle ne se présente point sous la forme de documents historiques, on s’est plu récemment à battre en brèche les données les moins suspectes de la préhistoire religieuse de l’Inde et de la Grèce, pour y substituer les hypothèses d’une anthropologie brumeuse dont le moindre défaut est d’ignorer entièrement le Véda. L’historien littéraire, heureusement, est dispensé de prendre parti entre ces deux écoles[1]: à lui, c’est le Véda seul qui importe, puisque la littérature ne commence qu’au Véda : et dans ce livre la déification des phénomènes de la nature s’étale avec trop d’ampleur pour ne pas forcer la conviction la plus rebelle.

D’où elle a pris naissance, comment du moins elle s’est épanouie en efflorescences si imprévues et si riches de coloris, c’est le Véda, lui aussi, qui nous l’enseigne ; car il a conservé par endroits, presque inaltérées sous le voile de la versification, quelques formulettes très courtes el très simples, jeux d’esprit comme en imagine volontiers le loisir du sauvage assez avancé en culture pour s’intéresser aux spectacles qui l’entourent, premières énigmes que se pose l’homme en face du monde, solutions puériles qu’il en découvre, thèmes tout faits enfin sur lesquels s’ingéniera à l’envi la réflexion des âges postérieurs.

Cet objet vivant, qui respire et qui court, il git, lui le mobile par excellence, immobile au sein de nos demeures ; ... immortel, il habite avec le mortel. (Rig-Véda, I, 164, 30, et Atharva-Véda, IX, 10, 8.)

Le signalement, est assez clair : un être qui halète et bouge sans cesse, et qu’on tient captif dans la maison. À ceux qui savent combien est délicate la manœuvre des bois de friction et combien plus commode la coutume, encore en vigueur dans notre Bretagne, de conserver perpétuellement le feu couvant sous la cendre, il n’est pas malaisé de comprendre pourquoi il est dit « l’immortel ». Mais, dans la pensée et la phraséologie de ce temps, les immortels, en opposition avec les mortels, ce sont les dieux : voit-on comment est né le dieu Agni ?

Il est seul de son espèce, mais voyage en compagnie ; il est tout jeune, et le vieux l’a mangé. Mais admire la grandeur et le miracle de ce dieu : hier il était mort ; aujourd’hui le voici vivant. (Rig-Véda, X, 55, 5.)

La lune entourée des étoiles : elle n’a qu’un mois, et nul ne sait l’âge du soleil, qui la dévore au dernier quartier ; mais à peine est-elle morte dans les feux de l’orient, que sa faucille grêle reparait à l’occident. Quelle merveille ! Et il n’est pas jusqu’à la résurrection au troisième jour, c’est-à-dire après un jour et deux nuits, qui n’ait trouvé son expression, aussi explicite qu’insolite, dans une stance de l’Atharva-Véda[2] (XI, 5, 3).

De ces embryons de mythes, les Grecs n’ont pas dû manquer, non plus que les autres groupes ethniques de notre grande famille. — « Il roule une grosse pierre jusqu’au sommet de la pente, et aussitôt elle redescend » (on ne dit pas de quel côté, là gît tout le piquant de la devinette) : c’est le soleil, et c’est Sisyphe. — « Il plonge dans l’eau et ne saurait boire  » : c’est le reflet du soleil dans la mare, et c’est le noyau du supplice de Tantale. — Mais, à l’heure où nous les surprenons chez eux, les Grecs avaient déjà arrangé ces clichés en tableaux et en récits ; l’Inde seule, parfois, nous les livre encore, pour ainsi dire, à l’état brut.

Et voici où s’accuse la différence foncière de race et de goût déjà relevée entre les deux peuples : lorsqu’elle les arrange, rien ne lui en répugne. De ces légères images la Grèce adoucit les contours : elle accumule à l’entour les accessoires qui les rendent, à défaut de vraisemblance, agréables à l’œil et acceptables à la raison ; elle en élimine ou atténue les monstruosités et les paradoxes[3]. L’Inde les pousse à l’outrance : il n’y a jamais, pour elle, assez de miracle ni assez de mystère ; plus le songe est étrange, plus elle le voit réel. Ainsi se lègue et s’enfle de siècle eu siècle le trésor verbal — mais le mot crée l’idée — où tous ses penseurs ont puisé : les poètes en ont tiré des allégories grandioses et compliquées ; les prêtres, des théosophies d’abstruse mysticité ; leurs adversaires, les symboles de religiosités nouvelles ; les philosophes, la claire conscience du néant des symboles et de l’éternelle vérité qu’ils enferment dans leurs plis. Cette lente élaboration bat déjà presque son plein, quand s’ouvre pour nous la période littéraire du védisme.


1. — Les dieux védiques


Agni, l’immortel à la face radieuse, nous est apparu dans le foyer de la demeure, mais il a deux autres hypostases tutélaires ou redoutables : feu de l’empyrée, le soleil et son œuf d’or ; feu de l’espace, l’éclair qui jaillit de la nuée. On parle donc de ses trois naissances, dont deux sont inaccessibles à l’homme, dont la troisième se cache au creux des bois du tourniquet. Problème enfantin et profond : comment le feu naît il sous l’action du villebrequin ? c’est apparemment qu’il est descendu du ciel, sous forme de pluie, dans les arbres qui ont fourni la matière des bois de friction ; il s’y blottit, mais la main de l’homme le force à se manifester. Ainsi Agni est partout dans l’univers, et, le premier avec Vâyu « le Vent », il suggère le concept de l’ubiquité invisible. Comme on l’allume ou l’attise avant l’aube, il est l’ami de l’Aurore et du soleil matinal : il les fait lever, ou du moins il leur sert de courrier, leur fraie la voie ; puisqu’il dissipe les ténèbres, il chasse les noirs démons, il brûle les sorciers dont la nuit couvrait les maléfices ; il est l’allié proche, la vertu divine, la pureté sans tache.

Indra, lui, est surtout la vigueur invincible, plutôt brutale, mais toujours secourable. Dans sa gigantesque carrure se fondent, à ne se pouvoir résoudre, les traits distinctifs d’un dieu solaire, triomphant de l’hiver, et d’un dieu de l’orage, brassant les nues pour abreuver la terre : c’est là le thème de sa lutte épique contre Ahi « le Serpent » ou Vrta « l’enveloppeur ». Son autre exploit, moins guerrier, plus sacerdotal, accompli en tête d’un chœur de chantres mythiques, est la découverte des vaches rouges que les ravisseurs avaient cachées dans leur sombre caverne : il a brisé l’étable où les confine la froidure ; la première-née d’entre elles, l’aurore de l’équinoxe de printemps, a répondu en mugissant à son appel, et toute la théorie des aurores futures de l’année qui recommence se sont élancées, joyeuses, à sa suite. Lui-même, n’est-il pas le mâle céleste, dont toute femelle subit l’étreinte ? Ainsi, transférés de la terre au ciel, le taureau fécondateur et la vache nourricière deviennent des êtres sacrés : son lait, c’est la lumière et la douce chaleur ; la pluie, c’est encore du lait, ou bien ce sont leurs sécrétions immondes, dessormais réputées purifiantes el salutaires.

Un autre dieu-taureau se nomme Sôma. Comment un breuvage jaune, sucré et enivrant en vint-il à s’armer de cornes aiguës ? car le sôma, on le sait n’est autre chose que le suc d’une certaine plante, de nous inconnue, qu’on pressurait et qu’on offrait aux dieux, surtout à Indra, en libations goulues, dans la forme de sacrifice la plus solennelle du culte védique. Puissance baroque de l’imagination hindoue : c’est que le dieu Sôma est bien le sôma, mais qu’il est aussi, par métaphore, puis couramment, la lune au clair croissant. Le sôma est jaune ; la lune aussi. Les tiges de sôma s’amincissenl sous la meule du pressoir, et elles se regonflent lorsqu’on les brasse dans l’eau en vue d’une seconde coulée ; la lune aussi diminue et grandit. Lorsqu’elle décroit là-haut, c’est que les dieux s’en repaissent : elle est le nectar qui leur donne vigueur et immortalité ; mais, lorsqu’ils sont au bout de leur festin, il leur faut jeûner durant la quinzaine claire, jusqu’à ce que la nouvelle lune soit redevenue la goutte ronde de sôma qui tremble au sommet de la voûte. Le livre IX du RigVéda, tout entier dédié à Sonia que clarifie le filtre de laine au sortir du pressoir, enchevêtre ces concepts et bien d’autres en un réseau si chatoyant, qu’à tout instant on hésite si c’est de la lune, si du liquide, que le poète veut parler. Le poète lui-même, à coup sûr, la plupart du temps, n’en sait rien ; et pourquoi séparerait-il ce qui ne fait qu’un dans sa pensée et celle de tous ? Rarement il se prend à les distinguer, et ce lui est alors prétexte à formuler un nouveau mystère :

Il croit boire le sôma, celui qui broie la plante ; le sôma que savent les prêtres, nul n’en saurait goûter. (Rig-Véda"", X, 85, 3, et Atharva-Véda, XIV, 1, 3.)

Des deux frères dont l’œil commun est Sûrya « le Soleil », l’un, Mitra, vague entité du ciel diurne, est loin d’avoir atteint la haute fortune où plus tard l’élèvera, jusqu’à le faire rivaliser avec le christianisme naissant, la propagande persane ; mais l’autre, Varuna, qui préside sur la voûte nocturne, est un dieu bien vivant et d’une personnalité fort accusée. La nuit est l’heure du crime inaperçu ; mais le ciel l’a guetté par les mille yeux de ses étoiles : c’est lui qui se chargera de le punir. Varuna devient donc le Très-Haut qui venge l’innocence opprimée, l’implacable qui châtie ou le miséricordieux qui pardonne, et il fond en sa substance les deux sublimités que le génie d’un Kant n’a pu qu’associer dans la vénération de sa pensée.

Si Varuna est le dieu moral par essence et presque l’unique, on doit au védisme cette justice, qu’il n’a point de dieu méchant. Le seul qui revête cet aspect, le sauvage Rudra, qui habite les montagnes forestières du Nord d’où il envoie l’épouvante, la fièvre et les fléaux, paraît tout au moins avoir emprunté nombre de ses traits à quelque monstre autochtone, adoré des indigènes avant l’invasion des Âryas. Encore les a-t-il adoucis sous l’influence aryenne : l’Apollon formidable du Ier Chant de l’Iliade est aussi le père de la médecine ; ainsi de Rudra l’archer, qui connaît tous les simples vivifiants. Néanmoins, le sentiment de ceux qui l’abordent est toujours celui d’une méfiance cauteleuse et d’une terreur prostrée, qui se perpétueront dans le culte de Çiva, son hypostase plus moderne. On le conjure de s’éloigner, de ne tuer dans la tribu ni grand ni petit, ni le taureau adulte ni le veau inerme, ni père ni mère, ni les suppliants. On épie en frissonnant la course hurlante et fougueuse où il rue à travers les airs, comme le diable de notre chasse infernale, les Rudras ou les Maruts, ses enfants, qui souvent aussi sont les bienfaisants auxiliaires, d’Indra, les tourbillons des ouragans déchaînés.

Je dirai la grandeur du char du Vent : il bruit, il tonne, il fracasse : au ciel il sème les lueurs rouges : sur terre il va soulevant la poussière. ― Des fantômes lèvent à sa suite : ils viennent à lui, comme des femmes au rendez-vous ; de front avec eux, il mène son char, le dieu qui règne sur toul l’univers. ― Il sillonne les chemins de l’espace, et pas un jour il ne repose : ami des eaux, premier-né de l’ordre divin, où donc est-il né ? d’où vient-il ? — Haleine des dieux, germe de l’être, ce dieu erre à son gré : on entend son murmure, on ne voit point sa forme ; au Vent offrande et hommage ! (Rig-Vêda, X. 168.)

C’est à Vâta ou Vâyu que la lyre parle sur ce ton plus posé ; mais elle tend ses cordes et précipite ses accords pour chanter Parjanya, le nuage orageux, qui porte dans ses flancs la dévastation et la renaissance.

... Le taureau mugissant et diluvial verse aux

plantes la semence de vie. — Il foudroie les arbres et
foudroie les démons ; l’univers tremble sous son arme héroïque, et l’innocent frissonne quand le géant qui gronde frappe les pécheurs. — Comme des chevaux bondissent sous le fouet qui les mène, voici pour l’annoncers ses messagers humides, et l’on entend au loin comme un lion rugir, quand Parjanya prend forme dans la nuée pluvieuve. — Les vents s’élancent, les éclairs volent, les plantes se dressent, le ciel se gonfle : pour tous les vivants surgit l’abondance, quand Parjanya répand sa sève sur la terre. — … Mugis, tonne, et engendre ; fais le tour du ciel sur ton char lourd d’ondée ; tire l’outre dénouée dont pend sur nous la bonde ; nivelle les pentes et les creux. — Penche la grande cuve[4], et qu’elle se vide à torrents déchaînés ; inonde de grasse liqueur le ciel et la terre, et fais aux vaches un bon abreuvoir. — .... Tu as plu ta pluie ; à cette heure retiens-la ; tu as créé les plantes pour la nourriture des hommes et pour les dons pieux qu’ils offrent aux autels[5]. (Rig Vèda, V, 83.)

Mainte autre figure divine flotte encore à l’arrière fond : Savitar « l’excitateur », dont la formule spécifique, la savitri[6], hante sans cesse les lèvres du brahmane ; Tvastar, un dieu artisan, sorte de Vulcain céleste, que certaines légendes font père d’Indra et victime de son fils, comme Saturne le fut de Jupiter ; Pûsan, bon vieillard mangeur de bouillie, pacifique patron solaire de quelque clan de bergers. Mais, de toutes ces lueurs pâlies, aucune ne retient plus invinciblement le regard que celle du soleil enfui vers le couchant du sud, la région de l’hiver et de la mort : là, sur une foule grouillante et silencieuse, trône Yama, jumeau et époux de sa sœur Yamî, astre éteint, « le premier des mortels qui mourut ».

Celui qui est parti en descendant les vastes pentes, qui a su trouver la voie pour un grand nombre, le fils du Radieux, qui assemble les hommes, le roi Yama, présente-lui l’oblation. — Yama le premier nous a conquis cet asile, et ce pâturage[7] ne nous sera jamais disputé, où s’en sont allés nos premiers pères en suivant ses traces sur le chemin. (Rig-Véda, X, 14, 1-2, et Atharva-Véda, XVIII, 1, 49-50).

Et la morne cantilène se déroule en mineur... Je ne me hasarde pas à la traduire : elle y perdrait trop. « Jamais », ai-je écrit ailleurs, « le culte des morts, la religion qui n’a point d’athée, n’a pu trouver d’accents plus profonds et plus déchirants ; jamais paroles d’espoir en Dieu n’ont fait courir dans les veines un pareil frisson d’horreur et de désespérance. »

Et Brahma ? Visnu ? Çiva ? la célèbre Trinité brahmanique ? Il n’en est point question encore. Visnu apparaît bien çà et là, de préférence en compagnie d’Indra ; mais le Véda ne connaît guère de lui qu’un seul trait, esquissé en brève allusion : en trois pas il a franchi tout l’univers ; lever, zénith et coucher, ce sont les trois enjambées d’un dieu solaire, que la légende postérieure ornera d’un décor narratif. Le mot çiva n’est qu’un adjectif signifiant « le propice » : l’effrayant dieu Rudra se survivra sous le couvert de cette antiphrase. Quant à brahman, c’est un nom commun, qui, neutre, se traduit par « formule magique, prière, office divin, œuvre pie »), et, masculin, désigne une certaine classe de prêtres. Le temps n’est pas venu du monisme mystique qui le divinisera[8]. On a pu nombrer les étoiles du ciel ; on ne fera jamais le recensement exact du panthéon hindou : sous l’œil qui le contemple, les astres de première grandeur fondent et s’effacent, et telle nébuleuse invisible se condense en un foyer éblouissant.

2. ― Les recueils védiques.


À ce panthéon l’Inde préhistorique a élevé le vaste monument qu’elle appelle le Véda. Ce mot (exactement vêda) ne signifie autre chose que « science » et implique un recueil encyclopédique des connaissances de l’époque. Encore que ses vues soient courtes et surtout chimériques, le Véda ne dément pas son titre ; car il forme un amas de traités liturgiques, théologiques, philosophiques, dont j’essaierai plus bas de donner quelque idée, et au dépouillement complet desquels une vie d’homme suffirait à peine. Au sens moins large, toutefois, on réserve le nom de Vedas, à quatre recueils poétiques relativement peu étendus, compilés, eux aussi, il va sans dire, pour les besoins exclusifs de la liturgie, mais empreints d’un cachet littéraire plus ou moins accusé. Entre ceux-ci même, l’inégalité, sous tous les rapports, est flagrante. Le Sâma-Véda « livre des mélodies » n’est qu’un livret de plain-chant, un petit extrait du Rig-Véda avec notation musicale, à l’usage des prêtres chantres. Le « livre des formules » (Yajur-Véda) contient bien des stances étrangères aux trois autres, mais surtout des séquences de prose ou de brèves adjurations, que murmurent à mi-voix les servants du culte en vaquant à leur besogne minutieuse et compliquée. Restent donc, comme représentants de la production vraiment littéraire de l’âge védique, le Rig Véda, « livre des vers »[9], et l’Atharva-Véda, nommé d’après ses auteurs mythiques.

Les hymnes du Rig Véda n’étaient point chantés, mais récités sur un ton solennel et élevé, avec exacte observation de l’accent et de la quantité des syllabes, par le principal officiant du sacrifice de sôma ou par l’un de ses acolytes. Ils sont au nombre de 1017, très inégalement répartis entre dix livres : les doux livres les plus longs (I et X) en comptent chacun 191 ; le plus court (II), 43 seulement. Les hymnes, à leur tour, varient beaucoup en étendue, de 2 à 3 stances jusqu’à 50 et davantage : soit en masse environ 10 000 stances de trois ou quatre vers chacune. Pas n’est besoin d’insister sur ce qu’un pareil total suppose de fatras, de redites et de remplissage : même en écartant résolument tout souvenir du goût occidental et des chefs d’oeuvre classiques, il est difficile de pardonner à ces bardes sacrés l’ennui lourd qui se dégage de plus d’une de leurs pages ; en particulier, le livre de Sôma (IX) n’est qu’une interminable enfilade de lieux communs, toujours les mêmes, véritable tour de force d’amplification banale, qu’il faut recommander aux jeunes sanscritistes de fuir avec terreur, s’ils ne veulent se dégoûtera à tout jamais de la phraséologie védique. Mais, partout ailleurs, — et le lecteur a déjà pu s’en convaincre, — ils seront bien payés de leur constance ; car ils liront rarement dix à vingt stances sans rencontrer une perle isolée ou même, çà et là, tout un riche écrin.

La chronologie est le fonds qui manque le plus à l’histoire littéraire comme à l’histoire politique de l’Inde : dans ses deux premiers millénaires, elle n’offre guère d’œuvre qu’on puisse dater autrement qu’à une approximation de cinq à six siècles ; à plus forte raison lorsqu’il s’agit de remonter aux origines. Le Rig-Véda est à coup sur le plus ancien des quatre ; mais quel âge a-t il ? Passons sur l’antiquité fabuleuse que lui assignent les croyances locales : la mystique hindoue jongle avec les siècles comme le pourrait faire l’Éternel en personne. Passons aussi sur celle qui ressortirait de calculs astronomiques, ingénieux et précis, à la vérité, mais qui ont le tort de ne point s’appliquer aux écrits eux-mêmes, de ne viser que telles ou telles traditions qui s’y sont survécu : il est clair que ces traditions peuvent être beaucoup plus anciennes que les documents qui s’y rapportent. Mais n’évitons pas moins l’excès de scepticisme qui ferait descendre les Védas jusqu’au temps d’Alexandre le Grand, sous le prétexte que l’Inde n’aurait pas eu d’écriture avant cette époque : l’assertion est toute gratuite, et, se vérifiât-elle, elle ne prouverait rien encore, en présence du soin pieux avec lequel les écoles brâhmaniques ont pourvu à la transmission orale de leur texte, des précautions prises pour n’en pas laisser omettre ou fausser une syllabe ou un accent. Tout bien pesé, tenant compte de la date à peu près certaine du bouddhisme (VIe-Ve siècle avant notre ère), et du temps qu’il faut laisser à l’évolution de la religion brahmanique entre le védisme pur et la prédication du Buddha, il est difficile de croire que les parties les plus ancienne du Rig-Véda soient postérieures à l’an 1000 ou même 1200 avant J. C ; le reste de la compilation védique, d’abord vers, puis prose exégétique, s’échelonnerait entre les deux dates extrêmes, soit de 1200 à 600. Mais on ne dépassera jamais, sur ce point intéressant, les probabilités en partie subjectives.

En dépit de sa respectable antiquité, le Rig-Véda n’est point un ouvrage anonyme. Tant s’en faut : nous possédons de longues listes des auteurs qui y ont isolément collaboré, plusieurs se sont nommés eux-mêmes dans leurs hymnes, et la division en livres repose précisément sur cette paternité traditionnelle : le livre III, notamment, relève du ŗşi (« sage ») Viçvâmitra, le Livre VII, du ŗşi Vasiçtha, deux saints personnages ou plutôt deux grandes familles sacerdotales dont les rivalités défraient largement la légende. Mais, de ces prêtres-poètes, nous ne savons guère que les noms encombrés par ailleurs de tant de mythologie que la lettre même en est suspecte : Vasişţha, par exemple, a été engendré miraculeusement par Mitra et Varuna ! Vasişţha a-t-il jamais existé ? ou bien une école de mages qui s’intitulaient les Vasişţhas (« les meilleurs »)[10] s’est elle donné de sa grâce cet ancêtre quasi-divin ?

Par tous ces caractères, on le voit, le Rig Véda appartient à la préhistoire. Il y ressortit aussi et surtout par l’absence absolue de documents historiques qui en éclairent les entours, par la rareté et l’insignifiance des noms et des faits historiques qui émergent de son océan de poésie. Certes les luttes épiques dont il fut contemporain, le va-et-vient et les chocs de la lente immigration des Âryas passant de la vallée de l’Indus à la vallée du Gange, ce Drang nach Osten des Germains d’Asie, n’ont pu manquer d’y imprimer quelques traces ; mais les allusions sont si brèves, les réminiscences si vagues, les traces si brouillées, enfin, qu’on n’y aurait plus discerner aucune circonstance de temps ni de lieu. Et puis le lierre mythologique a plus d’à moitié enveloppé le vieux tronc qui le soutient. Voici ce que devient, dans la bouche de Viçvâmitra, le récit d’un exploit assez considérable pour s’imposer fortement au souvenir, le passage des deux rivières confluentes qui se nomment aujourd’hui Bias et Satledge (Rig Véda, III, 33).

Joyeuses, du sein des montagnes, comme deux cavales déchaînées el bondissantes, comme deux belles vaches mères caressantes, la Vipâç el la Çutudrî précipitenl leur lait. — « Indra vous a donné l’élan que vous souhaitiez[11], et vous allez au grand réservoir comme si un char vous portait : contiguës, gonflant vos ondes, chacune de vous, ô belles, aborde l’autre. — Et moi, j’ai abordé la rivière mère entre les mères, nous sommes venus à la Vipâç large el prospère. Comme deux mères qui lèchent leur veau, elles se hâtent ensemble vers le lit commun ». — « Oui, gonflées de lait, nous suivons le lit que nous a fail le dieu, et rien jamais n’entrave notre élan ; qu’a donc le prêtre à invoquer les rivières ? » — « À ma voix, douce comme ambroisie, arrêtez, ô saintes, calmez un instant votre fougue. C’est une haute prière que, dans sa détresse, fait descendre à votre onde le fils de Kuçika. » — « C’est Indra qui, le foudre au bras, nous a frayé la voie ; il a frappé Vŗtra qui cernait les rivières ; guidé par la main d’or du dieu Savitar, a jailli et s’avance notre large élan. » — « Eh bien ; je proclamerai à jamais le grand exploit, l’exploit d’Indra : il a fendu le Serpent ; son foudre a rompu les digues, et les eaux ont marché, empressées à s’enfuir. » — « N’oublie donc pas, ô chantre, cette parole que répéteront après toi les âges futurs : dis-nous des vers qui nous plaisent[12] ; ne nous ravale point parmi les hommes[13] ; salut à toi ! » — « Ô sœurs, exaucez le chantre : du lointain il est venu à vous avec chariot et char ; penchez-vous, laissez-vous franchir ; que vos flots, ô rivières, ne dépassent pas nos essieux. » Oui, chantre, nous exaucerons ta prière : du lointain tu es venu avec chariot et char ; je me pencherai sous toi, comme une femme amoureuse ; comme une vierge son époux, je t’étreindrai. »


L’Athaçva Véda est de composition un peu plus jeune que le Rig-Véda, mais relève, par son fonds essentiel, d’une antiquité beaucoup plus reculée ; car le sacrifice de sôma, c’est déjà du culte organisé ; l’Atharva-Véda, c’est presque encore de la magie à l’état simple, telle qu’elle a préexisté à la religion elle même. Des vingt livres qui le composent, les sept premiers ne renferment guère que « les conjurations magiques, toutes en vers, oscillant entre une et dix-huit stances, et traitant des matières les plus variées. Ces petits hymnes sont, comme dans l’autre recueil, fort inégalement distribués : le livre Ier n’en a que 35 ; puis le nombre va s’accroissant, jusqu’aux livres VI et VII, qui en ont respectivement 112 et 118. Bon nombre de stances éparses figurent déjà, avec ou sans variantes, dans le Rig-Véda, sans qu’on puisse savoir si elles lui ont été directement empruntées ou si elles procèdent d’une tradition indépendante. Mais cette proportion s’accroît singulièrement, en même temps que les hymnes se font beaucoup moins nombreux, beaucoup plus longs et se mélangent de morceaux de prose, dans les onze livres suivants, où la magie, sans disparaître, passe tout à fait à l’arrière-plan : la première place est ici à la liturgie et à la théosophie. Le livre XIV, notamment (2 hymnes), est un rituel nuptial, le livre XVIII (4 hymnes), un rituel funéraire, qui semblent tous deux compilés du Rig-Véda, et presque aucun des onze livres ne dépasse un total de dix hymnes. Le chiffre remonte et la magie reprend tous ses droits avec le livre XIX (72 hymnes), mais l’intérêt est épuisé : comme texte, c’est l’incorrection même ; comme fond, une sorte de paralipomène où ne traînent que des charmes de rebut. Le livre XX, enfin (143 hymnes), sauf une fin assez originale, n’est qu’un bréviaire composé, à l’usage de l’un des seize prêtres officiants, d’extraits en général insipides et littéraux du Rig-Véda. D’ensemble, l’Atharva Véda compte 733 pièces, qui font en nombre rond un total de 5700 stances ou versets.

Les poètes, quels qu’ils soient, du quatrième Véda s’élèvent rarement au dessus d’une honnête médiocrité ; mais le recueil rachète amplement cette infériorité esthétique par l’intérêt humain qui s’attache à ses sobres peintures. Sans lui, nous ne saurions rien, que par divination, de l’existence intime de l’Ârya, de ses mœurs, de ses superstitions, de ses menues pratiques : le sorcier médecin, nécessairement mêlé à tous les incidents de la vie quotidienne, nous y introduit à sa suite, et nous entrevoyons même l’artisan à la besogne, le joueur au tripot, le séducteur au rendez-vous. Mais, autant les hymnes courts rasent la terre, autant planent dans les nuages les pièces de longue haleine : ce n’est pas en vain que l’Atharva Véda porte le sous-titre de Brahma Véda : nombre de morceaux y affectent déjà les allures de la théosophie la plus abstruse, et, sous des noms divers, empruntés pour la plupart à la vieille mythologie naturaliste[14], s’y ébauche la jeune doctrine de l’Unité absolue qui plus tard prendra corps sous celui de Brahma.

3. — Le style védique


C’est à dessein que je n’ai pas écrit « composition et style ». À aucune époque la littérature hindoue ne s’est fort souciée de composer ; moins encore à ses débuts. Une pièce qui ait an commencement, un milieu et une fin, quelque chose de comparable à la belle ordonnance classique, c’est dans les hymnes védiques une rare exception, peut être un heureux accident. La plupart semblent des séquences de stances rapportées au hasard : quelques uns le sont en effet : et, même pour ceux qui ne le sont pas, l’interpolation avait beau jeu dans leur tissu lâche ; elle y a foisonné sans grand dommage. Les idées, les images se suivent sans enchaînement rigoureux ; il semble qu’un coup de baguette les évoque pour les faire aussitôt évanouir. Au risque de paraître surfaire ce qu’on admire, il faut oser écrire que, pour certains esprits du moins, cet imprévu de tous les instants est une séduction de plus.

De la versification je ne saurais que dire : elle est prestigieuse, mais indescriptible à qui ne la sent point ; il faut lire soi même, se laisser emporter ou bercer à ses vagues nombreuses. C’est Homère, par le retour à temps égaux d’une même courte cadence ; c’est Pindare, par la superbe ruée de la période, qui parfois semble vouloir briser les barrières où la contient la métrique ; c’est surtout la lyrique lesbienne, par l’agencement en stances de trois, quatre ou cinq vers pareils ou différents ; et, naturellement, ce n’est rien de tout cela, mais la lyrique védique, merveille de souplesse et de majesté. Le vers de jagati (12 syllabes), qui commence et finit en iambes, s’enlève en son milieu sur le grand coup d’aile d’un dactyle qui plane ; celui de tristubh, le même, sauf suppression de la syllabe finale, gagne en poids et en ampleur ce qu’il perd en élan[15] ; l’anustubh, le mètre de la poésie calme et des sentiments moyens, déroule posément sa cadence iambique de huit syllabes, que contrarient sans la rompre maints savants artifices ; l’exquise dvipadâ virâj égrène ses seize mesures de valse lente, et les mètres simples, à leur tour, se combinent en entrelacements compliqués sans surcharge, dont l’oreille suit aisément le dessin.

Le style est à l’avenant : la brièveté de la phrase, qui généralement comporte une demi-stance et jamais plus d’une stance entière, lui interdit les larges envolées ; mais, dans ces étroites limites, il n’est pas rare que, par la vivacité de l’image et l’heureux choix des mots, il atteigne la perfection. Si le poème piétine sur place, c’est d’un pas gracieux ou superbe. Deux ou trois idées, toujours les mêmes, ramenées pêle-mêle, forment la trame des célèbres hymnes à l’Aurore : quel barbare, pourtant, ne ferait écho au cri d’admiration qu’ils ont arraché aux plus blasés de beautés ?

La voici venue, l’aînée des lueurs ; il est né, son avant-coureur brillant et épandu[16] : à mesure qu’elle s’avance pour que Savitar fasse son œuvre[17], la Nuit a cédé la place à l’Aurore. — Elle est venue, la blanche, la radieuse au veau radieux, et la noire lui a cédé son siège : sœurs immortelles et successives, l’Aurore et la Nuit marchent, et l’une efface l’autre. — Éternel est leur commun chemin : chacune le suit à son tour, instruite par les dieux ; elles ne se le disputent pas ; bien fixées, jamais elles n’arrêtent, l’Aurore et la Nuit, d’accord et disparates. — La Lumineuse qui conduit les jeunes vigueurs, elle a brillé, la brillante, et nous a ouvert les portes : elle a fait lever le monde mobile, elle a pour nous trouvé les richesses ; l’Aurore a éveillé tous les êtres. — Pour que marche celui qui gisait, l’un pour jouir de la fortune, l’autre pour la conquérir, pour ouvrir aux yeux voilés d’ombre un vaste horizon, la généreuse Aurore a éveillé tous les êtres. — ... Elle s’est manifestée, la fille du ciel, rayonnante, jeune, brillamment vêtue : toi qui règnes sur tous les trésors de la terre, Aurore, apporte-nous aujourd’hui le bonheur dans tes rayons ! Elle se rend au séjour de celles qui sont déjà venues, elle, la première de toutes celles qui viendront, la reluisante Aurore, qui suscite la vie, qui éveille tous les morts[18]. — Ô Aurore, tu as fait allumer Agni, tu t’es révélée dans la gloire de Sûrya, tu as éveillé les hommes pour qu’ils offrent le sacrifice : c’est là le noble lot que tu t’es réservé parmi les Dieux. — ... Ils sont partis, les mortels qui ont vu luire la première Aurore ; la voici maintenant qui nous apparaît, et voici venir ceux qui verront les Aurores futures. — ... Toujours dans le passé a lui la Déesse Aurore ; et ici aujourd’hui elle a lui, la généreuse ; et elle luira à jamais sur les jours à venir : toujours jeune, immortelle, elle marche au gré de sa loi. — … Levez-vous ! le souffle vivant est venu à nous ; arrière les ténèbres ! la lumière s’avance. Elle a cédé sa voie à la course du Soleil. Nous sommes au tournant où la vie se prolonge. — Comme avec une rêne, le prêtre guide en haut les prières, le chantre qui loue les resplendissantes Aurores. Aujourd’hui, dans tes rayons, ô généreuse, apporte à celui qui te chante, à nous tous, la vie et la postérité... (Rig-Véda, I, 113.)

Musset serait-il assez dur pour reprocher à notre vieux poète, comme à son illustre contemporain, de

Ravauder l’oripeau qu’on appelle antithèse ?

Il est certain que le péché mignon de V. Hugo tient une place de marque dans la poétique védique ; mais il y respire une telle ingénuité, une joie si enfantine de jongler avec les mots, qu’à peine le peut-on taxer de procédé. Et même si c’en était un, quel défaut ce feraient pardonner ces élans d’allégresse tendre traversés d’une mélancolie discrète, cette fusion intime du bonheur et de la tristesse de vivre ?

Le ton est le même, avec une nuance plus familière, dans les hymnes à Agni. Il est le dieu terrestre, l’ami de toutes les heures, le protecteur visible du foyer et de la tribu. Pour vivre, d’ailleurs, il a besoin des soins des hommes : il y a, d’eux à lui, un échange continu de bons offices, qui autorise à lui parler presque comme à un égal.

Agni s’est éveillé en face des aurores, resplendissant, prêtre et guide des grands sages : illuminant les lointains, enflammé par les hommes pieux, il a ouvert à deux battants la porte de l’obscurité. — Il a grandi, Agni l’adorable, de par les louanges, de par les vers et les mélodies des chantres ; se plaisant aux mille aspects de l’ordre éternel, il a lui, notre messager, au lever de l’aurore. (Rig-Véda, III, 5, 1-2.)

Indra fait avec lui un frappant contraste : il est la force agissante, la fougue irrésistible, Le guerrier toujours en lutte et toujours triomphant. La plus brillante des nombreuses variations sur ce thème a été trop souvent citée pour qu’on la reproduise ici en entier ; mais l’histoire littéraire serait infidèle qui n’en relèverait pas au moins quelques stances.

Je vais célébrer les exploits d’Indra, les premiers qu’il accomplit, armé du foudre : il a tué Ahi, il a percé la voie des eaux, il a fendu les mamelles des montagnes. — Il a frappé Ahi qui gisait sur la montagne. Tvastar lui a forgé un foudre céleste. S’écoulant comme des vaches mugissantes, les eaux se sont ruées vers le grand réservoir. Pour faire œuvre de mâle, il s’est adjoint Sôma, à la triple cuve il a bu le pressurage ; il a empoigné, le généreux, sa massue foudroyante et frappé ce premier-né des Serpents. — ... L’être sans pieds ni mains a osé combattre Indra, qui de son foudre lui a broyé la tête ; Vrtra, l’eunuque qui voulait braver le mâle, a volé en mille éclats, el il gît. — ... Aux lits flottants qui jamais ne reposent baigne son cadavre ; les eaux traversent les entrailles de Vrtra ; l’ombre immense a couvert celui que combattit Indra… (I, 32.)

Le contraste est plus accusé encore entre Indra, bon soudard sans scrupules, et Varuna, le dieu immobile et immanent, le dieu moral qui recherche et punit le péché. Les Psaumes de la Pénitence, dont les poignants versets semblent entrecoupés de sanglots, n’ont rien de plus recueilli que l’humble prière de Vasistha.

Sages et grandes sont les essences de Celui qui étaya en les séparant les deux valves du monde : il a affermi la voûte haute et vaste, oui, et l’astre unique, et il a épandu la terre. — Et en moi-même je me dis : « Quand pénétrerai-je en Varuna ? quelle offrande de ma main apaisera sa colère ? quand pourrai-je, d’un cœur pur, éprouver sa merci ? » — Je m’enquiers de ma faute, ô Varuna, et veux la connaître : j’aborde les sages et les interroge : unanimes les prophètes m’ont dit : « C’est Varuna qui est irrité contre toi. » — Quelle est-elle donc, ô Varuna, cette faute si grave que tu veuilles frapper le chantre ton ami ? dis-la moi, ô infaillible et tout puissant, et puisse mon hommage conjurer ton courroux ! — Délie les méfaits de nos pères, délie ceux que nous-mêmes avons commis ; comme un voleur de bétail, ô roi, comme an veau de son entrave, délie Vasistha. — Ce ne fut pas notre vouloir, ô Varuna : ce fut illusion perverse, l’ivresse, la fureur, le jeu de dés, l’inadvertance ; le sommeil même triomphe de notre faiblesse en nous ôtant la conscience du péché qu’il provoque… (VII, 86.)


Le culte de Varuna a dû se confiner de bonne heure à certains clans d’une religiosité supérieure ; autrement, l’on ne comprendrait pas que le monothéisme des âges suivants ne se fût pas incarné dans cette noble et grande figure. L’Atharva Véda, lui aussi (IV, 16), a su trouver des accents bibliques pour la célébrer.


Le sublime souverain des dieux voit de loin comme de près : celui qui croit marchera la dérobée, ils le connaissent ; ils savent tout. — Qui ne bouge pas, qui marche et qui court, celui qui va en tapinois et celui qui se rue, ce que deux hommes se chuchotent assis à l’écart. le roi Varuna le sait, lui troisième. — Et la terre que voici appartient au roi Varuna, et ce ciel là-haut aux lointaines limites : et les deux océans sont les cavités de son ventre, et il se cache dans cette goutte d’eau. — Et celui qui passerait de l’autre côté du ciel, il n’échapperait point an roi Varuna ; les espions célestes parcourent son empire ; ils ont mille yeux et voient à travers la terre. Il voit tout, le roi Varuna, ce qui est entre ciel et terre et ce qui est par delà : il a compté les clins d’yeux des hommes ; comme un joueur les dés, il manie les êtres à son gré…


Voilà ce qu’est déjà devenu dans le Véda, de par le progrès de l’idée morale, une simple entité du ciel nocturne. Quant au Ciel tout court (Dyaus), il est resté, ainsi que la Terre (Prthivi), à l’état fruste : ce sont deux déités mères el tutélaires, à qui l’on adresse parfois des supplications presque intraduisibles dans leur touchante candeur.


… Immobiles et sans pieds, elles ont des enfants en grand nombre, qui ont des pieds et qui marchent : comme un fils bien aimé dans le giron de ses parents, ô Ciel et Terre, gardez nousdu mal ! — … Invulnérables, doucement secourables sont les deux valves mères des Dieux : confions-nous à elles ; toutes deux parmi les Dieux, et de nuit et de jour, ô Ciel et Terre, gardez nous du mal ! — Jeunes femmes qui vous unissez et reposez côte à côte, sœurs au giron de vos parents, qui baisez l’autel du sacrifice[19], ô Ciel el Terre, gardez-nous du mal ! — … Si nous avons offensé les Dieux, ou un ami, ou le chef de notre famille, que cette prière nous en suit expiation : ô Ciel et Terre, gardez nous du mal !… (Rig-Vèda, I, 185.)


Dans le même esprit d’adoration confiante et de piété filiale, l’Atharva-Véda consacre à la Terre toute seule un hymne malheureusement trop long (XII, 1 ; 63 stances), mais d’un réalisme intense et, par endroits, délicieux.


… La Terre sur laquelle on trace l’enclos du sacrifice, sur laquelle les auteurs d’œuvres pies tendent le service divin, la Terre sur laquelle on érige les poteaux dont la svelte blancheur annonce l’oblation, daigne la Terre se fortifier en nous fortifiant ! — … Nés de toi, sur toi cheminent les hommes ; c’est toi qui portes bipèdes et quadrupèdes ; à toi, ô Terre, appartiennent les cinq races des hommes mortels, sur qui la lumière immortelle s’épanche au long des rênes tendues par le soleil levant. — … Elle sur qui chantent et dansent les mortels bruyants, la Terre où l’on combat, où mugit ci parle le tambour, daigne la Terre heurter mes ennemis et me rendre sans rival ! — … Ton serpent, ton scorpion à l’âpre morsure, qui, englouti par l’hiver, gît assoupi dans sa cachette, le ver que ranime la Terre à la saison pluvieuse et tout ce qui grouille en cette saison, puisse ce reptile ne pas ramper vers moi ! mais ce qui est propice, que ta grâce nous l’accorde ! — … Elle porte les imbéciles, sa charge est lourde ; elle abrite les méchants comme les bons, sa patience esl grande[20] ; la Terre cohabite avec le sanglier, elle ouvre ses flancs an porc sauvage. — … Sur elle s’abattent en foule les bipèdes ailés, les cygnes, les aigles, les gros oiseaux, les vols de menus oiseaux ; et Vâyu et Mâtariçvan La parcourent, créant les espaces et abattant les arbres, faisant luire l’éclair dans la course du vent. — … Paisible, parfumée, propice, portant la liqueur douce en sa mamelle, gonflée de suc, daigne La Terre me bénir et me dispenser son lait !…


Nous voici, à la lettre, descendus sur terre, où d’ordinaire le Véda ne se plaît que par brèves échappées. Ce n’est pas, cependant, qu’on n’y rencontre, par places, des « tranches de vie » plus complètes encore et plus savoureuses : tel le curieux morceau d’harmonie imitative (Rig-Véda, VII, 103) où le coassement des grenouilles symbolise les chants entonnés par les brahmanes au début de la saison des pluies après leurs vacances d’été ; tel cet hymne du joueur (X, 34), dont on se demande par quel hasard il est entré dans le recueil[21], car il ne contient rien de sacré ni surtout de liturgique. L’ardeur du gain, la détresse de la perte s’y traduisent en images incohérentes, en concetti bizarres et saisissants ; les stances semblent ivres de la fureur dont elles cadencent les accès. Les dés sont vivants, ils palpitent, ils enfoncent leurs crocs brûlants dans le cœur du joueur ; l’épopée postérieure, qui les incarnera en aigles ravisseurs, ne les animera pas mieux ; ou plutôt elle ne saura que transformer en froide allégorie l’horreur désespérée qui se dégage de cette poésie spontanée du Véda, jaillie des profondeurs de l’âme.

  1. Le lecteur que ces questions d’origine intéresseraient les trouvera amplement traitées dans la Religion du Véda, par H. Oldenberg, trad. V. Henry (Paris, Alcan. 1903), et sommairement esquissées, soit dans la préface que j’ai écrite pour cet ouvrage, soit dans celle de ma Magie dans l’Inde antique (Paris, Dujarric, 1904).
  2. Les deux astres y sont personnifiés sous les traits du précepteur spirituel et de son disciple : l’un, est-il dit, porte l’autre durant trois nuits dans ses entrailles ; c’est qu’en effet le premier rite d’initiation dure ce temps.
  3. Voyez ce que sa statuaire a fait, par exemple, de la tête de Méduse, et comparez ensuite les rêves grimaçants dont l’Inde a encombré ses temples.
  4. « L’outre, la cuve » : on voit que la besogne des Danaïdes a de qui tenir dans l’Orient aryen ; à l’origine elle ne fut certainement pas un supplice infernal, mais une fonction de la nature.
  5. Toujours la pensée religieuse, liturgique, même, surgissant pour couronner ce qui ne semblait devoir être qu’un pur morceau de bravoure.
  6. Elle se lit au Rig-Véda, III, 62, 10, et atteste à elle seule que Savitar fut un dieu solaire.
  7. Comparer, dans Homère, la prairie asphodèle.
  8. Mais le momisme ou même le nihilisme de l’âge philosophique a déjà trouvé son expression dans un seul hymne du Rig Véda (X, 129), étonnant et obscur ; dont je veux du moins citer le début et la fin : « Ni l’être alors n’était, ni le néant ; ni l’espace n’était, ni le ciel par delà. Qu’est ce qui vibra ? où ? sous quels auspices ? » (Ne songe-t-on pas au premier moteur de Descartes ?) « ... D’où est sortie cette création, si elle est créée ou incréée, celui-là le sait, le témoin qui l’observe au ciel des cieux, ou peut-être il ne le sait pas. »
  9. Exactement rgvêda, du mot re « stance » ; mais la forme francisée du mot est trop bien passée en usage pour qu’on puisse sans pédanterie y rétablir l’r voyelle.
  10. Ils justifieraient assez cette prétention par la remarquable élévation de quelques-uns des morceaux qui leur sont attribués : cf. plus bas, p. 32.
  11. Après sa victoire sur Vŗtra qui retenait les eaux captives (p. 11).
  12. Et non pas qui nous humilient, ainsi que tu le fais : voir la suite.
  13. En nous contraignant à couler sous ta loi.
  14. Exemple : les deux hymnes au Skambha (X, 7-8, chacun de 44 stances). Le mot skambha signifie tout bonnement « étai », et, dans la conception primitive, il n’est pas douteux que ce ne soit le pilier qui empêche le ciel de tomber sur la terre et soutient l’ascension du soleil. Et la preuve, s’il en fallait une, c’est que ces deux morceaux sont des mines de formulettes solaires (cf. p. 8), parmi lesquelles le gracieux tableau des deux tisseuses « qui dansent en rond, en sorte qu’on ne sait laquelle précède, laquelle suit » (le jour et la nuit, cf. p. 29). Mais ce pilier inébranlable et pourtant invisible exalte jusqu’au paroxysme le sens du mystère, si aigu chez l’Hindou, et Skambha devient une entité panthéistique en qui se fond tout l’univers.
  15. 1. À titre d’unique spécimen, je transcris ici la dernière stance citée de L’hymne traduit plus bas (à l’Aurore) :

    syûmanâ vâca udiyarti vahni
    stavânô rêbha usasô vibhâtîh |
    adyâ tad uccha grnatê maghôni
    asmê âyur nididîhi prajâvat ||

    Il me semble qu’en prononçant correctement les longues et Les brèves, on ne pourra manquer d’éprouver l’impression d’un rythme à la fois très net et très varié.

  16. Le feu du sacrifice matinal : cf, p. 10.
  17. En réveillant la nature et les hommes : cf. p 15.
  18. Les êtres endormis : métaphore hardie, mais assez courante.
  19. Le creux de cet autel est, connue Delphes pour les Grecs, le nombril du monde : le ciel et la terre s’y rejoignent par le feu du sacrifice qui monte de l’une à l’autre.
  20. Comparer Matth. V, 45 : « Afin que vous soyez les enfants de votre Père céleste, qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et descendre sa pluie sur les justes et sur les injustes. » Le Véda se borne a la constatation ; l’Évangile en tire la morale qu’elle contient.
  21. On a supposé, non sans vraisemblance, qu’il avait été utilisé comme charme magique en vue de gagner au jeu.